Histoire d'un pionnier brésilien en Amazonie

Publié le 13/09/2016
Auteur(s) : Hervé Théry, directeur de recherche émérite au CNRS-Creda - professeur à l'Université de São Paulo (PPGH-USP)

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La volonté irrépressible des pionniers d'avancer vers les terres inconnues a permis de les occuper, de les mettre en valeur, d'y construire routes et villes, mais aussi – on ne saurait le cacher – de dégrader sensiblement ses forêts et ses rivières. Messias Lopes de Mello (1926-2015) a été un de ceux-là, il a participé au front pionnier en Amazonie au long de la route Belém-Brasília, juste après la construction de la nouvelle capitale. Il a souffert des conséquences du coup d'État militaire de 1964, côtoyé la répression de la guérilla de l'Araguaia. Il a ensuite été de ceux qui ont obtenu des terres au long de la Transamazonienne (à ceci près qu'il a dû ouvrir lui-même une route pour les atteindre). Le plan Real de 1994 lui a permis de se retirer honorablement de l'aventure amazonienne et de repartir vers le Sud, concluant un parcours exemplaire.
Le texte qui suit est le récit de la vie de Messias, écrit à la demande de sa fille, Neli Aparecida de Mello, dans un cahier d'écolier emprunté à l'un de ses petits-fils. Ce texte a dû être un grand effort pour lui qui n'avait pu aller que quatre ans à l'école, mais le résultat, clair et précis, est informatif et touchant. Son gendre a dessiné les cartes qui retracent son parcours et a traduit ce texte [1].

Messias Lopes de Mello (1926-2015)

Messias Lopes de Mello : parcours d'une vie

Messias raconte son histoire

« Je soussigné Messias de Mello, connaisseur de longue date d'une partie de la route Belém-Brasilia, déclare que vers l'an 1957, je suis parti d'Olímpia, São Paulo, avec mon ami M. Elizeu Denadai, à destination de Buriti Alegre de Goiás, grande région d'élevage, pour y acheter du bétail. De là, nous avons décidé de visiter Goiânia, et avons passé la nuit à l'Hôtel Itajubá, place Araguaia. Nous y avons parlé avec des agriculteurs qui nous ont informés qu'à Planaltina de Goiás [2] on trouvait des bêtes à bon prix. Nous avons pris la route et quand nous sommes arrivés, nous avons trouvé un fermier qui nous a dit avoir un troupeau sur sa ferme, dans la vallée du Paraná. Nous avons commencé à négocier le prix, et dit qu'il nous convenait, mais alors l'agriculteur nous a dit que le système de la région était le suivant : j'avancerais un paiement partiel, il rassemblerait les bœufs et, après 20 jours, je pouvais revenir les chercher. C'est qu'on était dans l'arrière-pays et qu'il n'y avait pas de clôtures à cette époque. On élevait les bêtes en liberté, personne n'avait de pâturages fermés, on reconnaissait ses bêtes à la marque faite au fer rouge. Face à ces propositions, nous avons décidé d'abandonner l'affaire.

Nous sommes alors retournés à Goiânia. Nous avons su que la zone de Ceres était une région de pâturages fermés et de bétail de bonne qualité. Nous sommes donc allés à Ceres, on nous avait dit de parler à M. Mariano Rodriguez, agriculteur dans le village de Castrinópolis. Nous avons trouvé des bœufs, mais ils étaient trop jeunes, nous cherchions du bétail plus âgé. Puis il nous a renvoyés à M. Uilton Monteiro da Rocha, propriétaire de la fazenda Matão à Porangatu, sur la route Belém-Brasilia. Quand nous sommes arrivés à la ferme, nous avons été bien reçus et avons commencé à négocier, mais l'agriculteur venait de vendre un troupeau de bovins. Il nous a dit que, dans 20 à 30 jours, il en aurait un autre à nous montrer. Incités par d'autres informations, nous sommes allés à Porto Nacional, Miracema do Norte et Cristalândia, des petites villes qui existaient déjà à l'époque, en suivant la route Belém-Brasilia qui était gravillonnée par endroits et dans d'autres seulement déboisée et nivelée.
En arrivant à Cristalândia, située à 400 kilomètres de Porangatu et 800 d'Annapolis, nous avons pris contact avec Celso Maranhão et Antenor Aguiar, tous les deux agriculteurs et commerçants. À Cristalândia, en 1958, les transactions commerciales étaient très difficiles parce qu'il n'y avait pas de routes, tout était transporté par bateau sur le Tocantins, vers Belém. Au passage des rapides, il fallait débarquer les marchandises et les mettre sur des bêtes de somme pour contourner l'obstacle. Il y avait une seule alternative, l'avion, qui passait une fois par semaine, allant de Belém à Goiânia, et vice versa, en passant à l'époque par Marabá, Impératriz, Tocantinópolis, Carolina, Filadélfia, Pedro Afonso, Araguacema (au bord de l'Araguaia) et Miracema do Norte. La rive droite du Tocantins était habitée par les Indiens.
Revenant à Goiânia nous avons vu 35 bœufs chez l'éleveur Benedito Almeida et fini par les acheter. À cette époque, il n'y avait pas de banque, donc nous avons dû revenir à Olímpia pour aller chercher l'argent. Et nous avons tout payé en liquide. En 40 jours, j'ai acheté 750 bœufs.
Messias Lopes de Mello dans le Sudeste et le Centre-Ouest

Durant la même année, nous avons formé un convoi pour acheminer le bétail sur pied. Nous avions quatre bêtes de somme pour transporter tout le matériel, les casseroles et la nourriture, des bobines de fil de fer pour faire un corral chaque après-midi, pour y enfermer les bœufs. On tendait le fil de fer d'un arbre à l'autre, en cercle, et le lendemain, on sortait le bétail et on le comptait. Il n'y avait pas de routes, juste des pistes, et nous devions récupérer le fil de fer attaché aux arbres, l'enrouler en deux bobines et le charger sur les bêtes de somme. Le voyage a duré 47 jours jusqu'au confluent de l'Agua Fria et du Javaé, l'un des bras de l'Araguaia [3]. Le déjeuner et le dîner étaient pris au bord des ruisseaux et les nuits passées sous les arbres. De tout le parcours nous avons vu seulement quatre maisons, posées au bord de l'Araguaia.

Je suis revenu de la fazenda Agua Fria, près du Javaé, qui à cette époque appartenait au brigadier Clovis Classi, que je ne connaissais pas, et j'ai loué un camion de la fazenda pour nous emmener à Porangatu, situé à 200 km de là et rapporter 100 sacs de sel. De cette fazenda jusqu'à l'endroit où nous voulions mettre les bovins à engraisser il y avait 20 km et pas de routes, tout a été transporté par des bêtes de somme.

Le voyage avait déjà duré quatre mois et pour aller de Porangatu à Olímpia, nous avons attendu le camion de M. Eliseu, qui était à Cristalândia. Pendant la période d'engraissement des bovins, Eliseu et moi avons transporté des marchandises d'Olímpia à Cristalândia. Nous les avons vendues, acheté des porcs, les avons mis dans le camion et sommes allés à Rio Verde, Bom Jesus, Itumbiara et Quirinopolis, les vendre pour les engraisser, parce que ces régions cultivaient du maïs. À cette époque, il n'y avait aucune transformation industrielle du maïs et tout était mis à profit pour élever les porcs. Dans ce commerce beaucoup de gens ont perdu de l'argent, à la fois dans le commerce des marchandises et dans celui des porcs.

Au bout de 87 jours, les bovins ont été vendus à un commerçant de Belém, Pedro Gomes, qui les a ramenés à Cristalândia, les a fait abattre et transporté la viande par avion à Belém. La vente avait été faite à crédit mais l'acheteur n'a pas honoré l'accord, et il a fallu un an pour obtenir ce que nous avions négocié, sans intérêts ni prise en compte de l'inflation [4], si bien que nous avons de nouveau perdu de l'argent. En attendant de recevoir l'argent du bétail, nous avons fait commerce des marchandises et de porcs, pendant un an.

Camions et routes dans les années 1970

Cette bétaillère, photographiée dans les années 1970 dans le Rondônia, est tout à fait représentative du type de camion que Messias de Mello conduisait sur les routes amazoniennes à la même époque.

Les routes n'étaient pas asphaltées. À peu près carrossables à la saison sèche, elles se transformaient en bourbier à la saison des pluies, abondantes sous le climat équatorial de l'Amazonie.

Quand nous avons reçu l'argent, Elizeu et moi, nous nous le sommes partagé. J'ai alors acheté une petite ferme située à Ceres, de M. Severino Lauriano Botelho, en 1959. Là, j'ai travaillé avec Rubens Marcondes, un ami, qui m'a donné de l'argent pour acheter 200 bovins. En 1963, sur cette ferme de Ceres, M. Pinheiro Tunico m'a confié 450 bœufs, en divisant le profit. J'ai donc loué pendant un an une ferme sur les rives du rio Ouro, à Porangatu, pour y mettre les bœufs de M. Tunico. Un an après notre transaction est survenue la révolution [5] : M. le Président Joao Goulart a été déposé et sous la direction de l'armée les prix des bovins vivants ont fléchi. L'arroba [6] est passé de 31 000 cruzeiros à 18 000 cruzeiros. Résultat, personne ne voulait vendre des bœufs à ce prix.
Le gouvernement a alors créé des groupes composés d'un lieutenant et de quatre soldats, qui allaient dans les fermes et avertissaient les agriculteurs que le lendemain, les camions allaient ramasser des bovins pour les conduire à l'abattoir. Pour ce faire, les lieutenants étaient allés à la Chambre d'Agriculture ou au Bureau Fiscal et avaient demandé combien de têtes de bétail avait chaque éleveur. Par conséquent, ils réquisitionnaient une partie du troupeau au prix de 18 000 cruzeiros, avec paiement à 30 jours. À l'époque, notre cousin, M. Nego de Mello, propriétaire de la ferme Santa Amelia à Auriflama, São Paulo, avait acheté 400 bovins à engraisser. L'inspection de l'armée est arrivée à la ferme et a réquisitionné 250 bœufs, et les a fait abattre à Araçatuba, à l'abattoir Tumaia.
Ces réquisitions ont duré environ deux ans et demi. Comme j'avais les bœufs de Rubens Marcondes et de Pinheiro Tunico en association et partage du bénéfice, au bout d'une année les bœufs étaient engraissés et la seule solution a été de les vendre et de liquider la société. J'ai vendu le bétail, nous avons fait les comptes et couvert les coûts. La dévaluation de l'argent nous a fait du tort et je me suis trouvé face à diverses dépenses liées à la pâture, le sel, les vaccins, les médicaments, les ouvriers agricoles. Cela m'a forcé à vendre en 1968 la ferme de Ceres pour payer les dettes.

Après avoir remis de l'ordre dans mes affaires, j'ai acheté la fazenda Santa Rosa, à Paraíso do Norte, Goiás [7], avec 500 hectares. J'y ai travaillé pendant deux ans, avec un capital de Rubens Marcondes. À cette époque, j'avais aussi une bétaillère, avec laquelle je nourrissais ma maison, en faisant du fret.
En 1976, j'ai vendu 120 veaux à M. Florentino Garcia, à São José do Rio Preto, São Paulo, mais cette année je vivais déjà à Altamira, Pará. La route Transamazonienne avait été récemment construite, il y avait tous les 100 kilomètres un campement avec des machines pour apporter de l'aide sur la route. Souvent, un pont s'effondrait ou bien il apparaissait des bourbiers, ce qui retardait le voyage entre Altamira et Araguaina d'au moins dix jours. Ce tronçon de 800 km passait par São Domingos et São Geraldo do Pará, par une route très mauvaise, que l'armée avait ouverte dans la forêt, en passant près de la Serra de Andorinha. Cette route avait été faite au moment de la révolution pour arrêter les rebelles qui se cachaient dans les montagnes et aussi dans les villages sur les rives du Tocantins [8]. L'armée surveillait les routes, les villes et les fermes, jusqu'à ce qu'elle ait arrêté et tué tous les chefs. À cette époque, l'armée était très présente dans tous ces États, le Pará, le Mato Grosso, le Goiás. Je voyageais beaucoup avec mon camion, et il a souvent été fouillé, dans la cabine, sous la carrosserie ; tous les documents étaient examinés, puis j'étais autorisé à continuer ma route.

Lors de mon premier séjour à Altamira, je suis allé au lieu-dit Usine à Sucre, à 90 km d'Altamira vers Santarém. La terre m'a plu et j'ai demandé des informations à l'INCRA de la ville. J'ai appris que je devrais m'inscrire, passer un examen de santé, que je ne pouvais pas posséder de terres ailleurs et que je devrais vivre sur les terres acquises. Je devais aussi parler avec des agronomes, pour tester mes connaissances sur l'agriculture et l'élevage. Ma candidature a été approuvée et je suis allé chercher mon lot qui était déjà délimité.

Les lots situés sur le bord de la route faisaient 100 hectares, avec une maison, mais ils étaient déjà tous occupés. Eloignés de la route de 2 km et demi à 16 km, les lots étaient de 500 hectares, délimités, mais sanns route pour y accéder, sans habitants, seulement de la forêt.Tous les 50 km, il y avait une personne désignée par l'INCRA, avec la carte des lots numérotés. La démarcation avait été faite jusqu'à 16 km de la route avec des poteaux de ciment plantés tous les 100 mètres, qui portaient le numéro de lot, Le lot le plus proche d'Altamira que j'ai trouvé était au km 27 du tronçon Marabá-Altamira, à droite de la route Transamazonienne ; c'était le lot le plus éloigné de la route, le poteau de ciment portait la marque G12-LT23. Au-delà, c'étaient les terres de l'Union [9].
Je suis retourné à l'INCRA et j'ai pris possession du lot par une lettre de colonisation agraire, en août 1976. J'ai ensuite repris ma vie normale, l'achat des bêtes grasses que je conduisais à Belém, la vente et l'achat de veaux que j'amenais à Altamira. J'ai engagé dix ouvriers agricoles pour m'aider, je leur ai fait ouvrir une route d'accès [10] et déboiser 50 hectares, ça a été terminé à la fin de juillet 1977.

Messias Lopes de Mello en Amazonie
Je suis retourné à Olímpia où j'ai acheté 1 500 kilos de semences pour former des pâturages. En arrivant sur la route du lot, je les ai déchargés et répartis sur quatre chevaux bâtés avec cinq sacs par animal. Le transport les graines sur le lot a pris dix jours. Je dormais au bord de la route. Après avoir semé les graines dans la partie du lot qui avait été défrichée et brûlée, j'ai payé les ouvriers agricoles et suis retourné à Goiás. Puis 60 jours après avoir semé les graines, je suis revenu à Altamira, et comme il avait bien plu, l'herbe était déjà haute.
Élevage en Amazonie dans les années 1970

La colonisation publique en Amazonie dans les années 1970 était liée à l'ouverture des routes transamazoniennes. Le long de celles-ci et de leurs parallèles, espacées de 4 en 4 kilomètres, les colons ouvraient leurs défrichements, si bien que, vu du ciel, le paysage paraît marqué de rayures correspondant au front de défrichement.

Sur ses lots, le pionnier pouvait soit pratiquer des cultures vivrières comme le maïs et le riz, soit commencer un élevage en prenant soin de clôturer le lot pour éviter que le bétail ne s'échappe. La forêt est toujours très présente en arrière-plan.

Les étapes de la conquête de l'Amazonie brésilienne
 
1960 Construction des routes Brasília-Belém et Brasília-Acre
1964 Coup d'État militaire, instauration du régime autoritaire qui dure jusqu'en 1985
1967 Création de la Suframa, zone franche de Manaus
1970-72 Construction de la Transamazonienne
1967-74 Guérilla de l'Araguaia, des militants de gauche tentent de mobiliser les paysans locaux, sans succès, et sont pourchassés et capturés ou tués par l'armée
1972-1974 Installations de colons sur la Transamazonienne et en Rondônia
1975 Abandon de la colonisation publique et lancement du projet Poloamazônia autour des pôles miniers (comme le projet Grande Carajás), et agricoles menés par de grandes entreprises, comme dans le Mato Grosso avec le Polonoroeste
1985 Plan Calha Norte, de contrôle et surveillance des frontières du Nord
1982-1988 Les territoires fédéraux de Rondônia et d'Amapá deviennent des États de l'Union
1994 Lancement du plan Real, qui crée une nouvelle monnaie et met fin à l'inflation galopante des années précédentes.
 
Les programmes de la colonisation de l'Amazonie

 

La Transamazonienne était une route construite sous le gouvernement du président Médicis, depuis l'État d'Alagoas jusqu'au port d'Itamarati, sur le Madeira, pour se connecter à la route reliant Cuiabá à Porto Velho et Manaus [11]. Le gouvernement l'a faite dans l'intention de coloniser, de construire des maisons pour les familles et de les y installer, avec des écoles et une aide pour aider les familles à survivre. Dans les premières années, des agrovilles ont été construites avec des magasins, des médecins et des pharmacies, pour fournir des services aux nouvelles familles qui sont venues s'installer. On a construit également des hangars pour stocker les produits agricoles achetés par la Banque du Brésil pour les colons comme le riz, les haricots, le café, le cacao et d'autres variétés. Le gouvernement avait également ordonné à la Banque du Brésil de rassembler des vaches de race laitière et d'en vendre une à chaque famille. Mais plus de 80% des familles ont abandonné leur lot et migré vers les villes ou bien sont reparties vers leur région d'origine. Il faut dire que la vie y était dure : pas de radio car pas de station émettrice, pas de loisir, à part rendre visite au voisin.

Quand j'allais avec ma bétaillère vers Altamira, des gens qui avaient entendu le rugissement du moteur couraient sur le bord de la route, me saluaient de la main et me criaient leur nostalgie de leur région et la famille qu'ils y avaient laissée. À cette époque il n'y avait pas de bus, il n'y avait pas de téléphone, même pas à Altamira ou à Marabá. Il n'y avait que la radio amateur, et encore, quand ça marchait. Obtenir une communication était rare et presque impossible à réaliser plus d'une fois. La station était bondée toute la journée de personnes en attente de connexions. Les communications se faisaient via Belém, et de là on reliait la radio au téléphone. Ainsi, à cause de cette vie difficile, peu de familles sont restées. Celles qui y sont installées actuellement sont à l'aise financièrement, mais l'intention du président, qui était de coloniser la région, a échoué.

Je suis allé à Brasilia et obtenu de José Jacinto de l'argent pour acheter du bétail et le mettre au pâturage. L'affaire faite, je suis allé acheter 100 vaches à Dueré, dans la région de l'Araguaia, j'ai loué cinq camions pour les emmener à Altamira. Quand elles ont été grasses, je les ai vendues à M.Osvaldo Passarelli à Altamira, et fait mes comptes avec José Jacinto, lui remboursant capital et intérêts, car il avait une autre affaire en vue.
Mes pâturages étaient vides. Je suis retourné à Goiás nouveau pour vendre ma ferme de Paraíso do Norte et investir l'argent à Altamira. J'ai réussi à la vendre, vers 1982. Dans le Goiás, la terre n'était pas chère, alors je n'en ai pas tiré beaucoup d'argent. Lorsque j'ai eu venduela ferme je suis allé à Altamira, pour continuer à ouvrir la voie, car il n'y avait que la piste que j'avais faite auparavant, et on ne pouvait y passer qu'à cheval. Avec un bulldozer., nous avons élargi la voie, nous avons déboisé, fait trois ponts et nivelé la route pour que les voitures puissent passer. Cela fait, j'ai laissé Altamira et la ferme, qui a été rebaptisée "ferme abandonnée '', faute d'aide, et je suis reparti sur la Belém-Brasilia, où je continuais à acheter du bétail et à le conduire à Belém. Les villes de Ribeira, Araguaína, Nova Olinda, Nova Colinas, Alvorada et Figueirópolis n'existaient pas à cette époque. Comme ville, il y avait Porangatu, très petite ville liée au transport par des bêtes de somme et des chevaux, avant l'existence de la route Belém-Brasilia. Il y avait aussi Ceres, qui était une colonie agricole, après Anápolis et Goiânia. Les années sont passées et le progrès est arrivé, le DNER [12] a amélioré la route Belém-Brasília, en construisant des ponts et en la goudronnant.

Ensuite je suis allé encore une fois à Altamira, j'avais acheté des veaux à Goiás et les y ai vendus. Mais personne ne pouvait circuler sur la Transamazonienne quand il pleuvait, ça glissait trop. D'Altamira j'ai conduit du bétail à plusieurs reprises à Santarém (d'Altamira à Santarém il y avait 460 km de routes de terre), a également à Itaituba, de l'autre côté du Tapajós, sur la Transamazonienne.
Le progrès est venu lentement, avec les bûcherons et de grandes scieries, avec la construction de la centrale hydroélectrique de Tucuruí, avec de l'asphalte de Marabá à Repartimento, sur 185 kilomètres. De Marabá à Altamira, c'était déjà fait. De l'Araguaia à Marabá, il y a 250 km, par une route qui part de la Transamazonienne. Aujourd'hui Eletronorte construit une centrale électrique à Altamira, et l'asphalte va jusqu'à Altamira. De Repartimento à Altamira, il y a 320 km. D'Altamira à Itaituba, au bord du Tapajós, 470 km. Selon M. Osias, sur ce tronçon ont été créés plusieurs villages, dont certains ont grandi, comme les villes de Ruronópolis, Uruará, Medicilândia, Brasil Novo (siège de l'INCRA). Sur ce tronçon, il y a beaucoup de résidents exploitant le cacao, le poivre, le café et le bétail.
Une fois je suis allé vendre des bovins gras dans la zone d'orpaillage d'Oripuri. On allait jusqu'à un village de la route Santarém-Cuiabá, nommé Moraes de Almeida. On quittait la Santarém-Cuiabá, on avançait sur 200 km jusqu'au rio Oripurizão. La route s'arrêtait là, et, à partir de là le transport se faisait par bateau. Ce fut un voyage très difficile, il y avait beaucoup de bourbiers et il n'y avait presque pas de résidents, donc aucun moyen de lâcher le bétail pour qu'il se repose. Pour le débarquer, il fallait le sortir du camion en profitant d'un bord de route escarpé et faire une passerelle et un corral en bois. Il nous a fallu douze jours pour atteindre la zone d'orpaillage. La distance entre Altamira et Oripuri était de 1 050 km, en routes de terre sans accotements et avec des ponts en bois tout cassés. Une fois là-bas, nous avons dû attendre huit jours pour tuer le bétail, car il y avait d'autres camions devant nous.
De retour à Altamira, je suis allé à la ferme et j'ai décidé d'y planter du poivre. J'ai vendu le camion pour faire de l'argent et j'ai acheté les plants. J'ai coupé des tuteurs pour soutenir les pieds de poivrier, qui sont des plantes grimpantes. J'ai planté 4 000 pieds, qui ont mis trois ans pour produire. Les prix ont alors chuté et les producteurs ont abandonné la culture. Mais moi, j'ai insisté et je suis resté deux ans sans aucun résultat.

Plantation de poivre

Cette plantation de poivre, photographiée dans les années 2000 dans le Pará, est du même type que celles qui avaient été implantées dans les années 1970, notamment dans la commune de Tomé-Açu par des colons d'origine japonaise. Cette liane pousse sur des supports de bois.

Après avoir été récoltés, les grains doivent être séchés pour être vendus.

J'ai fait un emprunt à la Banque d'Amazonie, à Altamira, pour acheter 100 vaches, faire des enclos, installer une balance pour peser les bœufs. L'emprunt était sur sept ans. Le contrat avec la banque prévoyait que le TR (taux de référence) puisse être ajusté au maximum de 85 %. Quand j'ai signé le contrat, il était de 21 %, mais en un an et demi, il est passé à 63 %. Par conséquent, ma dette à la banque a triplé, bien sûr la valeur du bétail a également augmenté, mais moins, et tous ceux qui ont fait ce type d'emprunt ont eu des problèmes. Lorsque le président Fernando Henrique a changé de monnaie en 1994 [13], les prix des bovins ont augmenté à Altamira de 15 00 à 35 00 reais par arroba. J'avais 188 têtes financées par l'emprunt à la Banque, toutes grasses, je suis allé à la Banque, demandé quel était le montant restant à rembourser et comme le bétail suffisait pour payer ce montant, j'ai soldé mon emprunt. Aujourd'hui, il y a beaucoup de financements octroyés par la Banque du Brésil et la Banque d'Amazonie.
La ville d'Altamira a grandi, mais les conditions d'écoulement des produits sont encore difficiles, L'expédition se fait par voie d'eau, par Belém, et à partir de là,  par la route vers le sud, les centres de consommation principaux sont Anápolis et Goiânia. Maintenant d'Itaituba à Jacareacanga, sur la rive gauche du Tapajós, il y a 400 km et de Jacareacanga au port d'Itamarati 600 kilomètres. Sur cette distance de 1 000 km, entre Itaituba et le port d'Itamarati, ont longtemps circulé les bus de la société Transbrasiliana. Puis les ponts se sont effondrés et les remblais ont été emportés par les pluies, si bien que tout trafic a cessé et ce tronçon est désormais impraticable.

Route et pont en Amazonie

La circulation est extrêmement difficile en Amazonie, sur des routes de terre non consolidées. Le relief est loin d'être plat et des remblais doivent constamment être réalisés pour traverser de petits cours d'eau, ce qui crée des retenues où se développent les moustiques transmettant la malaria.

Il arrive que les ponts de bois s'effondrent comme celui situé à l'arrière-plan. Un nouveau pont un peu plus résistant et plus large est construit pour le remplacer.

 

Certains résidents qui vivaient entre Itaituba et Jacareacanga sont partis. Entre Jacareacanga et Itamarati, il n'y avait plus personne, plus que de la forêt. Et à ce jour, c'est encore une zone d'exploitation clandestine du bois. La route Transamazonienne est aujourd'hui active d'Itaituba à Altamira et Santarém. Et entre Altamira et Marabá, le progrès est plus grand, mais grâce à l'élevage : il n'y a plus de bois et l'agriculture est faible. Il en va de même de parties de la Transamazonienne que j'ai connues entre Riachão, Carolina et Estreito, dans l'État du Maranhão. On passe un pont sur le Tocantins, sur la route Belém-Brasilia, et sur la rive gauche, entre le Tocantins à l'Araguaia, jusqu'à la ville d'Araguaina, un tronçon de 120 km a décliné à cause des Indiens. Les mouvements qui les protégeaient ont grandi, ils ont brûlé deux ponts et bloqué la circulation.
Actuellement, il y a déjà des abattoirs à Tacua, Xinguara et on est en train d'en construire un autre à Marabá. Contrôler la dévastation de l'Amazonie n'est pas facile, parce que beaucoup de personnes y vivent. Et avec l'asphalte l'essor d'Altamira sera plus rapide. Et donc les difficultés du passé ne seront plus qu'un souvenir. Dans mon esprit je garde l'espoir d'y retourner un jour ».

 

 

Complément : La suite de l'histoire de Messias Lopes de Mello

Notes

[1] Ce texte a été placé en annexe de la thèse de doctorat de Neli Aparecida de Mello, soutenue en 2002, en cotutelle entre l'Université Paris X Nanterre et l'Universidade de São Paulo. La thèse était intitulée "Politiques publiques territoriales en Amazonie brésilienne : conflits entre conservation et développement" et l'auteure avait jugé opportun – le jury lui a donné raison – de donner la parole à l'un des anonymes concernés par ces politiques, à l'un de ces pionniers sans lesquels ces politiques auraient été sans objet, son père.

[2] Située à 58 km au nord de Brasília – qui n'existait pas à l'époque – c'était la seule ville de la région choisie trois ans plus tard pour devenir le district fédéral où serait construite la nouvelle capitale.

[3] Messias racontait, comme si c'était la chose la plus banale au monde, comment ils faisaient passer par le troupeau les rivières infestées de piranhas : on égorgeait une bête malade ou affaiblie bien en amont, et pendant que les piranhas, attirés par le sang, l´attaquaient et la dévoraient, le reste du troupeau passait en aval.

[4] 25,4% cette année-là selon la FGV-IBRE.

[5] Le coup d'État militaire du 31 mars 1964.

[6] Unité de poids valant 14,688 kilos.

[7] Aujourd'hui dans l'État du Tocantins, créé en 1988.

[8] Il s'agit ici du conflit de l'Araguaia, la seule guérilla rurale qu'ait eu à affronter le régime militaire (1964-1985).

[9] Terres publiques pas encore attribuées.

[10] Sur 16 km, de la route au lot, à la hache et à la machette dans la forêt primaire. Messias racontait qu'un guide partait en avant le matin et tirait des fusées de détresse pour orienter le travail des bûcherons.

[11] Il s'agit probablement du port d'Humaitá, où la Transamazonienne croise en effet l'axe Cuiabá-Porto Velho-Manaus.

[12] Departamento Nacional de Estrada de Rodagem, Département National des Routes.

[13] En remplaçant le cruzeiro real par le real.

[16] Il a toujours soutenu qu'il n'était pas tombé, que c'est le cheval qui est tombé sur lui, et il a continué plusieurs jours à s'occuper du sitio malgré une fracture du péroné.

 


Pour prolonger :

Ressources bibliographiques

- Marie-Françoise Fleury, Les dynamiques des fronts pionniers amazoniens
- Pierre Gautreau, Sylviane Tabarly Identifier et analyser les marqueurs spatiaux des fronts pionniers brésiliens

Ressources webographiques
  • INCRA (Instituto Nacional de Colonização e Reforma Agrária) avec un SIG
  • CRA (Centro Regional da Amazonia), le Centre d'Etudes Spatiales brésilien, antenne de Belem, disponible en anglais. Le site ouvre l'accès au projet TerraClass qui montre des images satellites de 2004 à 2014.
  • Imazon (Instituto do Homem e Meio Ambiente da Amazônia) ONG réputée qui travaille à la préservation du milieu amazonien. Disponible en anglais. Avec le rapport sur la déforestation de l'Amazonie brésilienne, octobre 2015, 10 p.
  • Nasa Earth Observatory, "Amazon Deforestation", dans l'État de Rondônia, entre 2000 et 2012.
  • Atlas Nacional Digital do Brasil, 2016.

 

Hervé THÉRY,
Directeur de recherche émérite au CNRSProfesseur invité à l'Universidade de São Paulo (USP),
Co-directeur de la revue Confins, blog de recherche Braises,

conception et réalisation de la page web : Marie-Christine Doceul,

pour Géoconfluences, le 6 juillet 2016.

Pour citer cet article :  

Hervé Théry, « Histoire d'un pionnier brésilien en Amazonie », Géoconfluences, septembre 2016.
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-regionaux/amerique-latine/le-bresil-ferme-du-monde/corpus-documentaire/histoire-dun-pionnier-bresilien-en-amazonie