Vous êtes ici : Accueil / Articles scientifiques / Dossiers thématiques / Géographie du politique : pouvoirs, territoires, conflits / Tous les articles / Guerre en Ukraine : quelques clés sur un conflit en cours (situation en novembre 2022)

Guerre en Ukraine : quelques clés sur un conflit en cours (situation en novembre 2022)

Publié le 16/05/2022
Auteur(s) : Pascal Orcier, professeur agrégé et docteur en géographie, cartographe, enseignant en CPGE - lycée Dumont d’Urville à Toulon (83)
L'article rappelle les liens historiques entre l'Ukraine et la Russie, la difficile autonomisation de l'Ukraine après l'éclatement du bloc soviétique, et les tentatives successives de la Russie de ramener son voisin dans son giron. Ce contexte replace l'invasion de 2022 dans le cadre d'une violence graduelle débouchant sur la guerre. Il analyse ensuite les objectifs et les motivations possibles de la Russie, laquelle s'est engagée dans un conflit à l'issue moins certaine qu'il paraissait au départ.

Bibliographie | citer cet article

Le déclenchement de l’invasion russe de Ukraine le 24 février 2022 a fait basculer l’Europe et le monde dans une crise majeure. Cette offensive militaire sur le sol ukrainien fait suite à l’annexion de la Crimée et la déstabilisation du Donbass en 2014, ayant constitué des atteintes à l’intégrité territoriale d’un État issu de la dislocation de l’URSS. Le contexte géopolitique a vu les États-Unis se désengager du rôle de « gendarme du monde » qu’ils s’étaient arrogé depuis 1991, et basculer leur stratégie vers l’Indopacifique, dans un tête-à-tête avec la Chine. La Russie, en quête d’un statut renouvelé de puissance, pense avoir le champ libre pour intervenir dans son ancien empire dont elle n’a pas pleinement accepté la chute. La violence de l’agression et des discours qui la légitiment aux yeux du Kremlin obligent à interroger les mécanismes qui ont mené à un tel embrasement et de telles divergences dans l’interprétation des événements en cours.

Cet article, rédigé pendant le conflit et destiné à être mis à jour ultérieurement, vise à donner quelques clés de compréhension d’un conflit aux confins de l’Union européenne, résultant de l’agression militaire russe à l’encontre d’un État européen souverain.

Carte générale de l’Ukraine

Document 1. Carte générale de l’Ukraine

 

1. Russie et Ukraine, une relation complexe et ambiguë au regard de la géohistoire

Le conflit en Ukraine s’inscrit dans le contexte de deux décennies de tensions entre la Russie et l’Occident, durant lesquelles se sont manifestées des divergences sur les différentes questions internationales : l’indépendance du Kosovo en 2008, la guerre de Géorgie la même année, la guerre en Syrie depuis 2011, la répression des opposants biélorusses et russes, la crise vénézuélienne, les violations répétées des espaces aériens des pays baltes, le dossier du nucléaire iranien, les élargissements de l’OTAN dans les Balkans, la crise électorale biélorusse de 2019…

Cette tendance s’inscrit aussi dans les évolutions de société : face à un Occident démocratique, intégrant des populations immigrées, reconnaissant des droits aux LGBTQ, légiférant parfois en matière de PMA et GPA… Vladimir Poutine est sur des positions très conservatrices ou réactionnaires dans tous ces domaines : ayant renforcé la verticale du pouvoir en sa faveur, appelant les Russes de l’étranger à rentrer en Russie, légiférant contre toute ingérence humanitaire étrangère et toute information sur l’homosexualité, contrôlant les médias. Face à un Occident donnant de plus en plus de droit et de visibilité aux femmes, la Russie ne compte que 12 % de femmes à la Douma et au gouvernement, contre 32 % en moyenne dans l’UE. Ce chiffre tombe en dessous de 10 % pour les postes de cadres supérieurs dans les entreprises (29 % dans l’UE). Il y a donc un décalage qui va bien au-delà des considérations politiques, mais touche aux modèles de société. L’Ukraine par sa position géographique et son héritage politique se trouve au contact des deux.

1.1. L’Ukraine, un État tard-venu sur la carte de l’Europe

Qu’est-ce que l’Ukraine ? État tard-venu sur la carte du continent européen, né de la dislocation de l’URSS en 1991, l’Ukraine vient du mot slave « Oukraïna » qui signifie « confins »; on retrouve ce terme dans le nom de la région croate de Krajina, disputée entre Serbes et Croates durant les guerres yougoslaves des années 1990. Historiquement, le territoire de ce qui constitue aujourd’hui l’Ukraine a été convoité, conquis, dominé par les empires : royaume polono-lituanien médiéval puis république des deux nations jusqu’en 1795, empire ottoman, empire russe, empire austro-hongrois… À ces héritages s’ajoutent des réalités économiques très différentes : l’ouest ukrainien est resté très rural et agricole, tandis que l’est, le Donbass, qui fut l’un des joyaux industriels de l’URSS, vit essentiellement de l’activité extractive (charbon) et industrielle; au sud, la Crimée a des activités touristiques et une fonction militaire depuis le XIXe siècle avec le port de Sébastopol ou celui d’Odessa, ville fondée par le pouvoir tsariste à la fin du XVIIIe siècle pour doter la Russie d’un port sur la mer Noire et qui vit depuis des échanges commerciaux. Ainsi, les territoires constituant l’Ukraine ont des intérêts économiques divergents, mais qui constituent aussi une forme de complémentarité. Le Dniepr, fleuve s’écoulant du nord au sud du pays et traversant la capitale, Kiev, fait le lien entre les différentes régions historiques du pays.

1.2. Des frontières ukrainiennes exogènes

Ses frontières ont été fixées au cours du XXe siècle en deux temps, chacun des deux conflits mondiaux, par des acteurs exogènes. Pendant la guerre froide, ses frontières occidentales étaient celles de l’URSS, tandis que les autres (avec la Moldavie, la Biélorussie et la Russie) n’étaient que des limites administratives internes au sein de l’URSS, fixées en grande partie par Staline. L’Ukraine a donc hérité d’un territoire post-soviétique, qui n’était pas prévu pour fonctionner comme un État indépendant. L’ouest du pays est majoritairement de langue ukrainienne, tandis que l’est et le sud du pays sont majoritairement russophones, quoique jamais à 100 %. L’ukrainien et le russe, mais aussi le ruthène moderne (ou rusyn) parlé dans le sud-ouest du pays, sont des langues proches, avec une intercompréhension assez bonne à l’écrit. Le sentiment d’appartenance nationale varie d’un individu à l’autre en raison de la distinction ancienne entre nationalité et citoyenneté : on peut être citoyen de la république d’Ukraine mais se revendiquer de nationalité russe. D’un point de vue fonctionnel, l’Ukraine a aussi hérité de l’URSS d’une fonction économique de transit des hydrocarbures russes vers l’ouest. Cela lui assurait un approvisionnement énergétique mais aussi une rente, en vertu d’un accord avec la Russie. Les deux États avaient signé un accord de reconnaissance de leurs frontières mutuelles et ils avaient réglé en 1995 les questions en suspens (notamment la dénucléarisation de l’Ukraine et la location à bail de la base de Sébastopol à la Russie). Ces deux États sont donc proches culturellement et, du temps de l’URSS, cette proximité entre « républiques slaves », Russie, Ukraine et Biélorussie, constituant le cœur du pays, était largement mise en avant.

Document 2. La formation du territoire ukrainien

Document 2. La formation du territoire ukrainien

 

Les Ukrainiens n’étaient pas parvenus en 1919 à établir durablement les bases d’un État, malgré l’envoi d’une délégation à la conférence de la paix. Les vainqueurs cherchaient à ménager leur ancien allié russe pris dans la tourmente de la révolution d’Octobre et de ses conséquences. La réalité militaire sur le terrain a eu raison des revendications ukrainiennes. Le pouvoir stalinien, jugeant les Ukrainiens suspects de dérives nationalistes, a usé de l’arme de la famine pour affaiblir la région. C’est l’holodomor, qui a fait entre 2,5 et 6 millions de victimes en 1932-1933. À cela s’est ajouté un redécoupage des frontières de la république socialiste soviétique d’Ukraine, pour y adjoindre des territoires à l’est, peuplés de Russes, jugés fidèles au pouvoir et ainsi « noyer » les Ukrainiens dans le moule soviétique. Le transfert par Nikita Khrouchtchev de la Crimée – russophone à 95 % – à l’Ukraine en 1955 parachevait cette opération.

1.3. Comment expliquer la dégradation des relations ?

L’Ukraine a rejoint la Communauté des États indépendants (CEI) créée par la Russie sur les décombres de l’URSS en 1991, gardant des relations privilégiées avec l’ancienne puissance de tutelle dont elle restait étroitement dépendante économiquement en raison de l’imbrication des systèmes productifs soviétiques. En vertu de cet accord, l’Ukraine est dénucléarisée, ce qui va avoir des conséquences pour le conflit actuel. Alors que l’Europe centrale et orientale amorçait sa transition politique et économique en vue de rejoindre l’Union européenne et l’OTAN dans les années 1990, la démocratisation de l’Ukraine avait vite trouvé ses limites avec la dégradation rapide des conditions de vie et la mise en place du régime semi-autoritaire de Leonid Koutchma.

Or l’Ukraine indépendante est progressivement devenue un acteur à part entière, cherchant à s’émanciper de son encombrant voisin. Ayant fait le choix de l’ukrainien comme langue officielle, elle avait changé symboliquement les noms russes de plusieurs villes, comme l’ont fait d’autres États issus de l’URSS : Kiev en Kyiv ((Pour Kiev, la ville ayant une transcription française établie de longue date, la règle, en français, est de conserver cette transcription. Voir notre Guide de la graphie des toponymes.)) Lvov en Lviv, Kharkov en Kharkiv… ce qui a pu être interprété comme une volonté d’éradication de la langue russe. Le glissement sémantique vers l’idée de génocide n’est pas loin.

L’année 2004 a marqué une charnière avec le déclenchement de la Révolution orange, conséquence du truquage des élections présidentielles par le dauphin désigné de Koutchma, alors Premier ministre, Viktor Ianoukovitch. Celui-ci bénéficiait du soutien de Moscou face au candidat pro-européen Viktor Iouchtchenko. L’ampleur des fraudes a poussé les Ukrainiens à manifester contre le pouvoir en place. L’année précédente, c’est la Géorgie, autre république ex-soviétique du Caucase, riveraine de la mer Noire, qui avait connu un mouvement de contestation semblable.

Vu de Bruxelles et de Washington, cette révolution s’inscrivait dans la poursuite du mouvement de démocratisation du continent, qui avait vu les régimes autoritaires disparaitre les uns après les autres, dont celui de Slobodan Milosevic en Serbie en 2000. La fondation Soros pour le respect des droits de l’homme a contribué à financer les mouvements d’opposition, au nom de la promotion de la démocratie.

Vu de Moscou en revanche, ce mouvement était perçu comme étant destiné à fragiliser la Russie et remettre en cause sa position dominante dans les pays de son « étranger proche » dans lequel elle cherchait à consolider ou rétablir son influence qui avait décliné durant la précédente décennie.

 

carte élection 2007

Document 3. Carte des résultats des élections de 2004 et de 2007

 

La géographie du vote de l’élection de 2004 était révélatrice du clivage de la société ukrainienne, alors tiraillée entre Moscou et Bruxelles : le nord et l’ouest avaient majoritairement voté en faveur du candidat pro-européen, le sud et l’est en faveur du candidat pro-russe. Ce clivage se retrouve lors des élections législatives de 2007 (document 3).

La victoire du pro-européen Iouchtchenko en 2004 a amorcé une décennie de tentatives de déstabilisation du nouveau pouvoir démocratiquement élu par la Russie : il y a d’abord, pendant la campagne électorale de 2004, la tentative d’empoisonnement du président Iouchtchenko à la dioxine, imputée à la Russie; puis les « guerres du gaz », Moscou décidant de relever ses tarifs gaziers en accusant Kiev de « voler » du gaz destiné à l’Europe, allant jusqu’à couper les vannes pour obliger Kiev à accepter ses nouvelles conditions. Moscou a entrepris de court-circuiter le pays, tout comme la Pologne au nord, en lançant la construction de nouvelles infrastructures gazières contournant l’Ukraine par la mer Noire au sud et par la Baltique au nord : Blue Stream (Russie-Turquie) puis Turkish Stream ont été réalisés et sont entrés en service en 2010 et 2019. Nord Stream 2 sous la Baltique a été inauguré en 2021 et devait entrer en service en 2022, avant de faire l’objet des premières sanctions de l’UE au début de l’invasion russe.

Les infrastructures de contournement

Document 4. Les infrastructures de contournement

 

L’Ukraine tentant de se dégager de l’emprise russe a entrepris un rapprochement stratégique avec l’Union européenne, qui a lancé en 2008 le Partenariat oriental en direction de ses nouveaux voisins de l’Est, à l’issue du grand élargissement de 2004-2007. La révolution Orange a cependant déçu bon nombre d’Ukrainiens en raison des divisions au sein du pouvoir et de la corruption.

 

2. La guerre a commencé en 2014

L’élection du pro-russe Viktor Ianoukovitch à la présidence en 2010 a semblé un temps ramener le pays dans le giron de Moscou. Sa décision de modifier la constitution, de se rapprocher du projet russe d’Union eurasiatique (UEEA) et de suspendre l’accord de coopération signé avec l’UE a provoqué un nouveau mouvement de contestation en février 2014, appelé « Euromaïdan », du nom de la place de l’Indépendance ou place Maïdan, au centre de Kiev, sur laquelle se sont rassemblés les opposants à son régime. La fuite puis la destitution de Viktor Ianoukovitch marquent l’aboutissement de cette révolution.

l’Est de l’Ukraine déstabilisé

Document 5. l’Est de l’Ukraine déstabilisé​

 

La (nouvelle) chute de Ianoukovitch a motivé l’action de Moscou et des pro-russes : en quelques jours, des troupes russes sans uniforme, s’appuyant sur des complicités locales au sein de la population russophone hostile au pouvoir de Kiev, ont mis la main sur la Crimée, tandis que des mouvements séparatistes, dénonçant le « pouvoir nazi » de Kiev, soutenus par Moscou, ont proclamé des républiques indépendantes dans le Donbass, à l’est du pays. Les troupes ukrainiennes ont tenté de reprendre le contrôle des territoires, sans y parvenir totalement. Par ces deux actions en Crimée et dans le Donbass, Moscou a non seulement remis en question l’intégrité territoriale de l’Ukraine, en violation de l’accord bilatéral de 1994, mais aussi provoqué un conflit meurtrier (estimé à plus de 10 000 morts), qui se poursuit depuis de manière sporadique sur la ligne de front du Donbass.

 
Encadré 1. Les accords de Minsk-I et Minsk-II

Suite à la guerre de 2014, la Biélorussie, en délicatesse avec l’UE et de plus en plus dépendante de Moscou, a cherché à jouer un rôle de médiateur entre la Russie et l’Ukraine. Les Accords de Minsk-1 ont été signés en septembre 2014 pour mettre fin à la guerre du Donbass. Ils associaient l’ancien président ukrainien Leonid Koutchma, l’OSCE et les représentants russes, ukrainiens et des deux républiques populaires du Donbass. Mais l’accord échoue à mettre fin aux attaques et contre-attaques le long de la ligne de front, d’autant que des élections générales sont organisées par les républiques séparatistes en violation de ses termes. Face à la reprise des combats, les accords de Minsk-II sont signés en février 2015, cette fois en s’appuyant sur le format « Normandie » (du nom d’une première rencontre informelle qui s’est tenue pendant les cérémonies de commémoration du débarquement, le 6 juin 2014) : cette configuration diplomatique inclut des représentants de la France et de l’Allemagne comme médiateurs. Un cessez-le-feu fragile est obtenu. Les accords sont rendus caducs par la reconnaissance en février 2022 des républiques séparatistes par Moscou, puis par l’invasion de l’Ukraine par les troupes russes un mois plus tard.

Les accords de Minsk-II ne sont pas parvenus à mettre un terme au conflit, qui est venu s’ajouter à la liste des conflits gelés de l’espace ex-soviétique. La Crimée, à l’issue d’un référendum organisé dans des conditions douteuses, a demandé son rattachement à la Russie, qui l’a entériné. Cette annexion qui remet en cause la souveraineté de l’Ukraine et constitue une violation des règles internationales n’a pas été reconnue par la communauté internationale. Elle est à l’origine de sanctions de la part de l’Union européenne et des États-Unis à l’encontre de la Russie et l’exclusion de ce pays du G8.


 

La Crimée, le porte-avions de la Russie

Document 6. La Crimée, le porte-avions de la Russie

 

En conséquence, les relations ukraino-russes se sont fortement dégradées à compter de 2014. Le président élu en 2014 Petro Porochenko, qui est alors accusé de « nazisme » par Moscou, a confirmé l’orientation pro-européenne de son pays en faisant inscrire dans la nouvelle constitution de l’Ukraine son intention de rejoindre l’UE et l’OTAN. En 2019, à l’issue d’une élection démocratique sous observation internationale, est élu Volodymyr Zelensky, personnage atypique venu du monde du spectacle, en rupture avec le profil politique de ses prédécesseurs. Il obtient des scores élevés face au président sortant, y compris dans les régions de l’Est et du Sud, dans un contexte de dégradation de la situation économique. Il faut noter toutefois que ni la Crimée annexée ni les zones aux mains des séparatistes du Donbass n’ont participé à l’élection. Utilisant les réseaux sociaux et bénéficiant ainsi d’une image de modernité, il a fait part de positions libérales, notamment en faveur de la légalisation du cannabis médical et de la prostitution. Zelensky est devenu la nouvelle bête noire du Kremlin du fait de son engagement en faveur de l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN.

L’élection de 2019

Document 7. L’élection de 2019

 

Pourquoi le conflit, qui couvait depuis 2014 voire 2004 entre Ukraine et Russie, a-t-il éclaté en février 2022 ? Pour le comprendre, il faut revenir sur les conceptions géopolitiques des acteurs.

2.1. Vu de Washington

Document 8. Le monde selon MacKinder (1904)

Document 8. Le monde selon Mackinder (1904)

 

Le géographe Britannique Alford John Mackinder avait théorisé en 1904 dans The geographical pivot of history une vision du monde et des relations internationales partant du constat que l’Eurasie concentre l’essentiel des terres, des hommes et des ressources mondiales. Celui qui en contrôle le centre, appelé heartland, contrôlerait le monde s’il parvenait à contrôler les bordures maritimes appelées rimland. Il y avait donc nécessité pour la puissance qu’était la Grande Bretagne de veiller à ce qu’aucune puissance continentale ne parvienne à cet objectif, que ce soit l’empire napoléonien ou l’empire russe lors de la guerre de Crimée de 1856. Les États-Unis ont repris à leur compte cette théorie, actualisée dans le contexte de la guerre froide par la doctrine Truman, visant à contenir la poussée communiste en nouant des alliances avec les pays du rimland : OTAN en 1949, puis dans les années 1950 accord avec le Japon, OTASE, Pacte de Bagdad par la suite; selon l’ancien secrétaire d’État à la défense Henry Kissinger, la clé de la sécurité en Europe post-guerre froide reposait sur un arc reliant la France à l’Ukraine en associant l’Allemagne et la Pologne. La volonté d’intégrer l’Ukraine à l’OTAN s’inscrit donc dans cette représentation sécuritaire du continent face à une Russie menaçante. L’Ukraine fait alors figure de tête de pont, de poste avancé, face à une Russie marquée par le pouvoir personnel et de plus en plus autoritaire de Vladimir Poutine et le régime autoritaire biélorusse d’Alexandre Loukachenko, qualifié de « dernier dictateur d’Europe ».

2.2. Vu de Bruxelles, Paris, Berlin

L’Ukraine vue de l’UE

Document 9. L'Europe centrale et orientale vue de Bruxelles, 2002-2022

partenariat oriental

Document 10. Le partenariat oriental

 

Du point de vue européen, l’Ukraine est devenue un nouveau voisin en 2004 et elle fait depuis lors partie d’un « entre deux » russo-européen. Pour autant, si le partenariat oriental lancé en 2008 sur initiative suédoise et polonaise visait à renforcer les liens avec les anciennes républiques soviétiques d’Europe, il est aussi un moyen de ne pas s’engager à leur accorder une adhésion future. L’idée de ce partenariat était d’éviter que ne se dresse un nouveau Rideau de fer aux frontières de l’UE, tout en réduisant les écarts de développement qui auraient été sources d’instabilité. Il faut rappeler que le PIB par habitant de la Pologne, similaire à celui de l’Ukraine en 1991, est devenu plus de trois fois supérieur à sa voisine orientale trente ans plus tard. Mais ce n’est pas cet écart de développement actuel qui est le principal critère pour motiver un refus d’adhésion. La France et l’Allemagne, confrontées à des opinions publiques lassées de l’élargissement, n’avaient pas manifesté d’enthousiasme à l’idée d’une future demande d’adhésion de l’Ukraine. La prudence et la volonté de ne pas froisser la Russie étaient aussi mises en avant. A l’opposé, la Pologne et les pays baltes, voisins immédiats ou proche, voient le Partenariat oriental comme une étape préalable à une éventuelle adhésion.

Cependant, la guerre de Géorgie de 2008 a rappelé aux Européens la réalité de la puissance russe et la violence de sa manifestation dans leur voisinage commun. La conscience de la montée de la menace russe était davantage présente au sein des opinions et dirigeants est-européens, qui n’ont eu de cesse de rechercher à travers l’OTAN une protection face à un grand voisin jugé de plus en plus imprévisible, et avec lequel une fracture idéologique se creusait. Dans une enquête menée en 2015 (voir la carte de la menace ressentie par les Européens) une fracture existait entre Europe de l’Ouest et de l’Est dans la perception de la menace. La guerre de 2022 semble avoir révélé que la Russie était une menace commune au bloc des 27. Cette demande d’OTAN contribue à tendre les relations avec le voisin russe qui y voit une ingérence dans son étranger proche. En parallèle, la rhétorique de la menace extérieure est utilisée aussi côté russe, même si elle est moins crédible.

Pour les Européens, le retour de la guerre sur le continent revalorise l’appartenance à l’Union et à l’OTAN, qui apportent une protection supplémentaire pour ses membres, puisque l’attitude de Vladimir Poutine, avec cette invasion, ressemble à une course contre la montre avant que l’Ukraine n’échappe complètement à l’influence russe. Après le choc du Brexit et de la pandémie de covid 19, elle est un aiguillon de la solidarité des 27 face à la Russie : les 27 ont réussi à prendre des mesures très rapidement, alors même que l’Allemagne et l’Italie étaient réticents à couper leur approvisionnement en gaz. La brutalité de l’invasion a permis de surpasser les divisions internes. Elle accélère la nécessité pour eux de mettre en place une politique commune de défense et de revoir à la hausse leurs budgets militaires. Plusieurs États jusque-là neutres (Suède et Finlande), ou disposant de clauses d’exemption dans le domaine de la défense (Danemark) ont décidé de revoir leur position. Les sanctions contre la Russie obligent l’UE à accélérer sa diversification et sa transition énergétique et à réfléchir aux moyens de se passer du gaz et du pétrole russes, dont sont fortement dépendants les États est-européens, l’Allemagne et l’Italie. Les nouvelles mesures de sanctions affectent la reprise économique post-pandémie en accélérant l’inflation. Avec l’Ukraine, l’Union européenne montre enfin qu’elle sait accueillir les réfugiés, conformément à sa posture de défense des droits humains, qu’elle peut éventuellement s’élargir à un pays pour le protéger (même si rien n’est moins acquis) : en somme, l’Ukraine est pour l’UE une formidable occasion de réussir là où elle a si souvent échoué, des Balkans à la Syrie…

2.3. Vu de Moscou

Russie encerclée

Document 11. La perception de son encerclement par la Russie

 

La raison avancée par Poutine des opérations en Ukraine est le rejet par la Russie d’une adhésion de ce pays à l’OTAN. Vladimir Poutine a plusieurs fois accusé l’organisation de chercher à encercler la Russie. D’une certaine manière, cette vision s’inscrit dans la continuité de la politique d’endiguement menée par les États-Unis durant la guerre froide afin d’empêcher toute expansion du communisme. Au regard de l’immensité du territoire russe, cette accusation laisse songeur. Si l’on s’en tient aux faits, la Russie n’est limitrophe avec des États de l’OTAN que sur 5,5% de la longueur totale de ses frontières terrestres. Par ailleurs, en vertu du droit international et du principe de souveraineté, chaque État souverain est libre de décider de ses alliances. L’Ukraine a donc le droit de se porter candidate à l’OTAN et à l’UE si elle le souhaite, cela ne préjuge pas de la recevabilité de ces candidatures : l’unanimité des membres est requise, et la France et l’Allemagne martèlent depuis 2008 qu’elles n’y sont pas favorables. Cela pose un véto de fait à la candidature de l’Ukraine à l’OTAN. Paradoxalement, les candidatures annoncées de la Finlande et de la Suède à l’alliance atlantique, conséquences directes de la guerre en Ukraine, sont aussi désapprouvées par la Russie mais ne devraient pas poser de problème aux membres de l’Alliance ! Et elles ne suscitent pas la même réaction de Moscou, bien que la Finlande partage 1 340 km de frontière terrestre avec la Russie !

Dès 2014, les pro-russes Ukrainiens, alignés sur Moscou, dénoncent la prise de pouvoir à Kiev par les « Nazis »; ils veulent ainsi inscrire leur combat dans la continuité de la lutte des Russes contre les ingérences étrangères lors de la guerre civile de 1918-1921 et de la « grande guerre patriotique » de 1941-1944. Les affiches de propagande apparues en Crimée au moment du référendum de 2014 ne laissent aucun doute sur la dimension du « vote » : c’est soit pour les nazis, soit pour la Russie.

Document 12. Affiche prorusse lors du referendum organisé en Crimée

Document 12. Reproduction d’une affiche de propagande dans les rues de Simferopol lors du referendum du 16 mars 2014 en Crimée présentant les deux choix possibles pour ce territoire. ИЛИ = "OU". 16 МАРТА МЫ ВЫБИРАЕМ = "16 mars, que choisissons-nous ?"

 

Le vocabulaire du Kremlin et des séparatistes ne cesse de marteler le mot de « libération », quand les Ukrainiens et les Occidentaux parlent d’« agression » de l’Ukraine, comme ils parlaient d’ « annexion » pour la Crimée et d’« occupation », de « terroristes » et de « séparatistes » pour le Donbass. La reconnaissance par Moscou en février 2022 des deux républiques populaires de Donetsk et de Louhansk, autorisant le déploiement de troupes russes sur place, s’est faite de la même manière que pour les républiques autoproclamées d’Ossétie du Sud et d’Abkhazie en 2008 sur le territoire de la Géorgie. Elle rappelle aussi la méthode utilisée par Staline pour mettre la main sur les États baltes en 1940, ou lors de la guerre d’hiver contre la Finlande la même année. Il s’agit d’une manœuvre de manipulation d’un pouvoir autoritaire cherchant à légitimer une action armée derrière un simulacre de légalité.

Document 13. L’Europe vue de Russie

Document 13. L’Europe orientale vue de Russie

 

Le rôle des représentations est fondamental, pour un dirigeant comme Vladimir Poutine façonné par la guerre froide. Jusqu’en 1989, l’URSS disposait d’une frontière stratégique, le Rideau de fer, derrière lequel s’étendait un vaste glacis défensif face à une Europe d’où étaient parties les deux dernières tentatives d’invasion de la Russie (par Napoléon en 1812, puis par Hitler en 1941). Les annexions réalisées par Staline en 1940-1945 (Pologne orientale, pays baltes, Carélie finlandaise, Bessarabie roumaine) avaient repoussé les frontières de l’URSS vers l’Ouest, formant un premier glacis constituée de républiques soviétiques. Il était doublé d’un deuxième glacis formé de pays satellites comme la République démocratique allemande (RDA). Or le glacis a disparu avec la chute du mur de Berlin et la restauration de la pleine indépendance des États d’Europe médiane. La première enveloppe protectrice a à son tour éclaté en 1991, faisant perdre à la Russie des infrastructures et des territoires productifs ainsi qu’une partie importante de ses façades maritimes sur la Baltique et la mer Noire. L’indépendance des républiques soviétiques s’est accompagnée d’un retrait des troupes et matériels russes qui y stationnaient. Selon le traité de 1997, la Russie avait obtenu de l’Ukraine de conserver la base de Sébastopol pour une durée de vingt ans, soit jusqu’en 2017. En 2010, l’Ukraine alors dirigée par le président pro-russe Viktor Ianoukovitch avait signé un nouvel accord prolongeant le bail jusqu’en 2042. Vladimir Poutine cherche à reconstruire une union autour du « cœur slave » (Russie, Biélorussie et Ukraine), se voyant comme nouveau tsar de toutes les Russies, expression regroupant la « Grande Russie », la Russie blanche (Biélorussie) et la « petite Russie » (l’Ukraine). Il y est parvenu avec la Biélorussie, même si l’union effective tarde à se concrétiser, mais pas avec l’Ukraine.

Toujours du point de vue du pouvoir russe, l’Ukraine ne constituerait pas un vrai État, ni une vraie nation, en dépit des accords passés, mais une simple périphérie de la grande Russie historique dans laquelle elle est imbriquée; à défaut de parvenir à une vassalisation progressive, comme pour la Biélorussie et dans une moindre mesure le Kazakhstan, le maintien s’un système fragile pouvait convenir pour conserver ses intérêts. Une adhésion à l’OTAN est perçue comme une menace directe contre la Russie, qui considère l’Ukraine comme le berceau du premier État russe, la « Rouss de Kiev » constituée au Moyen Âge, et à laquelle Vladimir Poutine a plusieurs fois fait référence.

Document 14. Le rus de Kiev varègues (vikings)

Document 14. Les Varègues en Europe orientale et la Rouss de Kiev

Or cela relève du mythe : Kiev a été fondée par les Varègues, équivalent oriental des Vikings, des pirates et commerçants scandinaves qui, depuis la Baltique, remontaient les fleuves pour ensuite atteindre la mer Noire pour commercer avec la Méditerranée. Ce discours nourrit un attachement idéologique au territoire ukrainien, associé à de grands moments et personnages de l’histoire russe impériale (l’impératrice Catherine, Pouchkine, Tchékhov) puis soviétique. Le long maintien de la frontière ouverte entre les deux pays a sans doute contribué à maintenir la fiction d’un même État ou d’un même destin. Kiev est par ailleurs, pour les orthodoxes, une « Troisième Rome », c’est-à-dire une troisième capitale religieuse après le grand schisme de 1054 et la prise de Constantinople par les Turcs en 1453 et avant que ce titre n’ait été repris par le patriarcat de Moscou. Pour de nombreux jeunes mariés russes, la Crimée et Yalta constituaient la destination par excellence pour leur voyage de noces, déjà du temps de l’URSS, et de destination balnéaire majeure depuis la fermeture progressive des destinations occidentales. Cela peut expliquer que pour une partie de l’opinion et du pouvoir russe, comme pouvaient le penser les Français à l’égard de l’Algérie jusque dans les années 1950, « L’Ukraine, c’est la Russie ».

On peut opposer à la pseudo légitimation historique de la Rouss de Kiev une autre réalité qui est l’appartenance pendant plusieurs siècles d’importantes régions de l’actuelle Ukraine et de la Biélorussie aux royaumes polonais et lituanien qui se sont constitués au Moyen Âge avant de s’unir. Ces vastes territoires, dont les frontières ont fluctué, se sont étendus depuis les rives de la Baltique jusqu’à celles de la Mer Noire, associant populations catholiques et orthodoxes. Cette histoire commune, en plus de la proximité géographique, explique l’investissement politique de la Pologne et de la Lituanie en direction de l’Ukraine, et avant cela, vers la Biélorussie lors de la crise électorale de 2020.

Document 15. L’Ukraine dans la « République des Deux-Nations »

Document 15. L’Ukraine dans la « République des Deux-Nations »

 

3. Les intentions et les objectifs d’une guerre au dénouement imprévisible

3.1. Quatre hypothèses sur les objectifs de la Russie au début du conflit

Quelques semaines après le déclenchement du conflit, quatre hypothèses avaient été faites.

Première hypothèse, la Russie voulait mettre la main sur la totalité de l’Ukraine : il s’agirait de recréer en quelque sorte l’unité qui prévalait du temps de l’URSS, la Biélorussie ayant déjà été vassalisée par le Kremlin. Ce risque a poussé l’Ukraine, la Moldavie et la Géorgie à déposer simultanément leur candidature à l’Union européenne, condition du maintien de leur souveraineté. Cependant, la difficile conduite des opérations militaires russes sur le terrain a montré la limite de cette ambition, face à la résistance ukrainienne autour de Kiev notamment. Alors qu’une guerre éclair sur le modèle de la guerre de Géorgie de 2008 a pu être un objectif, il a été très rapidement abandonné par la Russie.

Document 16. Carte objectifs revendications russes

Document 16. Les objectifs et les revendications russes en Ukraine

 

À la lumière des événements en Ukraine, certains milieux nationalistes russes brandissent depuis 2014 le spectre de la résurrection d’un territoire regroupant l’ensemble des populations russophones d’Ukraine et de Moldavie, appelé au XIXe siècle « Nouvelle Russie ». Nostalgie de la grandeur impériale ou simple propagande ? La remise en cause des frontières de l’Ukraine ouvre la voie à d’autres modifications par la force des frontières de la Russie. Après la Crimée et le Donbass, l’idée de créer une continuité territoriale entre les deux territoires se dessine, voire au-delà jusqu’à Odessa et la Transnistrie en Moldavie. Cette option assurerait à la Russie la mainmise sur l’ensemble du littoral de la mer d’Azov et de la mer Noire. Sur le terrain, la prise de Berdiansk, de Kherson et de Marioupol iraient dans ce sens. Toutefois, l’hostilité de la population à l’égard des troupes russes, et les exactions qui ont été rapportées dans les villes occupées font douter de l’adhésion des populations locales à ce projet. À Odessa, la résistance s’est organisée; en Transnistrie, les forces russes de « maintien de la paix » n’ont semble-t-il pas bougé.

Troisième hypothèse, il s’agirait uniquement de reconquérir le Donbass pour « finir le travail » de 2014 visant à amputer définitivement l’Ukraine sur ses marges pour l’affaiblir. Dans ce cas les opérations menées ailleurs, notamment le siège de Kiev entamé et rapidement levé, n’auraient été destinées qu’à mettre la pression sur la défense ukrainienne, même si les Russes ont peut-être changé d’objectif au cours du conflit. Dans cette hypothèse, la question se pose de la limite officielle du Donbass : les limites administratives des oblasts de Lougansk et Donetsk serviraient-elles de nouvelle frontière de facto entre l’Ukraine et des « républiques-tampons » vassales de la Russie ? Ou bien la Russie irait-elle jusqu’à pousser jusqu’au Dniepr si elle en avait les moyens ? Irait-elle jusqu’à procéder comme avec la Crimée, à savoir que les deux républiques sécessionnistes demandent officiellement à rejoindre la fédération pour y être annexées ? Il a été annoncé le 10 mai 2022 que la région conquise de Kherson demande déjà officiellement son rattachement à la fédération de Russie.

Enfin, il est possible que la Russie cherche simplement à prendre le plus possible de territoire pour en faire une monnaie d’échange à une reconnaissance internationale de l’annexion de la Crimée et des républiques sécessionnistes de Donetsk et Lougansk. C’est même peut-être le but le plus probable, en tout cas à défaut d’objectifs antérieurs auxquels la Russie aura peut-être renoncé. Mais même cet objectif revu à la baisse a été contré par la résistance ukrainienne, en tout cas à l’heure où sont écrites ces lignes.

3.2. Premiers enseignements après huit mois de conflit

La dimension militaire du conflit

Le caractère initialement asymétrique du conflit s’est traduit par la progression rapide des troupes russes soutenues par une aviation et des chars supérieurs en nombre. La fourniture de matériel et de renseignement par les États occidentaux, notamment les États-Unis, ont permis un rééquilibrage en faveur de l’Ukraine, qui a repoussé l’assaut sur Kiev et Kharkiv puis entrepris une vaste reconquête des territoires perdus depuis février 2022.

objectifs russes

Document 17. Les objectifs présumés de l'invasion russe

 

La Russie a d’abord cherché à mener une guerre éclair pour s’emparer de Kiev, afin de renverser le gouvernement de Volodymyr Zelensky et de mettre en place un régime prorusse ou inféodé au Kremlin, de type biélorusse. D’un point de vue territorial, comme cela avait été envisagé, l’armée russe a engagé la conquête de l’ensemble du bassin du Donbass, dont les deux républiques séparatistes autoproclamées, reconnues officiellement deux jours avant le lancement de l’attaque du 24 février, ne contrôlaient qu’une partie. Ensuite, la prise de contrôle des côtes de la mer d’Azov visait à assurer une continuité territoriale entre le Donbass séparatiste et la Crimée. La prise de la ville de Marioupol revêtait une importance stratégique majeure pour parvenir à cet objectif, ce que la violence des combats a illustré, liée à la détermination des troupes ukrainiennes sur place. Cette prise de contrôle prive l’Ukraine de l’essentiel de ses ports de commerce où étaient présents d’importants stocks de céréales. Un autre objectif était d’atteindre le cours inférieur du Dniepr, afin de mettre la main sur deux infrastructures stratégiques : d’une part la centrale nucléaire de Zaporijia, afin d’assurer l’approvisionnement électrique des régions nouvellement conquises, d’autre part, le canal de Crimée, construit sous l’ère soviétique, et qui assurait jusqu’en 2014 l’approvisionnement en eau de la péninsule, interrompu par Kiev. À l’été, Moscou était parvenu à ces trois objectifs. Cependant, la poussée vers le sud-ouest avec la ville d’Odessa et la région séparatiste russophone de Transnistrie n’a pas abouti.

Alors que l’armée ukrainienne a repris du terrain depuis début septembre, Moscou a décidé de la tenue de référendums dans les quatre oblasts partiellement occupés par l’armée russe du 23 au 27 septembre 2022. Considérés comme une mascarade, ceux-ci ont débouché, sans surprise, sur une victoire du « oui » au rattachement à la Russie, et les quatre régions ont été officiellement intégrées à la Fédération, sans que leurs frontières ne soient précisées pour deux d’entre elles… et alors même que le recul des forces russes sur le terrain se confirme.

Cette décision change cependant la donne pour la Russie, qui considère désormais que les combats en cours ont lieu sur son propre territoire, et qu’elle entend défendre selon sa doctrine militaire.

zones annexées

Document 18. Régions annexées par la Russie et reconquêtes ukrainiennes

 

La dimension politique et économique du conflit

Le conflit en cours a eu de graves conséquences sur les États européens et plus largement à l’échelle mondiale. La perturbation des flux commerciaux due aux sanctions économiques prises à l’égard de la Russie, associées au blocus de la mer Noire, zone de transit des céréales et autres productions agricoles de l’Europe orientale (tournesol notamment) a eu pour effet des ruptures dans l’approvisionnement de certains produits. La conséquence a été une forte inflation qui touche l’ensemble des États, amortie seulement par des aides publiques (en France notamment). Pour autant, ce sont les pays non européens (principalement méditerranéens, moyen-orientaux et africains), principaux destinataires de ces exportations, qui ont été les plus durement touchés.

Inflation en Europe 2022

Document 19. L'inflation des prix en Europe en août 2022

 

Un important secteur touché est celui de l’énergie, avec la réduction et l’interruption des livraisons de gaz et de pétrole russes à l’UE. Celle-ci a dû prendre des mesures d’économies. Le conflit s’inscrivant dans la durée, les États de l’UE ont adopté des mesures de solidarité énergétique pour l’hiver 2022-2023, et tenté de reconstituer leurs stocks en envisageant de faire appel à des fournisseurs alternatifs, dans un contexte de hausse des prix. La mise en service de deux infrastructures de transport de gaz, l’interconnecteur Bulgarie-Grèce IBG, et le Baltic Pipe reliant la Norvège à la Pologne via le Danemark doivent permettre de renforcer les transferts et limiter les situations de pénurie. France et Allemagne ont par ailleurs annoncé à court terme — et en contradiction avec les engagements précédemment pris au titre de la transition énergétique — la réouverture de centrales électriques au charbon, et pour la France l’accélération des travaux de maintenance en cours sur de nombreux réacteurs nucléaires. La guerre en Ukraine a donc généré en quelques mois une crise alimentaire et énergétique à l’échelle mondiale, dans un contexte qui était déjà tendu.

conséquences politiques en Europe

Document 20. Conséquences politiques et stratégiques de l'invasion russe de l'Ukraine

 

À l’échelle du continent européen, la guerre a eu pour effet un certain nombre de décisions politiques : outre les demandes d’adhésion à l’Union européenne déposées par l’Ukraine, la Moldavie et la Géorgie — les deux premières ayant été examinées et acceptées en seulement trois mois ! — la candidature de la Suède et de la Finlande à l’OTAN s’est accompagnée d’une décision historique du Danemark de rejoindre la politique européenne de Défense, pour laquelle il bénéficiait depuis 1992 d’un mesure dérogatoire (opting-out). Des formations politiques réputées proches de la Russie ou ayant bénéficié de certains de ses financements ont également enregistré des reculs lors d’élections nationales, comme en Lettonie en octobre. Selon la dernière enquête Eurobaromètre (n° 97), de l’été 2022, 78 % de l’opinion européenne soutient les mesures prises en faveur de l’Ukraine et contre la Russie, 68 % l’envoi d’armements. Une majorité de citoyens approuve l’action de l’UE dans cette crise et estime que l’invasion de l’Ukraine représente une menace pour la sécurité de l’UE (83 %).

soutien des européens à l'ukraine dans la guerre  

3.3. La guerre comme fuite en avant d’un système poutinien dans l’impasse ?

Est-on en train d’assister à une dramatique fin de règne ? Après plus de vingt années de pouvoir continu, soit comme président, soit comme Premier ministre d’un homme de paille, le système poutinien montre-t-il ses limites et ses faiblesses ? On peut mentionner plusieurs faits : d’abord, la crise de la covid 19 a contribué à bousculer les plans du Kremlin; l’échec retentissant du vaccin russe Spoutnik-V, le premier à avoir été mis au point et qui faisait l’objet d’une certaine fierté pour le pouvoir russe dans ce secteur de pointe, mais demeuré non validé par l’Union européenne, a sans doute été un camouflet. D’autant que la population russe elle-même a rechigné à se faire vacciner, traduisant une certaine défiance. La dernière élection présidentielle en Russie en 2018 a vu tous les adversaires potentiels de Vladimir Poutine arrêtés ou invalidés sur des motifs douteux ; l’arrestation du principal opposant Alexeï Navalny à sa descente d’avion en janvier 2021, après qu’il ait réchappé à une tentative d’empoisonnement attribuée au Kremlin (des tentatives sur d’autres opposants, notamment Serguei et Ioulia Skripal, ont quant à elles réussi) avait terni les relations entre l’Occident et la Russie. La candidature annoncée de l’Ukraine à l’UE et l’OTAN était une échéance, tout comme la déconnexion totale de l’Ukraine du réseau électrique russe prévue en mars 2022. La réussite de la transition démocratique de l’Ukraine pouvait paraitre inadmissible pour le régime autoritaire de Poutine, qui était parvenu en 2019 à contenir les aspirations des Biélorusses en apportant son soutien à Loukachenko à Minsk.

On peut ici émettre plusieurs hypothèses : ayant échoué à ramener l’Ukraine dans le giron russe au bout de plus de quinze ans, Poutine a-t-il voulu prendre les devants en usant de la force ? Pratiquer la politique du fait accompli face à des Occidentaux jugés faibles politiquement et « décadents » socialement, et s’imposer ainsi en chef d’un pouvoir fort, champion de tous les conservatismes sociaux et culturels ? La peur de voir la démocratie triompher a-t-elle justifié une forme de fuite en avant ?

Vladimir Poutine a été décrit par des « kremlinologues » comme coupé du monde, informé seulement par des proches qui n’osent plus dire la vérité, plongé dans des lectures par lesquelles il s’est peu à peu auto-convaincu qu’un génocide se jouait dans les territoires russophones et qu’il avait pour mission d’intervenir.

On peut d’ailleurs, sans cautionner la propagande russe, rappeler que la situation dans les républiques séparatistes était déjà explosive. L’unilatéralisme américain des années Bush et Trump a sans doute aussi témoigné d’une forme d’impunité en matière de droit international, assurée à la fois par la puissance de feu, mais aussi par le véto que donne au pays le statut de membre du Conseil de sécurité des Nations-Unies.

 

Conclusion

Vladimir Poutine avait qualifié l’éclatement de l’URSS de « plus grande catastrophe géopolitique pour la Russie », qui lui avait fait perdre non seulement ses satellites mais aussi son statut de grande puissance internationale. Il a par la suite cherché à recréer une centralité russe en ramenant plusieurs ex-républiques soviétiques, dont la Biélorussie et le Kazakhstan, dans son projet d’Union eurasiatique (2014) où la Russie exerce un poids déterminant. Il a cherché à s’appuyer sur les « compatriotes » russes ou russophones pour influencer ou déstabiliser les États de son voisinage (Lettonie et Estonie). Il joue à la fois sur la fibre nationaliste et religieuse (le patriarcat de Moscou est aux mains d’un proche de Poutine) à travers un discours vantant la Grande Russie dans une forme de continuité avec l’empire tsariste et l’URSS. Il a enfin joué les faiseurs de paix entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan en instaurant un accord de cessez-le-feu et de déploiement de soldats russes au Haut-Karabakh en 2020.

Pour l’Ukraine, c’est l’épreuve du feu, dans un rapport de force initialement déséquilibré : faute d’avoir rejoint l’OTAN, elle ne pouvait compter que sur ses propres forces. Les livraisons de matériels de plus en plus importantes consenties par les États occidentaux à l’Ukraine ont finalement rééquilibré le rapport de force. L’Ukraine, agressée et dont la population subit des crimes de guerre et des urbicides, joue sa survie en tant qu’État souverain et comme nation. La Russie joue quant à elle sa crédibilité sur le champ de bataille.

L’Ukraine a déjà gagné la bataille de l’information : elle bénéficie d’un soutien de l’opinion publique, notamment en Europe, même si en Russie le verrouillage de l’information par le pouvoir autoritaire empêche encore la population de protester, sauf à prendre des risques élevés, contre l’invasion d’un peuple si proche culturellement.

vote ONU

Document 21. Résultat du vote du 2 mars 2022 à l’assemblée générale de l’ONU

 

La communauté internationale a majoritairement pris position en sa faveur. Lors du vote d’une résolution à l’ONU le 2 mars 2022, quelques jours après le début du conflit, seuls cinq États se sont opposés à la condamnation de la Russie : la Russie elle-même, la Syrie, l’Érythrée, la Corée du Nord et la Biélorussie. 38 États se sont abstenus, ce qui montre que la condamnation n’est pas unanime, et qu’elle dépend en partie d’une proximité plus ou moins grande d’un pays, soit avec les États-Unis, soit avec la Russie. Bien que cette résolution soit symbolique, la Russie ayant le droit de véto au conseil de sécurité, elle traduit la rupture de la Russie avec la communauté internationale, rejoignant le groupe restreint des États parias.

La prise de villes ukrainiennes par les troupes russes a révélé l’attitude hostile à leur égard de la population civile demeurée sur place, ni « nazie » ni pro-russe. La mobilisation ukrainienne et la résistance farouche livrée par ses troupes contribuent à forger un sentiment d’unité nationale face à l’agresseur russe, d’autant que l’armée ukrainienne a réussi à infliger à l’armée russe des pertes bien plus lourdes qu’espéré, au-delà de la bataille des chiffres et des propagandes de guerre. D’une certaine manière, l’échec de Vladimir Poutine est d’avoir finalement consolidé la conscience nationale ukrainienne, d’avoir rompu les derniers liens entre les deux pays, et d’avoir assurément engendré une animosité durable à l’encontre de son pays.

 


Bibliographie

 

 

Pascal ORCIER

Professeur agrégé, docteur en géographie, cartographe, enseignant en classes préparatoires au Lycée Dumont d’Urville à Toulon (83).

 

 

Édition et mise en web : Jean-Benoît Bouron

Pour citer cet article :

Pascal Orcier, « Guerre en Ukraine : quelques clés sur un conflit en cours », Géoconfluences, mai 2022. Dernière mise à jour : novembre 2022.
URL : https://geoconfluences.ens-lyon.fr/actualites/eclairage/guerre-en-ukraine-quelques-cles