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Mondialisation et démondialisation au prisme de la pandémie de Covid-19. Le grand retour de l’espace, des territoires et du fait politique

Publié le 27/05/2020
Auteur(s) : Laurent Carroué, inspecteur général de l’éducation, du sport et de la recherche, directeur de Recherche à l’IFG - université Paris VIII
Une approche géographique de la pandémie de coronavirus démontre que la mondialisation n’est pas réductible à la seule échelle mondiale. Elle se déploie au contraire de façon différenciée à toutes les échelles. La crise, en jetant à terre des pans entiers de l'économie mondiale (tourisme, transport, matières premières...), aura des conséquences sociales considérables face auxquelles les réponses des États et des territoires seront décisives.

Bibliographie | citer cet article

En quelques mois, l’épidémie de coronavirus, partie de Wuhan en Chine, est devenue une pandémie. Pour en limiter les effets, plus de la moitié de l’humanité s’est retrouvée soit confinée, soit limitée dans ses déplacements alors que des centaines d’Etats accéléraient la fermeture de leurs frontières. En quelques semaines, pour des millions d’élèves et de parents, la mondialisation a quitté le rayonnage des concepts ou des notions pour devenir une réalité tangible et sensible. Et la géographie est alors apparue comme une incontournable boîte à outils pour rendre plus intelligibles notre monde contemporain et ses dynamiques.

1. Les mobilités interrogées

1.1. Mondialisation, métropolisation et pandémie par le haut

Globalement, la pandémie a suivi deux logiques de diffusion dans l’espace mondial. Initialement, une diffusion traditionnelle par « proximité de voisinage », en tache d’huile, en Chine même, puis dans le voisinage asiatique immédiat (Corée du Sud, Japon, Vietnam…). Mais là n’est pas l’essentiel. La diffusion planétaire très rapide de la pandémie a été portée par les liens réticulaires de « proximité fonctionnelle » tissés par la mondialisation entre des territoires souvent très éloignés géographiquement les uns des autres mais associés, donc articulés et interdépendants. À l’échelle mondiale, cette diffusion fut en quelque sorte, dans un premier temps du moins, une « pandémie par le haut » ; socialement et géographiquement.

En effet, on trouve au premier rang de ces territoires les grandes métropoles mondiales interconnectées par le plus rapide des vecteurs : le transport aérien. Deux types d’acteurs ont joué un rôle initial majeur dans la diffusion : les cadres des grandes entreprises internationales et les réseaux diasporiques. Singapour, Londres, Paris ou Milan et la Lombardie furent ainsi des portes d’entrée et de rediffusion. Aux États-Unis, Seattle et la Californie sur la côte Pacifique, New York et, derrière la Megalopolis de la Côte-Est, confirment sans surprise leur statut d’interfaces mondialisées face à l’intérieur. Par la suite, les trajectoires divergent fortement entre Côte est et Côte ouest pour des raisons structurelles internes aux territoires concernés : culture du risque, structures sociales, rôle des collectivités territoriales….

Par la suite jouèrent d’autres systèmes. Ainsi, dans de nombreux pays d’Afrique sud-saharienne, aux réseaux branchés sur la Chine se superpose le séjour à Londres, Paris ou autres des élites politiques ou économiques nationales. Il semble avoir joué un rôle important dans la diffusion de la contamination (Nigéria, Bénin, Côte d’Ivoire, Gabon, Soudan du Sud, Botswana, Burkina Faso, R. D. C…).

De même, il est nécessaire au cas par cas d’interroger le facteur religieux dans sa dimension socio-territoriale : secte coréenne de Shincheonji de Jésus autour de Daegu, rassemblements piétistes Tablighi Jamatt à Kuala Lumpur et Lahore, rassemblement évangéliste de Mulhouse, sectes ultraorthodoxes en Israël… En Iran, l’aveuglement des autorités politiques et religieuses chiites a débouché sur une catastrophe sanitaire. Enfin, on ne peut comprendre la rationalité des stratégies de Donald Trump, président des États-Unis, ou de Jair Bolsonaro, président du Brésil, si on évacue l’importance politique et idéologique des mouvements évangélistes qui ont contribué à leur accession au pouvoir et qui se trouvent dans leurs premiers cercles.

1.2. Fermeture, cloisonnement et effondrement des mobilités

Restrictions de déplacements, confinement des populations et fermetures des frontières se traduisent par l’émergence de nombreux cloisonnements. Ils sont à géométrie, intensité et temporalité variables, selon les espaces et les niveaux d’échelles considérés. Ils débouchent tous cependant sur un effondrement spectaculaire historiquement inédit des mobilités humaines et matérielles. Des centaines de millions, voire des milliards d’individus, font une expérience sans précédent : la rétraction de l’activité sociale et économique sur une échelle microspatiale de l’ordre du kilomètre ou de la dizaine de kilomètres. L’humanité se fragmente – pour une large part, de gré ou de force en des centaines de millions de micro-cellules de base. Au profit cependant d’une explosion des flux d’information immatériels, portés par les réseaux numériques, le télétravail et de nouveaux types de comportements sociaux et de consommation culturelle.

Dans le transport aérien, la fermeture des aéroports et la suspension de tous les vols internationaux édictée par les États clouent la flotte aérienne mondiale au sol alors que le prix du kérosène s’effondre de -70 %. Tous les plus grands hubs aéroportuaires sont transformés en parking pour accueillir quelque 16 200 appareils, dont 33 % en Europe, 26 % en Amérique du Nord et 22 % en Asie Pacifique. Entre avril 2019 et avril 2020, le nombre de vols dans le monde recule de plus de 80 %, de plus de 90 % en Europe. À Roissy et Orly, le trafic passager s’effondre de -98 % et les mouvements d’avions de -94 %. Seul le fret aérien résiste (-16 %). Un phénomène historiquement totalement inédit.

Selon l’Association internationale du transport aérien (IATA), le coût financier de cette crise pour ce secteur est évalué en avril 2020 à 317 milliards de dollars. Ceci explique les plans massifs d’aides financières élaborés par les pouvoirs publics pour soutenir les grandes compagnies aériennes et éviter leur faillite. Mais alors que les mesures de distanciation sociale à bord prônant un siège occupé sur deux augmentent de 50 % le coût d’un vol sur l’A320, de 67 % sur le B777-300 ou de 100 % sur un avion régional type E-190, c’est tout un modèle de transport de masse à faible coût qui risque d’être brutalement remis en cause. Sécurité sanitaire contre démocratisation de masse ?

Document 1. La fermeture du monde vue par l’Organisation Mondiale du Tourisme

Carte restrictions aux voyages dans le monde

Source: UNWTO (OMT) : Type of travel restriction by destination in  “Covid – 19. Related Travel Restrictions. A global Review for Tourism”, Third Report, 8 may 2020.   

 

Par contrecoup, la filière amont de l’industrie aéronautique, tout particulièrement Boeing et Airbus, est frappée de plein fouet. Les usines de Toulouse, Saint-Nazaire et Nantes doivent réduire d’un tiers leur activité pour faire face aux annulations de commandes alors que les chaînes d’approvisionnement entre la France, l’Allemagne, l’Espagne et le Royaume-Uni on été largement désorganisées. Le tissu productif aéronautique de l’Occitanie pourrait perdre 40 000 à 50 000 emplois, après en avoir créé 2 000 en cinq ans, alors qu’aux États-Unis Seattle, le berceau historique de Boeing, tremble sur ses bases.

Dans le transport maritime, la situation est beaucoup plus contrastée et dépend des types de navires, des produits transportés et des lignes. Au Havre comme dans de nombreux ports, les « blank sailings » – ou annulations d'escales – se multiplient, le trafic de conteneurs recule d’un tiers sur un an et le prix du transport maritime (Baltic dry) s’effondre de -57 % en quelques mois.

De même, le secteur de la croisière maritime (28,5 millions passagers/an, 400 grands paquebots), où des milliers de personnes vivent dans une relative promiscuité à bord d’un navire, se retrouve à l’arrêt complet dès la mi-mars 2020, fragilisant les trois plus grands acteurs mondiaux du secteur : Carnival, Norwegian et Royal Caribbean. Par crainte de la contagion, fantasmée ou avérée (Diamond Princess, Ruby Princess…), les ports se ferment, de nombreux navires sont mis en quarantaine (Silver Explorer, Azamara…) ou errent en quémandant un accueil (Zaandam…). Le Groupe Carnival, premier spécialiste mondial avec 92 000 salariés et 104 navires, se retrouve au bord de la faillite. Il doit faire appel à un fonds souverain d’Arabie saoudite et aux aides de Washington alors qu’il a 17 navires en construction dans les chantiers navals, livrables entre juin 2020 et 2025. Les grands chantiers européens spécialisés comme Meyer Werft ou Fincantieri sont de plus en plus inquiets. À Saint-Nazaire, les Chantiers de l’Atlantique et leurs 8 000 salariés sur site devaient livrer 12 paquebots d’ici 2027.

Ces contraintes spécifiques au milieu maritime touchent aussi les flottes militaires avec deux porte-avions au moins concernés, l’USS Theodore-Roosevelt immobilisé à Guam avec 4 800 membres d’équipage après une escale contaminante au Vietnam, et le Charles-de-Gaulle avec 1 900 marins à Toulon après une escale contaminante sans doute à Chypre. L’enjeu géostratégique est en tout point considérable puisque c’est toute la question du maintien des capacités opérationnelles des systèmes de défense – classiques et nucléaires – qui se trouve brutalement posée. Un cauchemar pour les états-majors du monde entier, qui ravive ainsi parfois les réflexions sur les thématiques d’une menace bactériologique.

2. Le système mondial questionné

2.1. Les économies de transferts frappées de plein fouet

Ce sont en définitive tous les systèmes d’économie de transferts – remises des migrants, recettes touristiques, rentes minières et énergétiques… – qui entrent en crise alors qu’ils jouent aux échelles mondiale, continentale ou nationale un rôle majeur dans les territoires et les sociétés. Les débats sur la question de la tenue des vacances estivales en France et en Europe en sont un bel exemple.

La paralysie des économies, le confinement et la fermeture des frontières frappent aussi de plein fouet les systèmes migratoires, internationaux et nationaux. À l’échelle internationale, les remises des migrants, qui s’élevaient à 554 milliards de dollars en 2019, devraient reculer de plus de 20 % dans l’année 2020 du fait des pertes d’emplois et de revenus. Les vagues de rapatriement par leurs autorités nationales de dizaines de milliers de travailleurs ou commerçants soudainement bloqués à l’étranger (Inde, Gabon, Cameroun, Tanzanie, Égypte…) ont bien mis en lumière les réseaux de cette « mondialisation par le bas » et certaines spécialisations fonctionnelles dans la fourniture de main d’œuvre (par exemple les marins par les Philippines). Dans ce cadre, la brutalité des rapports de domination a souvent été mise en lumière, par exemple dans le traitement des migrants par les pays du Golfe (Koweït, Qatar, Bahreïn, E. A. U.…). À l’échelle nationale, de nombreuses situations migratoires très critiques ont aussi été relevées en Inde, en Afrique sud-saharienne ou en Asie. En Chine, seulement 123 millions de travailleurs migrants étaient actifs au premier trimestre 2020, soit 51 millions de moins (-30 %) qu’au dernier trimestre 2019 ; beaucoup étaient restés bloqués dans leurs provinces intérieures d’origine ou interdits de travail. Dans de nombreux pays d’Afrique sud-saharienne, l’isolement forcé des capitales de leur arrière-pays (Conakry, N’Djamena, Monrovia, Abidjan…) désorganise les bassins productifs.

De même, selon l’Organisation Internationale du Tourisme, plus de 70 % des États ont totalement fermé leurs frontières aux touristes internationaux début mai 2020, en particulier en Europe (83 %) et en Amérique du Nord et du Sud (80 %), devant l’Asie Pacifique (70 %), le Moyen Orient (62 %) et l’Afrique (57 %). Au total, le nombre de touristes internationaux pourrait reculer de -60 % à -80 % en 2020. Rappelons que 100 à 120 millions d’emplois sont en jeu et entre 900 et 1 200 milliards de dollars de recettes de transferts. Du fait de la fermeture des grands parcs à thèmes (NBC Universal, WarnerMedia, Disney…), Disney met en chômage technique 100 000 salariés dans le monde, dont les 17 000 salariés de Disneyland Paris, pour ne plus les payer. Le recul des recettes fragilise de nombreux pays, souvent dépendants (Maroc, Égypte, Tunisie, Grèce, Maurice, Seychelles…).

 L’effondrement de la demande et la paralysie des chaînes d’approvisionnement ébranlent aussi les marchés des matières premières et des produits de base ou semi-finis, du fait par exemple, de l’impact du secteur automobile sur le caoutchouc ou le platine ou de la métallurgie sur le charbon et le minerai de fer. Les prix mondiaux de l’énergie reculent de -40 à -50 % et ceux des métaux de -20 % en quelques mois. En Arabie saoudite, la réduction de la production conjuguée à la baisse des prix se traduit par une division par trois des recettes fiscales de l’État. Dans les pays dit du « Sud », les pays pétroliers (Nigéria, Gabon, Angola, Golfe persique…) ou miniers (Namibie, Zambie, Mozambique, Botswana…) sont frappés de plein fouet. Dans l’agriculture, l’impact de la désorganisation des exportations de produits périssables est considérable (fruits, légumes…). Les clusters horticoles des Pays-Bas, de Tanzanie ou de Colombie sont à l’arrêt quasi-complet du fait de l’effondrement des exportations.

 
Tableau 1. Le recul du prix des matières premières et du transport maritime (% sur un an)
  Recul en %   Recul en %
Acier -12 Caoutchouc -31
Blé -19 Thé -35-5
Volaille -21 Laine -37,5
Lait -24 Porc -38
Molybdène -26 Lithium -44,5
Gaz naturel -30 Pétrole -48
Charbon -30 Baltic dry* -57

*Baltic dry : indice des prix du transport maritime en vrac.
Source : 
Tradingeconomics.com, mai 2020.

 

2.1. Division internationale du travail : des interdépendances asymétriques exacerbées

La pandémie éclaire aussi l’organisation de la division internationale du travail, dont l’analyse des chaînes de valeur qui composent l’organisation des tissus productifs internationaux n’est qu’un élément. Elle organise en effet l’espace mondial selon une intégration asymétrique, dans laquelle les rapports et rivalités de puissances et les logiques d’interdépendances s’expriment de manière exacerbée.

Dès janvier - février 2020, la crise démontre l’extrême dépendance des pays occidentaux et d’Asie de l’Est et du Sud-Est à l’économie chinoise, dont la base productive occupe une place nodale dans de nombreuses filières stratégiques (composants, équipements télécoms, pharmacie…), du fait de l’arrêt des exportations chinoises de composants ou sous-ensembles. En Chine, en janvier - février 2020, la production industrielle recule de -14 %, les ventes de détail de -24 %. Par rapport aux mois de novembre - décembre 2019, les exportations reculent de -40 % et les importations de -20 %. En mars 2020, les volumes à l’import-export reculent de -77 % pour le fret aérien et de -26 % dans le transport maritime. Le choc est donc très brutal pour la première puissance industrielle et commerciale mondiale.

Depuis, la fermeture du reste du monde a inversé les logiques, en freinant largement le redémarrage de la Chine du fait de la faiblesse de la demande. Ce phénomène concerne tous les grands exportateurs manufacturiers : Vietnam, Thaïlande, Malaisie, Singapour, Philippines... Les exportations vers les États-Unis et l’Europe représentent 30 % du PIB vietnamien, 12 % en Malaisie et en Thaïlande. Au total, l’OMC s’attend à un recul de 13 % à 32 % du commerce mondial en 2020.

La pandémie a surtout mis en lumière la grande faiblesse des chaînes mondiales de valeur éclatées entre de nombreux pays. Les mutations de la mondialisation dans la décennie 1990 (chute du rideau de fer, ouverture de la Chine, libéralisation financière, nouvelles technologies) ont permis aux firmes transnationales de pousser très loin la division internationale du travail afin de réduire en particulier les stocks et les coûts d’approvisionnement. Mais en perdant souvent toute maîtrise dans le choix des fournisseurs et dans l’organisation des chaînes logistiques du fait de la dilution des réseaux en cascades mobilisant des milliers de fournisseurs.

Dans ce contexte, les Français ont découvert lors des pénuries de médicaments ou de matériels médicaux et de protection, l’état de délabrement de leur appareil industriel et de leur tissu productif. Sur 254 nouveaux médicaments autorisés en France par l’Agence du Médicament l’an dernier, seuls 20 sont fabriqués en France, contre 46 au Royaume-Uni et 36 en Allemagne. Ce constat reflète une situation de dépendance beaucoup plus large puisque les deux tiers de la valeur des biens manufacturés achetés par les ménages français sont importés de l’étranger. Ils ont aussi découvert les stratégies de Monopoly portées par certaines firmes transnationales comme en témoigne la fermeture en mai 2020 en pleine pandémie, de Luxfer, pourtant le seul fabricant dans l’UE de bouteilles d’oxygène médical haut de gamme à Gerzat et filiale d’un groupe anglo-américain LGC. Ils ont découvert enfin que depuis des décennies les grandes multinationales pharmaceutiques se procuraient 60 % à 80 % des principes actifs entrant dans la fabrication de leurs médicaments en Asie, pour l’essentiel en Chine et en Inde.

Loin d’être banales, ce sont ces pénuries industrielles, conjuguées à l’extrême fragilité des services hospitaliers d’urgence, qui ont guidé les politiques publiques de confinement mises en œuvre en France et en Europe selon des modalités nationales différenciées. Dans ces conditions, un certain nombre de débats ont été ouverts sur des thèmes jusqu’alors pour partie tabous ou évités : relocalisations / réindustrialisation, régionalisation vs. continentalisation des chaînes de valeur, autonomie scientifique et technologique de la France et de l’UE, protections des actifs et des briques industrielles jugées stratégiques… La criticité d’un certain nombre de produits est réévaluée et la sécurisation de leur production et des approvisionnements posée (garantie de disponibilité, stocks stratégiques…). On reparle même parfois de politique industrielle et de souveraineté économique et technologique.

Au total, un renversement complet des rapports aux territoires locaux, régionaux et nationaux est aujourd’hui en débat. Toutes ces questions renvoient à une réflexion éminemment géographique et géopolitique sur les articulations d’échelles, les jeux d’acteurs dans l’espace, la conception même des territoires comme construction d’un projet cohérent à la fois politique, économique et social autour en particulier de l’État et de la nation d’un côté, de la refondation du projet européen de l’autre. On voit aussi à cette occasion revenir en force les dynamiques régionales et locales (clusters, pôles de compétitivité…).

3. Les acteurs au pied du mur

3.1. Les firmes transnationales : recours à l’État et socialisation des pertes

Ce profond et brutal choc économique et social bouleverse les cadres d’action des firmes transnationales dont beaucoup sont très fragilisées par la crise, en faillite ou au bord du gouffre. En Europe, le marché automobile s’effondre de -76 % en avril 2020, de -61 % en Allemagne et de -98 % en Italie et en Espagne. Selon les estimations de la CNUCED (Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement), les flux annuels d’investissements directs étrangers (IDE) devraient reculer de 35 %. Dans ce contexte, de très nombreuses firmes sont contraintes de recourir à leur État de référence pour obtenir des aides et socialiser leurs pertes.

D’autant que les marchés financiers sont eux aussi très perturbés. De nombreuses places de marché soit réduisent leurs horaires d’ouverture, soit ferment temporairement en suspendant leurs activités (Abu Dhabi, Bahreïn, Athènes…). Surtout, par rapport au dernier trimestre 2019, la valeur de la capitalisation boursière mondiale fond de -21 % pour tomber à 73 961 milliards de dollars. Le recul est particulièrement sensible sur le continent américain (-22,2 %), en Europe et au Proche et Moyen Orient (-22,8 %), largement devant l’Asie (-17,5 %). Entre février et mars 2020, la perte de valeur est donc équivalente à 18 000 milliards de dollars. Dans de nombreux États où les marchés actions constituent un socle important de la richesse des ménages, en particulier du fait des fonds de pension pour les retraites, les pertes financières sont considérables.

Cette forte baisse des cours des actions s’accompagne d’une importante volatilité et d’un large envol spéculatif. Sur un an, la valeur des échanges augmente de +26,5 %, pour représenter 24 000 milliards de dollars. Face à des effondrements parfois spectaculaires de 60 % à 80 % qui rendent les firmes très vulnérables à une O.P.A. hostile, les gouvernements sont sur leurs gardes et renforcent les mesures restrictives afin de garder le contrôle de leurs champions nationaux.

 
Tableau 2. Le fort recul de la valeur de la capitalisation boursière mondiale
(milliards de dollars)
  4e trim. 2019 1er trim. 2020 Différence Diff. en %
Capitalisation mondiale 93 328 73 961 -19 366 -20,8
Amériques 40 855 31 794 -9 061 -22,2
Asie 31 021 25 606 -5 415 -17,5
Europe, Proche et Moyen Orient 21 451 16 561 -4 890 -22,8
Valeur des transactions 21 509 32 473 10 963 + 51

Source : WFE 

 

3.2. Une crise économique et sociale majeure inédite depuis 1929

À la crise sanitaire s’ajoute une crise économique et sociale aigüe. Partout les économies sont mises à l’arrêt ou tournent en sous-régime. Les pertes économiques sont considérables comme en témoignent les reculs des produits nationaux ou des valeurs ajoutées. Dans l’Union européenne, c’est le plus grave recul depuis 1995, date de création des séries statistiques.

Bien renseigné, l’exemple des États-Unis est d’une grande clarté alors que l’ambition hégémonique trumpienne (« America first ») aboutit à un effondrement sanitaire, médical et social. La crise met en lumière la fragilité d’un système socio-économique reposant en particulier sur une hyperflexibilité du marché du travail, la faiblesse traditionnelle des systèmes d’amortissement et l’accès dual aux soins, qui repose principalement sur des prises en charge d’assurance privée par l’employeur. Un taux de chômage de 20 % signifie que 25 millions de personnes perdent leur couverture santé. À ceci s’ajoute un pilotage présidentiel délétère, voire catastrophique.

 
Les États-Unis, une puissance fragile ? Un profond choc économique, social et fiscal

Selon les données publiées par le CBO, le Congressional Budget Office, au second trimestre 2020, le choc économique et commercial est très violent : la richesse créée, saisie par le produit national brut, plonge de -40 %. Du fait du blocage à la fois de l’économie étasunienne et mondiale, les exportations de biens et de services de la première puissance économique mondiale  reculent de -70 % et les importations de -60 %.

Les conséquences sociales sont dévastatrices. Entre avril 2019 et avril 2020, le taux d’activité de la population tombe de 62,8 % à 60,2 %, soit son niveau de 1973, du fait du retrait de nombreuses personnes du marché du travail. La population active tombe de 162,54 à 156,48 millions de personnes, soit un recul de -6,43 millions. Ce processus n’empêche pas pour autant le taux de chômage d’exploser de 3,6 % à 15,8 % entre janvier et mai 2020, pour atteindre son plus haut niveau historique depuis la Grande Dépression des années 1930. Il est particulièrement élevé chez les jeunes de 16 à 19 ans (31,9 %), chez les Latinos (18,9 %) et dans une moindre mesure les Noirs (16,7 %). Il est vrai que l’emploi total recule de 152,7 à 129 millions (-23,7 millions de postes détruits, -15,5 %) et que le nombre d’heures travaillées s’effondre de moitié. On comprend dans ces conditions qu’en deux mois, plus de 36 millions d’Américains aient fait une demande d’allocation-chômage et que Donald Trump minimise la crise pour relancer la machine. 

Du fait de la paralysie du pays, les deux grosses locomotives tirant l’économie tombent en effet en panne. Jouant un rôle de premier plan en représentant 70 % du PIB tout en étant massivement dopée à la dette, la consommation des ménages s’effondre de -40 %. Alors que l’investissement recule de -52 %. Rappelons qu’en 2018, 40 % des Américains ne disposaient pas de plus de 400 dollars d’économie en cas d’urgence, sans vendre ou emprunter. Enfin, les dépenses des collectivités territoriales baissent de -22,5 %. Dans ces conditions, les recettes fiscales reculent de -55 % en avril alors que mécaniquement le déficit public explose. La seule dette fédérale doit dépasser les 101 % du PIB.


 

Selon l’Organisation internationale du travail, 81 % des 3,3 milliards d’actifs dans le monde sont affectés par les mesures de confinement et l’arrêt des économies. Les pertes horaires liées à l’arrêt des activités correspondent à la disparition d’environ 200 millions d’emplois entre avril et juin 2020. La crise sanitaire et ses corollaires économiques et sociaux ne font qu’exacerber les conditions préexistantes d’inégalité.

Document 2. Le taux de chômage aux États-Unis : une rupture spectaculaire

Taux de chômage aux Etats-Unis  

 

Dans les pays développés, la situation est alarmante. En France, entre le 2 mars et le 5 mai, soit seulement deux mois, le nombre de salariés placés en chômage partiel passe de 4 000 à plus de 12 millions, soit plus d’un salarié sur deux. La France a connu au premier trimestre 2020 la destruction de 454 000 emplois dans le secteur privé, dont 64 % du fait de l’effondrement du secteur de l’intérim, pour tomber à 19,3 millions de postes selon l’INSEE. En mars 2020, le nombre de demandeurs d’emploi augmente de 177 500, la plus forte hausse mensuelle enregistrée depuis 24 ans, pour concerner presque 6,5 millions de personnes. 

Document 3. L’explosion du nombre de salariés français en chômage partiel

Chomage partiel en France pendant coronavirus  

 

En Allemagne fin avril, le chômage partiel touche 5 millions de personnes, soit 11 % de la main d’œuvre alors que le chômage pourrait passer de 2,3 à plus de 3 millions. Au Royaume-Uni, 7,6 millions de personnes, soit 24 % de la population active, sont soit licenciées, soit au chômage partiel, soit connaissent de fortes réductions d’heures de travail et de salaires. Sont touchés en priorité les petits salaires (50 % à moins de 10 £/heure) et les moins qualifiés (40 %), du fait en particulier du fort dualisme du marché du travail.

Document 4. L’explosion du nombre de salariés français en chômage partiel

Chomage partiel en France pendant coronavirus par département carte  

 

Bien que mal documentée, la situation est sans doute encore pire dans les « Suds », en particulier du fait de la faiblesse des filets de sécurité sociale. Alors que le travail dans l’économie informelle est évalué à deux milliards de personnes, soit 60 % des actifs mondiaux, on assiste à une très forte fragilisation du travail informel comme en Afrique sud-saharienne, en Amérique latine ou en Asie du Sud et du Sud-Est. En Inde, les mesures très brutales et violentes de confinement annoncées le 25 mars 2020 ont piégé des centaines de millions de migrants ruraux travaillant souvent dans l’informel dans les grandes métropoles tout en les privant de ressources. En Thaïlande, qui connaît sa pire récession depuis la crise financière asiatique de 1997, on estime que 27 millions de travailleurs informels du tourisme, de la restauration, du divertissement et des services ont perdu leur emploi. En conséquence, la Banque mondiale estime que 50 millions de personnes pourraient basculer en 2020 dans l’extrême pauvreté.

3.3. Les États : le grand retour de la puissance publique et des fonctions régaliennes

Pour finir, la pandémie de coronavirus se traduit par le grand retour de l’État, de la puissance publique et des fonctions régaliennes (armées, police, frontières, diplomatie, monnaie….). Comme lors de la crise financière de 2008-2010 mais selon des modalités un peu différentes. Cette réaffirmation passe territorialement par le grand retour des frontières qui, comme l’analyse Michel Foucher, n’ont jamais disparu.

Document 5. Le surendettement des États-Unis : une société et une économie à crédit

Endettement états-unis

Document 6. États-Unis : la montée de la dette fédérale depuis 1940 (% PIB)

Dette fédérale états-unis 1940-2020

Nous insisterons enfin sur les enjeux monétaires, fiscaux et financiers trop peu traités en géographie alors qu’ils conditionnent largement les dynamiques géopolitiques, géoéconomiques et territoriales. L’arrêt des économies se traduit par une explosion de la dépense publique. À la fin avril 2020, l’Italie ou l’Allemagne mobilisent l’équivalent de 35 % du PIB (aides, baisses d’impôts, prêts, garanties…). Au Royaume-Uni, l’effort budgétaire est de 104 milliards de livres (réductions d’impôts, subventions, dépenses publiques nouvelles…) et de 330 milliards de livres de garantie de l’État pour prêt aux entreprises. Le tout s’accompagne de pertes fiscales considérables : 100 milliards d’euros sur 2020-2024 en Allemagne. Et donc d’une explosion historique de l’endettement public : la dette publique française doit passer de 98 % à 115 % du PIB entre 2019 et 2020 et le déficit budgétaire franchira les 9 %.

Dans ce contexte, les Banques centrales – théoriquement indépendantes des États depuis les grandes réformes néolibérales des années Reagan-Thatcher – interviennent massivement pour sécuriser les montagnes de crédits et dettes d’un monde hyperendetté. Ainsi, la Réserve fédérale étatsunienne rachète 2 200 milliards de dollars de Bons du Trésor et de créances hypothécaires entre mars et juin 2020 pour sauver le marché immobilier de l’effondrement. Les 2 000 milliards de dollars du CARES Act (Coronavirus Aid, Relief, and Economic Security Act) débloqués le 27 mars pour faire face à la crise s’avèrent très vite insuffisants, comme en témoigne la rallonge de 500 milliards de début mai alors que les Démocrates réclament au Congrès un effort encore plus substantiel.

Conclusion

Une approche géographique de la pandémie de coronavirus démontre que la mondialisation n’est pas réductible à la seule échelle mondiale. Elle n’abolit ni l’histoire, ni la mémoire des faits (voir la réception et les réactions à la pandémie) d’un côté, ni l’espace et les distances (penser aux temporalités et modalités de la diffusion) de l’autre.

Même en temps de pandémie, loin d’uniformiser la planète, la mondialisation repose sur des territoires – locaux, régionaux, nationaux, continentaux – bien différenciés. Dans ceux-ci, deux niveaux d’échelle sont actuellement survalorisés : le micro-local et le national. Les très fortes différenciations de trajectoires apparues avec la crise s’expliquent par la dimension systémique des territoires. L’intérêt de l’analyse géographique est de pouvoir associer et combiner dans l’analyse de la pandémie à toutes les échelles les dimensions spatiales, sociales, culturelles, politiques, économiques et géopolitiques faisant et produisant le/les territoire(s).

Cette pandémie confirme aussi que cette mondialisation n’est en rien mondiale, c’est à dire ici universelle, tant elle est révélatrice des inégalités humaines face à la maladie et à la mort. Elle rappelle que 8 % de la population mondiale bénéficie de 86 % de la richesse, alors que 73 % de la population mondiale ne dispose que de 2,4 % de celle-ci. L’apparent désordre du monde, ou de la Megalopolis étasunienne par exemple, et la peur du chaos ressortissent largement à ces profondes injustices spatiales.

La pandémie révèle enfin une profonde crise de l’architecture géopolitique mondiale. Au delà de la rivalité États-Unis/Chine, c’est un monde a-polaire qui s’est affirmé durant quelques mois tant l’absence d’un quelconque leadership a été flagrante. Les puissances chinoise et étatsunienne en sortent fragilisées, l’Union européenne parcellisée, les puissances émergentes (Brésil, Russie, Inde, Afrique du Sud…) renvoyées à leurs graves faiblesses internes. Dans ce contexte, le système international de gouvernance collective, symbolisé par l’OMS, a été largement pris en défaut. Enfin, loin d’être réductibles à de simples gadgets, jamais les grands enjeux d’un véritable développement durable - en particulier ceux tenant à la santé et à l’éducation, en référence aux 17 grands objectifs du Millénaire - n’ont été posés avec une telle acuité à une telle échelle. Le pangolin du marché du Wuhan contraint l’humanité à penser universalité.

 


Bibliographie

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Sources et pistes
Publications récentes de l’auteur
  • Laurent Carroué, Atlas de la mondialisation. Une seule terre, des mondes, Coll. Atlas, Autrement, 2em ed, Paris, 2020.
  • Laurent Carroué, Géographie de la mondialisation. Crises et basculements du monde, Coll. U, Armand Colin, Paris 2019.

Sur Géoconfluences

Sur le site Géoimage du CNES

 

Laurent CARROUÉ
Inspecteur général de l’éducation, du sport et de la recherche, directeur de Recherche à l’IFG - Université Paris VIII.

 

 

Mise en web : Jean-Benoît Bouron

Pour citer cet article :

Laurent Carroué, « Mondialisation et démondialisation au prisme de la pandémie de Covid-19. Le grand retour de l’espace, des territoires et du fait politique », Géoconfluences, mai 2020.
URL : https://geoconfluences.ens-lyon.fr/actualites/eclairage/covid19-mondialisation-demondialisation