Brasília, de la vitrine à la métropole
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Construite en quatre ans au milieu des savanes alors quasi désertes du plateau central brésilien, inaugurée le 21 avril 1960 avec un peu plus de 100 000 habitants, Brasília en a aujourd'hui près de trois millions et est à la tête d'une agglomération qui en compte plus de quatre millions ((Respectivement 2 852 372 et 4 118 154 en 2014, selon l'IBGE, l'Institut brésilien de géographie et de statistique.)). Le revenu mensuel par habitant y était en 2014 de près de deux fois la moyenne nationale, et quatre fois et demie celle du Maranhão, l'État le plus pauvre du pays.
Pourtant, aussi paradoxal que cela puisse paraître pour une ville aussi jeune, beaucoup de ses habitants ont déjà la nostalgie d’un âge d’or à jamais passé. Plus que de la dégradation des paysages et de la qualité de l’eau, c’est de celle de l’environnement social qu'ils se plaignent le plus : embouteillages, pollution et montée des tensions sociales sont pour eux les symptômes de la « crise » de Brasília.
Dans le projet des fondateurs, la ville devait pourtant être exemplaire à tout point de vue. Ils voulaient qu'elle ait un fonctionnement parfaitement logique et fluide, qu'elle soit un modèle de fraternité entre ses habitants, riches et pauvres. Il s’est produit une banalisation de la ville rêvée par ses créateurs, sans doute parce que la ville qu’ils ont conçue n’est plus désormais qu’une (petite) partie d’une métropole. Brasília ne se résume plus aujourd’hui au « Plan Pilote », la ville planifiée par Lúcio Costa, elle est entourée d’une vingtaine de « villes-satellites » qui ont grandi plus vite qu’elle, et dans cet ensemble composite apparaissent des clivages et des évolutions contrastées, semblable à celles que connaissent d’autres métropoles brésiliennes.
1. La genèse d'une capitale ex-nihilo
1.1. Pourquoi Brasília ?
Une idée née au XIXe siècle
L’idée du déplacement de la capitale vers le centre du pays, de manière à arrimer solidement l’intérieur du pays à sa frange littorale mieux développée, remonte au début du XIXe siècle. Il a cependant fallu attendre 1956 pour que le projet voie enfin le jour. En plus d’un siècle et demi, de nombreux projets avaient été proposés, depuis le repli au Brésil du roi du Portugal Dom João VI (entre 1808 et 1821, du temps des guerres napoléoniennes), puis durant l'Empire, les débuts de la République (entre 1889 et 1904), sous l’Estado Novo de Getúlio Vargas, puis la nouvelle République (entre 1930 et 1955). C'est en fin de compte Juscelino Kubitsche (Président de 1956 à 1960), qui fait sortir Brasília de terre.
Figure 1. Brasília, au milieu des savanes arborées du Plateau Central brésilien
Cliché Hervé Théry. |
Pendant la période républicaine, le projet avait suscité un grand engouement. Chaque groupe de pression justifiait à sa manière la nécessité d’une nouvelle capitale : la ville de Rio de Janeiro, trop peuplée, était un foyer insurrectionnel et une menace constante pour le pouvoir. Placée trop près de la mer, une capitale est vulnérable en cas de conflit armé : au centre du pays, le siège du pouvoir serait mieux protégé, justifiaient les militaires. Une position centrale, ajoutaient les géographes de l’IBGE, permettrait de dynamiser l’activité économique du pays et de rééquilibrer la répartition démographique brésilienne.
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Beaucoup d’initiatives avaient alors été prises en vue de la réalisation du transfert, des commissions d’exploration du Planalto central réunies pour déterminer la meilleure position et le site le plus adapté (commissions Cruls entre 1891 et 1895, Poeli Coelho de 1946 à 1948, Pessoa, de 1954 à 1955). Aussi, lorsque Juscelino Kubitschek accéda au pouvoir en janvier 1956, les étapes préliminaires avaient-elles été réalisées. L’État de Goiás avait désapproprié le site choisi pour la future capitale et construit une première piste d’atterrissage.
Promettant pendant sa campagne électorale, en 1955 « cinquante ans de progrès en cinq ans », Kubitschek avait choisi la construction de la nouvelle capitale dans l’intérieur du pays comme symbole de la nouvelle politique économique d’industrialisation par substitution des importations. Et dès son investiture il prit les mesures pour rendre effectif ce transfert. Le projet du Plan Pilote de Lúcio Costa a été sélectionné en mars 1957 et la capitale inaugurée le 21 avril 1960.
Choisir le bon emplacement
Francis Ruellan, géographe français membre de la commission Peoli Coelho, résumait bien dès 1948 dans un article publié dans le Bulletin de l’association des géographes français, l’alternative entre deux fonctions possibles, qui conditionnaient le choix du site :
« Il convient de définir ce que l’on attend de la nouvelle capitale. Doit-elle être exclusivement un centre politique et administratif, jouissant de toutes les commodités possibles pour elle-même et dans son voisinage, placée dans une zone déjà très peuplée ? Dans ce cas c’est au sud du plateau central que l’on trouvera les meilleurs sites. Au contraire si la capitale doit être en plus un ferment, un centre de colonisation et d’irradiation vers le grand sertão, ou intérieur, du Nord et de l’Ouest, il faut la placer comme le sont les grandes cités, Pékin par exemple, capitale politique en même temps que grand port terrestre et point de départ des caravanes vers la Mongolie et la Mandchourie. Belo Horizonte a joué ce rôle de ferment pour le sertão du São Francisco, Goiânia le joue en ce moment de la façon la plus heureuse pour ses environs et plus au nord ».
Dans cette perspective,
« En organisant comme il se doit un réseau de routes et, le plus tôt possible, un réseau ferré entre la nouvelle capitale fédérale et les capitales des États, on créera immédiatement des grands axes de colonisation vers Bahia, le Piauí, le Maranhão, le Pará et le Mato Grosso, reliant par voie de terre et par une colonisation continue le Brésil oriental et méridional avec le Brésil septentrional qui ne sont pratiquement reliés aujourd’hui que par voie de mer et par le long, précaire et coûteux périple qui donne à cette grande république continentale les communications et l’économie d’un archipel ».
On ne peut qu’admirer la clairvoyance du diagnostic et de cette vision de l’avenir, pleinement réalisée aujourd’hui, à l’exception de la construction du réseau ferré, le Brésil ayant choisi de privilégier la route pour ses transports à longue distance.
Du point de vue des liaisons régionales, le site finalement choisi présentait bien des avantages, eux aussi discernés par Ruellan : « Il est clair que sur l’axe Inhumas, Anápolis, Planaltina et Formosa il y a une chaîne de carrefours qui ouvrent des voies vers l’Amazonie, le Nord-Est, les côtes atlantiques et le Mato Grosso et sont des sites privilégiés pour l’installation d’une capitale nationale. ». Suivant son texte, on peut construire une carte (figure 2) qui montre comment Brasília a permis de relier deux séries de routes (ou, à l’époque, de pistes), celles de la région qu’il appelait le « triangle minérien » (le Triângulo mineiro, à l’ouest du Minas Gerais) et les axes principaux du « rectangle de Cruls », défini comme le site de la future capitale. La construction de la route partant de Brasília vers le Sud a permis de croiser les deux réseaux en un deuxième point, outre le carrefour de Goiânia, la nouvelle capitale du Goiás construite en 1933. Située au croisement des routes – précaires – reliant d’une part, d’est en ouest, Bahia et le Mato Grosso, d’autre part, du nord au sud, le Goiás et São Paulo, la nouvelle capitale avait donc tout, dès sa naissance, pour remplir sa mission. On remarquera que la construction des routes nouvelles a suivi rigoureusement les axes décrits par Ruellan, soit à partir de Brasília elle-même, soit à partir de Goiânia qui lui a servi de relai vers le Nord et l’Ouest. |
Figure 2. Le raisonnement de Francis RuellanRéalisation : Hervé Théry, 2017. |
1.2. La réalisation du projet
Le concours d'urbanisme
La construction de Brasília a été menée tambour battant : la publication au Diario Official de l’appel d’offres pour la construction de la capitale date du 30 septembre 1956, et le résultat fut annoncé le 15 mars 1957: le projet de Lúcio Costa était choisi parmi 41 projets présentés par 26 candidats.
La forme du Plan Pilote a alimenté bien des débats sur sa signification : c’est le symbole de la croix explique son auteur, renvoyant ici à l’imaginaire du défricheur et du fondateur : « le geste de celui qui désigne un site ou se l’approprie ». C’est un oiseau aux ailes déployées, diront les poètes. C’est un avion, affirmeront enfin les plus attentifs aux enjeux techniques et économiques de Brasília. Il est vrai que le Plan Pilote se présente sous la forme d’un axe élancé (l’axe monumental) qui pourrait être comparé au fuselage d’un avion, coupé en son dernier tiers par un axe large et incurvé (l’axe résidentiel) pouvant être comparé aux ailes de l’avion. Brasília serait alors la parabole d’un Brésil prenant son envol, sortant de l’âge colonial pour entrer résolument dans l’ère moderne.
Pour Lucio Costa (1973), le point de départ du plan de la ville, comme en témoignent ses croquis (figure 3) est le croisement des axes sur des niveaux différents : « Le centre administratif ne pouvait être absorbé par la ville, de ce fait, la composition urbanistique fut poussée à l’extrême. La localisation de la place des Trois Pouvoirs à l’extrémité permettait qu’elle demeure toujours une place, où les trois pouvoirs de la démocratie sont offerts au peuple, comme la paume ouverte d’une main dont le bras serait l’esplanade des Ministères ».
Figure 3. Les croquis initiaux de Lucio Costa, 1957Source : acervo Casa de Lucio Costa via "Brasília, marco da arquitetura modernista", DasArtes.com. |
Le plan élaboré par Costa portait donc un message : « La ville a été conçue pour exprimer l’entrée du Brésil dans une nouvelle phase de son histoire, celle d’un Brésil entièrement tourné vers le futur » et une innovation, « les quadras, définies comme aires de voisinage, dans lesquelles les habitants doivent être en parfaite sécurité et se sentir déconnectés de la zone urbaine. Pour ce faire, les quadras seront densément arborées, de manière à leur donner un aspect complètement différent de la ville » (Costa, 1973).
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Figure 4. Schémas de circulation dans la ville et dans les quadrasSource : Plan Pilote de Lucio Costa, extraits de la page Concursos de Projeto. |
L’image de Brasília est aujourd’hui si familière que l’on oublie que d’autres solutions étaient envisageables, et que d’autres choix auraient pu être faits. Il s’en fallut même de peu, puisque, si l’on en croit l’histoire qu’il se plaisait à raconter, Lucio Costa ne déposa son projet qu’à l’extrême dernière minute, ses filles apportant le dossier au ministère pendant qu’il garait tant bien que mal sa voiture, prise dans le chaos de la circulation des rues étroites de Rio de Janeiro. Quelques-uns des projets concurrents ne manquaient pas de mérites, mais aucun n’avait le souffle et la simplicité qui séduisirent le jury.
Figure 5. Projets alternatifs pour BrasíliaSources : Cronologia do Pensamento Urbanistico et "Brasília, por Rino Levi / Célia Castro Gonsales", Arch Daily, 2013. |
Même si la suite de l’histoire a montré que les prévisions sur son avenir étaient quelque peu hasardeuses, le nom de Lúcio Costa aurait mérité d'être retenu autant que celui d'Oscar Niemeyer, l'architecte qui a dessiné les monuments publics de la ville.
Figure 6. Le projet de Lúcio Costa retenu pour BrasíliaSource : Plan Pilote de Lucio Costa, extraits de la page Concursos de Projeto. |
Figure 7. Oscar Niemeyer et la maquette du Planalto, le palais présidentielSource : "Brasília, 50 anos", FGV CPDOC |
Diaporama 1. La construction de Brasília
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2. Une ville en fonctionnement
Le projet de Brasília repose sur un zonage précis des activités (résidence, travail, commerce, loisirs, etc.) qui a bien fonctionné pendant cinquante ans mais connaît aujourd'hui quelques blocages.
2.1. Le zonage
Le plan de la ville (figure 8) détermine de manière rigide des zones fonctionnelles dans lesquelles ne se mélangent pas travail et habitation. Les aires résidentielles Nord et Sud sont découpées en quadras résidentielles, carrés des 500 m sur 500 m accessibles deux à deux par le biais d’une entrée unique et pourvues de différentes infrastructures (éducation, santé, loisir, religion et petits commerces). Les activités économiques et administratives sont localisées le long des axes est-ouest, on y accède par le biais de voies rapides et l’axe central autoroutier. Les ministères sont disposés le long du « bec d’avion », alors que les activités commerciales, les hôtels, les banques et diverses autres installations (armée, communications, parc) sont localisés dans le « corps de l’avion ». Le projet a été réalisé presque tel quel et la ville est tout à fait conforme à la maquette conservée sous la place des Trois Pouvoirs (figures 9 et 10). De rares adaptations ont été faites dans des quartiers ajoutés plus tard au Plan Pilote, comme le quartier Sudoeste (figure 11), où les commerces et services ne sont pas intercalés entre les quadras, mais alignés sur les axes de circulation. Cela prend en compte le fait qu'aujourd'hui les habitants ne vont plus faire leurs courses courantes dans des commerces de proximité (ils les font en voiture au supermarché) mais aiment flâner à pied et découvrir des biens et services plus rares. |
Figure 8. Le zonage du Plan Pilote |
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Figure 9. Maquette et réalité, le schéma général |
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Figure 10. Maquette et réalité, l'Aile Sud |
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Figure 11. Les quadras du quartier SudoestePhotographies d'Hervé Théry, 2003. |
Diaporama 2. Habitants de Brasília
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Clichés Hervé Théry, 2003-2005. |
2.2. Les blocages
Dans un certain nombre de domaines le modèle semble avoir rencontré ses limites, notamment pour ce qui est de la circulation automobile. Bien que les axes de circulation aient été largement dimensionnés, ils ont été conçus en fonction des critères de la fin des années 1950. La multiplication du nombre des voitures par ménage et surtout la centralisation des emplois dans la partie centrale du Plan Pilote font qu'à certaines heures apparaissent des embouteillages et que les problèmes de stationnement deviennent aigus aux environs des ministères.
Figure 12. Embouteillages et problèmes de stationnementCliché : Hervé Théry |
Un autre problème sérieux est celui de la pression sur l'environnement. Alors qu'il avait été prévu de très vastes espaces protégés et que beaucoup d'autres sont protégés par la législation générale sur la protection de l'environnement (comme les zones humides et les zones de forte déclivité), la pression s'accentue avec la croissance de la population et en particulier avec les « invasions » (lotissements illégaux) qui se produisent par définition dans des zones inconstructibles.
Figure 13. Aires protégées et « invasions » (lotissements illégaux)Source : Iema/Codeplan 1995, Siv-Solo, 2004. |
Ces « invasions » se glissent dans les interstices des espaces planifiés, le plus souvent avec l'appui d'élus locaux qui s'assurent ainsi une clientèle captive d'électeurs fidèles. Elles sont présentes partout dans le district fédéral et plus particulièrement dans le sud-ouest et le nord-est du District fédéral, dans les zones où se développent les nouvelles villes-satellites. Dans ces « invasions », les logements sont – dans un premier temps du moins – de construction précaire et dépourvus de tout confort, bien loin des rêves initiaux des fondateurs de la ville. Certaines « invasions » peuvent être de grande taille, comme celles qui se sont développées dans les années 2000 à Sobradinho (14 530 baraquements et 57 672 personnes selon les services du District fédéral), à Planaltina (12 995 et 54 553) et Guará (7 482 et 32 108).
Figure 14. Domiciles improvisés dans les « invasions »Source : Neli A. de Mello, 2004, données IBGE, 2000. |
3. Un modèle original ou une métropole comme les autres ?
3.1. La capitale
Brasília est bien désormais la capitale politique et symbolique du Brésil, et paraît avoir trouvé sa place dans la trilogie qu'elle forme avec São Paulo et Rio de Janeiro.
La Novacap
Dès les premières pages de l'introduction de son livre Brasília entre le mythe et la nation (2014), Márcio de Oliveira écrit cette phrase surprenante : « Brasília n’aurait jamais dû exister ». Cependant il continue : « Mais celle qui n’aurait jamais dû exister est devenue, dans les faits, la nouvelle capitale du Brésil ». Il montre que Juscelino Kubitschek avait une proposition audacieuse pour moderniser un pays jusque-là principalement agraire, et qu’à côté d’un vaste programme de modernisation des principaux secteurs économiques, la construction de la nouvelle capitale visait à refonder un « mythe de la nation » aux fortes implications symboliques. Selon lui, pour le nouveau président, « Brasília est devenu le moyen le plus rapide et efficace de développer l’intérieur du pays, de le moderniser et de l’intégrer ».
Cette intégration ne passe pas seulement par les axes concrets (comme le réseau de routes reliant la nouvelle capitale à toutes les parties du pays, Amazonie comprise), mais aussi par la force du discours justifiant l'aventure de sa construction. « L’hypothèse générale de ce livre est que les arguments favorables au changement de capitale développés par le gouvernement JK ont progressivement conquis le soutien populaire, intellectuel, économique, politique et militaire, pendant la période qui va du début de la construction à l’inauguration, parce qu’ils ont donné un reflet positif à l’image générale qu’on avait du Brésil à l’époque ». Il rejoint là les arguments développés par Laurent Vidal dans un autre grand livre, De Nova Lisboa à Brasília. L'invention d'une capitale, XIXe-XXe siècle (2002).
Parmi les attributs d'une capitale figure la présence de monuments, et de ce point de vue Brasília a été bien servie par l'architecture monumentale d'Oscar Niemeyer.
Diaporama 3. Cartes postales de Brasília
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Clichés Hervé Théry, 2003-2005 sauf 10, musée et bibliothèque nationale (source). |
Un autre attribut d'une capitale est d'être le siège de cérémonies de portée nationale. C'est le cas du défilé militaire de la fête nationale, le 7 septembre, qui parcourt l'axe monumental de la ville. Il peut prendre parfois une tonalité particulière, comme celui de 2015, le dernier présidé par Dilma Rousseff avant sa destitution en août 2016.
- Billet à lire dans Braises : Défilé du 7 septembre à Brasília
Une place à part dans la trilogie des capitales
Capitale politique et symbolique, Brasília s'est donc bien insérée dans la trilogie des capitales brésiliennes ((Voir les articles de Géoconfluences sur Rio et São Paulo : « Portrait de São Paulo (1) : une capitale du Brésil », « Portrait de São Paulo (2) : contrastes, problèmes, défis » et « Rio de Janeiro, portrait géographique »)). Mais si elle rivalise avec les autres grandes villes brésiliennes pour ce qui est des indicateurs démographiques et sociaux, sur le plan économique elle est en revanche loin derrière les deux grandes métropoles, São Paulo et Rio de Janeiro, car le choix fait par ses concepteurs a été d’en faire une ville politique et administrative (comparable à Washington, Ottawa ou Canberra), sans activités productives. Elle a été créée à dessein sans activité industrielle, pour éviter les troubles inhérents à la présence d’usines polluantes … et d’une classe ouvrière.
Tableau 1. Population, PIB et PIB par habitant des grandes métropoles brésiliennes
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- Lire le billet dans Braises : « La population du Brésil en 2017 », qui indique que Brasilia vient de dépasser les 3 millions d'habitants.
Malgré le poids de son PIB, la plupart des grands indices économiques montrent donc la faiblesse du rôle du District fédéral dans l’économie du pays. Brasília est principalement entretenue par le budget fédéral, la population active du District fédéral est formée en grande partie de fonctionnaires fédéraux, dont les salaires sont la base de toute une économie de services. S’y ajoutent un grand nombre de personnes qui viennent tenter de jouer de leur influence au plus près du gouvernement et du Congrès. Cette population de politiciens, hauts fonctionnaires et lobbyistes jouit de très hauts revenus et « tire » les indices moyens vers le haut.
Mais de nouveaux courants migratoires modifient la physionomie de la ville en attirant vers elle une population importante de personnes pauvres qui ne trouvent pas à s’y employer, puisque la ville est dépourvue de véritables fonctions industrielles ou commerciales et que le nombre de fonctionnaires n’y augmente pas. D'où les problèmes de pauvreté et de violence que doit désormais affronter une ville qui se vantait volontiers de ne pas les connaître.
Sur d'autres plans la fondation de la ville a été un succès : créée pour rééquilibrer la distribution de la population brésilienne trop concentrée à proximité du littoral, Brasília a de ce point de vue atteint son objectif.
Brasília recentre le pays
Sur la carte des densités de population (figure 15) le District fédéral et ses abords apparaissent comme un îlot de fortes densités à l’intérieur du pays. Il s’est créé ici un ensemble de grande taille, étendu au-delà du District fédéral, qui rejoint aujourd’hui les zones peuplées du Minas Gerais et de São Paulo, unissant une nouvelle « île » à l’archipel du Brésil peuplé.
Figure 15. Brasília dans le contexte démographique brésilienHervé Théry 2017, source : IBGE, 2014. |
De surcroît, les routes construites pour desservir la nouvelle capitale ont eu, elles aussi, un effet peuplant vers le Nord et l’Ouest, vers les régions pionnières d’Amazonie et du Centre-Ouest, faisant de Brasília un élément clé de la « marche vers l’Ouest », un autre thème fort de la présidence de Juscelino Kubitschek. Vers le Nord, la Brasília-Belém a permis la mise en valeur du Goiás et du Tocantins. Vers l’Ouest, la Brasília-Acre, devenu la BR364, a été l’axe majeur de la conquête de l’Amazonie occidentale. Dans la numérotation des routes brésiliennes, une catégorie à part portant le préfixe 0 a d'ailleurs été réservée aux axes rayonnant à partir de Brasília, qui la relient de fait aux principales villes du pays, même s'il faut pour cela franchir de longues distances (figure 16).
Figure 16. Routes rayonnantes à partir de Brasília et distancesRéalisation Hervé Théry 2017, source de la carte: ANTT/DNIT, clichés Hervé Théry. |
La carte des villes desservies en bus depuis Brasília (figure 17) montre que le pari des constructeurs de la nouvelle capitale a été gagné puisqu’elle est reliée à la plupart des villes brésiliennes. À première vue, seule la moitié du territoire national est couverte puisqu’elles sont presque toutes situées au sud-est d’une ligne Belém-Cuiabá. Mais au nord-ouest de cette ligne ne s’étendent que des régions à très faible densité de peuplement ou en cours de conquête par des fronts pionniers. Elles ne sont pourtant pas hors de portée de la capitale, puisqu’elles sont commandées par des villes-relais, Ji-Paraná en Rondônia par exemple, où l’on se rend en changeant de bus à Cuiabá, ou Altamira, dans le Pará, directement accessible de Brasília. Dans le reste du pays, on distingue bien les axes au long desquels se concentrent les destinations les plus demandées : vers Rio de Janeiro, vers São Paulo, vers Salvador de Bahia, vers Belém. Brasília est donc bien à la croisée des grandes routes du pays, et joue à plein son rôle de plaque tournante.
Les liaisons aériennes concernent un public bien différent, dont les revenus sont plus élevés, ou dont le trajet est souvent pris en charge par les employeurs. Et elles donnent à la capitale une place bien particulière, car on y va beaucoup pour parler au gouvernement et à la machine d’État, pour les sessions officielles du Congrès et pour les discrètes conversations de couloir. Autrement dit, Brasília est bien une ville où l’on « monte » pour des démarches et des négociations, et d’où l’on part pour inspecter, encourager ou punir, en un mot une capitale.
Figure 17. Liaisons par bus et liaisons aériennesRéalisation : Hervé Théry, 2017. |
Brasília est par définition un lieu de pouvoirs. Mais aujourd’hui, contrairement à ce qui se passait sous le régime militaire, de 1964 à 1985, elle n’est plus un poste de commandement centralisé ayant autorité sur l’ensemble du pays. Le Brésil est une fédération composée de 27 États qui ont repris de l’importance. Brasília est certes le lieu du pouvoir fédéral, et prime donc pour toutes les décisions concernant l’ensemble du territoire brésilien, mais ce n’est plus la seule capitale, même sur le plan politique.
Pourtant, parmi les nouvelles fonctions que la capitale a acquises avec le retour de la démocratie, on doit souligner l’utilisation de la ville pour des manifestations publiques. Brasília est aujourd’hui reconnue comme « capitale de la citoyenneté », selon l’expression de l’ancien gouverneur du District fédéral Cristovão Buarque. En 1982, lors du mouvement des diretas já (qui réclamait le rétablissement des élections présidentielles au suffrage universel), on avait interdit aux citoyens des autres États d’entrer dans la ville. Aujourd’hui la capitale est devenue le cadre idéal pour des manifestations de protestation d’ampleur nationale.
- Billet à lire dans Braises : « Les Indiens manifestent à Brasília : images et enjeux », 2017.
3.2. Croissance et ségrégation
Croissance démographique et spatiale
Brasília, comme beaucoup d’autres villes dans le monde, est en train de changer d’échelle. Son espace fonctionnel réel est le Distrito Federal (le « District fédéral » à l'origine sous juridiction directe de l’État fédéral) et son « entorno » (ses « alentours »), et depuis 1998, elle fait officiellement partie de la RIDE, (Região Integrada de Desenvolvimento do Distrito Federal e Entorno) créée pour « articuler l’action administrative de l’Union, des États de Goiás et Minas Gerais et du Distrito Federal ».
Or cet entorno devient de plus en plus l’exutoire des courants migratoires qui y mènent une population provenant en majorité du Goiás voisin, mais aussi de tout le pays. Les contraintes urbanistiques du centre-ville, renforcées depuis son inscription au Patrimoine de l’humanité par l’Unesco, expliquent en partie sa stabilisation. Le Plan Pilote s’est rempli petit à petit, passant de 68 000 habitants en 1960 à un peu plus de 200 000 en 2010. Les deux extensions du Lac Nord et du Lac Sud et le quartier de Cruzeiro ont été détachés administrativement du Plan Pilote au milieu des années 1980, expliquant la baisse de population dans la région administrative de Brasília. Néanmoins, même en les y réintégrant, le cœur de la ville ne dépasse guère aujourd’hui 300 000 habitants et sa croissance reste moindre que celle des autres parties du District fédéral.
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Les villes-satellites se sont donc multipliées plus rapidement que ne l’avaient prévu les concepteurs du Plan Pilote. Leurs origines sont diverses : certaines ont été créées pour loger les ouvriers des chantiers demeurés sur place, comme Cidade Livre, le premier campement de Brasília, légalisée en 1961 sous le nom de Nucleo Bandeirante. D’autres de ces villes ont été créées par la suite pour résoudre le problème des « invasions ».
En effet, le succès de la ville a attiré une population importante – et pauvre – dans le District fédéral. Ne pouvant prétendre à des logements normaux, ces migrants ont créé des quartiers spontanés, ici dénommés invasões (« invasions »). Le rôle de vitrine assigné à Brasília ne permettant pas au gouvernement du District fédéral de tolérer ces poches de pauvreté, plusieurs opérations de déplacement vers des lotissements planifiés ont été réalisées. Ces déplacements ont pu être massifs : dans les années 1970 plus de 80 000 personnes ont été réinstallées en huit mois à Ceilândia (dont le nom dérive du nom de la CEI, Companhia de Eradicação das Invasões).
Tableau 2. Évolution de la population des régions administratives du District fédéral
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Ces rejetons périphériques du Plan Pilote ont connu une croissance explosive, par exemple 87 % de croissance moyenne annuelle pour Recanto das Emas entre 1991 et 1996. De 1960 à 1980, alors que la population du Plan Pilote était multipliée par quatre, celle de Taguatinga l’était par huit. Lorsque le tissu urbain se consolide, l’afflux de population se réduit, et l’on observe une certaine normalisation de la ville et un début de gentrification des zones les mieux équipées, accompagnées de hausses de loyer et d’une modification de la composition sociale.
Figure 18. La croissance des villes-satellitesRéalisation : Hervé Théry, 2015. |
Différenciation socio-spatiale
La métropole en voie de formation, contrairement à la ville planifiée qui a été son point de départ, est en effet désormais un territoire fragmenté, marqué par des oppositions de plus en plus fortes entre quartiers. Alors que le plan initial visait à faire cohabiter riches et pauvres dans un ensemble harmonieux et planifié, la réalité d’aujourd’hui révèle une différenciation accentuée entre quartiers riches et quartiers pauvres.
À titre d'exemple de ces disparités, la première carte de la figure 19 prend pour indicateur la nature et l’équipement des domiciles. D’une part, les logements dotés de quatre salles de bains ou plus, donc très confortables : une pour chacune des chambres ou suites, une pour les invités, une ou plusieurs pour les employés domestiques résidents. Les zones où ce type de logement est le plus fréquent (entre 73 % et 97 % des logements) sont les deux quartiers résidentiels du bord du lac, Lago Sul et Lago Norte. Non prévus dans le plan de Lúcio Costa, ces quartiers situés dans la partie la plus agréable du district fédéral et à proximité immédiate des ministères et des ambassades sont rapidement devenus les quartiers chics de Brasília. Plus au sud, le quartiers des « manoirs » (mansões) apparaît moins, car il partage un certain nombre de secteurs avec des exploitations agricoles périurbaines (chácaras) évidemment moins bien équipées.
Figure 19. Contrastes sociaux à BrasíliaPart des logements équipés de quatre salles de bain ou plus (gauche) et Part des logements ne comportant qu'une seule pièce (droite). |
La seconde carte recense les logements composés d’une seule pièce, en général louée ou cédée gratuitement (cômodo), par opposition aux autres logements, qui sont en général des appartements (dans le Plan Pilote) ou des maisons (partout ailleurs) : ce type de logement connote la pauvreté, c’est le logement les immigrants récents qui attendent une distribution de lots de terre pour construire leur maison. Leur concentration maximale se situe au sud-ouest de la ville, à Samambaia, Recanto das Emas et Santa Maria, et serait plus forte encore dans les communes situées hors du District fédéral.
Diaporama 4. Villes satellites
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Clichés Hervé Théry, 2003-2016, vues aériennes (5 et 8) : Google Earth 2017. |
Au-delà des villes-satellites la croissance urbaine se poursuit en dehors du District fédéral, au long des voies de communication. Son axe principal se développe vers le sud, au long de la route qui mène aux grandes villes du Sudeste, où de nombreuses petites villes sont en formation, comme Valparaiso (population estimée par l'IBGE à 156 419 habitants en 2016) ou Cidade Ocidental (65 520 habitants).
Vers l'ouest, sur la route BR070, est née dans les années 1990 Aguas Lindas de Goias, juste à la sortie du District fédéral. Démembrée de Santo Antônio do Descoberto en 1995, elle avait déjà au recensement de 2000 une population de 105 746 habitants. Ils étaient 131 884 en 2007, 159 378 au recensement de 2010, et la population estimée à 2016 est de 191 499 habitants, ce qui fait d'Aguas Lindas la sixième ville la plus peuplée du Goiás, selon l'IBGE.
Figure 20. Croquis de synthèseRéalisation : Hervé Théry, 2015. |
Brasília a donc été dépassée par son succès même, attirant des migrants bien au-delà de sa capacité à les absorber et à leur procurer de bonnes conditions de vie, et les voit s'accumuler dans d'immenses périphéries peu et mal planifiées, ce qui fait d'elle une métropole comme les autres. On peut le regretter, parce que son projet original s’est affadi et parce qu’elle connaît désormais les mêmes tensions sociales que les autres métropoles brésiliennes. On peut aussi penser que, de ce fait, elle revient dans la norme et devient plus représentative de la nation brésilienne.
Conclusion
Deux approches complémentaires permettent de mesurer le chemin parcouru. Sur le plan régional, on peut revenir à l'analyse de Francis Ruellan et constater que Brasília a rempli les deux fonctions que devrait, selon lui, remplir la nouvelle capitale : elle est bien « un centre politique et administratif » et jouit de fait « de toutes les commodités possibles, pour elle-même et dans son voisinage », au point d’attirer des migrants fascinés par cet îlot de richesse. Même si elle n’était pas « placée dans une zone déjà très peuplée », le mouvement migratoire s’est chargé de créer cette situation. Elle a également été « un ferment, un centre de colonisation et d’irradiation », par l’intermédiaire des routes construites pour la desservir et la relier tant aux régions déjà peuplées qu’aux fronts pionniers de l’Ouest et du Nord.
À l'échelle intra-urbaine on peut rapprocher deux images mettant dans son contexte une des plus belles églises de Brasília, Nossa Senhora de Fátima, si petite qu'elle est connue comme l'Igrejinha, la petite église.
Figure 21. L'Igrejinha en 1958 et 2016Sources : CPDoc.fgv.br et Google Earth. |
Elle a été la première église de Brasilia, bâtie à l'initiative de Sarah Kubitschek, l'épouse du Président, dessinée par Oscar Niemeyer, construite en cent jours et inaugurée en 1958. Sur la première photo elle se détache d'autant mieux qu'elle est la seule construction achevée au milieu de chantiers et de savanes encore intactes, alors que sur l'image de 2016 elle est incluse dans un quartier où résidences et services sont environnés d'arbres et de terrains de sport, et reconnaissable uniquement par sa forme triangulaire. Le symbole de la volonté modernisatrice qu'a représenté Brasília fait maintenant partie d'une ville – ou du moins d'une partie de ville – à haute qualité de vie, n'est-ce pas là la marque de la réussite du projet ?
Bibliographie
- « A população dos municípios brasileiros em 2014 », Confins 21 | 2014.
- Costa, Lúcio, « Considerações em torno do Plano Piloto de Brasília », in Atas do Seminário de Estudos dos Problemas Urbanos de Brasília, Revista de Arquitetura, Planejamento e Construção, n° 6, agosto - setembro 1973, pp. 11-16.
- De Mello Neli, Le Tourneau François-Michel, Théry Hervé et Vidal Laurent, Brasília, quarante ans après, Éditions électroniques de l’Institut des Hautes Études de l’Amérique Latine, [disponible en archives ouvertes].
- Mathieu, Márcia de Andrade et De Mello, Neli, « Gestão ambiental urbana, diferente em cidades planejadas? O caso de três cidades brasileiras », Confins n° 4, 2008.
- de Oliveira, Márcio, Brasilia entre le mythe et la nation, L'Harmattan, 2014, 234 p.
- Ruellan, François, « Quelques problèmes de l’expédition chargée de trouver des sites pour la nouvelle capitale fédérale des États-Unis du Brésil », Bulletin de l’association des géographes français, n° 194-195, mai - juin 1948, p. 90-100.
- Théry, Hervé, « Brasília. De la capitale à la métropole ? », Vingtième siècle, revue d’histoire, n° 81, janvier-mars 2004, p. 93-105.
- Théry, Hervé, « L’évolution du “modèle” de Brasília, vers une métropole banale ? », Cahier des Amériques latines, n° 41, 2002/3, p. 123-136
- Vidal, Laurent, De Nova Lisboa à Brasília, l’invention d’une capitale, IHEAL Éditions, 2002.
Sitographie en français
- Brasília, Unesco
- Brasília, Wikipédia
- Brasília, capitale de l'espérance, Air France
- Visite guidée à Brasília, au District Fédéral, au Brésil, Bonjour de France
- Brasilia Accueil, Bienvenue à Brasilia, site pour expatriés.
Hervé THÉRY
Directeur de recherche émérite au CNRS-Creda
Professeur à l'Université de São Paulo (PPGH-USP)
Mise en web : Jean-Benoît Bouron
Pour citer cet article :
Hervé Théry, « Brasília, de la vitrine à la métropole », Géoconfluences, octobre 2017.
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-thematiques/de-villes-en-metropoles/corpus-documentaire/brasilia