Introduction. Géographie du politique : pouvoirs, territoires, conflits
Jean-Benoît Bouron, agrégé de géographie, responsable éditorial de Géoconfluences - DGESCO, ENS de Lyon.
Bibliographie | citer cette introduction
Ce dossier consacré à la géographie du politique reprend, en le complétant par trois substantifs, l’intitulé d’une question au programme de l’agrégation externe de géographie depuis de nombreuses années. Nous prenons ainsi le relais des nombreuses publications qui ont été suscitées par ce programme, pour rendre compte du renouvellement de la discipline sur les questions. Il s’agit aussi de combler un manque sur le site Géoconfluences, qui a vocation à ouvrir un espace de publication à tous les domaines de la géographie représentés dans les programmes scolaires français.
Il est tentant d’affirmer que tout est politique. Ce slogan a le mérite d’appeler les groupes dominés à manifester leurs revendications et à s’émanciper du carcan imposé par les instances dirigeantes, la politique s’imposant alors comme exercice du pouvoir en vue d’une meilleure justice. Cette pluralisation des voix de la critique est souhaitable. Mais dès lors que tout est politique, plus rien ne l’est… Autrement dit, le risque est qu’en gagnant en extension, la politique perde en compréhension. Surtout, si tout est politisable, tout n’est pas d’emblée politique : la politique est à construire et des voix se font donc entendre pour regretter que certaines questions soient dépolitisées — comme les questions écologiques ou les théories non représentationnelles (Le Lay, 2016) — et pour appeler à les (re)politiser. C’est justement parce que Géoconfluences publie beaucoup d’articles qui utilisent une grille politique sans en faire toujours explicitement le cœur de leur sujet qu’il nous a semblé intéressant d’ouvrir un espace consacré à ce domaine.
Si tout fait social a une dimension politique, la politique n’est pas tout : elle a son domaine propre. D’une manière un peu artificielle, on distingue parfois la politique et le politique. La politique relève de l’action : ce sont les stratégies et les luttes relatives à la conquête des positions de pouvoir ainsi que l’exercice du pouvoir. Ce fonctionnement du pouvoir tend à diviser et varie donc dans l’espace et dans le temps. En revanche, le politique regroupe les règles et les instances de gouvernement et de gouvernance qui conditionnent le vivre ensemble. Cette structure du pouvoir rassemble et stabilise.
Il importe de penser ensemble le politique et la politique. C’est ce à quoi s’est efforcé Jean Gottmann (1952) qui a proposé un couple notionnel : l’iconographie, d’une part, désigne la force centripète des mythes et des sentiments qui stabilisent les territoires et la circulation, d’autre part, définit la force centrifuge des mouvements qui assurent la dynamique des territoires et tendent à les modifier. « La circulation, principe de mouvement, et l’iconographie, principe de stabilité, sont-elles en si constante opposition dans les faits ? » (Gottmann, 1952, p. 221). La circulation et l’iconographie entrent en tension dans un équilibre dynamique, entre le flux et la stase. Leur coordination a permis la différenciation à la surface du globe et rend compte à la fois de la solidité et de la fluidité des organisations politiques.
Joan Tronto rappelle que « la politique est habituellement conçue dans la pensée occidentale comme le domaine de l’allocation des ressources, du maintien de l’ordre public et de la résolution des conflits relatifs à la manière dont ces activités devraient se produire » (p. 33). Plus précisément, la géographie politique s’intéresse au croisement des dimensions spatiale et politique de la cohabitation des humains (et des autres qu’humains) dans leur (mi)lieu de vie, notamment en matière de pouvoir, de conflit et de régulation. Loin de réduire cet intérêt à l’échelon des États et aux relations qu’ils entretiennent, elle envisage classiquement les différentes échelles spatiales et leurs influences mutuelles. Ainsi, un conflit local peut être lié aux discours dominants et à des mécanismes politiques à l’œuvre à l’échelon national. De plus, le recours à l’approche diachronique aide à mettre en perspective les tensions et les conflits actuels.
Prolongeant le travail de quelques précurseurs qui se sont saisis de la notion de pouvoir (Raffestin, 1981), les géographes sont désormais nombreux à s’intéresser aux relations asymétriques et à développer un discours critique. Ainsi les géographies radicale et critique se sont-elles affirmées en rendant visibles les relations de domination et les formes de résistance, et en formulant des préconisations pour refonder un contrat social appuyé sur la justice spatiale.
La question des conflits reste pleine d’actualité. Bruno Charlier (1999) définit le conflit comme une « situation d’opposition entre deux catégories d’acteurs aux intérêts momentanément divergents » et considère qu’il se développe en fonction « d’une distance physique (proximité par rapport à un objet ou une source de nuisance) ou des menaces réelles ou supposées qui pèsent sur le devenir d’un espace donné ». Depuis, nombre de contributions ont fait vivre le champ de la polémogéographie. Elles montrent notamment que les conflits ne révèlent pas un dysfonctionnement, mais contribuent au contraire un bon fonctionnement des sociétés démocratiques, en les préservant de l'ignorance ou de la tyrannie.
Au sein des sciences humaines et sociales, une originalité de la géographie est de s’être intéressée de bonne heure aux autres qu’humains et d’avoir accompagné leur entrée en politique. Dans cette perspective, l’environnement s’impose à la fois comme l'objet de conflits, comme le lieu où ils se déploient et comme un réservoir de valeurs qui légitime des stratégies d’action.
Le modèle de la démocratie libérale s’est diffusé dans les pays favorisés tout au long du XXe siècle, non sans soubresauts. Mais la démocratie ne saurait se réduire à une forme de gouvernement, avec des institutions, des lois et des modalités de représentation. Une démocratie nominale, qui n’existerait qu’à la lettre et non dans les faits, serait fort éloigné de la réalisation de l’idéal démocratique. Toute politique démocratique doit viser l’accomplissement de ce que chacun, humain ou non, a en propre. Dans cette perspective, les géographes ne rechignent plus à poser les problèmes en termes éthiques, en éclairant leur objet d’étude à la lumière de la justice ou de la sollicitude. Par exemple, l’éthique du soin débouche sur une micropolitique du proche et du quotidien qui fait écho à l’attention que la géographie porte à l’échelon local et aux spécificités des situations concrètes.
Un effort mérite encore probablement d’être fourni pour pluraliser la notion de pouvoir. Starhawk, écoféministe états-unienne, en distingue deux. Le plus connu est le « pouvoir-sur », celui qui domine, exploite, fait faire, blesse et parfois tue. Mais il y a aussi le « pouvoir-du-dedans » : c’est le pouvoir de vie, qui résiste, fait, produit et s’alimente, non pas sur le corps des autres, mais à partir des éléments fondamentaux qui nous entourent, comme l’eau ou la terre, et qui doivent être partagés entre tous et gérés en commun. Dès lors, l’enjeu est de faire circuler la parole et de favoriser la délibération non seulement morale mais aussi politique.
Dans le prolongement de ces jalons théoriques, l’objectif de ce dossier est de nourrir par des exemples concrets la réflexion des enseignants sur les questions politiques en géographie. Au fil des contributions qui seront amenées à l’enrichir, il nous permettra d’aborder des thématiques aussi diversifiées que la géographie électorale, l’aménagement, l’équité et la gouvernance territoriales, la justice spatiale et la justice environnementale, la remise en question et la persistance du cadre étatique dans la mondialisation et la régionalisation du monde, la géopolitique et les jeux de pouvoir et de puissance (« hard » et « soft ») à toutes les échelles, les maillages administratifs et leurs redécoupages, les politiques publiques, les tensions entre régulation et dérégulation, ou entre accaparement et mise en commun…
Références citées
- Charlier Bruno, 1999, La défense de l'environnement : entre espace et territoire : géographie des conflits environnementaux déclenchés en France depuis 1974, Thèse de géographie, Université de Pau et des Pays de l’Adour.
- Le Lay Yves-François, 2016. « Notion à la une : représentation », Géoconfluences, janvier 2016.
- Gottmann Jean, 1952, La politique des Etats et leur géographie, Paris, Armand, Colin, 228 p.
- Raffestin Claude, 1981, Pour une géographie du pouvoir, Paris LITEC, 250 p.
- Starhawk, 2015, Rêver l’obscur. Femmes, magie et politique, Paris, Cambourakis, 379 p.
- Tronto Joan, 2009, Un monde vulnérable. Pour une politique du care, Paris, éditions La découverte, 238 p.
Yves-François LE LAY
Responsable scientifique de Géoconfluences
Jean-Benoît BOURON
Responsable éditorial de Géoconfluences
Pour citer cet article :
Yves-François Le Lay et Jean-Benoît Bouron, « Introduction. Géographie du politique : pouvoirs, territoires, conflits », Géoconfluences, janvier 2025.
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-thematiques/geographie-du-politique/intro