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Puissance et diversité de l’agriculture brésilienne

Publié le 05/12/2024
Auteur(s) : Hervé Théry, directeur de recherche émérite au CNRS-Creda - professeur à l'Université de São Paulo (PPGH-USP)
Marie-Françoise Fleury, maîtresse de conférences en géographie - Université de Lorraine Metz, LOTERR

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Géant agricole mondial, le Brésil est aussi un géant tout court qui bénéficie d'une surface agricole considérable et d'une grande variété de conditions agronomiques. Mais l'agriculture brésilienne est largement duale, voire multiple, ce que dévoilent les cartes. L'opposition entre agriculture familiale et agriculture entrepreneuriale, entre microfundisme des petits exploitants et latifundisme des façendas, est illustrée par la coexistence de deux ministères distincts pour les représenter.

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Cet article est la version 2024 d'un précédent texte d’Hervé Théry, paru en 2009, qui reste accessible en archive : « Les dynamiques de l'agriculture brésilienne ».

Le Brésil est sans conteste un des grandes puissances agricoles mondiales et le secteur agropastoral est aujourd’hui encore un vecteur essentiel de sa croissance. Après avoir jaugé son poids et ses performances de l’agriculture brésilienne, on verra ce que l’agriculture brésilienne doit à l’immensité du pays et à la diversité de ses milieux bioclimatiques. En découle la possibilité de mener de front une pluralité de productions agricoles, parmi lesquelles on peut distinguer produits de cueillette, productions vivrières et productions d’exportation. De plus, à côté de cette puissante agriculture, l’élevage est omniprésent dans les campagnes brésiliennes, avec une nette prédominance de l’élevage bovin, liée à la l’histoire de la colonisation et tourné en grande partie vers l’exportation.

Ce n’est pas le cas de toutes les exploitations du secteur agropastoral, qui n’est pas constitué que d’un puissant agrobusiness visant les marchés mondiaux. En réalité, deux agricultures cohabitent dans le pays, une agriculture familiale et une agriculture à vocation commerciale. La première est centrée sur une agriculture vivrière (et des activités de cueillette), pratiquée principalement sur de petites exploitations, tandis que la seconde, bien insérée dans un ensemble de filières agroindustrielles en amont en aval, est le fait de grandes – voire de très grandes – propriétés. C’est d’autant plus clair que l’une et l’autre ont des spécialisations et des localisations bien distinctes, ce qu’une série de cartes permet de mettre en évidence.

1. Poids et performances de l’agriculture brésilienne

Bien qu’il n’y ait plus la même importance relative dans l’économie brésilienne qu’au début du XXe siècle, au temps où le café représentait l’essentiel des exportations, l’agriculture est encore aujourd’hui un des secteurs importants de son économie. Elle représente environ un quart de son PIB si l’on y inclut toutes les filières industrielles en amont et en aval de l’agriculture.

1.1. L’agriculture, vecteur historique de la croissance économique brésilienne

L’agriculture a structuré le Brésil dès l’époque coloniale. Dès que les colonisateurs portugais ont trouvé que c’était sa « vocation », ils l’ont très tôt spécialisé dans la fourniture de denrées exotiques (pour les Européens) comme la canne à sucre : sa production a fait naître un paysage spécifique, autour de la « grande maison » du planteur, du moulin à sucre, des cases des esclaves, de leurs jardins de plantes vivrières. S’y ajoutait un réseau de fazendas (grandes propriétés) d’élevage bovin très extensif, pour fournir la force motrice des moulins à sucre, de la viande et du cuir. C’est lui qui a poussé à l’occupation du sertão, l’intérieur semi-aride du Nordeste. Puis vinrent d’autres productions agricoles, dans d’autres régions, comme le café, qui a donné naissance au premier grand front pionnier dans l’État de São Paulo, et bien d’autres, qui ont fait du Brésil une puissance agricole.

Le monde rural n'y a certes plus la même importance que naguère, la croissance spectaculaire de l'industrie et des services ayant fait passer au second plan ce qui était, jusqu'aux années 1940, la principale base économique du pays et le cadre de vie de la grande majorité de ses habitants. Mais c'est des espaces ruraux qu'est sortie la croissance d'aujourd'hui : les capitaux qui ont édifié l'industrie de São Paulo venaient du café ; les ouvriers des usines arrivaient tout droit des plantations ou des campagnes du Nordeste ; le pouvoir politique et les leviers de l'État fédéral ont longtemps été partagés entre les barons du sucre, du café ou de l'élevage. Sa place dans l'économie, même si elle a diminué, est loin d'être négligeable, notamment dans ses exportations. Outre ces produits, le Brésil occupe la première place mondiale pour les exportations de soja en grains, de sucre, de café, de jus d'orange, de bœuf, de viande de poulet, de tabac et de cellulose, des produits bruts mais aussi des transformés qui font travailler les industries agroalimentaires du pays.En outre – et cela intéresse spécialement les géographes – ce sont largement les activités agro-pastorales qui structurent et modèlent le territoire, dans les régions déjà consolidées comme sur les fronts pionniers encore actifs qui sont une des grandes originalités du monde rural brésilien.

Le Brésil est de loin la principale puissance agricole du continent car il dispose d'immenses avantages comparatifs : l'étendue et les ressources de son territoire, de l’ensoleillement, de l'eau, de la main d'œuvre d'exécution et d'encadrement, les industries d'amont et d'aval qui enserrent l'agriculture dans un vaste complexe agro-industriel, la qualification croissante de ses cadres publics et privés, la qualité de ses centres de recherche et de ses universités, ce qui fait aujourd'hui toute la différence. Tout cela lui permet de figurer en tête du palmarès mondial pour la production de bon nombre de denrées agricoles, souvent avec une part significative de la production mondiale (document 1).

Document 1. Le palmarès de l’agriculture brésilienne en 2022
Rang mondial Denrée agricole Valeur en 2022 (millions de $ US)* Part de la production mondiale (%)
1er Soja 48 829 33,71
Café 7 544 39,88
2e Viande de bœuf 24 199 14,28
Canne à sucre 16 051 18,47
Haricots 2 827 16,69
3e Viande de poulet 18 619 9,69
Maïs 18 519 19,43
Oranges 2 929 10,55
4e Bananes 3 922 9,04
Noix de cajou 162 7,03
5e Viande de porc 6 328 2,81
Tomates 3 749 4,41
Poivre 316 7,48
Papayes 301 6,38
6e Ananas 589 5,39
7e Raisin 1 203 3,04
Citrons 506 4,19
Noix de coco 330 3,08
8e Mangues 556 1,51
10e Manioc 1 806 3,73
Palmier à huile 221 0,43

*En valeur constante 2014-2016. Source : Food and Agriculture Organization of the United Nations (FAO), FAOstat.

On notera que dans cette liste coexistent des productions typiques du monde tropical et d’autres de latitudes plus élevées, l’un des atouts majeurs de l'agriculture brésilienne étant la diversité des milieux que contient son immense territoire.

1.2. Les dimensions du géant

À l’étendue du territoire brésilien (en surface) s’ajoutent l’étirement (en latitude), la profondeur (en longitude, ce qui joue sur la pluviométrie) et l’altitude, avec pour résultat une infinité de combinaisons biophysiques aux potentialités extrêmement différentes, une multitude de formes de relief, de climats et de milieux : plaines, plateaux, grand bassins fluviaux, climats équatoriaux, tropicaux et tempérés au sud, semi-arides (dans le sertão du Nordeste) ou hyper-humides (en Amazonie). Cinquième pays du monde par sa superficie, le Brésil est de très loin le plus grand pays d’Amérique du Sud, avec 8,5 millions de kilomètres carrés, soit plus de quinze fois la France. On y logerait à l’aise tous les pays de l’Union européenne, et même quelques autres pays européens puisque sa superficie représente deux fois celle de l’UE (4,2 millions de km2, document 2).

Document 2. Superficies comparées du Brésil et de l’Union européenne

Les pays d'Europe dans le Brésil

Document 3. Le Brésil superposé à l’Europe

Le Brésil comparé à la taille de l'Europe

Il s’étend en latitude sur les deux hémisphères, de 5°14' Nord à 33°40' Sud et en longitude, des contreforts andins (73°52' Ouest), à l'océan Atlantique (34°48' Ouest) : en transposant cette étendue sur l’Europe du Nord, il s’étendrait du nord au sud de la Norvège au Niger et d'ouest en est de l'Islande à l'Ukraine (document 3). Il en résulte une grande variété de biomes, dont chacun comprend une mosaïque d’écosystèmes : forêts amazoniennes, savanes arborées (cerrados) du centre-ouest, brousse épineuse (caatinga) du Nordeste, forêt atlantique (aujourd’hui presque entièrement défrichée), plaines herbeuses de la pampa aux confins de l’Uruguay de l’Argentine, immense zone marécageuse du Pantanal, pour en rester un niveau très général, chacun d’entre eux se subdivisant en un grand nombre de facettes écologiques.

Document 4. La diversité climatique

Climats du Brésil carte

Document 5. Les grands biomes brésiliens

Biomes du Brésil carte

2. Des productions agricoles différenciées

La pluralité de milieux naturels permet une large gamme de cultures, à peu près tous les produits agricoles mondiaux : le cacaoyer, le poivre, le jute et le palmier à huile apprécient le climat chaud et humide de l'Amazonie ; les climats subtropicaux du Centre-Ouest leur permettent de produire toute une série de denrées tropicales (canne à sucre, café, hévéa, arachide, soja), tandis que les fruits, légumes et céréales de climats tempérés (raisin, pomme de terre, blé, avoine, pommes) trouvent des conditions idéales (sans hiver) dans le Sud subtropical.

2.1. Une pluralité de productions agricoles

Comme une bonne partie de son territoire est encore largement non agricole, il subsiste encore au Brésil des activités de cueillette de noix, gommes, racines, écorces, huiles, graines, fibres, cires et plantes médicinales. Elles sont pour l’essentiel aux mains de petits exploitants, principalement dans la région amazonienne ou dans le sertão, mais aussi dans le Sud. Certains de ces produits sont destinés principalement à l’exportation comme les cœurs de palmier, l’açaï, les noix de cajou ou les noix du Pará (connus à l’exportation sous le nom de noix du Brésil). Certains produits non alimentaires comme le latex, le babaçu, l’huile de copaíba sont à la fois consommés sur place et exportés. Le document 6 montre que cette cueillette ne concerne pas que le Nord amazonien (où l’açaï est encore une des bases alimentaires des populations locales) mais aussi certaines régions du Sud du pays, notamment le maté, dont est tirée une boisson très appréciée par les gaúchos du Rio Grande do Sul comme par leurs homologues uruguayens et argentins. Le pequi est très apprécié dans le Centre Ouest, le pinhão dans le sud, l'umbu dans le Nordeste, ils y sont des marqueurs de l'appartenance et de la fierté régionale.

Document 6. Produits de cueillette, principales catégories et détail des produits alimentaires

Cueillette au Brésil carte

Lire aussi : Hervé Théry, « Persistance et diversité des activités de collecte au Brésil », Géoconfluences, juin 2019.

Pour nourrir les 203 millions de brésiliens, dont plus de 80 % vivent en ville, l’agriculture d’autosubsistance longtemps dominante a été remplacée par une agriculture commerciale, largement assurée par la petite agriculture familiale, avec des techniques encore assez peu modernisées. Les plantes les plus cultivées sont le riz, les haricots, le maïs, le manioc et la pomme de terre. Parmi les cultures annuelles (document 8), celle qui présente la dispersion la plus grande est le manioc, l'une des bases de la nourriture des hommes et aussi des porcs : c’est une plante d’origine amazonienne, que les Portugais ont contribué à diffuser ensuite à d’autres régions tropicales, en Afrique notamment. Le riz (arroz) et les haricots rouges (feijão) sont présents sur toutes les tables du pays, à tous les repas, le couple arroz-feijão étant l'équivalent brésilien de ce qu'était jadis en Europe le « pain quotidien ». Les haricots proviennent des deux grandes zones d'agriculture familiale du pays, dans le Sud et le Nordeste, mais aussi et de plus en plus du Centre Ouest, où ils sont associés aux rotations soja/maïs/coton, puisqu’ils peuvent être récoltés par les mêmes machines avec seulement quelques petites adaptations. Ils proviennent aussi désormais des environs de Brasilia où ils sont cultivés en culture irriguée, sous de gigantesques pivots, des rampes d'arrosages de plusieurs centaines de mètres de diamètre.

Document 7. Irrigation par pivot dans le Goiás

irrigation par pivot

Les rampes d’arrosage de ces systèmes d’irrigation peuvent mesurer jusqu’à un kilomètre, ce qui permet d’arroser 314 hectares d’un seul tenant. Autour des champs circulaires, Remarquer également les techniques de travail du sol en courbes de niveaux pour limiter l’érosion. Cliché d’Hervé Théry, 2009. Coordonnées : 17°37'29.3"S ; 47°22'00.6"W.

Le riz, qui était autrefois produit dans tout le pays, vient aujourd'hui principalement de deux régions spécialisées, d'une part du Rio Grande do Sul (Sud) en rizières irriguées, et secondairement de l'arc du déboisement amazonien : le riz pluvial y est la première culture pratiquée, à la fois pour nourrir les défricheurs et pour nettoyer les parcelles, avant de les ensemencer en herbe destinée à l'alimentation des bovins.

Canne à sucre, oranges et café, trois grandes cultures permanentes (document 9) sont parmi les grandes cultures commerciales du pays, dont la production se partage entre deux régions principales, l'ancienne et la nouvelle. La canne à sucre a été pendant des siècles le quasi-monopole du Nordeste, où elle pousse bien sur les sols profonds du littoral, la zona da mata, la bien mal nommée « zone de la forêt », celle-ci ayant été largement défrichée pour lui faire place. Elle était depuis le XVIe siècle la base économique et sociale principale de la région, sous la forme de plantations solidement contrôlées par les oligarchies locales. Mais cette domination a été contestée dans les années 1970 par de nouveaux venus, les planteurs de l'État de São Paulo qui, prompts à saisir les subventions offertes pour produire de l'alcool combustible, ont en quelques années développé une capacité de production plus puissante et plus moderne que celle du Nordeste.

Document 8. Cultures annuelles en 2022

Productions annuelles

Document 9. Cultures permanentes en 2022

Productions permanentes

Document 10. Cultures spécialisées en 2022

Productions spécialisées

Le café, qui était principalement produit dans l'État de São Paulo et le Nord du Paraná (jusqu’aux grandes gelées de 1975), a désormais son centre de gravité dans le Sud du Minas Gerais, et des pôles secondaires dans l'Espírito Santo, le Rondônia et la Bahia. Les oranges sont présentes presque partout, pour la consommation locale, mais deux points de concentration apparaissent : les pôles spécialisés de Bahia et – de plus en plus – ceux de São Paulo, grâce auxquels le Brésil produit 80 % du concentré de jus d'orange commercialisé dans le monde. D’autres cultures permanentes n’ont pas la même projection internationale mais contribuent à l’alimentation du pays : l’açaï (dont toute une série de nouvelles plantations complètent désormais la production de cueillette) ou le raisin, qui alimente une viticulture qui se développe rapidement, en quantité et en qualité. Les producteurs de pommes ont trouvé dans le sud une zone assez fraîche pour qu’il ne soit plus nécessaire d’en importer d’Argentine, tandis que le poivrier et le palmier à huile ont en Amazonie des conditions favorables à leur développement, d’autant plus bienvenu qu’ils sont le plus souvent implantés sur des pâturages dégradés et voués à l’abandon.

En dehors de ces grandes cultures, qui assurent l’essentiel de l’alimentation du pays et de puissantes exportations, existe un certain nombre de cultures spécialisées (document 10), plus localisées, particulièrement dans les régions d’agriculture familiale, où elles assurent une base économique à de petites exploitations. C’est notamment le cas du tabac, de l’orge et de l’avoine dans le Sud, des arachides dans l’État de São Paulo (Sudeste), de l’ananas et du melon dans la Paraíba et le Rio Grande do Norte (Nordeste). Les tomates sont présentes dans un plus grand nombre de régions mais toujours proximité des villes qui sont le débouché principal visé par leurs producteurs.

L'élevage mérite une attention particulière en raison de son poids économique et surtout de ses effets structurants sur l'espace. Il est, depuis l'arrivée des Portugais, l'un des principaux moteurs de la dynamique des espaces ruraux brésiliens, des zones périurbaines à la pointe avancée des fronts pionniers.

2.2. Omniprésence et diversité de l’élevage

Tout comme l’agriculture, l’élevage présente au Brésil des formes et des localisations distinctes, mais il est clair que la prédominance absolue est celle de l’élevage bovin. Le document 11 montre bien leurs poids relatifs, d’autant plus que l’on y a converti les effectifs de chaque espèce en UGB (unités de gros bétail) pour les rendre compatibles entre eux (en statistique agricole, 1 vache laitière = 1 UGB tandis qu’une brebis par exemple vaut 0,15 UGB).

Document 11. Types d’élevage

Types d'élevage au Brésil

Document 12. Bovins et humains

Bovins vs Humains au Brésil

Les humains prédominent en haute Amazonie et dans les régions littorales, où se concentre la majeure partie de la population. Le rapport s’inverse (100 est la valeur au-dessus de laquelle il y a plus de bovins que d’humains) dans l’extrême sud pampéen et surtout le Centre Ouest où ils sont des centaines de fois (voire plusieurs milliers de fois) plus nombreux.

La raison en est que l’élevage bovin a une histoire et de solides bases au Brésil. La colonisation portugaise y a créé, dès ses débuts, des exploitations consacrées à l’élevage, le plus souvent extensif et occupant de grands espaces. Le « vaqueiro », le cavalier qui garde les troupeaux est tout à fait comparable au « cow-boy », il rabat les animaux et les conduit de pâturages en pâturages sur les immenses étendues des fazendas d’élevage, puis vers les villes où ils sont abattus pour la viande et le cuir. Ce monde de l’élevage a donné naissance à une culture, avec ses codes et ses coutumes, son circuit de rodéos et même des genres musicaux spécialisés, dont les succès sont diffusés sur les radios locales.

Sur ces bases, le Brésil est aujourd’hui parvenu au premier rang mondial pour le cheptel bovin, après avoir été longtemps deuxième derrière l'Inde (selon d’autres sources elle est toujours au premier rang mais on sait que les vaches y ont un tout autre statut et un tout autre rôle). On notera d'ailleurs que l'Inde a contribué au développement du cheptel bovin brésilien puisqu'environ 80 % du bétail brésilien est d'une race de type zébu appelée Nelore, ainsi nommée parce qu’elle a originellement été importée (dans les années 1920) de la région de Nellore, faisant partie aujourd'hui de l'Andhra Pradesh. En 1995, la race constituait plus de 60 % des 160 millions de bovins du Brésil et en 2005 quelque 85 % des 190 millions de bovins du Brésil avaient du sang Nelore.

Document 13. Une boiada (troupeau de bœufs) en transit dans le Mato Grosso

troupeau de boeufs dans le Mato Grosso

Il est fréquent de rencontrer des troupeaux en transit sur les routes de cette région. On note que les bêtes sont maigres en saison sèche. Cliché : Hervé Théry, 2009.

Document 14. Les principaux cheptels bovins dans le monde
Rang 2022 État Cheptel 1961 Cheptel 2022 Part du cheptel mondial Évolution 1961-2022 (et en %)
1 Brésil 56 234 15,1 % 178 (+318 %)
2 Inde 176 194 12,5 % 18 (+10 %)
3 États-Unis 98 92 5,9 % –6 (–6 %)
4 Chine 49 61 3,9 % 12 (+24 %)
5 Argentine 43 54 3,5 % 12 (+28 %)
6 Pakistan 14 53 3,4 % 39 (+277 %)
7 Mexique 17 36 2,3 % 20 (+120 %)
8 Tchad 4 36 2,3 % 32 (+766 %)
9 Tanzanie 32 32 2,1 % 24 (+295 %)
10 Colombie 30 30 1,9 % 14 (+89 %)

Source : FAO, Our world in data.

Le Brésil est devenu un gros exportateur de viande bovine, vers plus de 130 pays dans le monde, notamment vers la Chine : en 2023 elle était de loin son premier client (60 % du total), suivi par le Chili et les États-Unis (5 % chacun), les Émirats arabes unis (3,5 %) et l’Égypte (2,6 %).

Les autres élevages font pâle figure à côté de celui des bovins mais sont loin d’être négligeables. L’aviculture, peu coûteuse, peu contraignante et nécessitant peu de place, représentait un total de 1,6 milliards de volailles en 2022, dont respectivement près de 64, 54 et 43 millions dans les seules régions de Toledo, Cascavel et Francisco Beltrão, dans le Paraná (Sud). Le poulet brésilien a ainsi conquis des marchés étrangers, surtout au Moyen-Orient et en Asie. Sa qualité est médiocre mais son prix est très compétitif, grâce à l’abondance des aliments dérivés du maïs et du soja, disponibles sur place, et aux bas salaires locaux. L’élevage porcin est lui aussi concentré dans le Sud, dans les régions de colonisation allemande et italienne où domine une polyculture à laquelle il est associé : il permet d’améliorer l’alimentation des familles paysannes par un apport en protéines et leur offre des débouchés assurés grâce à la présence d’une forte industrie agro-alimentaire. L’élevage caprin est essentiellement concentré dans le sertão du Nordeste, où il est plus adapté au climat semi-aride, celui des ovins lui est associé mais tend à se déplacer vers l’extrême sud, pour la production de laine.

3. Deux agricultures dans un seul pays

Le Brésil a de nouveau deux ministères de l'agriculture, le ministère de l'Agriculture et de l'élevage, qui s'occupe d'appuyer le puissant secteur agro-industriel, et le ministère du Développement agraire et de l'agriculture familiale, chargé d'encadrer et d’aider la petite agriculture. Créé en 1999 sous le nom de ministère de la Politique foncière et du Développement agraire, il avait été rebaptisé en 2000 ministère du Développement agraire (MDA). En 2016, après la destitution de Dilma Rousseff, il avait été rétrogradé en Secrétariat spécial du ministère du Développement social et, début 2019, à l’arrivée au pouvoir de Jair Bolsonaro, il avait été supprimé et ses fonctions transférées au ministère de l'Agriculture, de l'élevage et de l'approvisionnement. Le 1er janvier 2023, au retour de Lula au pouvoir, il a été recréé, avec la quasi-totalité de ses anciennes attributions et compétences, plus les questions de l'approvisionnement alimentaire, de l'agroécologie, de la souveraineté alimentaire ainsi que les thèmes de la gouvernance foncière, du développement territorial et socio-environnemental et de l'ethnodéveloppement.

Cette dichotomie met en évidence le fait que le secteur agricole brésilien associe des systèmes de production très différents : d'une part une petite agriculture familiale qui a des parentés avec les homologues européens dont elle est issue, d'autre part un agrobusiness qui n'a rien à envier à ses équivalents nord-américains. Ce partage est le résultat d'une longue histoire de conquête et le partage du territoire, qui n'est pas encore totalement fixé, et donne encore lieu à de graves conflits entre ces deux secteurs

Voir aussi : Hervé Théry, « L'agriculture brésilienne en mouvement : performances et défis », Géoconfluences, mai 2009.

3.1. La petite agriculture familiale

Document 15. Un agriculteur du Piauí après sa (maigre) récolte

champ de maïs et sécheresse

Un paysan d’une communauté quilombola (descendants d'esclaves fugitifs) montre son champ après la récolte de maïs, dont on devine bien qu'elle n'a pas dû être abondante dans cette région très sèche du Piauí. Cliché d’Hervé Théry 2003

Le pays compte un grand nombre de petites exploitations, des microfundios dont la superficie est souvent inférieure à 5 hectares et des minifundios de moins de 20 hectares. Leurs productions sont avant tout destinées à nourrir la famille ou le voisinage proche, mais les plus petites ne permettent pas aux propriétaires de vivre décemment. Ils doivent trouver en parallèle d’autres revenus, en allant travailler en ville ou sur les terres d’autres exploitants. D’autres ont pu développer des productions commerciales et vivent mieux mais sont limités par leur petite taille. Elles sont particulièrement nombreuses – et représentent la majorité des exploitations agricoles – dans le Nordeste et le Sud tandis que celles de l’agriculture dite « non familiale » sont prédominantes dans le Sudeste et le Centre Ouest. Cette opposition familiale / non familiale remonte à l’époque du régime militaire (1964-1985) quand, dans un contexte de guerre froide et de menace de contagion de la révolution cubaine, le mot « paysannerie » était tabou, alors c’est bien ce dont il s'agit, même si elle est très composite, allant des amérindiens d'Amazonie aux colons d'origine allemande du Sud.

Le statut des exploitants oppose nettement ces deux groupes : alors que dans les régions de petites exploitations la main d'œuvre se réduit la plupart du temps à l'exploitant et à sa famille, dans celles où domine la grande exploitation, le recours à une main d'œuvre salariée permanente est fréquent, que ce soit dans les zones de plantations ou dans celles qui sont vouées à l'élevage. Le document 16, fondé sur le pourcentage de la main d'œuvre qui a – ou non – un lien de parenté avec l'exploitant, fait bien ressortir d’un côté le premier groupe et – en négatif – le bloc central de l'agronegócio (traduction portugaise de l'agrobusiness), celui où le personnel est composé majoritairement de salariés sans lien de parenté avec l’exploitant.

Document 16. Personnel des exploitations agricoles ayant un lien de parenté avec l’exploitant

Agriculture familiale vs commerciale

Ce secteur de l’agriculture familiale présente par ailleurs une particularité, capitale quand on s'intéresse à l'alimentation de la population : plus de 70 % des aliments qui sont mis sur la table des Brésiliens viennent de l'agriculture familiale, alors que l’autre, dit de l’agriculture « non familiale », se consacre principalement aux produits d’exportation et serait mieux caractérisée par les termes « commerciale », « entrepreneuriale » ou « agrobusiness ».

3.2. Une agriculture à vocation commerciale, l’agrobusiness

L’agriculture commerciale est une agriculture à haute technicité, utilisant les matériels et les méthodes de production les plus perfectionnées, et le principal terrain d’expansion des dernières innovations du machinisme agricole et des biotechnologies. Les étapes en amont comprennent la production des tracteurs et des machines agricoles, des semences et autres intrants, engrais, produits phytosanitaires et vétérinaires. C’est un domaine où de grandes firmes ont su se rendre indispensables, firmes nationales, pour le petit matériel et les entrants de basse technologie, mais de plus en plus de firmes étrangères, des États-Unis principalement : à côté d’une Bunge y Born « argentine », et d’une Louis Dreyfus Company (LDC), néerlandaise d’origine française, on trouve sur ces marchés très compétitifs une pléiade de noms déjà bien connus dans les campagnes telles que Archer Daniels Midland (ADM), Cargill, John Deere, Allis Chalmers, New Holland...

En aval, les industries de décorticage, les abattoirs, les frigorifiques, sont depuis toujours des intermédiaires indispensables aux productions d’exportation. Aux industries liées au café ou au sucre se sont ajoutées plus récemment les installations de trituration de soja ou de production de concentré de jus d’oranges, et une large gamme d’industries agroalimentaires, qui transforment les produits pour les adapter aux modes de consommation des citadins. On a vu se développer un large secteur d’intermédiaires, conditionneurs et transporteurs, quand les produits doivent voyager loin.

Document 17. Moissonneuses-batteuses dans une fazenda du Mato Grosso

Moissonneuse-batteuse géante

Une moissonneuse-batteuse dans une fazenda du Mato Grosso. Comme il ne trouvait plus chez ses fournisseurs habituels des barres de coupe assez grandes (celles-ci font 17 mètres), le propriétaire avait commencé à en faire venir d’Ukraine… Cliché d’Hervé Théry 2014.

En parallèle de ces petites structures, les latifundios, grandes propriétés caractérisées à la fois par leur taille, de quelques centaines d’hectares à des dizaines de milliers d’hectares, et par la très faible mise en valeur des terres. Comme ailleurs en Amérique latine, elles sont les héritages des grands colons espagnols et portugais. Généralement consacrées à l’élevage extensif (ranching) et à quelques grandes cultures commerciales, ces exploitations étaient autant source de prestige ou de pouvoir que de revenus. Le grand propriétaire absentéiste confiait la gestion à un régisseur, une partie des terres était inexploitée, le reste cultivé de manière totalement extensive. Ce type d’exploitation est en voie de disparition car aujourd’hui les latifundios deviennent des exploitations productivistes, se rapprochant des entreprises agricoles gérées selon une logique de profit et à vocation exportatrice. Les fazendas cherchent aujourd’hui la rentabilité économique.

3.3. Des spécialisations et des localisations distinctes

Il est donc clair que l’agriculture brésilienne est composée de plusieurs secteurs très différents les uns des autres, à la fois par le type d’exploitation qui y prédomine, les activités qu’ils pratiquent et aussi les régions où elles sont concentrées. Cette division entre les deux pôles de l’agriculture brésilienne correspond bien à des choix d’activités dominantes, comme le montre le document 18.

Document 18. Typologie de l’activité économique dominante des exploitations

Typologie de l'activité agricole carte

Le centre du pays, le domaine des grandes et très grandes exploitations, est voué à l’élevage, plus encore qu’au complexe soja-maïs-coton. Le Nord, la plus grande partie du Sud et une partie du Nordeste (mais pas le sertão) sont principalement voués aux cultures temporaires, que pratiquent principalement les petites exploitations, et seulement ponctuellement aux cultures permanentes, principalement le café dans le sud du Minas Gerais et l’Espírito Santo (Sudeste). Ces deux profils représentent à eux seuls l’essentiel du territoire brésilien et ne laissent de place que pour très peu de régions où domine la production forestière, dans l’île de Marajó (embouchure de l’Amazone) et ses environs, ou encore l’horticulture et la floriculture, à proximité de São Paulo, Rio de Janeiro et Brasília. On a donc bien pour l’essentiel face-à-face deux systèmes extrêmement contrastés, et il n’est donc pas complètement aberrant que chacun d’entre eux soit géré par un ministère différent.

À la question posée dans le titre du dossier publié sur Géoconfluences en 2008 « Le Brésil, ferme du monde ? » on peut aujourd’hui répondre en partie que si sa puissance s’est renforcée – comme en atteste sa place dans les palmarès mondiaux – et que la mobilité et la capacité d’adaptation du secteur restent impressionnants, il faut bien constater que cela ne va pas sans des tensions et des conflits, que détaille l’article suivant, « L'agriculture brésilienne en mouvement, tensions et défis ».

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Retrouvez les mots-clés de cet article dans le glossaire : agriculture | agriculture familiale | agriculture productiviste | agrobusiness | élevage | front pionnier | latifundisme | microfondisme.

 

Hervé THÉRY

Directeur de recherche émérite au CNRS-Creda, professeur à l’Universidade de São Paulo (USP-PPGH)

Marie-Françoise FLEURY

Maîtresse de conférences à l’Université de Lorraine Metz, laboratoire LOTERR

 

Édition et mise en web : Jean-Benoît Bouron

Pour citer cet article :  

Hervé Théry et Marie-Françoise Fleury, « Puissance et diversité de l’agriculture brésilienne », Géoconfluences, décembre 2024.
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/doc/etpays/Bresil/BresilScient3.htm