Un an après le référendum sur le Brexit, un Royaume-Uni divisé et fragilisé
Le 23 juin 2016, les Britanniques ont voté à 51,89 % pour le retrait de leur pays de l’Union Européenne, pour le Brexit. Cet évènement, à la fois inédit et inattendu, a plongé le Royaume-Uni dans une incertitude profonde, aussi bien économique que géopolitique. Un an après, les élections générales du 8 juin 2017 renforcent les inquiétudes sur l’avenir du pays, car elles ne conduisent aucune majorité claire au Parlement et fragilisent la Première ministre Theresa May, la plaçant dans une posture délicate à la veille des négociations avec les partenaires européens sur les modalités du Brexit (figure 1).
Figure 1 : Résultats des élections générales de juin 2017, en part des suffrages et en nombre de sièges obtenus |
Ces votes et la géographie électorale du pays révèlent de profonds clivages sociaux, économiques, politiques, culturels et identitaires qui divisent la société et le territoire britannique. Le Royaume-Uni, État multi-nations structuré autour de quatre composantes nationales, l’Angleterre, l’Écosse, le pays de Galles et l’Irlande du Nord, apparait particulièrement fragilisé, voire menacé, par ces clivages, lisibles à différentes échelles et entremêlées, qui constituent des enjeux géopolitiques fondamentaux.
1. Une analyse territoriale indispensable pour comprendre le vote des Britanniques
L’analyse territoriale des résultats du référendum sur le Brexit et des élections générales de juin 2017 permet de mieux comprendre ces fractures socio-spatiales qui fragilisent le Royaume-Uni et les enjeux géopolitiques auxquels le pays est confronté (Bailoni, 2017). La géographie du vote leave (carte 1 ci-contre) n’a pas révélé de clivage régional majeur, en dehors bien sûr de l’Irlande du Nord et surtout de l’Écosse, qui se sont distinguées avec un vote majoritaire pour le remain. Certes, on peut percevoir quelques zones de force du leave et du remain en Angleterre, mais il n’y a pas de clivage net, comparable à celui qui ressort habituellement des résultats des élections générales. En effet, depuis au moins les années 1980((Dès la première moitié du XXe siècle, les régions du Nord votent plutôt pour le Labour et celles du Sud pour les conservateurs, et les années Thatcher ont renforcé ce clivage électoral qui se perpétue malgré les renouvellements politiques.)), l’Angleterre est marquée par une fracture électorale qui sépare un Nord largement travailliste et un Sud – hormis Londres – largement conservateur. La carte des résultats des élections de 2017 (carte 2) montre très nettement ce clivage Nord/Sud. |
Carte 1 : On observe une forte corrélation entre le vote UKIP et le vote Brexit. |
Carte 2 : Les circonscriptions ayant des volumes de population comparables, il est possible de les représenter sous la forme de carrés d'égale surface pour mieux saisir les rapports de force entre les deux principaux partis. |
Le leave a fait de très bons scores dans des territoires très différents les uns les autres, aussi bien dans des régions très prospères que dans des espaces marqués par de profonds problèmes sociaux, dans des territoires urbains comme dans des zones rurales. L’analyse de ces territoires et des contextes locaux permet de mieux comprendre les motivations très diverses qui ont conduit à la victoire du leave.
Différentes études d’opinions expliquent les principales raisons de ce vote : près de de la moitié des électeurs du leave (49 %) affirme que leur vote a été motivé par la volonté de voir les décisions politiques concernant le Royaume-Uni prises au Royaume-Uni. 33 % expliquent que le Royaume-Uni doit reprendre le contrôle de l’immigration et de ses frontières. 13 % pensent que si le Royaume-Uni restait, il n’aurait aucune influence dans les élargissements futurs de l’UE ni dans l’extension de ses pouvoirs. Enfin, pour 6 % des électeurs du leave, une sortie de l’UE permettrait au pays d’avoir de meilleurs résultats commerciaux et économiques((Sondage de Lord Ashcroft, publié le 24 juin 2016)). Le souverainisme, la reprise en main des compétences dévolues à l’UE et la lutte contre l’immigration apparaissent ainsi comme les principales motivations des électeurs du leave, loin devant l’économie. Ce sont les thématiques favorites du United Kingdom Independance Party (UKIP), parti populiste très à droite en forte progression au cours des élections précédentes. Il y a d’ailleurs une correspondance assez nette, quoique pas systématique, entre les territoires où le leave a fait de bons scores et les zones de force du UKIP aux élections de 2015 (carte 1).
Ce parti, créé au début des années 1990 par des dissidents de l’aile droite des conservateurs, défend un programme simple : le départ du Royaume-Uni des institutions européennes, ce qu’il appelle l’indépendance du Royaume-Uni. S’il est avant tout un parti eurosceptique, il élargit cependant son discours autour de deux axes forts au début des années 2000. Il propose d’une part des mesures sociales fortes (suppression des impôts sur le revenu pour les foyers les plus modestes, suppression de l’aide internationale et réinjection de l’argent économisé dans les services de santé du pays, etc.), pour progresser dans un électorat populaire traditionnellement à gauche. D’autre part, le UKIP développe des thématiques anti-immigration, voire xénophobes. Il dénonce notamment l’arrivée d’Européens de l’Est au Royaume-Uni, dans le cadre de la libre circulation des travailleurs dans l’UE. Les dirigeants du UKIP les accusent de favoriser le dumping social, de prendre le travail des Britanniques et de profiter des aides sociales et des services publics. Le UKIP entend défendre ce qu’il estime être les intérêts de la working-class blanche, des petits patrons de PME, des artisans et des retraités britanniques. Il veut répondre « aux vraies préoccupations des vrais gens ». Grâce à ses progrès électoraux, le UKIP a réussi à placer sur l’agenda politique l’idée d’un référendum sur l’appartenance du Royaume-Uni à l’UE. Il a également réussi à imposer ses thématiques favorites dans le débat de la campagne référendaire((La campagne Leave.EU, menée en grande partie par des responsables du UKIP, a été fortement critiquée pour ses affiches, notamment celle montrant une foule de migrants en route pour l’Europe et celle faisant référence à l’attentat d’Orlando : l’UE est alors accusée à la fois de favoriser l’immigration de masse et de ne pas protéger ses citoyens du djihadisme.)).
Ainsi, le leave a réalisé des scores très importants dans différents types de territoires (Bailoni, 2017) :
- Dans des territoires marqués par des difficultés sociales profondes et pérennes, où l’électorat entend montrer sa défiance à l’égard des partis traditionnels, notamment des travaillistes. Le leave a ainsi souvent dépassé les 70 % dans des territoires marginalisés, en situation périphérique, ou ressentis comme tels. C’est le cas notamment de nombreuses petites ou moyennes villes du Nord (Hartlepool, Middlesbrough, Barnsley, Wigan, Stoke, etc.) ou des anciennes vallées minières du pays de Galles, vieux territoires industriels restés à l’écart d’un véritable renouveau. C’est également le cas sur toute une frange est de l’Angleterre, de l’estuaire de la Tamise au Lincolnshire, où se succèdent espaces périurbains concentrant des populations pauvres et exclues de Londres, stations balnéaires oubliées, anciennes petites villes industrielles et portuaires, et espaces ruraux atones. Ces territoires avaient aussi massivement voté pour le UKIP aux élections européennes de 2014 et aux élections générales de 2015 (carte 1).
- Dans des territoires marqués par une importante immigration, en dehors des grandes villes. En effet, certains espaces à dominante rurale ont connu une immigration relativement importante d’Européens de l'Est, venus travailler dans des exploitations agricoles ou dans des entreprises agro-alimentaires. C’est par exemple le cas dans le district de Boston, dans l’Est de l’Angleterre. C’est là où le leave a réalisé son meilleur résultat de tout le pays, avec 75,6 %. Ce district a une autre particularité : 10,6 % de sa population est née dans un pays d’Europe de l’Est, selon le recensement de 2011. C’est le taux le plus important de tout le Royaume-Uni, alors que cette part était infime lors du précédent recensement de 2001. Durant la période intercensitaire, la population locale a augmenté de quasiment 9 000 personnes, et l’arrivée de ces Européens de l’Est (6 800 personnes recensées) participe en grande partie à cette croissance démographique. Ce territoire a été déstabilisé par un bouleversement démographique très rapide. D’après une étude du think-tank Policy Exchange de 2016, Boston est la localité anglaise la moins intégrée du pays et où les indices de ségrégations inter-communautaires sont particulièrement forts((Paul Gallagher, "Boston: How a Lincolnshire town became 'the most divided place in England'", The Independent, 28 janvier 2016,)).
- Des territoires ruraux ou péri-urbains très conservateurs, souvent prospères, marqués par un euroscepticisme ancien. En effet, un courant eurosceptique pérenne et puissant existe depuis les pourparlers sur l’adhésion du Royaume-Uni à la CEE, et il est resté particulièrement influent dans l’opinion publique britannique, comme au sein de la classe politique du pays, notamment chez les conservateurs (Courcelle, 2013 ; Schnapper, 2000). C’est pour cela que le leave a récolté des scores relativement importants dans des territoires qui ne connaissent pas de problèmes socio-économiques significatifs.
À l’inverse, les territoires où le vote remain a été le plus fort en Angleterre sont des espaces urbains souvent centraux où se concentrent les activités de service à haut rendement, liées entre autre à la finance et au commerce international, et les universités, du cœur de Londres à ceux de Manchester, Cardiff ou Newcastle, en passant par Cambridge et Oxford. Certains territoires marqués par une forte pauvreté ont aussi voté largement pour le remain : c’est le cas de certains territoires du centre-est de Londres, où les minorités ethniques sont nettement majoritaires.
Ainsi, le vote leave ne traduit pas uniquement un avis sur la place du Royaume-Uni dans l’UE. Il est certes l’expression d’un euroscepticisme britannique ancien et ancré, mais aussi la conséquence de certains ressentiments identitaires, d’une colère sociale, d’une forme d’inquiétude dans le contexte économique et migratoire actuel, et de certaines problématiques locales (Bailoni, 2017).
2. L’économie britannique : jusque-là tout va bien ?
La question économique était évidemment au centre des débats de la campagne du référendum sur le Brexit. Les partisans du leave affirmaient que le Royaume-Uni s’en sortirait mieux s’il quittait l’Union Européenne, puisque les normes imposées par Bruxelles étaient des freins à la compétitivité et que la contribution britannique au budget européen dépassait très largement les crédits reversés par les différents programmes communs. À l’inverse, les partisans du remain, comme de nombreux experts économiques, prédisaient un chaos en cas de Brexit et de sortie du marché unique. Cette prévision a d’ailleurs été attaquée par le camp du leave comme un complot des grands dirigeants politiques et économiques pour effrayer les électeurs, le « project fear » (le projet peur), théorie et formule qui ont été par la suite reprises par Marine Le Pen lors de la campagne présidentielle de 2017 en France.
Un an après le référendum, les différents indices montrent que la situation économique britannique est plutôt bonne. Si la livre a chuté après le vote des Britanniques, cela a permis de rendre l’économie du pays plus compétitive et de doper les exportations. Le chômage a atteint son plus bas niveau depuis août 2005 et ni la consommation, ni les investissements n’ont diminué. La Banque d’Angleterre a même revu ses prévisions de croissance pour 2017 à la hausse, à 2 %. En effet, le Royaume-Uni est toujours membre de l’UE et tous les accords commerciaux restent en place, et à ce titre rien n’a changé depuis le vote de juin 2016.
On peut toutefois se demander si cette situation plutôt favorable perdurera au cours des prochains mois. La plus grande incertitude perdure en effet, notamment une fois que les négociations seront entamées et que les conditions de la sortie de l’UE seront plus claires. Si les négociations avec les partenaires européens se déroulent dans de bonnes conditions, amenant à un « soft Brexit », des accords de substitution seront trouvés sans réel bouleversement dans les conditions des échanges commerciaux entre le Royaume-Uni et ses différents partenaires. En revanche, si les négociations sont très compliquées, amenant à un « hard Brexit », une sortie dure de l’UE sans accord commercial, ou alors a minima, pourrait avoir des conséquences importantes pour l’économie nationale. L’avenir de la City, l’une des principales places financières mondiales, ainsi que de tout le secteur financier britannique, pourrait être remis en question. La banque HSBC a déjà annoncé le transfert d’un millier d’emplois de Londres vers Paris. À terme, 30 000 emplois directs dans le secteur financier britannique seraient menacés.
La question se pose également pour d’autres secteurs économiques, notamment industriels. Certaines firmes extra-européennes ont fait le choix de s’implanter au Royaume-Uni pour avoir une tête de pont au sein de l’UE (Bailoni, 2011). Ces firmes maintiendront-elles leurs implantations au Royaume-Uni après le Brexit ? Là encore, les négociations seront décisives. Le cas de l’usine automobile Nissan de Sunderland, dans le Nord-Est anglais, est sans doute le plus emblématique et le plus cité. Implantée dans les années 1980, elle reste le symbole de l’attractivité industrielle du pays et de sa compétitivité. La fermeture de cette usine serait catastrophique pour toute la région de Sunderland, l’une des villes les plus pauvres du pays : elle représente 7 000 emplois directs et 27 000 indirects.
Les résultats des élections générales de juin 2017 ne rassurent en aucun cas les milieux financiers. En effet, puisque Theresa May n’a pas de majorité claire, contrairement à ce qu’elle attendait, la position de son gouvernement est considérablement affaiblie, juste avant le début des négociations pour le Brexit. De plus, la place de Theresa May comme Première ministre est également remise en question, y compris par des figures conservatrices qui critiquent ouvertement son pari manqué de provoquer des élections anticipées. Le parti conservateur apparait aussi très divisé sur la stratégie à mener lors des négociations de sortie de l’UE, entre partisans d’un hard ou d’un soft Brexit, alors qu’il doit s’allier au Democratic Unionist Party (DUP), parti unioniste nord-irlandais très radical, pour trouver une majorité à Westminster. Ainsi fragilisé, le Royaume-Uni n’apparait pas en bonne position pour discuter avec ses partenaires européens et ainsi pour décrocher un accord qui lui soit favorable. Si les milieux financiers sont inquiets de la situation politique du pays, les dirigeants européens le sont aussi, car la ligne britannique est tout sauf claire et sujette à des revirements de positionnement, surtout que l’absence de majorité pourrait contraindre à l’organisation de nouvelles élections à court terme. Les négociations pourraient ainsi s’avérer très compliquées.
3. Les fractures sociales et l’avenir des services publics après l’austérité
Si la situation économique du Royaume-Uni semble plutôt favorable et si certains indices comme le taux de chômage apparaissent excellents, des clivages sociaux et spatiaux extrêmement forts fractionnent la société britannique (carte 3). Ces disparités sont visibles à toutes les échelles, aussi bien entre les régions qu’entre les quartiers des grandes villes. La question sociale est d’autant plus politiquement sensible au Royaume-Uni, que le gouvernement Cameron a mené une politique d’austérité, de coupes budgétaires massives et de réformes sociales, après son arrivée au pouvoir en 2010. Ces réformes ont créé des tensions politiques et de profonds ressentiments. Elles ont placé les élus et les gestionnaires des services publics face à la nécessité d’imaginer une gouvernance de l’austérité (Kitson et al., 2011 ; Newman, 2014) : de nombreuses autorités locales se sont trouvées démunies, notamment des territoires qui souffraient déjà de problèmes sociaux importants et qui étaient dirigés par des élus travaillistes((Le 11 janvier 2013, The Guardian a publié une carte (« Council spending cuts: the north loses out to the south ») reproduisant des données fournies par le Conseil de Newcastle et montrant que les autorités locales du Nord et/ou dirigées par des travaillistes étaient les plus touchées par les coupes budgétaires du gouvernement.)). Si le chômage a baissé, cela s’est aussi traduit par une précarisation de l’emploi, avec une augmentation très forte de l’intérim et des « contrats zéro heure » qui ne garantissent aucun temps de travail aux employés. |
Carte 3 : Comme toute carte du taux de chômage produite à partir des statistiques publiques, des précautions doivent être prises quant au seuil à partir duquel un actif est considéré comme occupé. |
L’avenir des services publics, notamment du National Health Service (NHS), le service public de santé britannique, est une question clé de chaque débat électoral. Le leader travailliste, Jeremy Corbyn, l’a placé au cœur de sa campagne et de son programme pour les élections générales de 2017, défendant une ligne résolument anti-austérité. Il accuse les conservateurs d’avoir provoqué la défaillance des services publics par leur politique de coupes budgétaires((Au cours des derniers mois, le gouvernement May a été directement mis en cause par des polémiques sur le financement des services publics à la suite d’évènements plus ou moins tragiques : les défaillances des systèmes informatiques du NHS à la suite de la non-reconduction de contrats de maintenance ; la diminution des postes de fonctionnaires de police à la suite des récentes attaques terroristes ; l’assouplissement de certaines normes et des économies faites dans la réfection des logements sociaux à la suite de l’incendie de la tour Grenfell, etc.)). Ce positionnement politique, avec des propositions très radicales (suppression des frais universitaires, augmentation du salaire minimum, nationalisations dans les secteurs du transport, de la poste, de l’eau ou de l’énergie, hausse du budget du NHS et des aides sociales, etc.), a permis au parti travailliste de retrouver une partie de son électorat perdu, notamment dans le Nord, et de séduire les jeunes. D’ailleurs, la participation a été exceptionnellement haute lors de ces élections générales. Le Labour a ainsi progressé très nettement, recueillant 40 % des voix et talonnant le parti conservateur (42 %)((Si le Labour a gagné 9,5 points par rapport aux précédentes élections de 2015, le parti conservateur a également progressé, mais gagnant « seulement » 5,5 points au niveau national. Ces progrès se font à l’encontre des autres partis, notamment du UKIP (-10,8 points, passant de 12,6 % à 1,8 % des votes).)). Ce très bon résultat a largement contribué à faire reculer le UKIP. Le parti populiste a en effet perdu une grande partie de son électorat populaire, de nouveau séduit par le Labour, comme de son électorat très conservateur et eurosceptique, pour lequel le vote UKIP n’a plus de sens depuis la victoire du leave. Comme à propos du Brexit, les résultats des élections de 2017 montrent que la société britannique est politiquement très polarisée.
Il existe donc un clivage politique très fort entre le parti conservateur de Theresa May et le Labour de Jeremy Corbyn sur les questions sociales et sur les dépenses publiques. La Première ministre pourrait avoir à prendre de nouvelles mesures très impopulaires si la croissance du pays ralentit et si sa compétitivité se dégrade. Alors qu’il était très contesté au sein même de son parti, le leader travailliste est devenue une figure politique très populaire, grâce à la campagne des élections générales de 2017. Les questions sociales sont donc à la fois un sujet de tensions et de divisions très fortes dans la société britannique, et un enjeu politique majeur auquel le gouvernement May devra répondre en parallèle au processus vers le Brexit.
4. Les défis d’une union très fragilisée
Les résultats du référendum sur le Brexit comme ceux des dernières élections générales révèlent des divergences fondamentales dans les aspirations identitaires et géopolitiques des différentes nations qui composent le Royaume-Uni, à tel point que son unité apparait menacée.
En effet, la question de l’indépendance de l’Écosse, dont les institutions autonomes sont dirigées par les nationalistes du Scottish National Party (SNP) depuis 2007, reste posée. Si le non l’a emporté lors du référendum sur l’indépendance de septembre 2014, le résultat a été jugé comme relativement serré, car le oui a atteint un score inespéré quelques mois auparavant. Malgré la défaite, la cause nationaliste est sortie renforcée et politiquement crédibilisée de cette consultation, comme l’ont montré les résultats des élections générales de 2015, lors desquelles le SNP a emporté 56 des 59 sièges écossais de député. Le référendum sur le Brexit a également été l’objet d’un nouveau débat sur la question de l’indépendance. Comme elle l’avait annoncé, Nicola Sturgeon, la première ministre écossaise SNP, a en effet réclamé un nouveau référendum sur l’indépendance à la suite de celui sur le Brexit. En effet, si le leave l’a emporté à 51,9 % au niveau britannique et à 53,4 % en Angleterre, les Écossais ont voté à 62 % pour le remain, traduisant une fracture majeure dans les perspectives géopolitiques des différentes nations constituant le Royaume-Uni. Compte tenu de ce résultat, les nationalistes expliquent que le seul moyen pour l’Écosse de rester dans l’UE est de devenir indépendante, et que le processus du Brexit se fait à l’encontre de la volonté de la nation écossaise.
La perspective de l’organisation à terme d’un nouveau référendum sur l’indépendance écossaise est cependant compromise par les résultats des élections générales de 2017. Le SNP est en effet en net recul, alors que les conservateurs ont largement progressé en nombre de sièges((Le SNP a reçu 36,9 % des voix en 2017, contre 50 % en 2015, perdant 21 sièges de députés. En revanche, les conservateurs sont passés de 14,9 % des voix en 2015 à 28,6 % en 2017, gagnant 12 sièges supplémentaires. Après les élections de juin 2017, le SNP a ainsi 35 des 59 sièges de députés écossais, les conservateurs 13, les travaillistes 7 et les libéraux-démocrates 4. Il faut néanmoins bien considérer que si le SNP recule, il ne s’agit pas d’une déroute pour lui. Le résultat de 2015 était exceptionnel pour les nationalistes écossais, celui de 2017 les replace à un niveau plus conforme à leur véritable poids politique.)). Les Tories écossais réalisent un résultat historique en Écosse, s’y imposant comme la deuxième force politique, alors qu’ils subissaient jusque-là le très lourd héritage de Margaret Thatcher. Là-encore, ce résultat va à l’encontre des tendances dominantes en Angleterre et au pays de Galles((Si les conservateurs gagnent 12 sièges supplémentaires en Écosse, ils en perdent 22 en Angleterre et 3 au pays de Galles.)), soulignant une nouvelle fois les divergences électorales et politiques majeures entre les nations britanniques. En lien avec le Brexit et les grandes questions d’orientation économique, l’organisation d’un nouveau référendum d’indépendance a été au cœur du débat électoral en Écosse, et le résultat en est le reflet. En effet, si beaucoup d’Ecossais ont voté pour le parti conservateur, c’est parce qu’il incarne l’unionisme plus que toute autre formation politique – la branche écossaise du parti s’appelle d’ailleurs officiellement Scottish Conservative and Unionist Party((Les conservateurs écossais, qui sont également la deuxième force politique au Parlement écossais depuis les élections écossaises de 2016, bénéficient aussi de la grande popularité de leur dirigeante, Ruth Davidson, jeune femme de 38 ans, dont l’arrivée à la tête du parti Tory en 2011 a marqué un renouvellement radical.)). Ces élections générales ont donc constitué une forme de pré-référendum, entre un parti nationaliste pro-indépendance et des conservateurs foncièrement unionistes. Les résultats ne permettent pas au SNP d’avoir la légitimité pour exiger un second référendum. Cependant, les négociations pour le Brexit et la nature d’un éventuel accord entre le Royaume-Uni et ses partenaires européens auront forcément un impact très fort sur la question indépendantiste. Un hard Brexit pourrait en effet convaincre une majorité d’Écossais de quitter le Royaume-Uni.
Le Brexit pourrait également avoir des conséquences géopolitiques majeures en Irlande du Nord. Si les « Troubles » sont officiellement terminés depuis quasiment vingt ans et les Accords du vendredi saint du 10 avril 1998 et si les principaux groupes paramilitaires ont déposé les armes, les clivages intercommunautaires restent extrêmement marqués. Les nationalistes/républicains ne vivent pas dans les mêmes quartiers que les unionistes/loyalistes. Des « murs de la paix » les séparent parfois tant les ressentiments sont forts. S’il n’y a plus de violence, la paix reste très froide et il n’y a pas de réelle réconciliation. Les résultats électoraux reflètent cette situation, puisque les partis qui ont permis la réalisation des accords de paix ont depuis été largement marginalisés au profit de partis plus radicaux, le Democrat Unionist Party (DUP) et le Sinn Fein républicain((Le DUP a reçu 36 % des voix lors des élections générales de juin 2017, remportant 10 des 18 sièges de la Province, et le Sinn Fein 29,4 %, gagnant ainsi 7 sièges.)) (figure 1, carte 4).
Le résultat du référendum sur le Brexit reflète aussi très nettement cette fracture intercommunautaire, puisque les unionistes/loyalistes ont voté très majoritairement pour le leave et les nationalistes/républicains pour le remain. Les zones de force du leave correspondent en effet à des territoires majoritairement protestants votant plutôt pour des partis unionistes, et les zones de force du remain correspondent à des territoires majoritairement catholiques votant pour des partis nationalistes (carte 4). Ces résultats montrent ainsi des divergences fondamentales dans les perspectives géopolitiques et identitaires des deux communautés.
Carte 4 : En Irlande du Nord, le vote leave coïncide avec les circonscriptions où les protestants sont majoritaires. |
L’appartenance ou non du Royaume-Uni à l’UE a en effet des conséquences directes sur les relations entre l’Irlande du Nord et la République d’Irlande et sur les caractéristiques de la frontière entre les deux territoires. Le Brexit va provoquer une reconfiguration, et potentiellement le renforcement, de cette frontière. La réactivation de contrôles, qui rappelleraient les moments les plus sombres du conflit entre protestants et catholiques, soulève de nouvelles inquiétudes. Parmi les multiples enjeux des négociations dans le cadre du processus vers le Brexit, se pose donc la question, pour Dublin comme pour Londres, du degré d’ouverture de cette frontière, que plus de 30 000 travailleurs transfrontaliers traversent chaque jour. En Irlande du Nord, cette mobilité profite essentiellement aux salariés ou aux entrepreneurs issus de la communauté catholique. À l’annonce des résultats du référendum, les dirigeants du Sinn Fein ont réitéré leur revendication d’un « border poll », un référendum sur la réunification de l’Irlande.
Les élections de 2017 fragilisent encore plus situation politique de l’Irlande du Nord. En effet, l’absence de majorité conservatrice à Westminster oblige Theresa May à négocier un accord avec le DUP. Toutefois, cette position donne une influence considérable au parti nord-irlandais, que dénonce les nationalistes/républicains. Selon eux, un accord entre les conservateurs et le DUP remettrait en question le principe de neutralité du gouvernement britannique dans les affaires nord-irlandaises et donc les termes même des Accords du vendredi saint. Les conséquences du Brexit et des élections générales de 2017 restent ainsi très incertaines pour l’Irlande du Nord.
Conclusion
Le 23 juin 2016, les Britanniques votaient d’une courte majorité pour le Brexit. Un an après, les conséquences de ce vote restent incertaines, au niveau économique comme au niveau géopolitique, et dépendent de la teneur des négociations de sortie et de l’accord éventuel qui en ressortira. Cette incertitude s’est encore renforcée avec les élections générales de juin 2017 qui n’ont conduit aucune majorité claire à Westminster.
Le Royaume-Uni apparait ainsi très fébrile au tout début du processus vers sa sortie de l’UE. Les négociations avec les partenaires européens seront déterminantes pour le pays, pour sa stabilité économique et sociale, mais également pour son unité.
Bibliographie
- Bailoni, Mark. 2011. « Les investissements étrangers au Royaume-Uni : recomposition des territoires, rivalités géopolitiques et contrecoups identitaires ». L’Espace Politique, vol. 15, n° 3.
- Bailoni, Mark. 2017. « Comprendre le vote pour le Brexit : de l’utilité d’une analyse territoriale ». Hérodote, n° 164, p. 43-64
- Courcelle, Thibault. 2013. « Les réticences de l’opinion publique britannique face à l’intégration et aux réformes européennes ». Les Cahiers de Framespa, n° 14.
- Kitson, Michael. Martin, Ron. Tyler, Peter. 2011. “The geographies of austerity”. Cambridge Journal of Regions, Economy and Society, vol. 4, n° 3, p. 289-302.
- Newman, Janet. 2014. “Landscapes of antagonism: Local governance, neoliberalism and austerity”. Urban Studies, vol. 51, n° 15.
- Schnapper, Pauline. 2000. La Grande-Bretagne et l’Europe : le grand malentendu, Paris, Presses de Sciences Po.
Mark Bailoni
géographe, maître de conférences à l'Université de Lorraine / LOTERR
Mise en web : Jean-Benoît Bouron
Pour citer cet article :Mark Bailoni, « Un an après le référendum sur le Brexit, un Royaume-Uni divisé et fragilisé », Géoconfluences, 2017. URL : https://geoconfluences.ens-lyon.fr/actualites/eclairage/brexit-un-an-apres |