La Martinique : de l’île sucrière à l’île-terroir
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Le rhum de la Martinique est le premier et le seul rhum agricole reconnu par une Appellation d’Origine Contrôlée, la première en milieu tropical. Au sein des DROM-COM (départements et régions d’outre-mer et collectivités d’outre-mer) et des îles de la Caraïbe, la particularité de la Martinique est la prédominance du rhum agricole qui représente plus de 80 % de sa production. Cette « anomalie typiquement martiniquaise » (Ferré, 1976) a été reconnue en 1996 avec l’obtention de l’AOC « rhum Agricole Martinique», remplacée en 2015 par « Rhum de la Martinique », et enregistrée au registre des Indications Géographiques (JORF du 31 décembre 2020).
Île sucrière puis île rhumière, la Martinique est ainsi devenue une île-terroir, donnant à son rhum son authenticité. « Dans le cadre de l’AOC nous considérons qu’il n’y a qu’un seul terroir : le terroir Martinique. » (Charles Larcher, président du CODERUM ((Le COREDUM est le Comité martiniquais d’organisation et de défense du marché du rhum, association interprofessionnelle fondée en 1960.)). Jean-Robert Pitte (2010) définit ainsi le terroir : « dans le contenu d’un terroir, entrent un certain type de sol, un microclimat, des disponibilités en eau et surtout un savoir-faire collectif perfectionné de génération en génération, mais révélant toujours une facette des potentialités de l’espace considéré ».
Intégrée depuis quatre siècles dans la filière canne-sucre-rhum, la production rhumière constitue, aujourd’hui encore, une activité essentielle de l’économie de la Martinique. Pour l’année 2020, la production a atteint 107 200 Hectolitres d’Alcool Pur (HAP) soit 17 millions de litres de rhum blanc à 55°. Avec 400 millions d’euros de chiffre d’affaires, cette activité représente 20 % de la valeur ajoutée de l’industrie agroalimentaire de l’île (IEDOM) et 8 % des recettes à l’exportation soit 42,6 millions d’euros (CODERUM).
Actuellement, le rhum est en tête des ventes des alcools blancs, devant la vodka et le gin, mais il est devancé sur le marché mondial des spiritueux par le whisky et le brandy. Certes, le rhum agricole Martinique n’occupe qu’une place infime à ce niveau, toutefois, il n’en constitue pas moins un fleuron de l’économie de l’île. En plus de l’enjeu principal qui visait la sauvegarde et le développement de la production rhumière, l’AOC a joué un rôle moteur dans ses mutations attestées par la concentration des entreprises, l’internationalisation des marchés mais également dans la détermination des professionnels à résoudre les faiblesses inhérentes au secteur.
L’étude de la production rhumière de la Martinique est à ce titre exemplaire en ce qu’elle éclaire sur le rôle des acteurs privés et publics, et sur les évolutions d’une stratégie qui s’adapte à la mondialisation. Elle permet ainsi d’analyser les effets territoriaux d’une filière agro-industrielle dans le développement économique d’une petite entité insulaire.
Encadré 1. Les définitions du rhum
Deux caractéristiques distinguent le rhum des autres alcools. C’est d’abord, la localisation géographique de ses lieux de production qui se situent principalement dans les zones tropicales humides. Et ensuite, son processus de fabrication se déroulant dans des colonnes à distillation continue qui ont quasiment supplanté les alambics.
Une eau-de-vie
Le rhum est l’unique eau-de-vie fabriquée par distillation de matières fermentées provenant de la tige d’une plante. Les autres alcools sont en effet tirés de grains, de fruits ou de racines. Ce terme eau-de-vie désigne une boisson à haute teneur en alcool obtenue par distillation, d’où d’appellation commune « d’alcool ». On utilise l’expression « alcool de bouche » pour faire la distinction avec les alcools industriels impropres à la consommation humaine (Huetz de Lemps, 1997).
Un spiritueux
Le terme « spiritueux » est aussi employé pour désigner le rhum, dans le vocabulaire administratif et commercial, à côté d’autres alcools forts comme le whisky, la vodka, la tequila ou le porto.
Définition française et européenne
Pour la législation française et européenne, le rhum est une boisson spiritueuse produite exclusivement par la distillation du produit obtenu par la fermentation alcoolique des mélasses ou des sirops produits lors de la fabrication du sucre de canne ou la fermentation alcoolique du jus de la canne à sucre lui-même.
On distingue ainsi :
- le rhum « traditionnel », produit à partir des mélasses ou des sirops, dit aussi dans le langage courant rhum de sucrerie ou de mélasse.
- le rhum « agricole », produit exclusivement par distillation, après fermentation alcoolique, du jus de la canne à sucre. Le terme « agricole » ne peut être utilisé que pour les indications géographiques d'un département français d'outre-mer ou de la région autonome de Madère. (Règlement (UE) 2019/ 787 du Parlement Européen et du Conseil - du 17 avril 2019).
Le rhum peut être répertorié selon la matière première utilisée pour son élaboration, sa couleur et sa teneur en non-alcool :
Critères | Rhum agricole | Rhum traditionnel |
Matière première | Jus de canne à sucre ou vesou | Mélasses Vinasses |
Couleur | Rhum blanc Rhum élevé sous bois Rhum ambré Rhum vieux |
Rhum blanc Rhum vieux |
Teneur en non-alcool (TNA) Taux de Non Alcool teneur en substances volatiles autres que l’alcool, indiquée en g/HAP |
Rhum blanc agricole > 225g/l Rhum paille ou foudré > 250 g/l Rhum ambré > 250 g/l Rhum vieux > 325 g/l |
Rhum léger < 225 g/l Rhum blanc > 225 g/l Rhum vieux > 325 g/l Rhum Grand-Arôme > 800 g/l |
1. L’industrie rhumière de la Martinique : un système productif agro-industriel tourné vers la qualité
La production de rhum revêt une importance économique et sociale capitale en Martinique. Elle contribue à maintenir l’activité agricole et industrielle sur l’ensemble du territoire de l’île. La filière canne-rhum intègre la production agricole primaire, la transformation en produits finis des rhums agricole et traditionnel, la commercialisation, la distribution et la consommation de ces produits. Elle est clairement perçue comme une réalité tangible par les planteurs, les distillateurs et tous les acteurs de ce secteur d’activité.
1.1. Une filière face à des évolutions rapides
Encadré 2. Les différents rhums
A. Les rhums agricoles
Le rhum agricole est fabriqué en Martinique, mais aussi en Guadeloupe, Marie-Galante et Saint-Barthélémy. Les îles de la Réunion et Maurice produisent également des rhums agricoles.
Le rhum blanc
Il est fabriqué à partir du vesou, jus de canne frais, à l’exclusion de toute autre matière première dans des unités industrielles appelées « distilleries agricoles » afin de les distinguer des « rhumeries de sucreries ». Le rhum blanc agricole, incolore, parfaitement translucide, est stocké pendant trois mois dans des cuves en acier inoxydable avant d’être allongé d’eau afin d’abaisser le degré d’alcool. Il est embouteillé et commercialisé à 50° ou 55°.
Le rhum élevé sous-bois
C’est un rhum blanc ayant séjourné en foudre de chêne pendant une période qui peut varier d’un à trois ans, et dont l’aspect a pris une légère coloration jaune paille.
Le rhum ambré
Ce rhum est obtenu par un mélange de rhum paille et de rhum vieux. Il est moins coloré que le rhum vieux, mais très proche de celui-ci par le goût. Il n’existe pas de réglementation sur leur durée de vieillissement ni sur leur couleur.
Le rhum vieux agricole
Après distillation il doit être conservé pendant au moins trois ans dans des tonneaux de chêne de 250 litres maximum. On peut le laisser plus longtemps en fût, mais sa dénomination ne change pas. Les appellations « très vieux » ou « hors d’âge », issus de mélanges, ne sont, pour le moment, que des indications du distillateur.
Ce rhum ne doit pas être confondu avec le rhum « brun » obtenu par coloration artificielle à l’aide d’ajout de caramel. Pendant de longues années, en absence de législation précise, seul ce rhum coloré était exporté vers l’Europe. De nos jours, le rhum vieux a gagné ses lettres de noblesse, et il est souvent comparé aux meilleurs cognacs.
B. Les rhums traditionnels
Le rhum traditionnel peut être classé en trois catégories : le rhum traditionnel blanc ou vieux, le rhum léger, et le rhum grand arôme. Afin d’éviter toute forme d’ambiguïté, dans le cadre de cette recherche, nous désignerons les deux types de rhums de mélasse produits à la Martinique, respectivement sous les termes : rhum de sucrerie et rhum grand arôme.
Le rhum traditionnel blanc ou vieux
Ce rhum traditionnel blanc est distillé à partir des mélasses ou égouts pauvres résultant de la fabrication du sucre.
Le rhum traditionnel vieux est obtenu à partir du rhum blanc qui est mis en fût pendant trois mois ou plus afin de lui conférer sa couleur brune.
Le rhum léger : un alcool pour les cocktails
Ce rhum blanc se caractérise par sa faible teneur en éléments non-alcool, comprise entre 60 et 80 g par HAP, résultat obtenu par une distillation plus poussée, ce qui leur confère un caractère plus neutre et un arôme peu perceptible. De plus, il est généralement commercialisé à 37,5 % de volume, ce qui le rend plus apte aux mélanges et cocktails. Sur les marchés internationaux les différentes marques de rhums légers constituent des concurrents redoutables pour les rhums agricoles.
Le rhum Grand Arôme (RGA)
Mis au point à la fin du XIXe siècle, il était désigné sous le vocable de « double arôme ». Ce rhum de mélasse présente la caractéristique d’être corsé et d’avoir un arôme très fort grâce à un taux de non-alcool de 800 g/l, soit deux à trois fois supérieur à celui du rhum traditionnel classique. Ses qualités résultent, de la composition du moût, un mélange de mélasse et de vinasse qui fermente dans des cuves de bois, et d’autre part, de la durée relativement longue de la fermentation. Son procédé de fabrication demeure en grande partie secret. La Martinique et la Jamaïque (1 200 g/HAP) sont les seuls pays au monde à en fabriquer.
La prééminence du rhum agricole dans le secteur agroalimentaire martiniquais
La production de rhum est la principale activité agroalimentaire de la Martinique avec 16,5 % de la valeur ajoutée de la branche (IEDOM 2020). En 2020 la production globale de rhum a atteint 107 203 HAP (hectolitres d’alcool pur). De 2009 à 2014, elle avait stagné autour de 80 000 HAp. En 2015 et 2016 elle se situe au-dessus des 90 000 HAP en raison des conditions de production plus favorables. Mais une succession d’intempéries de 2017 à 2019 ont eu pour conséquence la baisse de 2019, avec seulement 89 952 HAP produits. (document 1). Au sein de la production totale, le rhum agricole représente 95 438 HAP soit 89 % du volume. Après le recul de 2019 (79 469 HAP), la progression est sensible avec 20 % de HAP de plus en 2020.
À la Martinique la production de rhum agricole éclipse celle du rhum industriel tout autant que celle du sucre. L’évolution de la production du rhum de sucrerie est très irrégulière car elle dépend du tonnage et de la richesse de la canne manipulée en sucrerie et par conséquent du volume et de la qualité de la mélasse. En 2020, la distillerie de l’usine a réalisé 11 764 HAP de rhum traditionnel en progression de 12 % par rapport à 2019.
Document 1. Évolution de la production de rhum (2009 – 2020) en HAP
Production annuelle de rhum |
true |
2009;2010;2011;2012;2013;2014;2015;2016;2017;2018;2019;2020 |
|
True |
|
Rhum agricole |
70592;71000;70122;72315;71273;67843;86242;92908;86732;89375;79469;95438 |
|
#2EAC67 |
|
Rhum sucrerie |
15468;11777;12911;13051;9791;10415;12499;6938;9637;9931;10483;11765 |
|
#DDDC00 |
Source : IEDOM, 2020
Encadré 3. Histoire du rhum en Martinique
La fabrication du sucre a précédé de plusieurs siècles celle du rhum. Si dès le XIVe siècle le sucre donne lieu à un commerce actif en Europe occidentale, ce n’est qu’au XVIe siècle, avec la colonisation des terres d’Amérique, que débute l’histoire du rhum dans cette partie du monde.
Le rhum un sous-produit du sucre
La culture de la canne à sucre s’est développée en Martinique au lendemain de la colonisation française qui commence en 1635 dans un contexte de volonté de production massive de sucre pour la métropole. Historiquement le premier rhum est industriel et le rhum n’est qu’un sous-produit du sucre issu de la mélasse résiduelle.
L’ouvrage du Père Du Tertre publié en 1667 donne la première description de la fabrication de l’eau-de-vie de canne : « les écumes des secondes et troisièmes chaudières, et tout ce qui se répand en le remuant, tombe sur le glacis des fourneaux et coule dans un canot où il est réservé pour en faire de l’eau-de-vie ». Il s’agit d’une eau-de-vie brûlante, âcre et à l’odeur désagréable. Le Père Labat qui a séjourné aux Antilles de 1694 à 1705 a joué un rôle important dans l’amélioration des techniques de fabrication du rhum en adaptant l’alambic en cuivre. Les alambics dits « du Père Labat » seront utilisés dans toutes les Antilles Françaises aux XVIIIe et XIXe siècles et parfois encore de nos jours.
Révolution industrielle et production rhumière
Au XIXe siècle, un certain nombre d'innovations technologiques vont révolutionner la production du rhum en Martinique. L’arrivée des premières machines à vapeur fonctionnant à partir de la combustion de la bagasse favorise l’établissement de grandes sucreries, dites « usines centrales », indépendantes de l’énergie hydraulique des rivières qui était utilisée jusque-là.
À partir de 1850, en raison des maladies affectant les vignobles de la métropole, les négociants des grands ports français proposent le rhum comme alcool de substitution. Du fait de l'importance de la demande, les premières colonnes à distiller en continu remplacent progressivement les alambics du type « Père Labat ». À la fin du XIXe siècle, la Martinique est le premier exportateur de rhum au monde avec plus de 220 000 hl à 55 % vol. et Saint-Pierre, devenue la capitale du rhum, possède une trentaine de rhumeries.
Émergence du rhum agricole
Entre 1884 et 1896 une grave crise de surproduction entraîne la fermeture des habitations sucrières les moins compétitives. Les petits producteurs abandonnent la production de sucre et se convertissent alors dans la fabrication de rhum, produit directement à partir du jus de la canne (le vesou). C'est ainsi que débute la production de rhum agricole qui prendra en Martinique un essor considérable alors que l’économie sucrière aura à souffrir de la concurrence d’autres îles disposant de meilleurs rendements sucriers. Toutefois, le rhum agricole, à cette époque, reste dirigé vers la consommation locale et vers quelques clients privilégiés de métropole.
Le rhum, une arme au service de la Grande Guerre
En 1902, l’éruption de la Montagne Pelée détruit Saint-Pierre et ses rhumeries. Ce sont les usines sucrières qui poursuivent la fabrication du rhum industriel. En une quinzaine d'années, la Martinique se relève de la destruction de Saint Pierre, et reste le principal fournisseur de rhum de la Métropole. Elle peut ainsi répondre à la demande d’alcool de la France pendant la guerre de 1914-1918. En 1917, la production de rhum martiniquais est de 328 000 hl (record jamais égalé) dont 300 000 sont exportés. Pourtant, en 1922, sous la pression des producteurs métropolitains d’eau-de-vie de vin, l’administration fixe un contingent d’importation pour les rhums des colonies. Au-delà du contingent, les importations sont taxées comme les alcools étrangers. En 1929, la Martinique compte 140 distilleries et 21 usines centrales.
La seconde guerre mondiale opère une sélection parmi les nombreuses distilleries de la Martinique. Beaucoup sont ruinées entre 1940 et 1944 en raison du blocus qui empêche les exportations vers la métropole.
La domination du rhum agricole
En 1945, le rhum martiniquais est produit essentiellement par 14 usines sucrières et 62 distilleries agricoles. C’est à cette époque que la canne à sucre cède la 1ère place à la banane. La production de rhum de mélasse s’effondre, à l’inverse, la production de rhum agricole progresse en raison du dynamisme de la consommation locale et de la notoriété en métropole de quelques grandes marques.
À partir de 1968, le rhum supplante le sucre dans les exportations. C’est la fin des sucreries. La dernière, l’usine du Galion est sauvegardée en 1982. Désormais ce sont les distilleries qui assurent 80 % du volume du rhum martiniquais. Cependant, à partir des années 1980, les difficultés de commercialisation du rhum, et tout particulièrement du rhum agricole, entraînent un tassement de la production et un certain effritement des unités de production. Le nombre de distilleries agricoles diminue et la production qui s'était maintenue autour des 100 000 HAP (hectolitres d’alcool pur) se dégrade. En 1995 elle tombe à 60 195 HAP, niveau le plus bas jamais atteint. Il convenait de réagir afin de trouver une possibilité de préserver la production du rhum agricole martiniquais.
L’AOC pour sauver le rhum agricole
Pendant longtemps, en effet, le problème politique du régime fiscal avait éclipsé les difficultés économiques (promotion, image des produits, goûts des consommateurs …) qui étaient à l’origine de la baisse des marchés. Les professionnels ont opté pour la demande d’une AOC pour le rhum agricole, ce qui avait pour eux l’avantage de combiner une stratégie commerciale et une amélioration qualitative, et leur permettrait de l’imposer sur le marché national et international. L’AOC est attribuée le 5 novembre 1996 pour le rhum agricole Martinique. Une révision modifiant le cahier des charges et l'aire géographique est négociée en 2019-2020 et arrêtée au Journal officiel du 29 décembre 2020. L'appellation devient « rhum de la Martinique ».
Le volume du sucre produit par l’usine du Galion est passé de 5 564 tonnes en 2009 à 547 tonnes en 2019, soit une baisse de 45,8 % en dix ans. La production a doublé en 2020 avec 1 194 tonnes. En effet, la Martinique a opté pour la production de rhum agricole, contrairement à l’île de la Réunion qui est le principal producteur de sucre de canne français et européen (174 200 tonnes) et à la Guadeloupe où la production de sucre reste importante (42 500 tonnes) (IEDOM 2019). Chacune des distilleries produisant du rhum agricole, après avoir procédé aux différentes étapes de la certification pour l’agrément AOC, réserve une partie de sa production pour la fabrication du rhum élevé sous bois et à l’élaboration du rhum vieux.
Encadré 4. L’AOC : un label de différenciation qualitative
La démarche entamée dès 1974 par les professionnels regroupés dans l’APPERAM (Association Professionnelle des Producteurs-Embouteilleurs de Rhum Agricole de Martinique), correspond à ce que E. Valeschini définit comme : « Le comportement d’un ou plusieurs agents économiques qui a pour but de différencier un produit et de donner de la valeur au signe distinctif, en le signalant et en garantissant de manière crédible pour le consommateur les attributs du produit et/ou certaines caractéristiques de l’activité de production ». Cette demande de qualification AOC constitue en effet un des rares instruments, qui, en liant qualité-spécificité et terroir, permet de protéger les bassins de production, de valoriser le savoir-faire des acteurs et, grâce à l’implication de tous les partenaires de la filière, d’assurer une répartition équitable de la plus-value auprès de tous les opérateurs.
Les motivations de la demande d’AOC pour le rhum agricole
Trois sortes de motivations ont été avancées. Les principales raisons sont d’ordre économique, social et commercial, mais l’argumentaire repose aussi sur la notoriété du rhum de Martinique.
Le poids des produits rhumiers était loin d'être négligeable puisqu'ils représentaient, en valeur, 10 % des exportations du département au début des années 1970. En 1972, la filière canne-sucre-rhum employait environ 4 000 ouvriers permanents et près de 10 000 saisonniers en période de récolte. Elle comptait 2 300 petits et moyens planteurs. De plus, depuis le début des années 1960, l’ensemble de cette filière canne était confronté à une grave crise qui touchait principalement la production sucrière et le rhum industriel avec des conséquences négatives pour le rhum agricole. Enfin, par sa spécificité et ses qualités, le rhum de Martinique s’était forgé une solide réputation auprès des négociants et des importateurs qui l’utilisaient pour la bonification des autres rhums, réputation qui, selon l’Association, échappait commercialement aux producteurs. En effet, pour les professionnels, l’AOC, en créant une différenciation du rhum agricole, permettrait d’en développer la consommation et surtout de préserver ses marchés. « L’AOC anoblira le produit, à un moment où l’on constate une diminution en métropole de la consommation globale du rhum industriel, alors que la consommation du rhum agricole est en progrès. »
Une procédure longue et complexe
La procédure a consisté pour les commissions d'enquête et les experts qui se sont succédés à délimiter l'aire géographique et à définir les conditions de production. L’élaboration du cahier de charges ne pouvait se concevoir comme la simple transposition de ce qui avait réussi pour le vin et les eaux-de-vie. Aux spécificités de la matière première, du milieu naturel, du produit fini, il convenait d’ajouter le savoir-faire et un environnement socio-économique et culturel très différent de celui de l’Hexagone. En 1996, une nouvelle ère commençait alors pour le rhum agricole de la Martinique.
Des techniques de production encadrées pour l’obtention de l’agrément AOC
La matière première : la canne à sucre est produite exclusivement dans un espace agréé et délimité Rhum de Martinique et 12 variétés ont reçu l’agrément pour la production. Le jus ou vesou servant à la fabrication du moût doit être impérativement obtenu par broyage et pressage de cannes à sucre. Aucun ajout de sirop ou de mélasse n'est toléré.
- La fermentation : elle est de type discontinu, en cuve ouverte d'une capacité maximale de 500 hectolitres.
- La distillation doit se faire dans des colonnes à fonctionnement continu traditionnellement utilisées à la Martinique
Des appellations contrôlées
À l’issue de la distillation, les rhums en appellation d’origine contrôlée « Rhum agricole Martinique » doivent entrer dans l’une des catégories suivantes :
- Rhum « blanc » Martinique : ne présente aucune coloration et a été préparé pendant au minimum trois mois après la distillation.
- Rhum Martinique « élevé sous bois » : est élevé dans des foudres en bois de chêne dans l’aire de production. (Minimum de douze mois sans interruption.)
- Rhum Martinique « vieux » : le vieillissement du rhum doit se faire dans l’aire de production et être d’au moins trois ans révolus en fûts de chêne d’une capacité inférieure à 650 litres.
Dans tous les cas, lors de mise à sur le marché, les rhums à appellation d’origine contrôlée « Martinique » doivent présenter un titre alcoométrique volumique supérieur ou égal à 40°.
Document 2. Foudres en bois
La procédure d’agrément
Cette procédure, qui vise à établir la traçabilité, la spécificité et la typicité du produit fini, concerne toutes les étapes de la production du rhum l’AOC. Ce n’est qu’à la suite de la séance de dégustation, lorsque toutes les conditions de production ont été respectées et que les analyses se sont révélées positives, que le certificat d’agrément peut être établi par le chef de centre de l’INAO. Il est rédigé en quatre exemplaires destinés respectivement au distillateur, au Syndicat de défense, aux Services des Douanes et Droits Indirects et enfin à l’INAO.
Concentration de la production et stabilisation du paysage industriel
Depuis 2006, la production de rhum agricole possède 8 distilleries dites fumantes qui réceptionnent la canne à sucre et produisent le rhum et 4 distilleries dites non fumantes. En vingt ans, l’appareil de production a connu une profonde restructuration marquée par la disparition de six unités industrielles. Cette rétraction de l’appareil de production est le résultat de l’accumulation de plusieurs handicaps, principalement la réduction des surfaces cultivées en canne, les difficultés financières qui ne permettaient pas le remplacement du matériel technique vieillissant, l’urbanisation et les normes de sécurité (Dillon). Cela s’est traduit par la disparition totale de certaines distilleries (Bernus, Duquesne, Union-Maniba) et un recentrage de la production avec une volonté de gagner en productivité pour d’autres (Clément, Trois-Rivières, Dillon), voir le document 3.
Document 3. Dates de fermeture des distilleries
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Quatre distilleries produisent pour plusieurs autres marques : Saint-James (Saint James et Bally), Depaz (Depaz et Dillon), La Mauny (La Mauny,Trois-Rivières), Le Simon (Clément, HSE). Enfin, trois unités de production fabriquent exclusivement leur propre marque : Neisson, La Favorite, JM. Le rhum blanc agricole de la marque A 1710 est fabriqué dans une distillerie indépendante.
Après des décennies de fermeture, en 2016, a été ouverte la distillerie A 1710, au François, à proximité de l’usine du Simon, destinée à la fabrication de rhum agricole (non AOC). En effet, la production est innovante, alliant les méthodes d’antan (alambic en cuivre) et les plus récentes (colonnes à distiller).
Document 4. Production cannière et rhumière en Martinique, et spiritourisme |
Les distilleries fumantes se distinguent des 4 distilleries dites non fumantes qui ne fabriquent plus de rhum mais ont été reconverties en sites touristiques (habitation Clément, habitation Saint-Étienne, Dillon et Trois-Rivières, document 4). Ces unités de production contribuent à maintenir localement l’activité agrico-indsutrielle avec un maillage très équilibré sur l’ensemble du territoire de la Martinique.
Parmi les distilleries fumantes quatre sont situées dans le Nord (JM, Neisson, Depaz, Saint-James), une au centre (La Favorite) et trois dans le Sud (Simon, La Mauny). Cette distinction spatiale doit tenir également compte de l’existence des anciennes structures de production qui maintiennent certaines activités in situ. Ainsi les rhums Clément et Saint-Etienne (HSE) sont vieillis et commercialisés dans le cadre de leur ancienne distillerie, respectivement, l’habitation Acajou au François et l’habitation Saint-Étienne au Gros-Morne.
Encadré 5. La concentration financière : l’attrait des investisseurs étrangers
Hormis deux unités familiales, Neisson et La Favorite, qui appartiennent à leurs propriétaires depuis 1905 et 1932, toutes les autres distilleries ont connu des mutations de propriété, les intégrant à des groupes locaux ou internationaux.
Type de capitaux |
Origine des capitaux |
Distilleries |
Les capitaux locaux familiaux |
Famille Neisson | Neisson (Carbet) |
Famille Dormoy | La Favorite (Le Lamentin) | |
Famille José Hayot | Le Simon (Le François) | |
Groupe Bernard Hayot | JM (Macouba) | |
Yves Assier de Pompignan | A 1710 (Le François) | |
Les capitaux nationaux et internationaux | La Martiniquaise -COFEPP | Saint-James (Sainte-Marie) Depaz (Saint-Pierre) |
Campari BBS | La Mauny (Rivière-Pilote) | |
Les capitaux mixtes | Collectivités Publiques et fonds privés | La sucrerie-distillerie Le Galion (Trinité) |
Source : CODERUM
La répartition de production rhumière de l’année 2020 montre une légère supériorité des groupes internationaux (52,1 %) avec leur trio de distilleries contre les quatre unités de production appartenant à des familles locales (47,3 %). (document 5)
Les capitaux locaux au sein de la production rhumière
Les capitaux locaux sont d’origine familiale ou proviennent des collectivités territoriales
La famille Neisson
La distillerie Neisson a été bâtie en 1932 par Adrien Neisson et son jeune frère Hildevert Pamphile. Depuis 1995, Mme Claudine Neisson-Vernant assure, avec l’aide de son fils Grégory, la direction de la distillerie et de l’exploitation agricole Domaine Thieubert.
La Famille Dormoy
La distillerie La Favorite appartient à la famille Dormoy, depuis le début du XXe siècle. En 1994, l’entreprise est gérée conjointement par André Dormoy et son fils Paul. En 2000, Paul Dormoy prend la direction de la distillerie qu’il dirige en association avec son fils Franck.
Document 5. La part des types d’entreprises dans la production rhumière en 2020
Part en % | 52.1;43.7;4.2 | Groupes internationaux;Groupes locaux;Entreprises familiales | #029F7E;#E61570;#F8B900 |
Source : CODERUM
La société José Hayot
Ce groupe est propriétaire de l’usine du Simon au François. Déjà actionnaire au sein du Groupement des distilleries du sud-est créé en 1970 pour gérer la distillerie, Yves Hayot en devient le propriétaire en 1975. Il s’est associé à son fils José pour prendre possession de la marque Saint-Etienne HSE (Gros-Morne). Après la mort du père c’est José Hayot qui dirige la société.
Le groupe Bernard Hayot (GBH)
En février 2002, le groupe, déjà propriétaire de la marque Rhum Clément (au François) a racheté la distillerie de Fond Préville (Macouba), produisant le rhum JM, à la famille Duchamp de Chastaigne. Cette décision d’un groupe financier local, mais néanmoins puissant, confirme l’enjeu économique mais aussi l’intérêt culturel que suscitent les unités de production, même les plus petites.
Yves Assier de Pompignan
Cette petite distillerie A1710, est située à proximité de l’usine du Simon, au sein même de l’habitation Simon.
La SAEM du Galion
La Société Anonyme d’Économie Mixte de Production Sucrière et Rhumière a été constituée en avril 1984, afin de poursuivre les activités de la sucrerie du Galion, après le retrait du groupe Cointreau. Son principal actionnaire est la Collectivité Territoriale de Martinique (CTM), à laquelle se sont joints des communes et quelques agriculteurs. Depuis 1987, la SAEM assure la totalité de la gestion technique et financière de l’outil qui fabrique, outre le sucre, les rhums traditionnels (industriel et Grand arôme.)
Le 3 avril 2003 un protocole d’accord a été signé avec la Compagnie Financière Européenne de Prise de Participation (COFEPP) qui se porte acquéreur de 20 % du capital, puis de 35 % depuis 2005 aux dépens de la CTM.
Les investissements internationaux dans le rhum martiniquais
La pénétration des capitaux français et étrangers dans l’industrie du rhum et du sucre a débuté à partir des années soixante avec le groupe français de spiritueux Picon-Dubonnet à Saint-James en 1965, le groupe bordelais Bardinet à la distillerie Dillon en 1967 et le groupe marseillais Bourdillon à La Mauny en 1970. Toutes ces entreprises, hormis la distillerie Dillon, opèrent une intégration totale en possédant les plantations de canne à sucre, la distillerie et les sociétés de commercialisation sur le plan local et à l’exportation.
Actuellement deux groupes internationaux sont présents dans la production rhumière :
La Compagnie Financière Européenne de Prises de Participations (COFEPP) par l’intermédiaire du groupe La Martiniquaise-Bardinet, entreprise familiale française spécialisée dans la fabrication et la distribution de vins et spiritueux, est propriétaire des distilleries Dillon (Fort-de-France), Depaz (Saint-Pierre) et Saint-James (Sainte-Marie). Ce groupe se place au second rang en France dans le secteur des alcools derrière Pernod Ricard.
Le Groupe Campari-BBS gère la production des rhums La Mauny (Rivière-Pilote) et Trois-Rivières (Sainte-Luce) depuis 2019.
Campari est une entreprise italienne classée sixième acteur mondial du secteur des spiritueux. Les négociations ont été menées avec la société Chevrillon dont de la filiale Rhumantilles SAS, détenait 96,5% de BBS (Bellonie & Bourdillon Successeurs), propriétaire des rhums Trois Rivières, Maison La Mauny et Duquesne. Cette opération a permis l’acquisition des marques, des propriétés foncières (800 ha), des distilleries ainsi que du stock de rhums vieux.
La production de rhum entre patrimonialisation et innovation
Si la technologie rhumière a emprunté des techniques aux autres industries d’eau-de-vie tel le vieillissement, certains procédés ont fait l’objet d’une évolution propre comme la distillation ou le traitement des matières premières. Le processus de fabrication qui a connu peu d'innovations directes depuis la fin du XIXe siècle, relève donc d’une longue tradition de savoir-faire des professionnels. Néanmoins, une révolution technologique a récemment transformé les unités industrielles qui intègrent désormais des équipements de pointe à différents stades de la production (document 6)
En effet, la codification des usages locaux de fabrication du rhum pour l’obtention de l’AOC a fait émerger des questions techniques et scientifiques qui ont été progressivement résolues. Ces mutations ont contribué à développer une image duale des distilleries qui juxtaposent outillages traditionnels (machine à vapeur) et matériels innovants relevant de la plus haute technologie.
Document 6. La dualité des équipements des distilleries
Machine à vapeur de la distillerie Dillon. Cliché : Y.-M. Richer. |
Console de contrôle automatisé des colonnes à distiller de la distillerie du Simon. Cliché : Y.-M. Richer. |
Toutefois, celles-ci ne se substituent pas à l’équipement traditionnel, elles le complètent et améliorent ses performances. Les techniques mises en œuvre font appel à l’hydraulique, à la pneumatique, à l’informatique et à l’automatisation. Elles permettent par exemple de contrôler l’arrivée automatique du vin dans le chauffe-vin puis dans la colonne à distiller.
La plupart des distilleries sont également équipées d’un laboratoire de contrôle de qualité. Des échantillons de rhum à la sortie de la colonne sont prélevés et analysés scientifiquement afin de vérifier le profil attendu du rhum fabriqué. Des perspectives importantes sont également ouvertes pour l’avenir dans le domaine de la fermentation et de la distillation.
1.2. De la canne pour le rhum
Une production cannière qui favorise le rhum agricole
La campagne rhumière et sucrière se déroule chaque année du mois de février au mois de juin. Plus des deux tiers de la canne à sucre récoltée sont destinés aux distilleries et à l’élaboration du rhum agricole, le solde revenant à la fabrication du sucre. Après trois années de recul, les 220 000 tonnes de la campagne 2020 ont redonné espoir aux professionnels martiniquais. Les distilleries se sont partagé 181 300 tonnes de canne (82 %) laissant 38 700 tonnes à la sucrerie du Galion. Néanmoins, la production de cette matière première est non seulement insuffisante, elle est de plus irrégulière. En réalité « les besoins en canne de l’île se situeraient davantage autour de 250 000 à 270 000 tonnes » (E. Eugénie, directeur de SICA-UNION).
La culture de la canne à sucre est très sensible aux aléas climatiques. Or depuis une dizaine d'années, les intempéries en série (sécheresse, inondations, tempêtes tropicales : Mathew en 2016 et Maria en 2017) ont ralenti la croissance, gêné les récoltes et fait baisser la teneur en sucre des tiges. Ainsi, en 2019, seulement 160 613 tonnes de canne à sucre ont été récoltées, soit une baisse significative de – 22,2 % par rapport à 2018. Par conséquent le rendement moyen a également chuté de 23,7 % avec 41 tonnes/ha contre 53,8 en 2018.
La sécheresse très forte qu’a connu la Martinique en 2019 a persisté en 2020, en étant moins drastique dans le Nord que dans le Sud. Les distillateurs ont tout de même bénéficié d’un meilleur rendement pour la production rhumière. « En 2020, nous avons eu un peu de pluie pendant la période de croissance de la canne, ce qui a permis d’avoir de la quantité, et nous avons eu ensuite une bonne sécheresse qui nous a permis d’avoir du rendement, c’est-à-dire du sucre » (M. Sassier, responsable de la production des rhums Saint-James).
Document 7. Évolution et répartition de la production de canne à sucre (2009 – 2020)
false | 2009;2010;2011;2012;2013;2014;2015;2016;2017;2018;2019;2020 | Tonnes;Années | true | |
Distilleries | 133817;131940;137677;127937;135050;127218;160902;176874;169647;171000;137513;181300 | false | #47B9B5 | |
Sucrerie | 89476;70287;68934;47368;42871;39665;46605;49076;39123;35000;23100;38700 | false | #F8B900 | |
Total | 223293;202227;206611;175305;177921;166883;207507;225951;208770;206000;160613;220000 | true | #EE7168 |
Source : IEDOM, CTCS
L'autre difficulté rencontrée par les planteurs est l'enherbement. En effet, la filière canne est confrontée aux dernières directives européennes (91/414/CE) qui stipulent l’arrêt de l’utilisation des substances, très polluantes, permettant de lutter contre les mauvaises herbes. Si la récolte est mécanisée à 95 %, les planteurs sont amenés à travailler manuellement pour l’arrachage des plantes adventices dans un contexte de raréfaction croissante de la main-d’œuvre. Pour l’année 2020, la main-d’œuvre n’a pas pu être présente en raison de la pandémie et de la fermeture des frontières. De nouvelles techniques consistent à introduire des plantes de couverture ou des robots qui passent dans les allées et nettoient les interrangs de canne. Ces méthodes restent limitées et expérimentales (Neisson).
Pour les planteurs, la canne est de moins en moins rentable. Au cours de la décennie 2010, la chute de la production a fait baisser leur chiffre d'affaires de 30 % malgré une augmentation du prix de la tonne (90 € en 2019). Les planteurs reçoivent l’aide technique et scientifique des spécialistes du Centre Technique de la Canne et du Sucre (CTCS) qui les accompagnent dans le choix des méthodes culturales. L’aide financière locale, nationale et européenne leur permet d’alléger leurs charges (encadré 6).
En revanche, selon les producteurs, si la pandémie de Covid-19 a nécessité des ajustements pour garantir une production en toute sécurité, elle n’a pas empêché le bon déroulement de la campagne 2020.
La canne structure l’espace agricole
La canne à sucre permet de maintenir des bassins de culture agricole sur une grande partie du territoire. En 2019, elle couvrait 3 913 ha soit 16,6 % de la SAU en augmentation de + 1,9 % par rapport à l’année précédente. Au sein de l’espace cannier, le périmètre de l'AOC compte 278 hectares, soit 7 % de l'aire globale (voir carte du document 4).
L’implantation des distilleries agricoles actuelles répond à un partage de l’espace en sphères d’influence commandées par l’approvisionnement en cannes à sucre. Trois distilleries (Neisson, Fond Préville et Depaz) en raison de leur localisation marginale, possèdent un bassin cannier propre qui assure l’intégralité de leurs approvisionnements. En revanche, les autres distilleries dépendent pour partie ou en totalité d’exploitations agricoles indépendantes.
La canne à sucre est cultivée dans cinq zones principales. Elle est présente dans les communes de la plaine du centre : Lamentin, Ducos, Rivière-Salée ; dans les communes du Sud : François, du Vauclin Sainte-Luce et Rivière-Pilote ; les communes du Nord-Est : Trinité, Sainte-Marie ; du Nord : Basse-Pointe et Macouba ; du nord-Ouest : Carbet et Saint-Pierre. La canne destinée à la production du rhum AOC est produite exclusivement dans l’aire délimitée (document 4).
Une forte contribution à l’emploi et une diversification des fonctions
L’ensemble des activités de la filière génère 3 900 emplois directs et indirects.
Les planteurs constituent des acteurs incontournables. Leur nombre baisse régulièrement. En 2019, ils étaient 177 contre 185 en 2018. Pour la plantation et la récolte, il est fait appel aux ouvriers spécialisés tels les conducteurs d’engins à couper la canne. De plus, pendant la récolte, des saisonniers originaires de la Caraïbe (Sainte-Lucie, Haïti) sont recrutés.
Le personnel est de plus en plus qualifié dans les distilleries. La gestion des procédures liées à l’AOC a nécessité le recrutement de chercheurs, de techniciens pour les laboratoires des distilleries et du CODERUM, ainsi que pour le CTCS. La maintenance pendant la campagne et l’inter-campagne requiert une main-d’œuvre qualifiée et spécialisée. Pendant l’inter-campagne, certaines machines sont entièrement démontées pour l’entretien et la maintenance, notamment les colonnes à distiller et quelques éléments de la machine à vapeur.
Toutes les entreprises ont recruté des cadres de qualification technique élevée (ingénieur, chimiste, BTS informatique) et d’importants programmes de formation professionnelle ont été engagés. Certaines distilleries ont placé l’ensemble de la production sous le contrôle d’un ingénieur en industrie agro-alimentaire ou en chimie (Depaz, Simon, Saint James). Son travail consiste à surveiller toute la chaîne de la production, à effectuer les contrôles scientifiques du vesou, du moût, du vin et du produit distillé. Celui-ci est également chargé du contrôle de qualité du rhum agricole AOC. Les résultats de ces mesures lui permettent d’améliorer les réglages des différents équipements de la production.
Les distilleries possèdent chacune leur maître de chai chargé du vieillissement et des assemblages, ainsi que des emplois spécifiques tels les conducteurs de ligne d’embouteillage.
Les grandes marques ont intégré les différentes étapes de la distribution avec des agents commerciaux, tant au niveau local que pour les besoins des exportations à l’échelle nationale et internationale. De même, les distilleries ont recours soit en interne à des personnels chargés du marketing (chefs de produits) soit à des entreprises spécialisées. Enfin, avec le développement du spiritourisme, les distilleries comptent désormais du personnel formé à l’accueil, des responsables de site et des guides.
1.3. Le rhum de Martinique : un produit d’exportation
Le rhum est le troisième spiritueux consommé dans le monde. Dans l’océan du rhum industriel, le rhum agricole représente moins de 5 % de la production rhumière mondiale, dont 1 % réalisé en Martinique.
Un héritage du système colonial
Au total, 85 % du rhum martiniquais est exporté. Il constitue le deuxième produit d’exportation, derrière la banane. En 2019, il a assuré 20 % de la valeur d’exportation de biens (hors produits pétroliers) de l’île. La prédominance des exportations est un héritage du système colonial.
Document 8. Exportations et consommation locale du rhum de Martinique
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Consommation locale | 12158;11229;17237;19383;18781;18060;17718;18060;18039;20007;17551;17282 | false | #47B9B5 | |
Exportation | 59399;60535;64415;65939;62512;62544;63060;64669;67252;69585;71542;60427 | false | #F8B900 | |
Total | 71557;71764;81652;85322;81293;80604;80778;82729;85291;89592;89093;77709 | true | #EE7168 |
Source : IEDOM, CODERUM
En 2019, les 60 427 HAP de rhums exportés par la Martinique se répartissent comme suit : 50 386 HAP pour le rhum agricole (– 17,0 %) et 10 041 HAP pour le rhum traditionnel (+ 7,6 %). Avec 80 % des importations, la France hexagonale est la principale destination du rhum de la Martinique. En 2020, le marché hexagonal est le seul à afficher une progression de + 4,7 % en dépit de la fermeture des cafés-hôtels-restaurants.
Le rhum de Martinique est présent dans une centaine de pays dans le monde avec des volumes conséquents en Espagne, en Italie, aux États-Unis, au Canada et en Belgique. D’autres pays tels la Suisse, la Chine ou le Japon demeurent des marchés de niche. Le marché mondial a reculé de 30 % en 2020 en raison de la pandémie de covid-19 et des restrictions de déplacement aux frontières. Sur les marchés français et internationaux, le rhum de Martinique se trouve concurrencé par des producteurs géants, notamment vénézuéliens et mexicains, au marketing féroce.
Depuis une dizaine d’années, la consommation locale est stable (17 282 HAP en 1919). Toutefois, privés des touristes et avec de surcroît, la fermeture des cafés-hôtels-restaurants, les pertes cumulées en termes chiffre d’affaires s’élèvent à – 35 %.
Une production aidée pour des exportations protégées
Pour aider les acteurs de la filière à faire face à cette concurrence, la France et l’Union européenne ont mis en place des mesures fiscales et financières.
Encadré 6. Les aides à la filière
Les aides communautaires du POSEI (Programme d’Options Spécifiques à l’Éloignement et à l’Insularité) dans les régions ultrapériphériques (RUP) espagnoles, portugaises et françaises. Leur montant a été maintenu pour la période 2021-2027. Elles se décomposent comme suit pour les RUP françaises :
L’aide au tonnage de canne à sucre livré dans les centres de réception (ATLC) vise à soutenir les agriculteurs pour la production des tonnages de cannes qui sont livrés aux industriels (usines sucrières et distilleries). Entrée en application le 1er janvier 2018, cette aide remplace l’aide au transport de canne entre les bords de champs et les balances de pesée. Ce dispositif relève du POSEI-France le domaine de l’agriculture.
Soutien aux distilleries agricoles : L'aide est destinée aux distilleries de rhum agricole des DOM, qui font face à des coûts très importants (matière première, salaires, dépollution…) tout en ayant à supporter la concurrence de distilleries des pays ACP et tiers. Cette aide bénéficie aux agriculteurs fournisseurs de canne.
Les aides à l’investissement : Elles sont allouées à la filière (distilleries et / ou planteurs de canne). L’aide vise à compenser l’écart de compétitivité entre distilleries des DOM et distilleries de pays tiers dans des limites acceptables.
Autres aides : Ces aides européennes sont complétées des aides nationales : aides complémentaires aux sucreries et des aides locales : l’aide sociale destinée aux petits planteurs livrant jusqu’à 2 000 tonnes et l’aide à la balance pour les planteurs livrant à la sucrerie du Galion.
Les rhums agricoles et industriels des Départements et Collectivités d’Outre-mer bénéficient d’un régime fiscal privilégié. La fiscalité réduite et les aides européennes et nationales sont destinées à compenser les surcoûts de production liés à l’éloignement des lieux de commercialisation, à soutenir la compétitivité des rhums des DROM-COM sur le marché national et ainsi préserver l’activité de la filière canne-sucre-rhum dans ces territoires.
Il s’agit avant tout de contraintes économiques pour lesquelles des inégalités ont pu être relevées, notamment face aux pays ACP. Tel est le cas par exemple du surcoût de la canne, des intrants nécessaires au fonctionnement de l’exploitation agricole ou encore de la main-d’œuvre. Ce surcoût pèse sur la filière du fait des contraintes réglementaires plus strictes liées à la fabrication, à l’environnement, aux normes sanitaires nationales et européennes. Toutefois, ces mesures sont remises en cause régulièrement : accordées pour une durée limitée, leur renouvellement est potentiellement menacé (encadré 6).
En France, les boissons alcoolisées font l’objet d’une réglementation stricte et spécifique en termes de fiscalité. Elles sont soumises à trois taxes ou cotisations :
- les droits indirects ou droits d’accises (taxe spécifique) qui porte sur le volume d’alcool commercialisé ;
- la cotisation de sécurité sociale ou vignette (taxe spécifique) qui porte sur le volume d’alcool commercialisé ;
- la TVA (taxe non spécifique aux alcools).
Encadré 7. Le contingent : un régime fiscal dérogatoire pour le rhum
La France a obtenu de la Commission européenne de pouvoir appliquer un taux dérogatoire de droit d’accise (impôt indirect) pour le rhum des DROM-COM. Selon la Directive européenne 92/84/CEE et l’article du Code Général des Impôts (CGI), le taux dérogatoire du rhum des DROM-COM ne peut être inférieur de plus de 50 % au taux d’accise national normal sur l’alcool dans la limite d’un contingent annuel. La Commission européenne, conformément au droit de la concurrence, autorise cette mesure jusqu’au 31 décembre 2027.
Le contingent est fixé par arrêté ministériel. Le dernier en vigueur est celui du JORF n°0233 du 9 octobre 2018. Ce régime (Article 362 du Code général des impôts) prévoit une réduction des droits d’accise pour un volume donné, le contingent. Au-delà du contingent les volumes de rhum exportés vers l’Hexagone doivent s’acquitter de la totalité des taxes.
Le contingent a été mis en œuvre en 1923 pour le rhum des colonies. À l’origine, son objectif était de limiter la progression des rhums coloniaux exportés vers la métropole qui concurrençaient les spiritueux nationaux (cognac, armagnac, eaux-de-vie, etc.). Au cours des dernières décennies le système a connu plusieurs réajustements et renouvellements.
Depuis 2018, le volume du contingent s’élève à 144 000 HAP qui sont répartis entre les quatre DROM-COM produisant du rhum agricole et du rhum de sucrerie, soit 49,2 % (70 796,46 HAP) pour le rhum agricole et 50,8 % (73 203,54 HAP) pour le rhum de sucrerie.
La répartition du contingent en Martinique s’est effectuée comme suit : 83,3 % pour le rhum agricole et 17,7 % pour le rhum de sucrerie du Galion. Le contingent de rhum agricole est réparti entre toutes les distilleries fumantes.
|
Contingent de la SAEM : 11 327 HAP. |
La vignette de Sécurité Sociale
La loi de finances de la Sécurité Sociale 2019 a instauré un alignement du taux de vignette sociale pour les rhums produits et consommés en Martinique (et en Outre-mer) sur celle des spiritueux produits dans l’Hexagone. Cette augmentation doit s’étaler sur 6 ans à partir de 2020. Selon le gouvernement l’alignement de la fiscalité du rhum se veut une solution à un problème de santé publique.
Cette mesure portera le montant de la cotisation sur les boissons alcooliques de 40 € par HAP à 557,90 € en 2026. À plein régime, cette mesure pourrait coûter aux professionnels du rhum 2,5 % de leur chiffre d’affaires par an.
Ainsi, des années de mauvaises récoltes, des retards dans le versement des aides européennes, des restrictions administratives et la concurrence étrangère mettent les professionnels en grande difficulté.
2. De nouveaux défis pour le rhum agricole
Les avancées commerciales du rhum agricole en général et du Rhum agricole Martinique en particulier sont indéniables. Toutefois, ils ne représentent qu’une faible part du marché national et mondial du rhum dominé par des rhums industriels légers dédiés aux cocktails. Aussi, le Rhum Agricole Martinique doit-il relever un certain nombre de défis afin de résister à la concurrence et de développer l’ensemble de ses potentialités.
2.1. L’industrie de la canne et l’environnement
La canne à sucre est l’une des plantes cultivées qui produit le plus de biomasse et qui contribue le plus à fixer du carbone dans le sol, en raison de l’importance de sa biomasse racinaire. La canne à sucre est ainsi une des cultures qui restitue au sol la plus grande quantité de carbone annuellement, évaluée à 1,2 tonne de carbone par ha et par an (CIRAD, 2016). Ce bon bilan carbone est à nuancer par les émissions liées à la production rhumière, notamment par combustion.
Elle est une arme efficace contre la pollution atmosphérique et la brume de sable, deux fléaux qui empoisonnent régulièrement la vie des Martiniquais. Elle ne nécessite pas d’irrigation, elle peut être cultivée dans les communes du Sud au climat relativement sec, et sa culture ne provoque pas l’érosion des sols. De plus, depuis l’AOC, 85 % des champs sont récoltés « en vert » (sans brûlis), à la main ou à la machine.
Document 9. La récolte de la canne
La récolte de la canne : manuelle (à gauche) et mécanisée (à droite). Clichés : Yves-Marcelle Richer. |
L’agriculture biologique de la canne se développe en Martinique en se structurant principalement autour du réseau DEPHY. Depuis 2013 une dizaine de planteurs de canne à sucre a intégré le réseau DEPHY-écophyto (Démonstration, Expérimentation et production de références sur les systèmes économes en produits phytosanitaires) qui vise à diffuser des pratiques alternatives aux produits phytopharmaceutiques et des nouvelles méthodes agroécologiques viables.
La préservation du milieu environnant est également une préoccupation importante affichée par les entreprises martiniquaises. Elle émane d’une part de l’application, à partir des années 1990, des nouvelles lois en vigueur à l’échelle nationale puis au niveau européen, mais également de la pression exercée par la densification démographique à proximité immédiate des distilleries.
Toutes les distilleries et la sucrerie sont classées IPCE (Installation Classée pour la Protection de l’Environnement). Elles sont donc soumises à de nombreuses réglementations de prévention des risques environnementaux, notamment en termes de rejets gazeux et aqueux. De ce fait, les sept distilleries fumantes que compte la Martinique font l’objet de contrôles très rigoureux en matière des prescriptions techniques imposées aux installations classées.
L’industrie rhumière est l’une des seules à être énergétiquement autonome. L’utilisation de la bagasse combustible renouvelable pour les chaudières ou les centrales thermiques est un avantage. En effet, 1 tonne de canne récoltée génère 300 kg de bagasse susceptible de produire 130 KWh. Les vinasses servent d’épandage dans les champs de canne à sucre.
Enfin, l’Union européenne, par la directive de 2018, a imposé de nouvelles normes en matière de transition écologique, qui obligent à l'achat de nouvelles chaudières. Ces normes requièrent un investissement « de 8 à 10 millions d'euros par distillerie, alors que nous n'émettons que 5 % des fumées et qu'on fonctionne (...) quatre mois par an. L'Europe donne aux distilleries de taille moyenne comme La Mauny ou le Simon jusqu'en 2025 pour acheter cette chaudière. Les petites unités comme Neisson ont jusqu'en 2030 » explique Charles Larcher (CODERUM).
2.2. Les stratégies de résistance à la concurrence
Les nouvelles stratégies de commercialisation : la « démarche d’excellence »
Si on en croit les acteurs de la filière, le rhum martiniquais recherche l’excellence depuis plus d’un siècle. Cela a commencé dès le XIXe siècle avec la création des distilleries agricoles, ensuite l’île a mené une seconde étape avec la maîtrise du process de vieillissement. La troisième étape a permis l’obtention du Label Rouge en 1973 et enfin en 1996, la mise en place de l’AOC. Cette démarche dite d’excellence dans la mise en valeur de la production et des structures a été possible grâce à des investissements conséquents, la participation à des salons en France (en 2020 au Concours général du Salon de l’Agriculture, le rhum agricole AOC a obtenu 19 médailles d’or), en Europe et dans le monde, et par des innovations plus superficielles comme le packaging et le marketing afin d’améliorer l’image des marques. Cette démarche vise également la distribution dans les grandes et moyennes surfaces (GMS), mais surtout dans les réseaux de distribution spécialisés : CHR (cafés, hôtels, restaurants), les bars haut de gamme, les caves, les drugstores et les boutiques de duty free.
« Positionning » et « premiumisation » : une révolution culturelle
Cette stratégie vise à placer le rhum de Martinique parmi les « super premium » voire les « Ultra premium » à savoir les rhums les plus chers. C’est en effet la catégorie de spiritueux qui progresse le plus sur les marchés mondiaux. Le rhum vieux, notamment, joue la carte de l’AOC auprès de consommateurs à la recherche de produits d’origine, ayant une traçabilité maîtrisée. La stratégie de développement passe aussi par des innovations comme la démarche bio, le millésime blanc ou vieux single cask (sélectionné à partir d’un fût unique ) et finish (maturation plusieurs mois dans des fûts ayant contenu un autre spiritueux : whisky, cognac…). Enfin les nouvelles technologies de communication et de vente (Facebook, sites internet, blogs) sont des éléments incontournables de cette évolution.
2.3. Le rhum : un atout majeur du spiritourisme
Le spiritourisme en Martinique répond à un double enjeu patrimonial et économique.
Patrimonialisation et mise en tourisme
Le spiritourisme est cette forme de tourisme qui permet de découvrir les spiritueux à travers les sites de production, les savoir-faire traditionnels et les métiers spécifiques. « La production de spiritueux est associée à un terroir et est fortement liée à l’économie locale, aux emplois et aux diverses activités comme la préservation des paysages agricoles et patrimoniaux » affirme Magali Filhue, directrice générale de la Fédération Française des Spiritueux (Les Echos).
En 2019, sur les 963 900 touristes qui ont débarqué dans l’île, environ 600 000 visiteurs ont fréquenté les quinze sites de la filière ouverts au public (document 4). D’après Charles Larcher, l’objectif est de « toucher un touriste plutôt intéressé par le patrimoine, la culture, le savoir-faire, le produit du terroir, la nature » (Outremer360). En effet, dans un monde où la standardisation des modes de vie est la règle, le voyageur recherche de plus en plus l'authenticité et les particularités du pays visité. La distillerie agricole, considérée naguère comme en voie de disparition, semble aujourd'hui répondre à une attente aussi bien chez les touristes qui visitent la Martinique que pour les résidents. Ainsi le spiritourisme suscite-t-il aussi bien des flux de visiteurs internes que des flux de touristes de passage.
Document 10. Petit train touristique
Pour Michel Fayad, directeur du musée du Rhum, le rhum « véhicule diverses facettes de l’histoire de l’île et réunit ainsi tous les avantages d'un produit touristique phare. Il peut être un produit fédérateur dont les Martiniquais sont fiers » (entretiens). Plus qu’une simple boisson, il est un pan de la culture locale qui se transmet au même titre que la littérature créole, la gastronomie et la yole de Martinique (inscrite en décembre 2020 au patrimoine culturel immatériel de l’humanité par l’UNESCO). Le rhum représente ainsi un vecteur de la valorisation du patrimoine touristique de la Martinique.
Dès le début des années 1990, parallèlement à l’activité purement économique liée à l’AOC, s’est mis en place un autre aspect de la revalorisation des distilleries. Ce mouvement a eu pour objet la mise en valeur des unités de production en tant que patrimoine bâti, d’édifices ayant une portée culturelle et dignes d’être préservés. Les propriétaires et plus largement un certain nombre de Martiniquais ont pris conscience que les sites industriels qui subsistent de nos jours constituent les derniers éléments d’un héritage ancestral, qu’ils sont les témoins de leur histoire et qu’il convient de leur attribuer une importance patrimoniale, d’autant que la plupart des distilleries sont des survivances d’habitations sucrières, les plus anciennes datant du XVIIIe siècle (La Mauny 1749, Dillon 1787).
La réappropriation identitaire des différents éléments de cette activité semble trouver un consensus tacite de plus en plus large. Les milliers de visiteurs martiniquais qui se rendent aux différentes manifestations organisées dans l’enceinte des distilleries (fête du rhum, fête de fin de récolte, expositions…) en sont la preuve.
Document 11. Stratégies de développement en spiritourisme mises en œuvre par quelques distilleries
Les espaces de visite
En plus de l’unité de production du rhum ou du sucre, la visite touristique englobe les bâtiments annexes et les espaces environnants. Parmi les constructions résiduelles des habitations, quelques sites proposent à la visite la maison de maître : c’est le cas à l’habitation Clément, au Château Depaz, ou au Musée du rhum Saint-James.
Certains sites ont aménagé des espaces de loisirs supplémentaires : à titre d’exemple, l’habitation Clément possède un parc paysager qui offre une exposition de sculptures, et la distillerie Saint-James et la Mauny proposent une excursion en train. Les touristes peuvent être accueillis dans les champs et ainsi accéder à la fois à la partie agricole de la production du rhum (culture et récolte de la canne) et à sa partie industrielle (broyage, distillation…). Ces investissements dans l’outil de production, ainsi que dans que la construction d’espaces de dégustation, ont permis aux distilleries de devenir des sites majeurs du spiritourisme. La plupart des visites de distilleries sont gratuites. D’autres sites patrimoniaux, en lien avec la filière canne, font partie des itinéraires organisés par des professionnels tourisme tels l’écomusée de Rivière-Pilote ou la reconstitution du moulin à canne de Val d’Or à Sainte-Anne (document 11). Ces visites revêtent une dimension pédagogique car il s’agit aussi d’expliquer le fonctionnement de l’AOC et le processus de fabrication du rhum.
Les deux-tiers des visiteurs sont des croisiéristes et des Français de l’Hexagone, souvent accompagnés par des locaux. Par ailleurs, la moitié des 4 millions de litres vendus chaque année en Martinique sont achetés par des touristes, que ce soit en grande distribution, chez les cavistes, en duty free, ou dans les boutiques sur les lieux de production.
Document 12. Mise en valeur visuelle des chaix de vieillissement
L’année 2020 : un accroc au développement du spiritourisme
La période de confinement qui a débuté en mars 2020, en pleine période de haute saison touristique, a eu pour conséquence la fermeture des cafés, hôtels et restaurants ainsi que la baisse des flux de visiteurs. La fréquentation a été quasi nulle en avril (- 97 %) et a diminué de plus de 60 % les autres mois. Le spiritourisme a subi de plein fouet la baisse de la fréquentation touristique.
Document 13. Écart de la fréquentation touristique en Martinique en 2020 par rapport à 2019
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Différence 2020 / 2019 | -1.50;0.20;-39.60;-97.00;-73.10;-73.10;-58.80 | #EE7168 |
Source : Comité Martiniquais du Tourisme.
La consommation sur le marché local pendant le confinement a diminué de 40 %, ce qui montre la part de la consommation des visiteurs. Néanmoins, les acteurs de la filière peaufinent des projets afin d’intégrer dans les circuits touristiques les autres sites et lieux de mémoire liés à la filière. Le déploiement du spiritourisme permettrait à terme la création d’emplois et de nouvelles niches de produits touristiques.
En décembre 2017, le Comité martiniquais du Tourisme (CMT) et le Comité d’organisation et de défense du rhum (CODERUM) ont lancé une stratégie de développement du « spiritourisme » en Martinique. En partenariat avec le Collectivité Territoriale de Martinique (CTM), les deux organisations visent le million de « spiritouristes » à l’horizon 2022.
Document 14. Répartition du rhum mis à la consommation en 2020
Source : CODERUM.
Conclusion
Le label AOC a contribué à faire du rhum agricole un élément majeur du développement économique et touristique de la Martinique. Mais tous les problèmes ne sont pas résolus. Les professionnels de la filière doivent faire face à l’insuffisance en volume et en rendement de la matière première qu’est la canne à sucre, soumise aux aléas climatiques depuis une dizaine d’années.
Par ailleurs les évolutions législatives, normatives et fiscales récentes aussi bien au niveau national qu’européen montrent bien une inadaptation aux réalités des petits pays insulaires. Cette dégradation des mesures protectrices du commerce du rhum sur le plan national, dans un environnement très concurrentiel, fragilise la production et met à mal la compétitivité de ce spiritueux tant au niveau local qu’à l’international.
Cependant, de nouvelles stratégies visent à valoriser le savoir-faire des acteurs, la spécificité de la production rhumière, afin d’optimiser la rentabilité du label AOC Martinique. Elles reposent sur une démarche d’excellence, des innovations dans la mise en valeur du produit afin d’améliorer l’image des marques, ainsi que sur de nouveaux circuits de distribution.
Enfin, un des atouts de la communication autour du rhum repose sur sa valorisation touristique dans le cadre du spiritourisme. Le rhum Agricole Martinique étant un produit-phare, les consommateurs qui souhaitent connaître son lieu de fabrication, peuvent ainsi découvrir le patrimoine lié. Le spiritourisme du rhum, déjà pratiqué dans toutes les distilleries, devenues de véritables sites touristiques, fait l’objet d’une politique commune engageant tous les acteurs publics et privés.
Bibliographie
Références citées
- CIRAD Réunion-Mayotte, Des sols volcaniques cultivés en canne plus riches en carbone que les sols des forêts tempérées, 18 novembre 2016.
- CODERUM, Note sur la filière rhum en Martinique. 1986.
- CODERUM, Dossier de presse : Filière canne-sucre-rhum, Campagne 2020.
- CTCS Martinique, (Centre Technique de la Canne et du Sucre), La filière canne-sucre-rhum en 2019. Janvier 2020.
- Ferré Jean-François, La canne à sucre, les industries du sucre et du rhum à la Martinique, évolution contemporaine : 1950 – 1970 ; Centre National de Documentation des Départements d’Outre-mer.
- Filhue Magalie, « Le "Spiritourisme", voyage dans l'univers des spiritueux », Les Echos, 9 septembre 2018.
- Huetz De Lemps Alain, Histoire du Rhum, éditions Desjonquères, Paris, 1997.
- IEDOM, Institut d’Émission des Départements d’Outre-Mer, Rapports annuels.
- Pitte Jean-Robert, Le Bon Vin, entre terroir, savoir-faire et savoir-boire, CNRS Editions, Paris 2010.
Textes officiels
- Fiche produit Rhum de la Martinique, sur le site de l'Institut National des Appellations d'Origine (INAO). Mise à jour : 5 mai 2021.
- Modifications du cahier des charges de l'appellation d'origine contrôlée « rhum de la Martinique » Annexe du 16 février 2015 [télécharger le pdf sur le site du ministère en charge de l’Agriculture].
- Cahier des charges de l’appellation d’origine contrôlée « Rhum de la Martinique » homologué par arrêté du 29 décembre 2020, publié au JORF du 31 décembre 2020.
- Arrêté du 29 décembre 2020 homologuant le cahier des charges de l'appellation d'origine contrôlée « Rhum de la Martinique », Legifrance.gouv.fr.
Pour compléter
- Alibert Pierre-Barthélémy, Il était une fois le rhum antillais, éditions Grand Sud, Albi, 1999.
- Casamayor Pierre, Colombani Marie-José, Le livre de l'amateur de rhum, éditions Daniel Briand - Robert Laffont, Paris, 1987.
- Gargano Luca, Atlas du Rhum, Flammarion 2014.
- Grillon-Schneider Alain, Canne, sucre et rhum, Tome 1 à 3, édition du Ponant, Lausanne, 1987.
- Humbert Fabien, « Le rhum de Martinique face à l’urbanisation », Rumporter, 5 décembre 2017
- Jacquemont Guy et Geneviève, Le rhum, Nathan, Paris, 1990.
- Maison de la Canne, 1902 Saint-Pierre, capitale mondiale du rhum - 2002 Martinique Terre du Rhum AOC, Conseil Régional de la Martinique.
- Maison de la Canne, Une Terre, une Plante, un Peuple, Conseil Régional de la Martinique.
- Mbolidi-Baron Hélène, Les conditions de durabilité de la production de la canne à sucre à la Martinique : une approche territoriale, thèse doctorat de développement rural, Toulouse, 2002.
- Richer-Genteuil Yves-Marcelle, L’industrie du rhum à la Martinique : l’AOC, une stratégie de différenciation qualitative dans le contexte de la mondialisation, thèse de doctorat de géographie, Université des Antilles et de la Guyane, 2004.
- Touchard Michel-Claude, L'aventure du rhum, Bordas, Paris, 1990.
- Union européenne, Règlement 2019/787, Définitions du rhum, 17 avril 2019
- Union européenne, COM (2020) 332 final, Taux d’accises 2020, sur Senat.fr
- Valceschini Egizio, Les signaux de qualité crédibles sur les marchés agroalimentaires : certifications officielles et marques, Actes du Colloque SFER, Signes officiels de qualité et développement agricole. Ed. Tect et Doc. 1999.
Sitographie
- Planetoscope - Statistiques : Consommation mondiale de rhum
- Fédération française des spiritueux
- https://outremers360.com
- Direction régionale de l’alimentation, de l’agriculture et de la forêt
- Chambre d’agriculture de Martinique
- Comité martiniquais du tourisme
- https://www.spiritourisme.com
- https://Douane.gouv.fr
- https://www.strategie.gouv.fr/publications/leffet-taxes-comportementales
Mots-clés
Retrouvez les mots-clés de cet article dans le glossaire : Appellation d’Origine Contrôlée | DROM-COM | habitation | patrimoine | spiritourisme | terroir | tourisme
Yves-Marcelle RICHER
Docteure en géographie, université des Antilles
Mise en web : Jean-Benoît Bouron
Pour citer cet article :Yves-Marcelle Richer, « La Martinique : de l’île sucrière à l’île-terroir », Géoconfluences, juin 2021. |
Pour citer cet article :
Yves-Marcelle Richer, « La Martinique : de l’île sucrière à l’île-terroir », Géoconfluences, juillet 2021.
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-regionaux/france-espaces-ruraux-periurbains/articles-scientifiques/martinique-filiere-rhum-canne