Les petites capitales des États-Unis, quel pouvoir ?

Publié le 07/07/2015
Auteur(s) : Christian Montès, professeur de géographie - Université de Lyon (Lyon 2)

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Le regard des enseignants

Les analyses actuelles des territoires et plus encore des villes se fondent sur une approche et une hiérarchisation largement économiques, autour des processus de métropolisation en lien avec la mondialisation (et ses crises !), laissant souvent de côté les plus petites villes. En abordant ici les petites capitales d’État des États-Unis (comprises ici comme des municipalités de moins de 250 000 habitants [1]) et leurs liens avec le pouvoir, on s’interroge en fait sur le poids du politique par rapport à celui de l’économique ainsi que sur des dynamiques de puissance qui dépassent l’événementiel. Ici, plus que de la déconstruction et de la recomposition des territoires de la puissance américaine que propose le dossier, il sera question de permanence ou d’inertie spatiale.

Aux États-Unis, le statut politique d’une ville ne fonde pas sa croissance démographique ou économique. Être capitale d’État a certes représenté un atout du fait de la stabilité de l’économie engendrée par ce statut. Les capitales ont ainsi pu échapper initialement au sort des nombreuses villes qui ont disparu ou se sont étiolées, faute d’investisseurs (depuis le XVIIIe siècle, créer une ville était devenu un acte spéculatif, avec la vente « sur papier » de parcelles de villes non encore construites) ou du fait de la disparition de la base économique qui les avait suscitées (épuisement des minerais, passage de la voie fluviale aux chemins de fer…).
Mais leur poids économique est le plus souvent resté modeste. Cela relève d’abord du cadre fédéral du pays, qui suppose une décentralisation des pouvoirs, qui peut rejouer à l’échelle locale : les États-Unis sont en effet à la fois un État souverain (l’échelon fédéral, avec Washington D.C. comme capitale) et 50 États fédérés, qui disposent de leur propre gouvernement et de leur propre capitale, la séparation de leurs pouvoirs étant réglée par la Constitution de 1787. À cela s’ajoutent les modalités de délimitation des États fédérés (après l’Indépendance), fondées bien plus sur une conception politique égalitaire du territoire que sur des considérations économiques : il s’agissait avant tout de permettre aux nouveaux États créés au fur et à mesure de la colonisation de l’Ouest de disposer de gouvernements démocratiques, ce qui explique la géométrie de leur forme (Montès, 2004). Cela relève ensuite des modalités de choix des capitales d’un État, où compromis politique et centralité géographique ont été essentiels (Montès, 2014). Il n’est donc guère étonnant que seules 28 % des 50 capitales dépassent 250 000 habitants (échelle municipale).

Certes, depuis les années 1950, parallèlement à la croissance des budgets étatiques, les capitales ont connu un essor plus rapide que les autres villes car l’évolution récente de l’économie se fonde sur leurs atouts fondamentaux : cols blancs et aménités urbaines. Toutefois, cette croissance n’a pas modifié fondamentalement la hiérarchie urbaine, tant le retard de développement de la plupart des capitales était fort. Les emplois publics localisés dans la capitale constituent finalement le seul impact économique direct indiscutable qui permet aux petites capitales de profiter d’une base économique stable qui les met (presque) à l’abri des crises conjoncturelles. Les emplois publics -  étatiques certes surtout, mais aussi fédéraux - peuvent représenter la moitié de l’emploi dans des capitales comme Montpelier, Vermont (7 855 hab. en 2010) ou Augusta, Maine (19 136 hab.).

Le pouvoir le plus important d’une capitale réside finalement dans les représentations et la construction identitaire de l’État dont elle est à la tête. Les capitales sont des lieux de mémoire et relèvent des trois figures de rhétorique proposées par B. Debarbieux (1995), qui participent à la fois aux processus du temps long et aux processus immédiats. Les capitoles – bâtiments publics qui abritent le gouvernement de l’État - y jouent le rôle du lieu comme attribut, stéréotype à la signification constante tout comme celui du lieu générique, qui représente un élément du cœur historique de l’État et est une allégorie du groupe social qui le constitue. Enfin, l’urbanisme et les monuments des capitales sont conçus pour rendre leur visite édifiante. Cela en fait des lieux de condensation, construits et identifiés par une société qui se donne à voir par leur intermédiaire.

Complément : Les lieux symboliques selon Bernard Debarbieux (1995)

Les 12 photos du corpus documentaire sont organisées autour du fil directeur suivant :
On commence (1) par rappeler l’importance du processus initial de sélection de la capitale, car les capitales ont changé en moyenne 3,84 fois et tous les États sauf 8 ont été touchés par ces « migrations capitalistiques », achevées en 1910 (Montès, 2014).
On aborde ensuite les éléments marquant le pouvoir dans la morphologie urbaine elle-même, qui en traduisent la permanence, tant par le plan (2) que par le capitole (3) et le « campus législatif » qui l’entoure souvent (4).
Le rapport des populations au capitole, espace public par excellence est ensuite montré au travers des photographies 5 et 6.
La relative faiblesse tout comme la spécialisation forte des retombées économiques directes sont alors abordées (7, 8 et 9).
Le dossier conclut en rappelant que le pouvoir des capitales est surtout symbolique (10) et que les paysages urbains tout comme leurs modalités de fonctionnement restent largement « ordinaires », proches de ceux des autres villes (11 et 12).

 

 

1. Devenir capitale : un jeu de pouvoirs

Cette photo prise dans le musée historique de Pierre, capitale du Dakota du Sud (13 646 hab.), narre le « combat capital » que fut le processus de sélection de la capitale. Loin d’être une simple action législative ou exécutive, ce choix a souvent entraîné des conflits, tractations, voire actions illégales pour obtenir ce statut car, comme le rappelle le second panneau, cela « amenait de l’argent, de la population, et du prestige à la communauté ». Pierre dut combattre les assauts de villes concurrentes à deux reprises (1889 et 1904) avant d’être assurée de rester la capitale du nouvel État du Dakota du Sud. La seconde fois, elle s’endetta sur 40 ans pour financer la campagne en sa faveur.

2. La forme du pouvoir : le plan de la capitale

Même si les capitales montrent souvent le damier (grid) traditionnel des villes américaines, ce dernier a été conçu ou modifié de façon à manifester la puissance de la démocratie, par l’élargissement des rues conduisant au capitole. Celui-ci est placé en un point névralgique – souvent en hauteur – de la ville. On peut voir ici Capitol Avenue, qui mène de la gare au capitole, à Cheyenne, Wyoming (59 466 hab.), reliant le pouvoir politique au pouvoir économique.

3. Un pouvoir inscrit dans la pierre : le capitole

Le pouvoir de la capitale s’incarne tout particulièrement dans un bâtiment, le capitole (le mot étant prononcé de la même manière que celui de capitale). En témoigne son architecture, souvent reprise de celle du capitole national de Washington, où la majesté classique (colonnes, dôme…) rappelle la démocratie grecque dont se réclamaient les pères fondateurs des États-Unis (Goodsell, 2001). Le capitole est à la fois le symbole du pouvoir et le lieu réel de son exercice. Il héberge les bureaux du gouverneur et du lieutenant-gouverneur, le Sénat et la Chambre des Représentants et parfois encore la Cour suprême de l’État, c’est-à-dire les trois pouvoirs qui s’équilibrent pour garantir la démocratie américaine (l’exécutif, le législatif et le judiciaire).
Ce pouvoir est ainsi mis en scène dans la pierre, mais l’est aussi dans les célébrations qui s’y tiennent. Aucune n’a certainement plus de poids que celles des anniversaires du bâtiment. Ici, les cérémonies et célébrations plus populaires autour du centenaire du capitole de Pierre, Dakota du Sud (13 646 hab.) en 2010 ont permis de raviver le lien entre les citoyens et leur capitale.

4. Un pouvoir rassemblé en un campus législatif

Les capitoles sont toujours entourés d’un parc public ouvert à tous qui peut accueillir kermesses, marchés fermiers, foires, et autres manifestations. Souvent de statut de parc étatique, comme ici à Olympia, Washington (46 478 hab.), il comprend bien sûr le capitole, mais aussi les bâtiments hébergeant l’administration étatique, qui, du fait de la croissance du pouvoir des États dans la seconde partie du XXe siècle se sont retrouvés à l’étroit et ont essaimé autour du capitole. Ces « campus civiques » sont les espaces publics par excellence des États-Unis, qui en comptent bien peu par rapport à la France. Ainsi, Olympia, outre le capitole (ici appelé Legislative Building, n°3) compte une dizaine d’autres bâtiments publics sis dans un parc parfaitement entretenu.

5. Voir et toucher le pouvoir : la visite du capitole

Visiter le capitole est au moins autant un acte civique que touristique. Chaque année des dizaines, voire des centaines de milliers de personnes, dont en premier lieu les scolaires, viennent y chercher des témoignages de l’histoire de l’État (comme les statues ici présentes), y rencontrer les élus, y participer à des cérémonies. Le tout gratuitement, le surnom des capitoles étant, malgré la « richesse » de leur décor, The People’s Place (Le lieu du peuple). Ici, dans le capitole d’Helena, Montana (28 190 hab.), la dame au premier plan pose son appareil au centre géométrique de l’édifice pour photographier l’intérieur du dôme du capitole - un grand classique -, tandis que deux autres admirent ce même dôme, et qu’un visiteur consulte la brochure explicative du monument qui en rappelle les hauts faits.

6. Capitole et contre-pouvoir

En avril 2011, des « contestataires » (altermondialistes surtout) occupaient pacifiquement les marches du grand hall du capitole d’Olympia, Washington. Ils protestaient contre l’inégale répartition des richesses et contre le « grand capital », et militaient pour la syndicalisation des travailleurs et pour la baisse des taxes.
Les capitoles accueillent de fait tous les groupes qui le souhaitent, évitant simplement de recevoir le même jour deux groupes antagonistes.

7. Un pouvoir économique très spécifique - 1

Le statut de capitale attire certaines activités : le domaine juridique, les imprimeries pour les journaux officiels, et quelques activités financières. Helena, Montana est la plus petite ville du pays à bénéficier d’une implantation de la Banque Fédérale. Créé en 1913, le Federal Reserve System (public et privé à la fois) compte, outre son siège à Washington, 12 banques régionales réparties selon la distribution de la population en 1910. La Banque d'Helena est une succursale de celle de Minneapolis, localisée à l'ouest de son aire d'influence. C’est en 1921 qu’Helena fut choisie, grâce à son lobbying et à sa grande richesse minière ; elle était à l'époque considérée comme la ville la plus riche du monde par habitant.
(N.B. : le bâtiment à minaret est une salle de spectacle municipale et non une mosquée !).

8. Un pouvoir économique très spécifique - 2

La présence de sièges d’associations étatiques est un indicateur de l’attractivité de la capitale. Ici, le siège étatique de la Kansas Chiropractic Foundation, une association médicale, est situé à un jet de pierre du capitole de Topeka, Kansas (127 473 hab.) dont on aperçoit le dôme. Les capitales abritent aussi un grand nombre d’hôtels et de motels pour loger les membres de ces associations, ainsi que le personnel politique. En effet, du fait de la faible taille de ces villes, la plupart n’habitent plus sur place à la différence d'il y a un siècle et pendulent entre leur domicile et la capitale pendant la session législative.
Ces sessions sont limitées dans le temps (entre deux et cinq mois par an, quelques États n’organisant même que des sessions biennales), ce qui confère à ces petites capitales un rythme de fonctionnement très contrasté, bien plus placide – voire atone – lors des longues périodes entre les sessions.

9. Capitales et économie : où est le vrai pouvoir ?

Cette image aérienne de l’emprise ferroviaire à Cheyenne, Wyoming (59 466 hab.) à son apogée au milieu des années 1930 - la rotonde, le dépôt et les ateliers de la compagnie Union Pacific - montre le poids primordial que les chemins de fer ont longtemps joué dans la capitale du Wyoming, tant par la main-d’œuvre employée que dans l'espace occupé et dans la vie politique. Causes de sa création en 1867, derrière son choix comme capitale, les chemins de fer ont fourni la majorité des emplois pendant presqu'un siècle. Aujourd’hui, Cheyenne regrette presque cette situation, ses élites économiques (et politiques) se plaignant de la trop forte proportion d’emplois liés à l’État dans la ville.

10. Un pouvoir surtout symbolique

Les capitales disposent du fait de leur statut d’un pouvoir symbolique important. Les mouvements de préservation de leur patrimoine matériel et immatériel y sont donc particulièrement forts.
Être une petite capitale, c’est-à-dire avoir été « préservé » des effets de la croissance liée à l’industrialisation, permet, surtout pour une ville créée en 1649 comme Annapolis, Maryland (38 394 hab.), de disposer de bâtiments historiques : outre le capitole et les bâtiments publics, les maisons des riches législateurs de l’époque. C'est pourquoi ces villes furent à l'avant-garde du mouvement de patrimonialisation aux États-Unis, à l'exemple de Historical Annapolis, association de sauvegarde du patrimoine de la ville fondée en 1952. Elle fut si « innovante » (cf. texte) dans ses méthodes, qu’elle y gagna le surnom d’Hysterical Annapolis (Potter, 1994. On peut toutefois trouver dans ce surnom des relents d’un sexisme peu inhabituel en politique, car l’association fut co-fondée et longtemps présidée par une femme, Anne St. Clair Wright, l’une des figures majeures de la patrimonialisation aux États-Unis).

11. Paysages ordinaires - 1

Les capitales d’État sont aussi des villes américaines parmi d’autres, avec leurs quartiers privilégiés, leurs quartiers historiques – surtout sur la côte Est -, comme ici à Dover, Delaware (36 047 hab.), fondée en 1683 par William Penn. On y trouve, à proximité immédiate du « campus législatif », des maisons anciennes (fin XVIIIe-XIXe s.) parfaitement entretenues et habitées par l’élite de la ville, autour d’une place ombragée, The Green. C’est là que le Delaware vota pour ratifier la Constitution : premier État à le faire, il y gagna le surnom de First State - Premier État. Des événements s’y tiennent tels les festivités du 4 juillet et de Noël, les Old Dover Days, ou des concerts au printemps et en été. Ce lieu témoigne de la patrimonialisation du pays, qui a connu un grand essor à partir de la célébration du bicentenaire de la Déclaration d’Indépendance en 1976. Ce n’est donc pas un hasard s'il a été désigné comme District Historique National en 1977. Depuis 2013, il fait partie du Parc Historique National du Premier État, qui le gère en coopération avec le Service des Parcs Nationaux.

12. Paysages ordinaires - 2

Les capitales ont aussi leurs quartiers pauvres et la ségrégation est loin d’en être absente. Ici, à Pierre, Dakota du Sud, un bâtiment de briques classique de la période pionnière (seconde moitié du XIXe siècle) abrite un prêteur sur gages (pawn shop). À Pierre, la plupart des pauvres sont issus de la minorité amérindienne (11 % de la population) : le pouvoir y reste fermement aux mains des Blancs.

 

 

Notes

Pour compléter :

  • Debarbieux B., 1995, « Le lieu, le territoire et trois figures de rhétorique », L’Espace géographique, n°2, p. 97-112.
  • Goodsell C.T., 2001, The American statehouse: Interpreting democracy’s temples, Lawrence: The University Press of Kansas.
  • Montès C., 2004, La délimitation des États des États-Unis, entre damier et patchwork, Géocarrefour, Vol. 79, n°2, p.115-121.
  • Montès C., 2011,  Les capitales d'État des États-Unis : small is powerful ?, Café géographique de Lyon, 16 février 2011.
  • Montès C., 2013, Les petites villes aux États-Unis, Canada, Mexique, entre déclin, métropolisation et patrimonialisation, in Lemarchand P. (dir), L’Amérique du Nord. Un Atlas, Paris : Atlande, pp. 119-126.
  • Montès C., 2014,  American Capitals. A Historical Geography, Chicago: The University of Chicago Press, 408 p.
  • Potter, P.B., 1994, Public archeology in Annapolis: A critical approach to history in Maryland’s ancient city, Washington, D.C.: Smithsonian Institution Press.
 

 

Christian MONTÈS,
professeur de géographie, UMR 5600, Université de Lyon (Lyon 2),

conception et réalisation de la page web : Marie-Christine Doceul,

pour Géoconfluences, le 7 juillet 2015.

Pour citer cet article :  

Christian Montès, « Les petites capitales des États-Unis, quel pouvoir ? », Géoconfluences, juillet 2015.
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-regionaux/etats-unis-espaces-de-la-puissance-espaces-en-crises/corpus-documentaire/les-petites-capitales-des-etats-unis-quel-pouvoir