La Silicon Valley, un territoire productif au cœur de l’innovation mondiale et un levier de la puissance étatsunienne
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En Californie, au sud de la Baie de San Francisco, se déploie sur un espace restreint la Silicon Valley. Née sous l’impulsion de l’université de Stanford fondée en 1891, la Silicon Valley connaît un essor foudroyant à partir des années 1950-1960. Elle est aujourd’hui devenue un territoire productif au cœur de l’innovation mondiale en accueillant des firmes aussi emblématiques des nouvelles technologies que Hewlett-Packard, Intel, Apple, Google, Facebook, Yahoo, LinkedIn, Twitter, PayPal, eBay, Netflix, NetApp, Cisco, Oracle, Adobe, Symantec, Sandisk, Seagate Technology ou FireEye.
Facteur d’efficacité, de compétitivité et de domination, l’innovation est un vecteur central de la puissance américaine puisque les États-Unis demeurent la première puissance scientifique et technologique mondiale. Si elle est souvent prise comme un modèle emblématique (Silicon Cape Town en Afrique du Sud, Silicon Wadi en Israël, Bangalore comme « Silicon Valley » de l’Inde, auxquelles il faut ajouter toutes les « valleys » comme « Aerospace valley » en France), il convient de souligner les grandes spécificités de ce territoire. Son succès s’y traduit par d’importants enjeux d’aménagement et elle est aujourd’hui confrontée à de nombreux défis.
1. La Silicon Valley : des vergers au pôle d’innovation de rang mondial
Largement agricole dans les années 1950, cet espace a connu depuis une très large urbanisation et une forte hausse démographique grâce à son dynamisme économique et technologique. Deux facteurs majeurs expliquent son développement initial : la présence d’une grande université technologique, le rôle des financements militaires.
1.1. La Silicon Valley : définition des lieux et des territoires
Territoire emblématique de l’innovation, la Silicon Valley est un espace fonctionnel qui ne correspond en propre à aucun découpage politique ou administratif. Son étude suppose donc au préalable de clarifier ses lieux et territoires. Dans une acceptation étroite, la Silicon Valley proprement dite couvre les comtés de Santa Clara (capitale : San Jose) et de San Mateo (capitale : Redwood City) et une toute petite partie des comtés d’Alameda (Fremont, Newark) et de Santa Cruz (Scotts Valley). À 80 km au sud de San Franscisco, le territoire de la Silicon Valley est donc restreint puisqu’il ne couvre qu’environ 190 à 200 km². Il occupe un bassin limité au nord par la Baie de San Francisco, à l’ouest par les Santa Cruz Mountains, qui sont traversées par la fameuse faille tectonique de San Andréas qui fait peser sur la région une menace sismique permanente, et à l’est par la Diablo Range.
Figure 1. Carte de localisation de la Silicon Valley en Californie
À une échelle régionale, la Silicon Valley peut être rattachée à trois entités plus larges. Premièrement, l’aire métropolitaine de San Jose (San Jose Metropolitan Area, SJMA) qui part de Palo Alto et s’étend largement vers le sud, en intégrant de vastes zones périurbaines ou encore rurales. Deuxièmement, à la « péninsule de San Francisco » qui court de San Jose à San Francisco. Troisièmement enfin, à l’ensemble de la très vaste conurbation de la Baie de San Francisco (San Franscico Bay Area) qui incorpore San Francisco, Oakland, Berkeley et Fremont.
1.2. Le rôle essentiel de la Stanford University dans la création de la Silicon Valley
San Jose fut le premier établissement civil fondé en 1777 durant la colonisation espagnole, la première capitale historique de la Californie et demeure la « capitale » de la Silicon Valley. Ce bassin demeura pour l’essentiel à vocation agricole jusque dans les années 1950. L’essor démographique et urbain se traduisit donc progressivement par un front d’urbanisation progressant du nord vers le sud, comme l’illustre par exemple la création des communes de Mountain View, Los Altos ou Campbell en 1952.
Dans cette dynamique bien étudiée par le géographe Gérard Dorel (2008), le rôle des institutions civiles et militaires, des élites locales ou étatiques et le mariage du capital et de la technologie est fondamental, comme dans de nombreuses autres métropoles étasuniennes (ainsi Boston avec l’Université d’Havard et le MIT – Massachussetts Institute of Technology). Elle doit assez peu au hasard, malgré le mythe du chercheur génial bricolant dans son garage, et beaucoup à des établissements tels que l'université de Stanford (encadré 1).
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Dotée d’un campus de 33 km², cette université privée compte aujourd’hui 17 000 inscrits, dispose d’un budget de 24,8 milliards de dollars de dotations, emploie 14 700 salariés, accueille 16 500 étudiants et présente un taux d’admission de seulement 5 %. Elle a produit 83 prix Nobel, 27 lauréats des Turing Award (récompense en informatique) et 8 médailles Fields (mathématiques). Considéré comme l’embryon de la Silicon Valley, le parc industriel et technologique de l’université, le Stanford Research Park ouvert en 1953 et qui s’étend sur 2,8 km², a pour objectif de faciliter l’essaimage des projets de recherche des laboratoires universitaires vers l’industrie. Il regroupe aujourd’hui 150 entreprises et 23 000 emplois dans 140 bâtiments, dont des firmes comme Hewlett-Packard, Lockheed Martin, Tesla Motor, Nest Labs ou SAP.
Ce pôle universitaire est renforcé par la présence d’autres universités comme celle de Santa Clara, université jésuite fondée en 1851, qui s’étend sur un campus de 43 hectares avec 2 000 salariés et 8 600 étudiants.
Figure 2. L'université de Stanford
Photographie libre de droits. |
1.3. Du militaire au civil : le rôle des cycles d’innovation dans l’essor de la région
La Silicon Valley est étroitement liée au secteur militaire, puis plus globalement aujourd’hui à celui de la sécurité (notamment la cybersécurité). On y assiste à une accélération des cycles d’innovation technologique avec le transistor en 1947, le circuit intégré en 1961 puis le microprocesseur en 1971, le premier ordinateur personnel d’Apple en 1976, le portail internet en 1995…
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Initialement très militarisée, l’innovation débouche sur des applications civiles de plus en plus nombreuses. Sur ces bases, la Silicon Valley a joué un rôle majeur dans l’émergence de géants des composants électroniques, puis de l’informatique et enfin du web. La société Intel, fondée en 1968 à Santa Clara, est depuis devenue un des géants mondiaux des composants électroniques. Née en 1976 à Cupertino, Apple est aujourd’hui un groupe mondial, tout comme Facebook, née en 2004 à Palo Alto ou Twitter, née en 2006 à San Francisco. Trois des cinq GAFAM, les géants du net et de l’informatique, ont été fondés dans la Silicon Valley (Amazon et Microsoft ayant leur siège à Seattle).
À partir des années 2000, le Pentagone et plus largement tout le complexe militaro-sécuritaire étasunien (Pentagone ou Département de la défense, CIA ou Central Intelligence Agency, NSA ou National Security Agency) renouent largement leur collaboration avec les firmes de haute technologie de la Silicon Valley, comme en témoignent en 2013 les révélations d'Edward Snowden sur le système de surveillance mondial déployé par la NSA sur le web et l’internet. La CIA se dote ainsi du fonds d’investissement In-Q-Tel au début des années 2000 afin de soutenir financièrement le développement de 171 start-up en vingt ans. Alors que l’intelligence artificielle est devenue un enjeu majeur, le Pentagone propose en 2018 la création d’une Commission de sécurité nationale pour l’intelligence artificielle (National Security Commission for Artificial Intelligence), co-pilotée par l’ancien PDG de Google Eric Schmidt et l’ancien secrétaire adjoint à la Défense Robert O. Work, avec pour objectif la sauvegarde de la prépondérance techno-militaire de la première puissance mondiale. Enfin, le Defense Innovation Advisory Board, un organe consultatif du Pentagone, veut accélérer les transferts d’innovations des firmes de la Silicon Valley vers le Département de la Défense.
2. Un territoire modelé par les grandes firmes étatsuniennes des hautes technologies
Comme de nombreux territoires de l’innovation dans le monde, le système productif, l’espace urbain et la société locale de la Silicon Valley ont été modelés par les grandes firmes et leurs élites entrepreneuriales.
2.1. Les pouvoirs de commandement de la Silicon Valley
Dans la mondialisation, la Silicon Valley est un important pôle de commandement mondial du fait de la présence des sièges sociaux de nombreuses firmes de premier rang. En 2018, les 23 plus grandes firmes emploient 112 200 salariés localement, mais gèrent l’activité de plus d’1,2 million de salariés directs dans le monde dans des centaines de pays. À ceci s’ajoute la chaîne de valeur organisée par les très importants réseaux de fournisseurs et sous-traitants qui quadrillent le monde, en particulier en Asie et en Europe. Enfin, cette influence est tout autant scientifique, technologique, économique, que culturelle et sociale, comme en témoigne le rôle majeur de firmes comme Google, Apple, Facebook, PayPal, eBay, LinkedIn, Yahoo ou Netflix dans la vie quotidienne des ménages du monde entier.
Figure 3. Les sièges sociaux des principales firmes de haute technologie de la Silicon Valley
Salariés cumulés de ces entreprises dans la Silicon Valley : 112 196. Dans le monde : 1 224 482. Licence Creative Commons BY-NC-SA. Voir la carte en plus grand. |
Une des spécificités de la Silicon Valley réside dans le fait que les grands sièges sociaux sont organisés sur des logiques de très vastes campus dont le développement participe au boom immobilier des années 2010. Comme dans les grandes métropoles mondiales, les firmes recourent à des architectes mondialement connus, les « starchitectes », pour une mise en scène architecturale et urbaine de leur puissance. Elles y sont donc des acteurs majeurs de la fabrique urbaine et du remodelage sociétal des nouvelles couches salariées. Ces entreprises s’appuient à la fois sur des conceptions très paternalistes visant à encadrer totalement la vie des salariés (salles de sieste, de jeux vidéos…) et à en accroitre la productivité, et des pratiques très libérales de féroce mise en concurrence, allant jusqu’à l’usage de produits stupéfiants. Ce mélange fait aujourd’hui débat.
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2.2. Une forte diversification sectorielle, une attractivité nationale et mondiale
Au cœur de la quatrième industrialisation (4IR, ou « 4th Industrial Revolution » en anglais), la Silicon Valley connaît cette dernière décennie une forte diversification sectorielle du fait des rapides mutations techniques et technologiques comme l'intelligence artificielle (IA), la robotique, la médecine de précision, les véhicules autonomes ou l’internet des objets. Si l’informatique, l’électronique, les composants électroniques (circuits intégrés, cartes mémoire, stockage…) ou les activités logicielles (software) gardent un rôle central, on y assiste à l’éclosion de nouveaux secteurs : les biotechnologies s’appuyant sur un équipement hospitalier de grande qualité, la voiture autonome, la sécurité et la lutte contre la cybercriminalité, la gestion financière et bancaire et les paiements électroniques de transferts financiers (Visa…), les matériaux composites, l’ e-commerce, les jeux vidéos…
Ce dynamisme explique la forte attractivité de la Silicon Valley, un pôle d’innovation mondial où il faut être présent pour saisir et tirer profit des nouvelles opportunités. Paradoxalement, alors que nombre de ces firmes ont bâti leur fortune sur l’argument de l’ubiquité, rien n’est plus important que d’être branchés sur ce territoire. À l’échelle étasunienne, ce pôle accueille de nombreuses firmes d’autres régions qui y disposent d’importants établissements de recherche comme Microsoft dans les logiciels, IBM ou EMC dans l’informatique, Lockheed Martin Space Systems dans le spatial, Amazone Lab126 ou Walmart (Walmart Global eCommerce) dans le commerce (tableau 2)... À l’échelle mondiale, de nombreux groupes coréens (Samsung…), japonais (TDK, Anritsu…), taïwanais (Trend Micro…), suisses (TE Connectivity…) ou allemands (SAP…) sont aussi installés.
Tableau 1. Quelques exemples d'entreprises étatsuniennes présentes dans la Silicon Valley sans y avoir leur siège
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2.3. Le rôle des élites et des firmes dans le remodelage territorial de la Silicon Valley
En position d'hégémonie économique, politique, sociale et culturelle, les élites techniciennes des firmes jouent un rôle central dans le remodelage territorial de la Silicon Valley. Elles sont très attentives à la fois à la qualité de leur reproduction sociale (cadre de vie, écoles, formation, urbanisme, transports…) et au bon fonctionnement du système d’innovation. Elles se sont dotées pour cela de groupes de pression ou de lobbying comme le Silicon Valley Leadership Group ou la Silicon Valley Community Fondation.
Le SVLG – ou Silicon Valley Leadership Group – a été fondé dès 1978 par David Packard, du groupe Hewlett-Packard. Il regroupe aujourd’hui les 400 principales entreprises de la Silicon Valley et s’occupe de la santé économique et de la qualité de la vie (transport, éducation, énergie, logement, santé, taxation…). Le SVLG est à l’origine du projet SVCIP, le Silicon Valley Competitiveness and Innovation Project, qui intègre comme territoire d’action les comtés de Santa Clara, de San Mateo et de San Franscisco et qui vise à influencer les décisions des législateurs et des leaders économiques et surtout politiques locaux et régionaux.
À ceci s’ajoute le fait que la société locale est organisée par un très dense réseau de cercles de sociabilité : réseaux d’anciens étudiants de grandes universités, fondations, clubs… Les communautés idéologiques s’organisent autour d’associations néolibérales, libertariennes, objectivistes ou transhumanistes. Ainsi, le Menlo Circus Club, un des clubs les plus élitistes du pays (écuries, piscine, restaurant…), exige un droit d’entrée de 250 000 dollars.
3. La forte spécialisation fonctionnelle du système productif
Le système productif de la Silicon Valley connaît une triple spécialisation : sectorielle dans les secteurs innovants (informatique, électronique, télécommunications, logiciels…), fonctionnelle dans la production abstraite liée aux activités de recherche, de conception et de développement et enfin sociale avec une surreprésentation des cadres, ingénieurs et techniciens.
3.1. La Silicon Valley dans le système étatsunien d’innovation
À l’échelle des États-Unis, la Silicon Valley, au sens large, arrive selon les données du SVCIP au troisième rang dans le classement des métropoles innovantes derrière le sud de la Californie et New York, mais devant Boston, Washington ou Seattle.
Figure 5. La Silicon Valley, troisième place parmi les grandes métropoles innovantes
La Silicon Valley s’affirme comme un des pôles économiques les plus dynamiques des États-Unis. Ces vingt dernières années, la valeur de la production est multipliée par deux. Contrairement à de nombreuses autres métropoles, la sphère productive est au cœur de la dynamique face au secteur de la reproduction sociale et de la sphère publique plus en retrait. Avec presque 40 % de la croissance régionale, l’industrie manufacturière est la plus dynamique grâce aux secteurs informatique, électronique et des télécommunications. Elle est suivie par le secteur de l’information et les services aux entreprises.
Tableau 2. Évolution de la valeur de la production par branche dans l’aire métropolitaine de San Jose Sunnyvale Santa Clara (MSA)
Source : Bureau of Labor Statistics, Metropolitan Statistical Area, 2019. |
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En presque vingt ans, l’emploi offert dans la Silicon Valley a augmenté de 110 000 postes (+ 9 %) pour atteindre aujourd’hui 1,3 million de postes. Cette relative stabilité masque de profondes transformations entre emplois et fonctions. On assiste en particulier à l’explosion des postes d’ingénieurs, cadres et techniciens des fonctions de direction, de conception et de développement qui portent les innovations. On compte ainsi 132 000 informaticiens et ingénieurs logiciels, 53 000 ingénieurs de l’aérospatiale ou de l’électronique, 46 000 spécialistes de la santé, 11 500 cadres des sciences de la vie et de la terre. Mais aussi 17 500 emplois dans les services de police ou de sécurité qui assurent la tranquillité des activités et des habitants. En somme, la Silicon Valley est devenue l’une des concentrations géographiques d’emplois hautement qualifiés les plus élevées des États-Unis et du monde sur un espace relativement réduit.
Figure 6. Évolution de l'emploi dans la Silicon Valley 2011-2017
Mais face à la rareté de la main d’œuvre hautement qualifiée et aux fortes tensions sur le marché du travail, les entreprises se livrent à une concurrence salariale féroce. Pour attirer les ingénieurs informaticiens concepteurs de logiciels, les petits derniers (Twitter, Facebook, LinkedIn) leur offrent ainsi un salaire de 30 % supérieur à celui d’IBM ou de Microsoft. On comprend que le revenu par habitant classe la Silicon Valley au deuxième rang des aires métropolitaines étasuniennes. Avec 96 600 dollars, il est de 87 % supérieur à la moyenne nationale (51 640 dollars) et de 80 % supérieur à la moyenne des aires métropolitaines. Ce très haut niveau de revenu est cependant compensé par un coût de la vie très élevé et une productivité du travail par salarié assez exceptionnelle.
3.2. Financement : capital-risque, start-up et cannibalisation par des oligomonopoles
Comme nous l’avons vu avec l’université de Stanford, une des grandes forces de la Silicon Valley est de produire de nombreuses petites et moyennes entreprises innovantes, ou start-ups, par essaimage. Elles bénéficient en particulier d’un très important capital-risque (venture capital en anglais) porté par des fonds spécialisés finançant leur démarrage puis leur développement. En 2017, les start-up américaines ont capté plus de 84 milliards de dollars de capital-risque (+16 % par rapport à 2016), le double des asiatiques (48 milliards de dollars, + 9 %) et quatre fois plus que les européennes (19 milliards de dollars) selon le cabinet de conseil KPMG. La baie de San Francisco et la Silicon Valley (33 milliards de dollars investis) sont encore le « hot spot » des start-up pour lever des fonds.
Mais la majorité des capitaux allant dans les start-up aujourd’hui sont désormais injectés par les grands groupes ; on parle alors de « corporate venture ». Par ces stratégies, les géants de la Silicon Valley se créent un réservoir dans lequel ils peuvent acquérir les technologies émergentes. Nombre d’entre eux se sont aussi renforcés ces dernières années par croissance externe en rachetant des centaines d’entreprises moyennes en pleine croissance sur de nouveaux créneaux. À un point tel que certains acteurs s’inquiètent d’un processus de cannibalisation par des firmes parfois en position monopolistique, comme l’illustrent par exemple les poursuites de la Commission européenne contre Google ou les débats, aux États-Unis même, sur la nécessité de mieux réguler – voire de faire éclater – ces nouveaux monopoles. On retrouve là les grands débats consubstantiels au capitalisme étasunien sur le poids des grands monopoles qui avaient par exemple débouché à la fin du XIXe siècle sur le Sherman Act et les premières lois anti-trusts.
3.3. Une Silicon Valley intégrée dans les réseaux productifs mondiaux
Dans ce contexte, les firmes de la Silicon Valley sont largement intégrées dans la mondialisation comme l’illustre le poids de l’étranger dans leur chiffre d’affaires. Pour autant, au-delà de quelques exceptions comme Google ou Flextronic, qui est un grand sous-traitant, la localisation de leurs actifs – terme qui définit le patrimoine financier et non financier d’une firme – demeure encore largement ancrée dans leur base nationale et régionale. Apple localise encore 61 % de ses actifs aux États-Unis, 71 % pour Intel.
Ceci s’explique par le fait que l’insertion des hautes technologies étatsuniennes dans la mondialisation s’est traduite par une externalisation progressive des productions concrètes manufacturières en voie de banalisation (par exemple avec le recours d’Apple aux sous-traitants asiatiques comme Foxconn) au profit d’une spécialisation croissante dans les fonctions abstraites de la production d’un côté (conception, recherche, design, architecture des systèmes) et les fonctions de commandement et de gestion mondiale (sièges sociaux et administratifs) de l’autre. Cette « nouvelle division internationale du travail », dans laquelle la Silicon Valley joua un rôle moteur comme laboratoire dès la décennie 1980, a un effet géographique immédiat sur le territoire des États-Unis : il contribue au net renforcement du processus de métropolisation avec une concentration croissante des activités abstraites, de recherche et d’innovation sur le haut de la hiérarchie urbaine. Mondialisation et métropolisation sont dans ce cas précis les deux facettes d’une même médaille.
La sous-traitance électronique est à cet égard emblématique des contradictions accumulées et des enjeux d’avenir. Ces dernières décennies, les firmes transnationales nord-américaines de l’informatique (IBM, Cisco, Hewlett Packard, Dell, Apple…), des télécommunications (Lucent, Motorola…) ou de l'électronique grand public ont externalisé leur production manufacturière en se fondant sur une segmentation fonctionnelle, technique, sociale et géographique de plus en plus poussée de leur système productif. Ces donneurs d’ordres font ainsi des économies de capital (pas d’immobilisations dans la production physique et les stocks), transfèrent les risques de sous-utilisation des capacités productives et se débarrassent des problèmes logistiques, d’approvisionnement et de toute revendication sociale et salariale. C’est la Silicon Valley qui est à l’origine de ce nouveau modèle productif dans les années 1980 avec Flextronics, fondé aux États-Unis en 1969, et Sanmina. On a vu alors apparaître des « fabricants sous contrats » ou Contract Manufacturers (CM), qui assemblent, pour le compte des grands groupes, le hardware, la partie matérielle des systèmes électroniques. Mais en transférant emplois, capitaux, savoir-faire et technologies, ce processus a permis à l’Asie, en particulier à Taïwan et à la Chine, de se doter de bases industrielles et surtout de nouvelles entreprises qui, de la simple sous-traitance, sont passées progressivement au développement puis à la conception sur des bases autonomes de produits toujours plus élaborés pour devenir parfois des rivaux redoutables.
4. Le dynamisme démographique d’un espace riche confronté à des problèmes d’aménagement
Globalement riche et dynamique, cet espace urbain connaît une forte dynamique démographique et urbaine, est organisé en une société duale, très polarisée et ségrégée et connaît d’importants problèmes d’aménagement.
4.1. Croissance démographique et saturation urbaine
Portée par le boom des hautes technologies, la Silicon Valley connaît une forte croissance démographique. En un demi-siècle, la population passe de 1,6 à 2,6 millions d’habitants, soit une hausse de + 64 %. Face à la petite taille et à la forte densité du comté de San Mateo, l’essentiel de la croissance s’oriente vers le sud et le comté de Santa Clara.
Figure 7. Évolution de la population des comtés de Santa Clara et San Mateo
Mais la Silicon Valley, comme beaucoup d’autres espaces métropolitains des États-Unis, souffre d’un manque d’investissements très important, en particulier dans les infrastructures. Les transports en commun y sont, en effet, quasi inexistants face à l’hypertrophie du transport automobile (cf. parking de Google de 14 000 places). À l’échelle de la grande aire urbaine, la question des transports est au cœur des mouvements de protestation contre la gentrification induite par la Silicon Valley. Les navettes affrétées par les géants du numérique (« Google buses » ou plus génériquement « tech buses ») pour le ramassage de leurs salariés à San Francisco et Oakland ont été même bloquées, voire attaquées, par des manifestants qui dénonçaient l’explosion des prix du logement liée à l’installation des salariés de la Silicon Valley. En conséquence, la région connaît une véritable embolie, en particulier aux heures de pointe, du fait de la congestion et de la saturation des grands axes routiers et autoroutiers. Cette stratégie du tout-routier a aussi d’importantes conséquences environnementales, en particulier en termes d’émission indirecte de gaz à effet de serre (GES).
Figure 8. Un urbanisme étalé et peu verticalisé
Vue de la Silicon Valley depuis Alum Rock vers l'ouest. Au premier plan, San Jose, puis Santa Clara, Cupertino et Mountain View. Au fond, la chaîne côtière qui sépare la vallée de l'océan Pacifique. Voir l'image en grand | voir dans Wikimédia Commons. |
4.2. La forte attractivité migratoire des meilleurs talents mondiaux
Un des grands ressorts démographiques et économiques de la Silicon Valley repose sur ses capacités d’attraction des talents internationaux (brain drain) à une échelle mondiale. Malgré leur puissance scientifique et technologique, les États-Unis font en effet face à une pénurie d’emplois bien qualifiés liée à un système de formation national très élitiste, coûteux, déséquilibré et dual qui sacrifie la formation initiale de niveau moyen et supérieur. Au total, entre un tiers et 40 % de la population de la Silicon Valley est née à l’étranger, soit sensiblement plus que la moyenne californienne, un des États fédérés pourtant les plus ouverts sur les migrations internationales. Mais comme l’indique le processus de naturalisation, entre 50 % et 60 % de la population étrangère de la Silicon Valley a pu s’intégrer en accédant à la nationalité étatsunienne.
Tableau 3. L’importance de la population née à l’étranger et naturalisée
Source : American Community Survey, 2019. |
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Comme l’indique le classement statistique de la population par « races » (au sens censitaire, déclaratif), la population d’origine asiatique (Chine, Taiwan, Corée, Inde…) est aujourd’hui largement surreprésentée dans la Silicon Valley face à une relative sous-représentation de la population hispanique et noire par rapport à la moyenne californienne. Peu nombreux, les Noirs se concentrent souvent dans les zones les plus pauvres de l’aire métropolitaine, en périphérie immédiate de la Silicon Valley, par exemple dans le ghetto périurbain d’East Palo Alto (Maaoui, 2015), ce qui traduit une très forte ségrégation sociale et raciale.
Tableau 4. La population par catégories raciales censitaires
Source : U.S. Census Bureau, 2017 American Community Survey. |
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4.3. Une société duale, un territoire riche mais ségrégé
Du fait de sa spécialisation productive et du poids de la haute technologie dans son économie et sa société, la Silicon Valley apparaît comme une poche de richesse à l’échelle régionale dans un État de Californie marqué par une nette séparation spatiale des classes sociales. Les rentes d’innovation des firmes en position dominante, voire disposant de quasi-monopoles, entraîne une concentration des revenus sur un petit nombre de personnes, d’autant qu’une large partie des revenus des dirigeants est indexée sur l’exigence d’une rentabilité élevée du capital par les actionnaires (hausse de la capitalisation boursière, offre de stock options, rachats d’actions pour en augmenter la valeur…). Selon une étude du California Budget & Policy Center, le salaire moyen du 1 % le plus riche a augmenté de 219 % en vingt-cinq ans grâce au boom de la haute technologie, alors que celui des 99 % restants croissait de seulement 34 %. La Silicon Valley est donc une structure duale et ségrégée aux échelles locales et régionales. Ainsi, le taux de pauvreté (Santa Clara : 9,3 %) est bien inférieur à la moyenne californienne (15,8 %). Dans le comté de San Mateo, le revenu moyen par famille et par personne est de 60 % plus élevé que la moyenne californienne.
Figure 9. Le revenu annuel moyen par famille et par personne dans quelques municipalités (communities)
4.4. Une explosion des prix fonciers et immobiliers : un des territoires les plus chers du pays
Dans cet espace restreint où la demande excède largement l’offre de terrains libres et de logements, la croissance économique et démographique d’un côté, la richesse accumulée de l’autre se traduisent par une explosion des prix fonciers et immobiliers. Ces dix dernières années, seulement 80 000 logements ont été construits, soit moitié moins que les besoins. Les prix ont augmenté en conséquence de + 45 % entre 2015 et 2018 et de + 10 % en 2018. Le prix médian y est quatre fois plus élevé que la moyenne nationale. On compte 57 % de propriétaires et 40 % de locataires, et seulement 4 % de logements vacants. Ces dysfonctionnements sont accentués par les lois californiennes très restrictives en matière d’urbanisation adoptées à partir des années 1970, l’éclatement politique et institutionnel entre de nombreuses municipalités qui adoptent leur propre plan local d’urbanisme sans vision d’ensemble et les multiples recours des associations locales qui tendent à bloquer les permis de construire, selon un processus bien montré par Mike Davis (1990) à propos de Los Angeles. Dans ces conditions, même les firmes les plus puissantes peinent parfois à développer leurs projets immobiliers. En juin 2017, Google – qui souhaite se doter d’un nouveau complexe de bureaux et de recherche-développement de 560 000 m² à San Jose – doit négocier avec les autorités municipales le rachat de seize parcelles voisines dans Montgomery et Autumn Streets.
La Silicon Valley est donc une des régions urbaines où les prix fonciers et immobiliers sont devenus les plus chers de toute la Californie et des États-Unis. Pour une maison, les prix sont deux fois plus élevés qu’à Seattle, Boston et New York et quatre fois plus qu’à Austin. La pression est particulièrement importante dans les communes socialement les plus huppées qui accueillent de nombreux milliardaires ou millionnaires issus des hautes technologies comme Los Altos Hills, Palo Alto, Saratoga ou Cupertino. Dans ces communes transformées en oasis pour ultra-riches prévaut l’entre-soi social et résidentiel dans le cadre d’une ségrégation résidentielle exacerbée, comme l’a bien étudié Renaud Le Goix (2016) sur les gated communities en Californie. Ainsi, la commune d’Atherton (7 000 hab.), située entre Palo Alto et Redwood City, au nord-est de Stanford, est à la fois la municipalité la plus riche et la plus chère des États-Unis ; les limites de la municipalité correspondant exactement à l’extension des villas pour ultra-riches. Créée au début des années 1920, cette municipalisation à postériori s’explique par la volonté de cette communauté de rester dans l’entre-soi (avec la création du Menlo Polo Club en 1923 par exemple). Le revenu moyen annuel par foyer est de 443 403 dollars, le revenu par habitant de 146 572 dollars et le prix de vente médian d’une maison de 9,6 millions de dollars. Atherton accueille ainsi parmi ses résidents le numéro 2 de Facebook, l'ancien PDG de Google, le président exécutif d'Alphabet ou des fondateurs de célèbres fonds de capital-risque. Aux échelles locales, toutes ces municipalités vantent la haute qualité de leurs infrastructures scolaires, de la maternelle à l’université, pour attirer les talents et les gros salaires, voire les grandes fortunes.
Tableau 5. Prix médian d’une maison et revenus des familles dans quelques municipalités (communities)
Source : Urban Realtor, fev. 2019 et American Community Survey de 2016. |
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Figure 10. Quatre échantillons d'urbanisme californien
Los Altos, avec ses maisons à 4 millions de dollars (voir tableau 5), montre des parcelles vastes, avec des maisons de grande superficie au milieu de parcs arborés, auxquelles on accède par des impasses ou des chemins. On retrouve des formes comparables, avec vastes demeures et piscines, à Los Gatos, où les prix restent très élevés malgré l'éloignement du centre. Dans certains secteurs, le plan en impasses cède la place au plan en damier. À Sunnyvale, même si le revenu moyen reste bien supérieur à la moyenne californienne, la taille plus petite des parcelles, presque entièrement occupée par les maisons, s'explique par la pression foncière liée à la proximité du cœur de la Silicon Valley. Il faut s'éloigner à plus de cinquante kilomètres, jusqu'à Gilroy, pour trouver à moins d'un million de dollar des grandes parcelles avec des maisons cossues, malgré un revenu par famille comparable à la moyenne californienne. |
Même les ingénieurs les plus qualifiés, recrutés à prix d’or, peinent parfois à se loger. D’une part, c’est pourquoi les salariés moyens ou petits (professeurs, femmes de ménage, jardiniers et policiers…) sont forcés de vivre de l'autre côté de la Baie ou dans les marges méridionales en pleine croissance urbaine, où les prix sont plus abordables. Ils passent alors souvent entre trois et cinq heures par jour en voiture pour joindre leur domicile et leur lieu de travail. D’autre part, une partie des ingénieurs et cadres de la Silicon Valley participent activement au processus de gentrification en s’installant dans une large partie de l’aire urbaine jusqu’à San Francisco ou Oakland. Comme l’a étudié Sonia Lehman Frisch (2017, 2018), ils contribuent du fait de leurs hauts salaires au renchérissement des prix immobiliers au détriment des quartiers populaires dans de nombreux quartiers ethniques (cf. la Mission), où les tensions et résistances sont alors nombreuses.
Dans ces conditions, même si la Silicon Valley dispose encore d’avantages comparatifs exceptionnels aux échelles nationale et mondiale, elle doit faire face aujourd’hui à une perte de population et au redéploiement des grandes firmes comme Google, Apple, Facebook vers d’autres régions métropolitaines des États-Unis, en particulier de la Côte Est, moins chères et disposant d’infrastructures plus efficaces.
Sources et bibliographie
- Laurent Carroué et Didier Collet, 2012, Canada, Etats-Unis, Mexique. Un Ancien Nouveau Monde, coll. Géographie, Bréal, Paris.
- Laurent Carroué, 2018, Atlas de la mondialisation – Une seule terre, des mondes. Cartographie d’Aurélie Boissière. Autrement, Paris.
- Mike Davis, 1990, City of Quartz : Los Angeles, capitale du futur, La Découverte.
- Gérard Dorel, 2008, Atlas de la Californie, Autrement, coll. Atlas, Paris.
- Alexandre Grondeau, 2018, « Développement local et territoires de l’innovation : entre réussite économique et durabilité territoriale improbable », in Pecqueur, Nadou, 2018, Dynamiques territoriales et mutations économiques, L'Harmattan, pp.225-242
- Sonia Lehman-Frisch, 2018, Sociologie de San Francisco, Paris, La Découverte, Collection Repères, 126 p.
- Sonia Lehman-Frisch, 2017, « San Francisco, ville injuste ? La capitale du progressisme états-unien à l’épreuve de la croissance des inégalités », Annales de géographie, vol. 714, no. 2, 2017, pp. 145-168.
- Magda Maaoui, 2015, « East Palo Alto : un suburban ghetto au coeur de la Silicon Valley (Californie) », Urbanités, mis en ligne le 13 mai 2015.
- Erin McElroy et Florian Opillard, 2016, « Objectivité dans l’action et cartographie collective dans le San Francisco néolibéral. Du travail du collectif Anti-Eviction Mapping Project », Urbanités, mis en ligne le 9 novembre 2016.
- Pascale Nédélec, Christian Montes, 2016, Atlas des Etats-Unis. Un colosse aux pieds d'argile. Cartographie de Cyrille Suss. Autrement, coll. Atlas, Paris
- Florian Opillard, 2015, « La gentrification à San Francisco. Autour des Google Buses », La vie des idées, 6 février 2015.
- SVCIP : « Silicon Valley Competitiveness and Innovation Project 2018 », rapport 2018, SCVIP.com.
Sur Géoconfluences
- Laurent Carroué, « Paris-Saclay, une Silicon Valley à la française ? », Géoconfluences, mars 2017.
- Renaud Le Goix, « Du manteau d’Arlequin au Rubik’s cube : analyser les multiples dimensions de trente années d’évolutions socio-économiques des quartiers en Californie du Sud » Géoconfluences, janvier 2016.
- Frédéric Leriche, « Les paradoxes de la puissance californienne », Géoconfluences, juillet 2015.
Sitographie
- Sur le site Géoimage du CNES : quelques études de métropoles
- Site des autorités du Comté de Santa Clara
- Plan téléchargeable de l’Université Stanford
- Sur les transports et les conflits liés à la gentrification de l’aire urbaine : https://www.nytimes.com/2018/05/31/us/google-bus-protest.html
Laurent CARROUÉ
Directeur de Recherche à l’IFG - Université Paris VIII et inspecteur général de l’Éducation nationale
Mise en web : Jean-Benoît Bouron
Pour citer cet article :Laurent Carroué, « La Silicon Valley, un territoire productif au cœur de l’innovation mondiale et un levier de la puissance étatsunienne », Géoconfluences, mai 2019. |
Pour citer cet article :
Laurent Carroué, « La Silicon Valley, un territoire productif au cœur de l’innovation mondiale et un levier de la puissance étatsunienne », Géoconfluences, mai 2019.
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-regionaux/etats-unis-espaces-de-la-puissance-espaces-en-crises/articles-scientifiques/silicon-valley-territoire-productif-innovation