Impédimentologie, quels obstacles aux transitions ?
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Face à la grande accélération, bon nombre d’initiatives individuelles et collectives ont été prises depuis une trentaine d’années afin d’endiguer la survenue de risques de basculement dont les manifestations physiques se multiplient dans le monde, à intervalles de plus en plus rapprochés et dans des ordres de magnitude de plus en plus violents.
Une première action politique d’envergure a été l’avènement du développement durable, consacré par le rapport Brundtland, du nom de la première ministre norvégienne qui a présidé sa rédaction, sous l’égide des Nations Unies, en 1987.
Ce rapport, quoique critiqué par les écologistes et les économistes hétérodoxes des années 1990 en raison du maintien d’un objectif de croissance (ODD n° 8) et la substituabilité des différentes formes de capitaux définis comme postulats de départ, n’en a pas moins été à l’origine de l’initiation de bon nombre de politiques publiques dans les 172 États signataires de la Convention-cadre sur les changements climatiques en 1992 à la Conférence de Rio, de laquelle a découlé la création de la Commission du développement durable des Nations Unies.
À partir des années 2000, suite au mouvement des villes en transition initié par Rob Hopkins (Coudroy de Lille et al.), la notion de « transition » a peu à peu complété, voire remplacé celle de développement durable ((À telle enseigne que le ministère de l’Écologie et du développement durable fondé en 2002 se voit remplacé en 2017 par le ministère de la Transition écologique et solidaire, en 2020 par le ministère de la Transition écologique, en 2022 par le ministère de la Transition écologique et de la Cohésion des territoires, et en 2024 par le ministère de la Transition écologique, de l’énergie, du climat et de la prévention des risques. Voir Oudot et De L’Estoile, 2020.)). De nombreux adjectifs se sont vus accolés au mot transition. Transition écologique d’abord, puis transition énergétique à l’aube des années 2010, et de manière non exhaustive, transition agro-alimentaire, transition territoriale, transition des mobilités, transition entrepreneuriale… c’est tout notre système qui semble devoir transitionner.
Conjointement à cet essor des transitions, la période 2015-2020 est marquée par un foisonnement de recommandations et pratiques s’inscrivant dans la dynamique transitionnelle : efficacité et sobriété énergétique, réemploi, développement des énergies renouvelables, hydrologie régénérative, capture et séquestration du carbone, mobilité partagée, construction de la ville sur la ville, décroissance, rebouclage des cycles biogéochimiques, agriculture de conservation des sols, permaculture, financement éthique, économie symbiotique, économie du donut, géoingénierie solaire, résilience territoriale, les solutions sont « sur la table ». Elles ont fait leurs preuves à des niveaux expérimentaux, ont démontré leur efficacité dans le cadre de projets pilotes : selon certains observateurs, il ne resterait plus qu’à massifier ces pratiques, lesquelles, « sur le papier », devraient nous permettre de nous maintenir (ou de repasser) sous les limites planétaires. Ainsi, notre avenir à tous ne serait qu’une question de massification du changement de nos pratiques.
C’est là où le bât blesse. Car à de rares exceptions près, nous ne parvenons pas à transformer ces « épiphénomènes » en quelque chose de réellement significatif, et la règle reste – hélas – résolument conservatrice ((Des exemples contraires existent mais restent rares. On observe ansi une régénération de l’ozone stratosphérique depuis deux décennies. Cette amélioration significative a été rendue possible par le remplacement des gaz fluorés (chlorofluorocarbures ou CFC) présents notamment dans les climatiseurs, par des gaz HFC dont les impacts sur la couche d’ozone sont plus faibles. Cette substitution, qui a été rendue possible par la mobilisation de la communauté scientifique et des gouvernements, aura tout de même pris plus de trente ans. Or, si une telle substitution a été « relativement simple à opérer », il n’en est pas de même pour nos réductions de gaz à effet de serre qui impliquent de revoir foncièrement nos modes de vie.))
En parallèle de cette relative inertie de nos pratiques, les indicateurs biogéophysiques continuent d’enregistrer des données record. L’année 2024 a dépassé +1,6°C de réchauffement global par rapport à l’ère préindustrielle ; l’érosion de la biodiversité poursuit sa tendance croissante, avec un taux d’effondrement des populations de vertébrés de –68 % en seulement 46 ans. Conséquence logique découlant de ce constat : la grande accélération du niveau d’entropie de notre civilisation thermo-industrielle est à l’origine d’une question de plus en plus prégnante dans les milieux scientifiques et la société civile : pourquoi ?
Pourquoi, malgré une expertise de plus en plus fine des conséquences des activités humaines sur l’environnement, et également des tentatives de réponse que l’on se propose de leur appliquer, malgré des efforts pourtant bien réels des individus, des entreprises et des collectivités, nous n’y arrivons pas ?
À cette question centrale, la réponse de plus en plus avancée depuis 2020 par les transitionneurs, ou, révérence gardée, par les « prescripteurs de solutions » ou les « résolveurs de problèmes », est qu’à la mise en œuvre de toutes ces transitions, il y aurait des obstacles, des « résistances au changement », ou dit en langage systémique, des phénomènes d’homéostasie qui empêcheraient notre civilisation de passer d’un système dynamique complexe – que nous appelons par convention l’Anthropocène – à un autre système dynamique complexe, à savoir une ère du respect des limites planétaires.
Cette question des obstacles aux transitions sociales, nous ne sommes pas les premiers à nous la poser. Nous postulons qu’elle est même historiquement l’un des sujets les plus récurrents en sciences, en philosophie ou en sociologie. Témoins, par exemple, les obstacles épistémologiques formulés par Gaston Bachelard (1938) qui sont « ce qui interfère entre la volonté de connaître et l’objet étudié » et dont le traitement est perçu comme une condition sine qua non à l’émergence d’un esprit scientifique.
En ce qui concerne plus spécifiquement les enjeux environnementaux, le chercheur américain Jack Harich a été, en 2010, l’un des premiers à jeter les fondations d’une pensée de l’obstacle. Plus récemment, en France, plusieurs penseurs des transitions ont également réalisé ce travail d’introspection idéologique. Notamment Pablo Servigne et Raphaël Stevens qui énuméraient, dans leur ouvrage Comment tout peut s’effondrer ?, les obstacles majeurs à l’avènement de la collapsologie (Servigne et Stevens, 2021). Au même moment, le Low-tech lab (2019) réalisait un travail similaire sur la question du développement des low-tech, de même que, tout récemment, l’environnementaliste et chercheur Aurélien Boutaud (2024), sur la question de la déclaration de l'état d’urgence climatique.
À ce stade, il y a deux postulats que nous nous permettons de poser :
- 1. La présence d’obstacles aux transitions est une des causes centrales de l’enlisement des processus de transition actuels ;
- 2. On ne pourra pas opérer une transition sociétale de manière planifiée et dans un temps très limité sans opérer, en parallèle, un traitement approprié desdits obstacles.
Des transitions et des obstacles
Partant, il nous faut définir ce que nous entendons par le mot « obstacle ». Notre proposition est la suivante : un obstacle (à la transition) désigne la tendance du supra-système géosphère-anthroposphère à maintenir un même comportement malgré l’introduction de forces de changement.
À ce stade, les quelques hypothèses et éléments conceptuels énoncés plus haut nous suffisent pour définir en quoi consisterait « une pensée de l’obstacle », à savoir : 1) de recenser le plus grand nombre possible d’obstacles aux processus de transition ; et 2) d’élaborer des éléments de méthode en vue du traitement de ces mêmes obstacles.
C’est la voie, difficile car relativement inédite, que, dix-huit experts des transitions et moi-même, avons entrepris depuis mi-2022 ((Manuel d’un monde en transition(s), postfacé par Arthur Keller, et paru aux éditions de l’Aube le 10 janvier 2025. Ouvrage dirigé et coécrit par Lucas Verhelst, avec la participation de Jean-Eudes Arnoux, Amélie Aubert Plard, Aurélien Boutaud, Camille Bréant, Julia Despois, Samuel Dixneuf, Stéphane Durand, Charles-Guillaume Held, Pol Henry, Pascal Le Pautremat, Fabio Müller, Valentine Python, Émilie Rioust, Jonathan Schuite, Paul Stephan, Philippe Vallat, Fanny Verrax et Yanis Ziani.)). Durant douze mois, nous avons inventorié ce que nous pensions être des obstacles au changement, débattu quant à leur implication réelle dans les phénomènes d’inertie sociale, et imaginé un panel d’outils pratiques susceptibles d’amorcer des changements de comportement. Des groupes de travail permettant l’intervention de tiers externes ont été organisés de manière à discuter du bien-fondé des analyses et des propositions d’expédients. Un ouvrage est né de ces nombreuses réflexions croisées (Verhelst et al., 2025).
Nous y proposons un éclairage que nous pensons nouveau : ni un travail d’expertise s’attachant aux causes de l’Anthropocène (qui bénéficient d’un corpus scientifique de plus en plus important) ; ni un focus sur les « solutions » envisagées, mais un travail de recherche quant aux obstacles à la mise en œuvre de ces « solutions ». Le propos n’est pas, par exemple, de pointer notre tendance à consommer des produits ultra-transformés issus de l'agriculture intensive, à puiser dans des réserves fossiles très denses énergétiquement, mais dont la ressource est limitée ; il ne s’agit pas non plus, pour continuer avec le même exemple, de revenir sur les transitions contrecarrant les effets délétères de ces comportements, à savoir réduire les pressions exercées sur les habitats, à massifier l’agroécologie, à faire décroitre notre production et notre consommation, ou encore à adopter des politiques fortes en matière de décarbonation. L’impédimentologie ne relève pas d’un couple « problèmes / solutions », mais bien d’un triptyque « problèmes / solutions / identification et traitement des obstacles à ces mêmes solutions.
La pensée de l’obstacle est alors passée au crible de la philosophie, des neurosciences, de la sociologie, de la géopolitique, de l’économie, de l’environnementalisme, de la systémique, de la climatologie, de l’écologie politique, du droit, de l’anthropologie, de la sémiologie, de la théologie, du management ou encore de la santé. 101 obstacles, ou 101 pierres d’achoppement sur la voie de la transition ont ainsi été identifiés, de manière empirique, comme étant « bloquantes ». Le monopole masculin, le refoulement du distributif, la pensée en silo, l’insuffisance holistique, le monopole des indicateurs économiques, ou encore la tabula rasa paradigmatique, sont autant de paradigmes ou d’attitudes qui nous permettent de mieux comprendre pourquoi l’humanité́ a tant de mal à changer de trajectoire.
Parmi ce foisonnement de points de blocage sur la voie de transition, on peut développer celui de la dépendance au chemin emprunté. Cette tendance que nous avons à adopter des comportements dans le présent qui se trouvent conditionnés à des décisions et des événements appartenant au passé (Paul, 1985) (et ce en dépit du caractère avantageux dont nous bénéficierions collectivement à dévier de la trajectoire empruntée) trouve de nombreux cas d’application, par exemple en urbanisme. Le zonage en est un exemple : si celui-ci était un outil de planification pertinent à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, car en mesure d’assainir la ville et d’y permettre la bonne santé de ses habitants, au moyen d’une séparation des principales fonctions urbaines, notamment l’industrie (primaire et secondaire) du logement, il est apparu dès les années 1960 que, l’objectif d’amélioration de l’hygiène en ville étant atteint, perpétuer la politique du zonage n’avait plus de sens. Or, il n’est pas un territoire en Europe qui ne dépende de son « plan de zone », et malgré les cris d’alerte de bon nombre d’urbanistes pointant du doigt la génération de flux de pendulaires provenant des zones affectées en logement vers les zones d’activités ; la politique délétère du déclassement des zones agricoles, qui met à mal l’autonomie alimentaire de certains territoires, etc., nous continuons d’appliquer le modèle du zonage à nos territoire car nous sommes dépendants du chemin emprunté. Et les propositions subversives d’urbanistes très critiques à l’égard du plan de zones pour les raisons évoquées plus haut, tels que Sylvain Grisot (2021) s’appuyant sur l’urbanisme circulaire ou l’invitation à réparer la ville (Leconte et Grisot, 2022), ou encore Carlos Moreno (2020) s’appuyant sur le concept de la ville du quart d’heure, se heurtent à cette dépendance collective au chemin emprunté, consistant à séparer des pans entiers des territoires urbains, plutôt qu’à développer des synergies entre ces derniers.
De ce croisement de regards et d’outils conceptuels et pratiques sont nés une ontologie de l’obstacle, et un champ nouveau : l’impédimentologie. Néologisme issu du grec empodôn et du latin impedi, qui signifient littéralement « dans les pieds », et, par extension, « obstacle, gêne, empêchement », et du suffixe -logie, pour « étude, science », l’impédimentologie peut donc être comprise comme un nouveau champ de recherche-action transdisciplinaire dont le but est d’étudier les obstacles aux changements sociétaux, en particulier ceux s’appliquant au passage de l’ère de l’Anthropocène vers une ère du respect des limites planétaires, et des divers moyens de les traiter.
L’impédimentologie, discipline récente, a donc pour vocation d’initier le grand public, le monde de l’enseignement et les experts de la transition à ce nouveau corpus de connaissances, et de promouvoir son utilisation au service de projets de transition.
Bibliographie
- Bachelard Gaston (1938). La formation de l'esprit scientifique ; contribution à une psychanalyse de la connaissance.
- Boutaud Aurélien (2024). Déclarer l’état d’urgence climatique Et s’il était trop tard pour la transition ? Mai 2024.
- Coudroy de Lille Lydia, Anne Rivière-Honegger, Lisa Rolland et Anaïs Volin (2017), « Notion en débat : transition », Géoconfluences, février 2017.
- Grisot Sylvain (2021), Manifeste pour un urbanisme circulaire. Pour des alternatives concrètes à l'étalement de la ville. Éditions Apogée, janvier 2021, 240 p.
- Harich Jack (2010). “Change resistance as the crux of the environmental sustainability problem”. System Dynamics Review, jan. 2010.
- Leconte Christine et Grisot Sylvain (2022), Réparons la ville ! Propositions pour nos villes et nos territoires, Éditions Apogée, 2022.
- Low-tech lab, Manifeste du Low-tech Lab. Mai 2019.
- Moreno Carlos (2020). Droit de cité, de la « ville-monde » à la « ville du quart d’heure », Paris : Éditions de l’Observatoire.
- Oudot Julie et De L’Estoile Étienne (2020). « La transition écologique, de Rob Hopkins au ministère ». Regards croisés sur l'économie, 2020/1 n° 26, p. 14–19.
- Paul, David (1985). “. The American Economic Review, vol. 75, n° 2.
- Servigne Pablo et Stevens Raphaël (2021). Comment tout peut s’effondrer. Paris : Le Seuil.
- Verhelst Lucas (dir., 2025), Manuel d’un monde en transition(s), éditions de l’Aube, janvier 2025.
- WWF (2020), Rapport Planète vivante.
Mots-clés
Retrouvez les mots-clés de cet article dans le glossaire : Anthropocène | dépendance au sentier | grande accélération | impédimentologie | limites planétaires | transition | transition écologique.
Lucas VERHELST
Achitecte-urbaniste
Édition et mise en web : Jean-Benoît Bouron
Pour citer cet article :
Lucas Verhelst, « Impédimentologie, quels obstacles aux transitions ? », Géoconfluences, septembre 2025.
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/actualites/eclairage/impedimentologie-quels-obstacles-aux-transitions



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