(P)réserver l’environnement aux États-Unis, géohistoire du rapport ambigu d’une société à son territoire
Marine Bobin, docteure en anthropologie, ingénieure de recherche - laboratoire Cesdip
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Les États-Unis sont les deuxièmes plus gros pollueurs du monde après la Chine, notamment en raison de l'agriculture intensive, de l'utilisation des hydrocarbures, et d’un niveau de vie fondé sur une consommation toujours croissante. Produisant 14 tonnes de CO2 par habitant (c’est-à-dire deux fois plus qu’en Europe), ils sont classés au 12e rang mondial en émissions de CO2 par habitant, juste derrière les pays de la péninsule arabique (Statista, 2023). Avec seulement 4 % de la population mondiale, ils émettent 24 % des émissions mondiales de CO2 liées à l’énergie.
Les États-Unis sont aussi le lieu de naissance de l’écologie politique. Ainsi, la question environnementale y est traitée sur le mode du paradoxe : la préoccupation écologiste est largement répandue, comme le montre aujourd’hui l’importance de la dimension « verte » des dispositions prises par le Président Joe Biden dans la Loi sur la Réduction de l'Inflation (Inflation Reduction Act - 2022) qui prévoit notamment un fonds de 27 milliards de dollars pour la réduction des gaz à effet de serre. Mais les entreprises en quête de nouvelles ressources continuent à détourner la réglementation environnementale et les interdictions d’exploiter les terres fédérales (qui représentent 30 % du territoire étatsunien) afin d’y trouver des richesses potentielles. Cette tension permanente entre projets environnementaux et lobbies industriels apparaît régulièrement en pleine lumière, d’autant plus dans un contexte de polarisation accrue du paysage politique et social étatsunien. Cet article analyse la construction de ce rapport paradoxal à la question environnementale. Dans une première partie, il montre comment ce paradoxe façonne la construction du territoire étatsunien dès le XIXe siècle, alors que la colonisation progresse à travers la mise en exploitation des ressources naturelles d’une part, et la construction du mythe de la wilderness d’autre part. Cette notion, que l’on peut traduire en Français par « nature sauvage et primitive » se trouve en effet au cœur de ce rapport paradoxal : dans l’esprit étatsunien, la wilderness est à la fois à domestiquer, à exploiter et à protéger. La deuxième partie s’intéresse aux années 1960 et 1980 et à l’émergence de l’écologie politique étatsunienne dans le contexte de grandes catastrophes environnementales. Enfin la troisième partie se penche sur le cadre historique des lois environnementales étatsuniennes, qui, si elles ont trouvé par la suite des applications dans le monde entier, restent fragiles face aux logiques prédatrices.
1. La maîtrise des grands espaces étatsuniens : exploitation des ressources et protection de la nature
La question de la maîtrise de territoires vastes et riches en ressources naturelles a été au cœur de la construction du territoire étatsunien. La maîtrise de l’immensité s’est ainsi appuyée d'un côté sur l'exploitation intensive des ressources pour répondre aux besoins croissants de développement économique et industriel d’une nation en expansion au cours du XIXe siècle, et de l'autre, sur la prise de conscience progressive de la nécessité de protéger ces espaces naturels uniques, en raison de leur valeur intrinsèque, mais aussi pour garantir leur pérennité pour les générations futures.
1.1. Un rapport extractiviste à la nature
Le rapport extractiviste à la nature s’enracine dans l’histoire de la colonisation par les Européens. Les débuts de la colonisation, au XVIIe et XVIIIe siècle, sont marqués par les premiers défrichements sur la côte est, notamment pour les cultures (maïs, blé, tabac). Au début du XIXe siècle, la conquête de l’Ouest entraîne une augmentation significative de la déforestation : les forêts sont défrichées pour fournir du bois de construction et du combustible. L'industrie du bois se développe alors rapidement, en particulier dans des régions comme les Grands Lacs, la côte nord-ouest et le Sud-Est. C’est ensuite avec l’industrialisation que l’exploitation forestière connait une progression importante. Des quantités massives de bois sont débitées pour soutenir les industries de la construction, des chemins de fer et de l'exploitation minière, entraînant une déforestation généralisée. Par exemple, le Michigan était couvert de forêt à 95 % avant l’arrivée des Européens. Dans cet État, premier producteur de bois des États-Unis de 1870 à 1900, la plupart des forêts sont coupées à blanc pendant cette période. Les espaces déforestés deviennent des espaces-déchets, wastelands en anglais (Dwyer, 2018), surtout sur les surfaces en pente où l’érosion emporte les sols et provoque le phénomène des badlands.
Document 1. La coupe claire, un usage extractiviste des milieux forestiersPaysage commun dans le Michigan au XIXe siècle. Source : Archives nationales des États-Unis, domaine public. |
Aujourd’hui, le couvert forestier est revenu à 50 % avec les efforts de conservation depuis le début du XXe siècle, notamment la création du U.S. Forest Service en 1905, puis avec la mise en œuvre d’une sylviculture durable depuis les années 2000 (production de bois mais aussi protection des habitats, des bassins versants, de la biodiversité et développement des loisirs). Aujourd’hui, ce sont surtout les États de l’Oregon et de Washington au nord-ouest, ainsi que les États du sud comme la Géorgie et l’Alabama qui fournissent la plupart de la production de bois étatsunienne. Seuls 13 % des forêts étatsuniennes sont certifiées par des labels décernés, quand la moitié des forêts canadiennes ou d’Europe centrale le sont. En effet, les 43,7 millions d'hectares de forêts fédérales disponibles pour la production de bois ne sont pas certifiées auprès des labels internationaux comme le Forest Stewardship Council (FSC) ou le Programme for the Endorsement of Forest Certification (PEFC). Une étude de l'Institut Pinchot sur cinq forêts nationales a ainsi conclu que « les pratiques de gestion de ces forêts publiques sont généralement conformes aux normes de certification existantes, mais qu'il existe des défis importants en matière de conservation [liés à] des limites en termes de personnel et de ressources » (Voir The State of America's Forests).
Document 2. Place des États-Unis dans la production mondiale de ressources minérales
Sources : USGS, Statista. |
Document 3. La production d’or aux États-Unis 1840–2023 : le boom minier depuis les années 1990 surpasse largement la « ruée vers l’or » historique |
Les États-Unis sont riches en ressources minérales diverses : or, argent, cuivre, fer, mais aussi charbon, uranium, phosphate entre autres (document 2). Le cas de l’exploitation de l’or est sans doute le plus connu, notamment parce qu’elle a contribué au développement de l'Ouest américain, une histoire largement représentée dans la culture populaire (par exemple à travers les westerns comme La Conquête de l’Ouest [How the West was Won], sorti en 1962).
Les Amérindiens exploitaient l’or bien avant l'arrivée des Européens, pour la fabrication de bijoux, d’ornements et lors de rituels religieux. Ce métal avait une valeur culturelle et cérémonielle significative pour de nombreux peuples autochtones. Les débuts de la production commerciale d'or par des colons remonte à 1804, avec de premiers rapports de production émanant de Caroline du Nord. Des découvertes ont ensuite lieu le long des Appalaches, jusqu'en Alabama. Puis, la production de l'Est diminue dans les années 1840, les réserves s'amenuisant et les découvertes dans l'Ouest ayant attiré les mineurs expérimentés. Les booms miniers en lien avec la ruée vers l’or du milieu du XIXe siècle en Californie multiplient la production d'or par plus de 50 (document 3). Ils conduisent aussi au développement de villes et de régions entières : d’un bourg d’à peine 1 000 habitants en 1848, San Francisco devient une ville de plus de 25 000 habitants en 1849. Mais c’est depuis les années 1990 que se produit le boom minier le plus spectaculaire et que la production d’or connaît sa plus forte croissance (Craig et Rimstidt, 1998, USGS, 2024), sous l’effet de plusieurs facteurs : augmentation du prix (850 dollars pour 30g), droit de posséder l’or sous forme de lingots affirmé en 1975, évolution des technologies d'extraction et de traitement des minerais à faible teneur - qui encouragent de nouvelles activités d'exploration et d'exploitation.
L'exploitation minière a donc joué un rôle crucial dans l'histoire des États-Unis, et ce dès les débuts de la colonisation européenne. Aujourd’hui, la loi fédérale continue d’être favorable à l’exploration et à l’exploitation minière notamment à travers le General Mining Act de 1872 qui permet l’accès aux gisements miniers sur les terres fédérales à tout individu, sans aucune imposition. Toujours en vigueur, cet acte entre en contradiction avec les régulations environnementales progressivement mise en place depuis les années 1970.
Document 4. La mine de cuivre à ciel ouvert de Morenci, Arizona |
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Elle figure parmi les plus grandes mines de cuivre des États-Unis et du continent américain. Avec des dimensions de 5,4 km sur 7,4 km, et une profondeur moyenne de 1,4 km, elle produit 360 000 tonnes de cuivre par an. Clichés d’Anne-Lise Boyer, 2016. |
→ Lire aussi : Anne-Lise Boyer, « Image à la une : Green Valley, Arizona : vivre vieux et heureux au pied d’une mine à ciel ouvert », Géoconfluences, décembre 2016. |
Les États-Unis sont dépendants au pétrole. Le forage du premier puits de pétrole au monde, pour exploitation commerciale, a lieu à Titusville, en Pennsylvanie, en 1859. Les débuts de l'industrie pétrolière aux États-Unis sont d’abord centrés sur la Californie et surtout le Texas qui joue un rôle crucial dans le développement de l'industrie pétrolière. La découverte de gisements de pétrole au début du XXe siècle dans l’État déclenche un boom pétrolier, entraînant une augmentation des activités de forage et la création des grandes compagnies pétrolières comme Texaco (aujourd’hui appartenant au californien Chevron) ou ExxonMobil. Dans les années 1960, la découverte de pétrole en Alaska, à Prudhoe Bay, aujourd’hui l'un des plus grands champs pétrolifères d'Amérique du Nord, marque le début d'une production pétrolière qui vient complètement remodeler l'économie de l'Alaska, fondée jusque-là sur la pêche, les activités minières, l’exploitation forestière et le trappage des animaux à fourrure. Depuis les années 1980, les recettes pétrolières ont permis de financer la grande majorité des services publics de l'Alaska.
Document 5. La production de pétrole et de gaz aux États-Unis en 2021Source : extrait de Laurent Carroué, « La révolution du gaz et du pétrole de schiste aux États-Unis : enjeux technologiques, territoriaux et géostratégiques », Géoconfluences, juin 2022. Pour voir ou télécharger la carte en grand format, cliquez ici. |
À partir des années 2000, le secteur des hydrocarbures étatsunien connait une évolution importante autour du développement de la fracturation hydraulique, ou fracking. Ce procédé a permis d'extraire du pétrole et du gaz naturel de formations schisteuses auparavant inaccessibles, libérant ainsi de vastes réserves dans des régions comme le Dakota du Nord (formation de Bakken), ou le bassin permien au Texas et au Nouveau-Mexique (Carroué, 2022). Les impacts environnementaux associés à la fracturation sont une source majeure de controverse. Par exemple, les opérations de fracturation nécessitent d'importantes quantités d'eau, ce qui peut mettre à rude épreuve les réserves locales, en particulier dans les régions arides. La fracturation implique aussi l'injection de produits chimiques et de sable dans les formations rocheuses souterraines pour libérer le pétrole et le gaz, ce qui cause des problèmes de contamination des nappes phréatiques.
Sur le pétrole et le gaz de schiste, lire aussi : → Laurent Carroué, « La révolution du gaz et du pétrole de schiste aux États-Unis : enjeux technologiques, territoriaux et géostratégiques », Géoconfluences, juin 2022. |
Aujourd'hui, les États-Unis sont le principal producteur de pétrole et de gaz du monde. C’est le résultat d’exhortations politiques dans le but d'assurer l'indépendance énergétique du pays. L’intrication entre monde du pétrole et sphères de pouvoir est importante aux États-Unis : les liens de George W. Bush (2001-2009) avec l'industrie pétrolière, qu'il s'agisse de son parcours personnel – il travaillait dans l’industrie du pétrole texane avant d’entrer en politique – ou de ses décisions en tant que président (controverse autour de la guerre en Irak et des intérêts pétroliers étatsunien ; augmentation de la production nationale de pétrole, notamment en ouvrant davantage de terres fédérales et de zones offshore à la prospection et au forage de pétrole et de gaz). Plus récemment, Donald Trump (2016 - 2020) a nommé sous sa présidence des personnes ayant des liens avec l'industrie des combustibles fossiles à des postes clés de son administration. Par exemple, son premier secrétaire d'État, Rex Tillerson, était l'ancien PDG d'ExxonMobil, l'une des plus grandes compagnies pétrolières au monde.
La surexploitation des ressources en eau : des enjeux de quantité (pénurie) et de qualité (pollutions)
Les ressources en eau étatsuniennes sont largement exploitées, pour l’approvisionnement en eau potable, les activités industrielles et surtout l’agriculture : selon l'U.S. Geological Survey, l'irrigation représente environ 42 % du total des prélèvements d'eau douce du pays.
Au début du XXe siècle, les premiers grands projets d’infrastructures hydrauliques sont implantés aux États-Unis, sous la présidence Roosevelt (1933-1945) dans le cadre du New Deal. En 1933, la Tennessee Valley Authority est le premier exemple de gestion de l’eau à l’échelle du bassin versant. Créée dans le but d’aider au développement de la vallée du Tennessee durement touchée par la crise économique, elle voit la construction de seize barrages dans le cadre d’un des plus grands programmes de construction hydroélectrique des États-Unis qui vise à contrôler les inondations et à fournir une électricité peu chère.
À l’Ouest, en 1935, le barrage Hoover est construit sur le fleuve Colorado pour des raisons similaires de mise en valeur économique de territoires marginalisés : à son inauguration, c’est le plus grand barrage du monde. Aménagé par quinze barrages, dont deux ferment les deux plus grands réservoirs des États-Unis, le lac Mead et le lac Powell, le fleuve Colorado est surexploité. Il dessert 7 États étatsuniens (Wyoming, Colorado, Utah, Nouveau-Mexique, Nevada, Arizona et Californie), 2 États mexicains (Basse-Californie et Sonora) et 34 nations amérindiennes, ce qui représente aujourd’hui 40 millions de personnes et 2 millions d’hectares de terres agricoles. 80 % de l’eau du Colorado est utilisée à des fins agricoles : 56 % vont à la production d’alimentation pour le bétail (luzerne, foin, graminées, ensilage de maïs), 24 % pour d’autres cultures comme le coton, le blé ou le maïs ; 21 % pour les villes et les activités industrielles. Par exemple, le canal du Central Arizona Project transporte l’eau du Colorado vers les villes de Phoenix (5 millions d’habitants) et de Tucson (1 million d’habitants), et les champs irrigués de l’Arizona centrale où l’on trouve principalement des cultures fourragères et de coton. À part lors de lâchers d’eau artificiels, le Colorado n’atteint plus aujourd’hui son embouchure dans le golfe de Californie. Sur-alloué aux différents usagers agricoles et urbains du bassin, aujourd’hui fortement affecté par le changement climatique qui marque la diminution du manteau neigeux en amont sur les Rocheuses, le Colorado subit une situation de pénurie qui oblige les usagers à réduire leurs consommations d’eau et les États riverains à renégocier leur part allouée. En Arizona, qui perd 20 % de son allocation en eau du Colorado, les agriculteurs et la croissance périurbaine de métropoles attractives comme Phoenix s’en trouvent fortement affectés (Boyer et al., 2022).
Document 6. Les eaux du Colorado, surexploitées |
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6a. Le canal du Central Arizona Project à Scottsdale, dans la banlieue de Phoenix. Construit à partir de 1968 et terminé en 1992, il permet à l’État d’Arizona de capter une partie des eaux du Colorado. D’une longueur de près de 500 km, en montée, il correspond en fait à tout un système d’aqueducs, de tunnels, de canaux et de stations de pompage. Cliché d’Anne-Lise Boyer, mars 2022. |
6b. Les dernières eaux du Colorado en aval du barrage de Morelos qui marque la frontière États-Unis–Mexique (Yuma/Los Algodones). La répartition des eaux du fleuve, l’un des plus exploités au monde, a conduit à son assèchement et il n’atteint plus aujourd’hui son embouchure. Il est artificiellement endoréique. Cliché d’Anne-Lise Boyer, mars 2019. |
De plus, l'épuisement des eaux souterraines, c’est-à-dire la baisse à long terme du niveau de l'eau causée par les pompages soutenus dans les nappes, est un problème majeur aux États-Unis. C’est le cas de l'aquifère d'Ogallala dans les Grandes Plaines qui s'étend principalement sous le Nebraska, le Kansas, l'Oklahoma, le Texas et le Nouveau-Mexique. Cet aquifère est une ressource vitale pour l'irrigation de la grande agriculture. Au fil des ans, l'extraction a dépassé le taux de recharge naturelle, entraînant une baisse des niveaux d'eau jusqu’à causer l’épuisement d’un grand nombre de puits. De plus, les pompages excessifs ont contribué à détériorer la qualité des eaux souterraines : en raison de la diminution de la capacité de filtration naturelle, les parties peu profondes de l'aquifère sont devenues plus vulnérables à la contamination par des polluants issus des intrants agricoles et de l’extraction d’hydrocarbures. À mesure que le niveau de la nappe phréatique baisse, les agriculteurs doivent faire face à une augmentation du coût des puits plus profonds, à un pompage plus énergivore et à une réduction générale de la disponibilité de l'eau. Dans certaines régions, l'agriculture irriguée a cédé la place à des cultures adaptées au zones arides (comme le sorgho) ou à des pratiques plus économes en eau (irrigation au goutte-à-goutte, jachères).
La pollution des cours d’eau est enfin un défi auquel font face de nombreuses régions des États-Unis : la rivière Ohio (pollutions industrielles, mercure, PCBs), le fleuve Mississippi (rejets agricoles, pollutions industrielles et chimiques) et la rivière Tennessee (pollutions industrielles, mercure, déversement de cendres de charbon) sont souvent classées parmi les cours d’eau les plus pollués du pays. Dans le Michigan, après des décennies de rejets industriels par General Motors et ses fournisseurs, la rivière Flint est fortement polluée depuis les années 1960. C’est pour cette raison que la ville de Flint se tourne vers Detroit et le lac Huron pour son approvisionnement en eau potable. Cependant, au printemps 2014, sous la pression financière, alors que la ville est au bord de la faillite, le système d’approvisionnement en eau potable est finalement reconnecté à la rivière Flint. La ville traite l’eau à grand renfort de chlore, ce qui vient augmenter la corrosion des canalisations : l’eau courante de la ville est saturée en plomb, avec des analyses qui vont jusqu’à trouver des niveaux de 397 microgrammes de plomb par litre (pour un seuil autorisé de 10 et 15 microgrammes par litre). Ce scandale sanitaire, en 2016, représente un tournant dans la prise en compte des enjeux de justice environnementale (voir partie 3).
L’exploitation prédatrice des ressources naturelles a culminé dans la deuxième moitié du XIXe siècle aux États-Unis, sous des formes diverses, et elle se poursuit aujourd’hui. Pour autant, en lien avec le mythe de la wilderness, les États-Unis ont aussi inventé précocement des politiques de protection de la nature, avec la délimitation d’aires protégées dès le XIXe siècle.
1.2. La Wilderness : conservation et préservation de la nature
La notion de wilderness, que l’on peut traduire en Français par « nature sauvage et originelle », est caractéristique du rapport à la nature en Amérique du Nord (Arnould et Glon, 2006 ; Saumon, 2022). Forgé dans le contexte de la conquête de l’Ouest, le concept culturel de wilderness est porteur d’une dimension à l’origine religieuse (protestante et puritaine en particulier) : la nature sauvage est considérée comme un lieu où l'on recherche une révélation spirituelle et le renouveau, dans un Eden retrouvé où l'on peut se reconnecter au divin et au monde naturel, loin des distractions de la civilisation urbaine, associée au péché. Le concept traduit la nécessité à la fois de dominer et de préserver ces espaces sauvages, hostiles mais aussi grandioses. Il donne lieu au XIXe siècle à la création des premiers parcs nationaux et à une littérature environnementaliste – H.D. Thoreau, J. Muir, R.W. Emerson – aujourd'hui critiquées pour leur contribution à l'effacement de la présence des populations autochtones sur ces terres.
Les premiers parcs nationaux et la naissance de la conservation de la nature
En 1872, l'État fédéral crée le premier parc national au monde : Yellowstone, qui couvre 8 983 km² à cheval sur les États du Wyoming, de l’Idaho et du Montana. Il se situe dans les montagnes Rocheuses, sur un haut plateau volcanique à une altitude moyenne de 2 350 m, et il est traversé par la ligne de partage des eaux entre l’Atlantique et le Pacifique. Les premiers explorateurs parcourent le parc en 1809. Leurs rapports et leur documentation scientifique sur les caractéristiques géologiques et naturelles de la région (geysers, cascades, nombreux troupeaux de bisons) suscitent l'intérêt et la curiosité du public. Dès le XIXe siècle, Yellowstone jouit d’une renommée précoce et attire des visiteurs fortunés venus de la côte Est. Les parcs nationaux sont ainsi créés « pour le plaisir, l'éducation et l'inspiration des générations actuelles et futures » ((Voir le site internet du National Park Service, « About Us ».)), dans une démarche de conservation de la nature qui vise à concilier protection et développement local, en lien aussi avec le contrôle d’un territoire nouvellement conquis. La création de ces aires protégées, dans un périmètre de protection aux limites claires, doté d’un cahier des charges garanti par l’État fédéral, est une nouveauté. À Yellowstone, c'est d’abord l'armée qui est chargée de la protection du parc. Ce n'est qu'en 1916, avec l'adoption du National Park Service Organic Act, que le National Park Service (NPS) est créé pour superviser le nombre croissant de parcs et de monuments nationaux. Avec la création du Service des parcs nationaux, le rôle des gardes (park rangers) commence à se formaliser. En 1917, sont engagés les premiers gardes officiels pour superviser le parc national de Yellowstone et d'autres parcs nationaux : ils sont chargés de l'application de la loi, de la gestion des ressources, des services aux visiteurs et de l'animation scientifique à destination des publics.
À Yellowstone, le premier hôtel est construit en 1904, un circuit de 500 km de routes panoramiques qui relient les différentes curiosités du parc est ensuite mis en place entre 1933 et 1941. En 1978, Yellowstone est inscrit sur la Liste du patrimoine mondial de l’humanité (Laslaz et al., 2012). D’après le National Park Service, qui peut effectuer un décompte précis de la fréquentation des parcs puisque les entrées en sont gardées et payantes, c’est le troisième parc le plus visité du pays après Zion National Park en Utah et le Grand Canyon en Arizona, avec 4,8 millions de visiteurs en 2021.
Ces parcs de l’Ouest des États-Unis jouent un rôle de poids dans la construction d’une représentation collective des nations fondée sur la nature, qui va se développer de pair avec les intérêts économiques du tourisme (Depraz et Héritier, 2012). Les parcs nationaux sont souvent promus de manière similaire aux parcs à thème, avec des campagnes publicitaires mettant en valeur les paysages, les aventures en plein air et les expériences uniques qu'ils offrent, ce qui attire un large éventail de visiteurs en quête de divertissement et d'évasion. Ils sont particulièrement bien équipés pour une large accessibilité, avec des centres d'accueil des visiteurs, des sentiers bien entretenus, des aires de pique-nique et des installations de camping. Aujourd’hui, le National Park Service gère 63 parcs nationaux ainsi que plus de 350 sites (National Recreation Areas, National Historic Sites, National Monuments, National Historic Trails, etc), ce qui correspond en tout à 34 millions d’hectares de territoires protégés, et 325,5 millions de visiteurs en 2023.
Le Sierra Club et la préservation de la nature
En 1892, l’une des toutes premières associations non gouvernementales de protection de l’environnement est fondée à San Francisco, le Sierra Club, qui compte aujourd'hui 3,8 millions d'adhérents et dont le budget s’élève à près de 80 millions de dollars.
C’est John Muir, considéré aujourd’hui comme l’un des pionniers du mouvement écologiste qui crée le Sierra Club. Le but de l’organisation est d’abord d'explorer et de protéger les montagnes de la Sierra Nevada en Californie. Le club organise d’abord des excursions et plaide en faveur de la création de parcs nationaux, notamment celui de Yosemite, qui d’un parc étatique créé en 1864, devient Parc National en 1890. Sous l’égide de Muir, le Sierra Club se distingue par son orientation préservationniste plutôt que conservationniste (document 7) et met de ce fait l'accent sur la préservation, c’est-à-dire la « mise sous cloche », des écosystèmes considérés comme « vierges », la protection de la biodiversité et le maintien de l'intégrité des espaces naturels.
Document 7. Principales différences entre les paradigmes de conservation et de préservation de la nature, développés à la fin du XIXe siècle aux États-Unis
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Pourtant, ces espaces « vierges » ne sont rien d’autre que des terres vidées de leurs habitants autochtones, dont on nie et l’existence et le rôle majeur dans la genèse des paysages (par les activités agricoles traditionnelles, le feu, la chasse et la cueillette qui entraine une sélection des espèces). Par exemple, la création du parc national de Yosemite a entraîné le déplacement de communautés amérindiennes (principalement le peuple Ahwahneechee) de leurs terres ancestrales, selon la logique du colonialisme vert. Déjà, au milieu du XIXe siècle, l'arrivée des colons européens dans la région a provoqué des conflits entre les nouveaux arrivants et les communautés amérindiennes. La ruée vers l'or en Californie a encore intensifié ces conflits et a conduit au déplacement et à la marginalisation de ces populations à partir des années 1850. Ces processus ne sont pas propres à la Californie. Il s'agit bien d'un modèle plus large de dépossession des terres et d'imposition d'un colonialisme de peuplement qui a affecté la plupart des peuples autochtones aux États-Unis.
Aujourd’hui de nouveaux efforts sont entrepris par le National Park Service pour remédier à ces dynamiques d’exclusion. La proclamation des deux buttes de Bears Ears (Utah) comme monument national en est un exemple. En juillet 2015, cinq nations amérindiennes, Ute Mountain (en Utah), Ute Indian (au Colorado), Hopi, Zuni et Navajo (en Arizona), qui considèrent Bears Ears comme un territoire sacré, ont fondé la Bears Ears Inter-Tribal Coalition. Ils demandaient la protection de cette zone contre la profanation des sites culturels et les industries extractives. Leurs revendications ont été entendues et en 2016 Barack Obama a proclamé comme monument national la zone de Bears Ears qui a donc été le premier monument national créé à la demande d'une coalition de nations tribales. En 2017, Donald Trump l’ampute de 85 % de sa superficie afin d’ouvrir cette zone aux intérêts miniers. En 2022, l’agence fédérale a enfin signé avec la coalition intertribale un agrément de cogestion de la zone protégée de Bears Ears National Monument en Utah. L’objectif affiché étant de veiller à ce que l'expertise tribale et les perspectives traditionnelles restent au premier plan.
Le Sierra Club, quant à lui, a souvent été critiqué pour son manque de diversité et de représentation des communautés touchées par les questions environnementales (quartiers défavorisés, populations autochtones, hispaniques ou africaines-américaines). En 2020, dans le contexte de l’émergence du mouvement Black Lives Matter après la mort de George Floyd et d’une prise de conscience renouvelée autour du suprémacisme blanc, le Sierra Club publie une déclaration dans laquelle il reconnaît un long héritage de pratiques discriminantes et racistes pour s'engager à porter des changements dans un mouvement environnementaliste qui reste encore largement blanc, urbain et élitiste. L’association a notamment pris des mesures pour accroître la diversité au sein du personnel et des bénévoles. Son président depuis 2020 est originaire de Porto Rico et affirme s'engager auprès d’organisations locales portées par des militants issus des minorités et promouvoir la justice environnementale.
2. La naissance du militantisme écologiste aux États-Unis
Malgré les efforts de protection précoces décrits ci-dessus, qui dans l’ensemble sont surtout à l’origine de la mise en place d’une logique de compensation sur le territoire étatsunien – protéger ici, pour pouvoir exploiter ailleurs –, plusieurs catastrophes écologiques surviennent aux États-Unis. Dans les années 1960, celles-ci ont joué un rôle important dans la naissance du mouvement environnementaliste, dans le pays, mais aussi à l’échelle mondiale. Elles ont notamment contribué à sensibiliser le public – et les politiques – à la nécessité de réguler les activités industrielles pour protéger l’environnement et les populations locales.
2.1. La crise écologique et l’émergence de l’écologie politique
L’écologie politique, comme projet de transformation des rapports sociaux des humains à la nature, émerge aux États-Unis à la fin des années 1960. En 1962, Rachel Carson publie son livre Printemps silencieux. Toujours considéré comme un ouvrage fondateur du mouvement écologiste, il met en évidence les effets nocifs des pesticides sur l'environnement et la faune, notamment sur les oiseaux. À la suite de cet ouvrage, les inquiétudes se multiplient quant à leur utilisation généralisée et à leurs conséquences écologiques, ce qui conduit à des appels en faveur d'une réglementation des produits chimiques. Dans les années 1960, le lac Érié, principalement situé en Ohio pour sa partie étatsunienne, est déclaré biologiquement « mort », étouffé par un processus d'eutrophisation dû aux rejets de phosphore (engrais, détergents, etc.). En juin 1969, à Cleveland, la rivière Cuyahoga, l’un des affluents du lac, encombrée de débris et gravement polluée par des déversements de dérivés pétroliers, prend feu. Cet épisode dit des « incendies de rivières » constitue aussi un tournant, et influence fortement le passage des lois de protection de la qualité de l’eau aux États-Unis. En 1969 toujours, la côte Pacifique est victime d’une marée noire qui voit se déverser plus de 10 millions de litres de pétrole sur les plages de Santa Barbara en Californie. Cet évènement reste aujourd’hui la troisième plus grande marée noire des États-Unis après celles de Deepwater Horizon dans le Golfe du Mexique en 2010 et celle de l’Exxon Valdez au large de l’Alaska en 1989. Il conduit notamment au passage de la loi Californienne sur la Qualité de l’Environnement (California Environmental Quality Act) et à la création de la Commission Côtière Californienne. À l’échelle nationale, la marée noire de Santa Barbara est considérée comme l’évènement fondateur de la Journée de la Terre ou « Earth Day », organisée pour la première fois le 22 avril 1970 dans tous les États-Unis autour de rassemblements, de programmes éducatifs, de campagnes de nettoyage et de plantations d’arbres. L'événement rencontre un grand succès et bénéficie d'une couverture médiatique importante. Le premier Earth Day contribue ainsi fortement à la prise de conscience écologique du grand public. Les années 1970 sont marquées par une vague de protestations contre la pollution causée par les activités industrielles. Les militants et les citoyens concernés organisent des manifestations pour sensibiliser le public à ses effets néfastes sur la santé humaine et l'environnement (voir encadré 1).
Par ailleurs, à la suite de l’historique Sierra Club, les États-Unis sont le berceau d’ONG environnementales qui opèrent à l’échelle mondiale, comme The Nature Conservancy (1951) avec plus d’un million de bénévoles dans le monde entier, l’Environmental Defense Fund (1967) accrédité auprès de l’ONU et avec un budget de près de 500 millions de dollars, ou encore la branche étatsunienne du World Wildlife Fund, établie dès 1961. L’association Greenpeace est née à Vancouver, au Canada en 1972, et entretient dès sa naissance des liens forts avec le Sierra Club étatsunien autour de l’opposition aux essais de bombes nucléaires au large de l’Alaska.
En revanche, ces ONG ne sont pas exemptes des paradoxes qui animent la relation étatsunienne à la protection de la nature. En effet, en 2014, dans son livre Tout peut changer, la journaliste Naomi Klein montrait comment The Nature Conservancy, dont le mode opératoire consiste à acquérir des terres pour les protéger, continuait d’obtenir des revenus d’un puits de pétrole situé sur l’une de ses parcelles au Texas.
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2.2. La justice environnementale
Aux États-Unis, les années 1980 voient se développer des mobilisations locales au nom de la justice environnementale autour de problèmes liés à la pollution. Les cas de Love Canal (banlieue de Niagara Falls) dans l’État de New York (une décharge de produits toxiques enfouie sous une école), du comté de Warren en Caroline du Nord (stockage de mort-terrains contaminés aux PCB dans une zone à forte majorité africaine-américaine défavorisée) et de la « Cancer Alley », le corridor pétrochimique entre Bâton-Rouge et La Nouvelle-Orléans en Louisiane qui connaît les taux de cancer les plus élevés du pays, sont emblématiques des luttes pour la justice environnementale. Cette notion, née du militantisme, vise à dénoncer le fait que le risque d’habiter à proximité des sources de pollutions (de l’air, de l’eau et des sols) est inversement proportionnel au revenu des ménages.
Document 9. « Cancer Alley », le corridor pétrochimique en LouisianeSource : d’après Terrell Kimberly & St Julien Gianna, “Air pollution is linked to higher cancer rates among black or impoverished communities in Louisiana”, 13 January 2022. Environmental Research Letters, volume 17, number 1. Traduit par Géoconfluences. |
En effet, des capacités économiques, socio-culturelles, organisationnelles confèrent à certaines populations la capacité de refuser les projets d’infrastructures et d’usages des terres non désirés des terres – les LULUs (Locally Unwanted Land Use). Par exemple, en 2014, une communauté majoritairement blanche de la banlieue de la Nouvelle-Orléans, le District 3 dans la paroisse de Saint James, parvient à empêcher la construction de deux usines des compagnies chimiques Pétroplex et Wolverine en rive gauche et droite du Mississippi. Dans la zone concernée, de nombreuses entreprises sont déjà listées sur le registre fédéral des émissions toxiques. Ce projet est alors proposé dans le District 5, lui à prédominance africaine-américaine (Younes, 2019). Les communautés les plus vulnérables sont considérées comme des « voies de moindre résistance ». De ce fait, les inégalités environnementales peuvent prendre plusieurs formes : les degrés différents d’exposition à un risque environnemental selon les groupes (sociaux et ethniques), l’accaparement des ressources environnementales, l’impossibilité à influencer les décisions concernant l’environnement, la non-reconnaissance des relations particulières que les différents groupes (sociaux et ethniques) peuvent entretenir avec leur environnement. Aux États-Unis, la justice environnementale englobe le principe selon lequel toutes les personnes et les communautés ont droit à une protection égale et à une application égale des lois et des règlements en matière d'environnement (Paddeu, 2012 ; 2016). Ainsi, les revendications de justice environnementale sont souvent portées devant les tribunaux, faisant valoir les lois fédérales de protection de l’environnement (NEPA, Clean Air Act et Clean Water Act entre autres, voir document 10) ou plus spécifiquement la loi sur les droits civiques de 1964 ou encore la clause du quatrième amendement de la Constitution qui concerne la protection égale de tous les citoyens étatsuniens. Depuis 1994, aux États-Unis, la promotion de la justice environnementale fait partie des missions de l’Environmental Protection Agency.
3. Les politiques environnementales étatsuniennes : un cadre historique fragile
Les politiques environnementales aux États-Unis sont souvent considérées comme novatrices en raison de l’adoption précoce de certaines mesures, par exemple le Clean Air Act (Loi sur la qualité de l'air) et le Clean Water Act (Loi sur la qualité de l'eau), qui ont été parmi les premières réglementations environnementales importantes dans le monde. Cependant, elles sont aussi fragiles : d’une part, des lobbies industriels puissants peuvent influencer les politiques environnementales en promouvant des intérêts économiques à court terme au détriment de la durabilité à long terme ; d’autre part, les changements d'administration peuvent entraîner des revers significatifs dans les politiques environnementales, car les priorités et les orientations politiques changent.
3.1. Les premières lois de protection de l’environnement
Aux États-Unis, le National Environmental Policy Act (NEPA) est voté en 1969. Ce cadre législatif à l’échelle nationale et englobant pour la protection de l’environnement sert ensuite de modèle à l’élaboration de politiques publiques environnementales dans le monde. Le passage du NEPA par le Congrès est une réponse aux pressions environnementalistes montantes de la fin des années 1960. De plus, l’élaboration du NEPA s’inscrit à la suite du programme « Great Society » du président Lyndon B. Johnson donnant un coup d’accélérateur au vote de lois étendant l’accès des citoyens à l’information et à la prise de décision (par exemple, le Freedom Information Act de 1966). À sa suite, en 1970, le Président Nixon réorganise les nouvelles responsabilités environnementales de l’État fédéral sous le contrôle d’une seule Agence, l’Environmental Protection Agency (EPA), qui veille au respect des lois environnementales promulguées dans les décennies 1960-1980, amendées et complétées depuis (document 10). C’est lui aussi qui signe le Great Lake Water Quality Agreement avec son homologue canadien Pierre Trudeau pour contrôler les seuils de pollutions dans le lac Érié. Dès les années 1980, la qualité de l’eau du lac s’améliore et il peut à nouveau accueillir des activités de pêche et de loisirs.
Le NEPA représente le cadre englobant de toutes les lois environnementales étatsuniennes. Il oblige les décideurs à prendre en considération les impacts environnementaux – sur l’air (Clean Air Act de 1970), sur l’eau (Clean Water de 1972), sur la biodiversité (Endangered Species Act de 1973) – de tout projet d’infrastructure susceptible de modifier l’environnement. Il introduit l’obligation pour les décideurs de produire une étude d’impact environnemental (EIE) soumise aux commentaires de deux catégories d’acteurs : d’une part les institutions publiques – agences fédérales, étatiques ou locales – dont les compétences sont concernées par le projet en question, ainsi que les nations amérindiennes, et d’autre part la société civile. L’EIE doit prendre en considération non seulement les droits et les intérêts propres aux entreprises privées, mais aussi ceux du public local et des habitants (Boyer et al., 2017). Cet outil de gestion du processus de décision, fondé sur la participation publique, devient par la suite un modèle mis en place dans de nombreux pays, et acté au niveau mondial depuis la Convention d’Aarhus en 1998.
Document 10. Les grandes lois environnementales aux États-Unis
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3.2. Des phases de déni politique de la question environnementale
D’après une enquête du Pew Research Center sur la polarisation de l’échiquier politique aux États-Unis, les questions environnementales sont celles qui divisent le plus le pays. En 2020, à peine 25 % des électeurs républicains les considèrent comme un thème pressant, ce chiffre s’élève à plus de 75 % pour les démocrates. Cela se traduit au niveau fédéral par les diverses mesures qui ont été prise par les dernières administrations en date. Par exemple, si les États-Unis ont signé le protocole de Kyoto en 1998, ils ne l'ont en revanche jamais ratifié. Ce protocole, qui s'inscrit dans le prolongement de la Convention-cadre des Nations unies sur le changement climatique, fixait des objectifs juridiquement contraignants de réduction des émissions pour les pays développés. La présidence du républicain Georges W. Bush (2001–2009) est l’une de celles les plus critiquées pour son refus d’agir en matière de changement climatique : elle n’a encouragé que de mesures volontaires et rejeté les objectifs obligatoires de réduction des émissions telles que proposées dans le cadre de la convention de Kyoto. En effet, les États-Unis estimaient alors que les approches fondées sur le marché et les progrès technologiques seraient plus efficaces pour lutter contre le changement climatique que des actions législatives et réglementaires...
Le démocrate Barack Obama (2009–2017), au contraire, a fait montre d’une volonté politique pour promouvoir les énergies propres et s'engager au niveau international pour relever les défis environnementaux mondiaux : il promeut l’idée d’un Green New Deal – reprise par l’aile gauche des démocrates dans la campagne présidentielle de 2020 – et débloque 80 milliards de dollars pour la transition vers une croissance verte. Cependant, en 2016, l'élection du républicain Donald Trump à la présidence des États-Unis vient mettre un frein à ces initiatives environnementales. Il prend rapidement par décret plus d'une centaine de mesures – coupes dans le budget de l’EPA, déclassement de monuments nationaux pour les ouvrir à l’exploration minière, approbation accélérée de projet d’oléoducs controversés, etc. – afin d'affaiblir délibérément la protection de l'environnement. C’est le retour, sous une forme extrême, de cette doctrine qui considère que l’enjeu environnemental représenteraient un frein à la croissance économique du pays. C’est suivant cette logique qu’en 2017, Donald Trump, climato-négationniste notoire, retire les États-Unis de l’Accord de Paris pour la lutte contre le changement climatique.
Dès son élection en 2020, le démocrate Joe Biden affirme vouloir mettre un terme aux mesures prises par son prédécesseur. Il rejoint notamment les Accords de Paris dès le premier jour de sa présidence. Sous la pression des militants environnementalistes du parti démocrate, il affiche un discours politique volontariste dans la prise en compte du changement climatique, qui dépassent les politiques menées par le passé, pour mobiliser tous les aspects du gouvernement fédéral sur cette question. L’un des objectifs affichés de l’administration est de protéger 30 % des terres et des océans d'ici à 2030. Autre fait notable, Joe Biden nomme Deb Haaland à la tête du Secrétariat de l’Intérieur, le ministère en charge de la gestion et de la protection des ressources naturelles aux États-Unis, sur plus de 500 millions d'hectares de terres publiques. Originaire du Nouveau-Mexique et issue de la nation Pueblo Laguna, elle est la première amérindienne à occuper une fonction ministérielle. Sa nomination contribue à rétablir la confiance et la coopération entre nations autochtones et gouvernement fédéral, mise à mal par la Présidence Trump.
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Conclusion
Dresser la géohistoire de la relation des États-Unis aux questions environnementales ne peut qu’obliger aux nuances. Ces nuances se déclinent depuis les logiques prédatrices persistantes dans l’accès au foncier et aux ressources jusqu’aux efforts actuels pour mettre en œuvre une croissance verte. Leur cadre commun reste celui du « gigantisme » qu’a pris l’économie capitaliste aux États-Unis (Huret, 2021), notamment du fait du rôle importants des grandes d’entreprises privées : elles financent les campagnes électorales, optent pour de faibles taux d’imposition et contournent les réglementations, parmi elles, General Electrics, Boeing, ExxonMobil, Pfizer ou Google, en plus d’être parmi les climatocides de la planète, sont parmi les plus gros lobbyistes à Washington D.C. Ainsi, les projets de milliardaires qui proposent de prendre en charge la question environnementale, notamment sous la forme de l’adaptation au changement climatique, se multiplient : par exemple Bill Gates investit 80 millions de dollars dans un projet controversé de ville high-tech en bordure de Phoenix, en plein désert, dans le contexte de pénurie en eau ; ou Elon Musk qui nourrit, avec son entreprise SpaceX, des projets de colonisation de Mars pour assurer la survie de l'humanité si la Terre devenait inhabitable…
Bibliographie
- Arnould Paul et Glon Éric, 2006, « Wilderness, usages et perceptions de la nature en Amérique du Nord », Annales de géographie, no. 3, p. 227 238.
- Boyer Anne-Lise, Le Gouill Claude, Poupeau Franck et Razafimahefa Lala, 2017, « Conflit environnemental et participation publique dans les zones semi-arides de l’Ouest des États-Unis : le projet minier de Rosemont (comté de Pima, Arizona) », Participations, (3), p. 189–217.
- Boyer Anne-Lise, Le Lay Yves-François et Marty Pascal, 2022, « L’adaptation urbaine à la rareté de l’eau à Phoenix et à Tucson (Arizona): une approche de political ecology », Cybergeo: European Journal of Geography, document 1002.
- Carroué Laurent, 2022, « Le boom des hydrocarbures non conventionnels dans le Bassin permien (Texas et Nouveau-Mexique, États-Unis) », Géoconfluences, juin 2022.
- Craig James R. & Rimstidt Donald J., 1998, “Gold production history of the United States”, Ore Geology Reviews, volume 13, issue 6, 1998, pages 407–464.
- D’Agata John, 2012, Yucca Mountain. Bruxelles : Zones Sensibles, 2012 pour la traduction française.
- Depraz Samuel et Héritier Stéphane, 2012, « La nature et les parcs naturels en Amérique du Nord », L’Information géographique, 76 (4), p. 6–28.
- Dwyer Dustin, 2018, “From wilderness to wasteland: How the destruction of Michigan’s forests shaped our state”, Michigan Public, October 17, 2018.
- Huret Romain, 2021, tribune dans le journal Le Monde : « Joe Biden a l’espoir de sauver le capitalisme de ses démons », publiée le 17 septembre 2021.
- Oswalt, Sonja et Smith Brad W., 2015, « Faits et tendances historiques dans le domaine forestier aux États-Unis », Brochure du Service des Forêts, USDA, USFS.
- Paddeu Flaminia, 2012, « L’agriculture urbaine dans les quartiers défavorisés de la métropole New-Yorkaise : la justice alimentaire à l'épreuve de la justice sociale », VertigO, 12 (2).
- Paddeu Flaminia, 2016, « D'un mouvement à l'autre : des luttes contestataires de justice environnementale aux pratiques alternatives de justice alimentaire ? », Justice spatiale-Spatial justice, n° 9, janvier 2016.
- Saumon Gabrielle, 2022, « De l'Old West au New West, l'environnement comme nouveau filon : recompositions socioterritoriales et capital environnemental dans l'Ouest américain », L’Information Géographique, 86 (1), p. 96–113.
- Terrell Kimberly & St Julien Gianna, 2022, “Air pollution is linked to higher cancer rates among black or impoverished communities in Louisiana”, 13 January 2022. Environmental Research Letters, volume 17, number 1.
- USGS (Service géologique des États-Unis), 2024, Gold Statistics and Information, consulté en juin 2024 (pour les séries statistiques sur la production d’or depuis 1998).
- Younes Lylla, 2019, “What Could Happen if a $9.4 Billion Chemical Plant Comes to ‘Cancer Alley’”, ProPublica, November 18, 2019.
Voir aussi
- Sur le site de notre partenaire, l'EHNE : Elsa Devienne, « L’environnement aux États-Unis : entre protection de la nature, exploitation des ressources et transformation des milieux depuis le XIXe siècle », Encyclopédie d'histoire numérique de l'Europe [en ligne], ISSN 2677-6588, mis en ligne le 14 février 2024
Mots-clés
Retrouvez les mots-clés de cet article dans le glossaire : écologie politique | environnements | espaces-déchets | extractivisme | fracturation hydraulique | justice environnementale | lobbies et lobbying | parcs nationaux | pétrole et gaz de schiste | protection, préservation, conservation de la nature | ressource | wilderness.
Anne-Lise BOYER
post-doctorante, CNRS, Labex DRIIHM, UMR 5600 (environnement, ville, société).
Marine BOBIN
docteure en anthropologie, ingénieure de recherche, laboratoire Cesdip.
Édition et mise en web : Jean-Benoît Bouron
Pour citer cet article :
Anne-Lise Boyer et Marine Bobin, « (P)réserver l’environnement aux États-Unis, géohistoire du rapport ambigu d’une société à son territoire », Géoconfluences, juin 2024.
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-regionaux/etats-unis-espaces-de-la-puissance-espaces-en-crises/articles-scientifiques/geohistoire-protection-environnement