La cartographie électorale en Afrique. L’expérience de LAMencartes
Lorsque le laboratoire LAM-CNRS ((Le laboratoire LAM-CNRS (Les Afriques dans le Monde) a remplacé en 2011 le CEAN (Centre d’Études d’Afrique Noire.)) de Sciences Po Bordeaux a décidé en 2015 de créer LAMenCartes, un atelier de cartographie électorale africaine, il était confronté à un triple défi.
Il y avait d’abord, pour un géographe, la difficulté de convaincre ses collègues politistes de l’importance de la carte en géopolitique. En effet, bon nombre de publications spécialisées sont dépourvues d’illustrations cartographiques, sans doute parce que l’initiation à la cartographie ne figure pas dans les formations initiales de Sciences Po. C’était ensuite un défi déontologique, parce que nul n’ignore que la plupart de ces élections ont donné lieu à des fraudes plus ou moins massives, et beaucoup de politologues préfèrent ignorer les scrutins dès lors que les résultats semblent truqués. Il y avait enfin le défi technique parce que la collecte des données était sensiblement plus compliquée que celle que nous pratiquons dans les démocraties du « Nord ». Nous savions que nous ne parviendrions pas à atteindre le niveau de détail des travaux les plus récents dans ce domaine.
1. Sur la méthode
Dix ans plus tard, ce dernier point demeure un obstacle majeur. Même si nous partons du principe que nous traitons des données fausses, celles-ci sont souvent très difficiles à dénicher, soit parce que les autorités du pays concerné répugnent à les communiquer, soit parce que l’entité chargée de les publier (en général une commission dite indépendante) en est encore à une pratique artisanale de l’internet. En outre, il est rare que la totalité des données dont nous avons besoin (nombre d’inscrits, nombre de votants, nombre de suffrages obtenus par chaque candidat) soit affichée en valeur absolue plutôt qu’en pourcentages, et en détail pour chaque circonscription régionale. Quant à la délimitation des circonscriptions, elle peut varier d’un scrutin à l’autre, et les fonds de carte les plus récents ne sont pas toujours disponibles. Dans ces conditions, et compte tenu du fait que les deux signataires de nos cartes (Christian Bouquet et Valérie Alfaurt) sont les seuls à travailler dans l’atelier LAMencartes, nous n’avons évidemment pas couvert toutes les élections présidentielles tenues en Afrique depuis 2015.
Notre bilan est donc modeste : LAMencartes a cartographié les résultats des élections présidentielles dans 18 pays. Dans 7 d’entre eux (Burkina, Côte d’Ivoire, Kenya, Liberia, Niger, Sénégal, Tchad) nous avons couvert deux scrutins successifs (ce qui a facilité les comparaisons). D’autres élections ont également été cartographiées : des législatives en Côte d’Ivoire, et des régionales au Kenya. Au total, le site héberge à ce jour (août 2024) 109 cartes inédites et en accès libre.
Au fil du temps, nous avons amélioré notre approche. Au départ, nous nous contentions de deux ou trois cartes : la participation par circonscription ; le candidat arrivé en tête au 1er tour par circonscription ; le poids électoral du vainqueur par circonscription avec une discrétisation des pourcentages de voix. Puis nous avons affiné le traitement en introduisant le poids électoral du ou des vaincus, selon le même principe de discrétisation. Puis nous avons introduit des représentations en camemberts dans chaque circonscription, pour faire apparaître dans un même cercle le pourcentage de l’abstention et le pourcentage de voix obtenues par chaque candidat par rapport aux inscrits.
Parmi les cartes les plus abouties, celles des présidentielles du Tchad en 2024, illustrent assez bien – sur une consultation contestée –la méthode retenue.
Document 1. L'élection présidentielle de 2024 au Tchad
LAMenCartes, mai 2024.
Dans chaque province, à l’intérieur d’un cercle proportionnel au nombre d’inscrits, figure le pourcentage des voix obtenues par chacun des trois principaux candidats (sur 10), ainsi que le pourcentage des abstentionnistes. On pourrait sans doute nous faire remarquer qu’en choisissant le rouge pour l’opposant vaincu Succés Masra, nous avons attiré l’attention davantage sur lui que sur le vainqueur Mahamat Idriss Déby (en bleu). En fait, pour chaque élection, nous nous efforçons de choisir la couleur du parti politique ou du mouvement auquel appartient le candidat, mais nous aurions effectivement pu sélectionner un bleu plus brillant pour le fils d’Idriss Déby Itno.
Ce mode de représentation vise surtout à tenter de « faire parler l’abstention », même si les spécialistes s’accordent pour dire que c’est impossible. Dans les débuts de notre expérience cartographique, j’avais remarqué que plus on s’éloignait des centres urbains plus la participation était forte, et plus le vote pour le président sortant était marqué. J’en avais déduit que les espaces ruraux étaient plus « légitimistes » que les espaces urbains.
2. Quelques enseignements issus de la pratique
Puis j’ai eu l’occasion de participer à plusieurs missions internationales d’observation des élections ((Pendant sa période de détachement dans des ambassades de France en Afrique, observer les élections faisait partie de la mission de l’auteur, sans être officiellement un « observateur international ». Il n’a accédé à ce statut qu’après son retour en France, sous l’étiquette de son laboratoire LAM (Les Afriques dans le Monde).)), notamment en Côte d’Ivoire et à Madagascar, et surtout l’opportunité de pouvoir me déplacer seul dans les lieux de mon choix, notamment les plus reculés.
J’y ai acquis la conviction que, dans les bureaux de vote éloignés, voire isolés, il était souvent difficile pour l’opposition de disposer d’un représentant. Par contre, le parti au pouvoir était toujours représenté, et son militant était donc souvent seul toute la journée et plus particulièrement le soir, juste avant la fermeture. C’était le bon moment pour signer le registre à la place de ceux qui n’étaient pas venus et de glisser un bulletin à leur place. Il va sans dire que je n’ai pas été directement témoin de cette pratique, mais j’en ai eu plusieurs « aperçus » et j’ai recueilli de nombreux récits confirmant ce mode de fonctionnement. C’est régulièrement dénoncé sous l’expression « bourrage des urnes ».
À l’inverse, la présence beaucoup plus marquée des représentants de l’opposition dans les bureaux de vote des centres urbains et surtout dans les capitales empêche les partis au pouvoir d’intervenir frauduleusement dans les bureaux de vote. Mes conclusions d’autrefois (« l’opposition est toujours plus forte dans les villes, ce qui marque une réelle volonté de changement ») doivent donc être tempérées à la lumière de ces observations.
Une autre expérience a été tentée pour contrebalancer des résultats trop tendancieux : cartographier les résultats « alternatifs ». En effet, depuis l’avènement de la téléphonie mobile, des smartphones et des réseaux sociaux (Facebook depuis 2004, Twitter devenu X depuis 2006), des remontées parallèles de résultats sont accessibles, parfois même regroupées par des plateformes de la société civile. Depuis plusieurs années, nous demandons systématiquement aux opposants vaincus qui contestent les résultats de nous communiquer leurs propres données. Seule l’équipe de Maurice Kamto en 2018 au Cameroun a répondu favorablement et nous avons publié la carte correspondante en regard de la carte officielle.
Lors de la récente élection présidentielle au Tchad (mai 2024, voir document 1), nous avons été en contact avec l’un des opposants. Mais celui-ci a considéré que les remontées parallèles de son camp n’étaient pas davantage fiables que les résultats officiels, car dans certains bureaux de vote ses propres militants « arrangeaient » les chiffres pour se faire bien voir des responsables du parti.
Plus généralement, certaines cartes ont fait apparaître avec une certaine évidence des clivages territoriaux sur des bases ethno-régionales. Cette géographie politique a longtemps été l’objet d’une forme de déni, au point que j’ai personnellement longtemps refusé de dessiner des cartes illustrant ce phénomène. Pour ne pas concrétiser la réalité ? J’ai changé d’avis lorsque je vivais et travaillais en Côte d’Ivoire au début des années 2000, parce qu’un quotidien de la place n’avait pas hésité à afficher en couverture une carte « Côte d’Ivoire coupée en deux » (document 2).
Document 2. La une du quotidien Le Patriote, 4 décembre 2000 |
Document 3. Côte d’Ivoire, 1er tour de l’élection présidentielle de 2010LAMenCartes, 2010. |
À partir de cette date, je me suis senti autorisé à représenter les forces ethno-régionales. Ce fut d’abord le cas lors des élections présidentielles de 2010 (document 3). Ensuite, toute la couverture cartographique des élections en Côte d’Ivoire confirme le poids du vote sinon « ethnique », du moins communautaire.
Cette situation n’est pas isolée sur le continent. Deux États ont mis en place un système électoral qui prend en compte les oppositions ethno-régionales : le Nigeria et le Kenya. Au Nigeria, le candidat à la présidentielle pour être élu doit obtenir au moins 25 % des voix dans les 2/3 des 36 États du pays, soit 24 États, auxquels s’ajoute le territoire-capitale d’Abuja. Au Kenya, les règles sont voisines : il faut obtenir 25 % des suffrages dans au moins 24 Comtés (sur 47).
Pour ne rien simplifier, certaines élections présidentielles africaines ne prévoient qu’un seul tour : le candidat arrivé en tête au premier tour, quel que soit son score, est élu. C’est le cas dans six pays, dont le Cameroun, le Gabon, le Rwanda et la RD Congo.
Toute cette complexité explique le fait que nous clôturons chacun de nos dossiers cartographiques par la formule : « Libre à chacun de construire sa propre analyse à partir de ces essais de représentation cartographique ». Nous nous en tenons à des cartes simples, mais sans commentaire. Nous en assurons ensuite la diffusion par le canal d’une liste de diffusion électronique qui comprend des chercheurs, des diplomates et des journalistes, ce qui nous permet d’être correctement référencés sur Google et de donner au laboratoire LAM une petite vitrine d’exposition.
Notre contribution à la connaissance des élections en Afrique est donc modeste. C’est une petite pierre dans la perception que nous pouvons avoir du processus démocratique dans ce continent, sachant qu’il ne faut pas confondre élections et démocratie.
Pour autant, les processus électoraux semblent aller dans le bon sens dans certains pays, grâce à la généralisation des tablettes tactiles depuis les années 2010, par exemple au Nigeria et en Côte d’Ivoire. Ayant enregistré les données biométriques des électeurs inscrits, ces outils interdisent de voter à la place d’un autre ou de voter deux fois. Elles fonctionnent globalement bien, mais il arrive encore que les agents des bureaux de vote les écartent en prétextant qu’elles dysfonctionnent pour se livrer à des pratiques frauduleuses.
Un autre progrès est apparu avec l’engagement de certaines entités (les CENI, commissions électorales nationales indépendantes) à publier sur Internet les résultats des élections bureau de vote par bureau de vote. Il s’agit du résultat d’un intense lobbying des chancelleries diplomatiques du « Nord » ((Cette campagne d’influence s’appuyait sur une tribune publiée en septembre 2019 par l’hebdomadaire Jeune Afrique : « Le smartphone, arme de démocratisation massive ».)) pour garantir une totale transparence des mécanismes électoraux, puisque chaque électeur ayant assisté au dépouillement dans son bureau de vote peut vérifier sur le Net que les résultats officiels sont conformes. Plusieurs pays, notamment le Mali et Madagascar, ont appliqué cette méthode, ainsi que la Côte d’Ivoire dès 2021, permettant ainsi un scrutin apaisé dans un pays qui avait connu une grave crise postélectorale dix ans avant.
Peut-être pouvons-nous imaginer dans un avenir plus ou moins proche des cartes des élections africaines aussi précises et aussi fiables que celles qui nous sont proposées pour les pays du « Nord », du moins ceux qui n’ont pas basculé dans les démocraties illibérales…
Christian BOUQUET
Professeur à l’Université Bordeaux-Montaigne et chercheur au LAM (Les Afriques dans le Monde)
Édition et mise en web : Jean-Benoît Bouron
Pour citer cet article :
Christian Bouquet, « La cartographie électorale en Afrique. L’expérience de LAMencartes », Géoconfluences, décembre 2024.
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-thematiques/geographie-du-politique/geographie-appliquee/cartographie-electorale-afrique-lamencartes