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Les campagnes viticoles du Jurançonnais : dynamiques des vignerons indépendants au sein d’un système productif en recomposition

Publié le 01/06/2018
Auteur(s) : Grégoire Berche, agrégé et docteur en géographie, professeur d’histoire-géographie et professeur en CPGE littéraire - collège Clemenceau de Mantes-La-Jolie et lycée Saint-Exupéry de Mantes-La-Jolie

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Comme toute la filière viti-vinicole française, le vignoble du Jurançonnais connaît des difficultés, notamment en raison de l'évolution des habitudes de consommation. L'ensemble des stratégies mises en place par les producteurs pour les surmonter conduit à une recomposition de ce petit vignoble du Sud-Ouest, laquelle passe notamment par une recherche de qualité exprimée par des signes extérieurs comme la reconfiguration des exploitations ou le travail sur les images.

Bibliographie | citer cet article

Le Jurançonnais est un espace rural viticole situé dans le Béarn, dans le sud de la France (figure 1), au pied des Pyrénées, dans la région administrative Nouvelle Aquitaine. Le Jurançonnais est connu pour son vin, le vin de Jurançon, un vin blanc sec ou liquoreux (voir encadré 2) réalisés avec les cépages principaux que sont le petit et le gros manseng, qui est associé dans les représentations au roi Henri IV, figure du Béarnais bon vivant. Nombre de producteurs, sur les étiquettes, jouent la carte de la figure d’Henri IV qu’accompagne toute une mythologie, dont son légendaire baptême au vin de Jurançon.

 
Encadré 1. Quelques dates et repères historiques à propos du vin de Jurançon

 

  • 988 : première transaction répertoriée de vins de Jurançon à l'abbaye de Saint-Vincent à Lucq-de-Béarn.
  • 1117 : le mot « juransoo » apparaît pour la première fois.
  • 1460 : installation à Pau des vicomtes de Béarn, propriétaires des grands domaines.
  • 1538 : Henri d'Albret achète une vigne à Jurançon. Les coteaux sont couverts de vigne dont les noms des cépages étaient déjà petit manseng et gros manseng.
  • 12 décembre 1553 : baptême au jurançon du roi de France Henri IV.
  • 1555 / 1557 : expansion du jurançon sur les coteaux de Gan, Jurançon et Saint-Faust.
  • Fin du XIXème siècle : disparition d'une partie du vignoble atteint de maladies de la vigne (Phylloxéra notamment).
  • 20ème siècle : renaissance du jurançon.
  • 8 décembre 1936 : le jurançon « moelleux » est classé Appellation d'Origine Contrôlée (A.O.C.).
  • 7 avril 1949 : Création de la coopérative « Cave des producteurs de jurançon ».
  • 17 octobre 1975 : L'Appellation d'Origine Contrôlée s'étend aux jurançons secs.
  • 1986 : Création de l'association « Clos, domaines et châteaux en Jurançon » par des jeunes vignerons indépendants, qui deviendra la Route des vins du Jurançon en 1995.
  • 1996 : Mise en place d'une mention « Vendanges tardives » pour l'appellation jurançon.
     

Source : Vignobles et Jurançon, dossier de présentation de l’exposition produite en 2012 par Lacq Odyssée. Lacq Odyssée est un CCSTI (Centre de Culture Scientifique, Technique et Industrielle). Sa mission est de développer l'accès à la culture scientifique dans les départements des Pyrénées-Atlantiques et des Landes. Son équipe propose toute l'année des animations et événements pour le grand public et les scolaires

 

Cet ensemble viticole s’inscrit dans la mosaïque des vignobles qui composent la région « Sud-Ouest » (figure 1), la quatrième région viticole en volumes de production. Jurançon y représente 2 000 ha sur les 57 500 ha de cette immense surface qui est comprise entre le vignoble du Bordelais à l'Ouest, la ville de Millau à l'est et le Pays Basque au Sud-Ouest. À titre de comparaison, Jurançon représente six fois moins que le premier vignoble de la région en termes de superficie, le vignoble de Bergerac, au Nord, avec 12 000 ha de vignes. C’est donc un petit vignoble, même si, toutefois, il est loin d’être le plus petit de la région (voir carte ci-dessous).

Figure 1. Le vignoble de Jurançon dans le contexte régional des vins du Sud-Ouest 
Les vignobles du Sud-Ouest en France (Bordeaux, Languedoc...) CARTE Carte de la délimitation de l'AOC Jurançon Pau
Source : IGN et INAO, réalisation : Géoconfluences, 2018, libre de droits pour l'usage pédagogique en classe.

Le Jurançonnais correspond à un système productif (Carroué, 2013), c'est-à-dire un espace aménagé et mis en valeur pour développer une activité économique (ici, la viticulture et la vinification) et produire de la richesse (avec la vente des raisins ou du vin), reposant sur des acteurs multiples, publics et privés, qui en permettent le dynamisme.

Or, le vignoble de Jurançon, comme l’ensemble du vignoble français, fait face à un contexte nouveau. Tout d’abord, le vin français entre en concurrence avec les vignobles européens et désormais mondiaux, depuis que le vin est devenu un produit mondialisé (Hinnewinkel, 2003). D’autre part, le consommateur français consomme moins de vin((Le vin est la boisson alcoolisée la plus consommée en France : Seulement un tiers de la population déclarent ne pas consommer de vin en 2015.Cependant, les consommateurs vieillissent : 1 % des 15-24 ans en consomment tous les jours contre 38 % des plus de 65 ans (source : FranceAgriMer, 2015). Dans l’ensemble, la consommation par habitant diminue depuis 80 ans. Elle atteignait 47,8 l/an/hab en 2005 (source : Vin et Société),78 l/an/hab en 2001, 91 l/an/hab en 1990, 123l/an/hab en 1980, 143 l/an/hab en 1970 et 174 l/an/hab en 1960 (source : INSEE).)) alors que la France représente 90 % des débouchés du jurançon. Enfin, la majorité du vin se vend aujourd’hui en grandes surfaces, ce qui ne permet pas aux producteurs de dégager des marges suffisantes qui permettraient un réel investissement dans les exploitations, surtout les plus petites, en termes d’équipement en machines, en cuveries, à l’heure d’une évolution technique et œnologique du vin, mais aussi en termes d’accueil du consommateur. Des indices, comme la baisse récente du prix du foncier viticole (figure 2) montre un état de crise, d’autant plus que le Jurançonnais produit à 70 % des vins liquoreux, dont le marché rencontre des difficultés croissantes, reconnues en 2016((Magazine Terre de Vins numéro 40, mars-avril 2016.)) par le président de la Région Nouvelle Aquitaine Alain Rousset par une expression qui confine à l’euphémisme : « les vins liquoreux traversent une période difficile commercialement ».

Figure 2. Évolution du prix à l'hectare du vignoble de Jurançon 2005–2015
 

Grégoire Berche – prix par hectare du jurancon en euros

Voir le tableau des données sur www.le-prix-des-terres.fr

 

Néanmoins, dans ces campagnes viticoles jurançonnaises, la viticulture se maintient, voire progresse, ce qui signifie que la vigne est rémunératrice et qu’il vaut mieux pour le producteur conserver ses terres et les exploiter que les vendre.

L'article cherchera donc à voir les dynamiques des acteurs pour maintenir et développer le vignoble dans ce contexte fortement concurrentiel à toutes les échelles.

Il s’agira de caractériser ce vignoble et d’en présenter les acteurs en présence dans le contexte de ce qu’on pourrait nommer une crise viti-vinicole, avant d’envisager les réponses apportées par les acteurs et notamment les vignerons indépendants pour s’adapter à cette crise et l’accompagner voire en sortir. Si les dires d’acteurs seront largement mobilisés pour illustrer le propos, il s’agira cependant de prendre du recul par rapport aux discours, obligeant à adopter une posture critique par rapport aux stratégies des acteurs mises en œuvre pour survivre, se maintenir ou s'agrandir dans ce contexte.

 

 

Encadré 2. Comment définir un vin liquoreux ?

 

Un vin liquoreux est un vin tranquille blanc ou rouge qui comporte un taux supérieur à 45 grammes de sucres résiduels par litre de vin, c'est-à-dire le sucre qu’il reste après la fermentation. En termes de sucres résiduels, le vin liquoreux se place après le vin sec (moins de 4 g/l de sucres résiduels), après le vin demi-sec (de 4 à 18 g/l de sucres résiduels) et après le vin moelleux (de 12 à 45 g/l de sucres résiduels).

Dans certaines régions, le vocabulaire employé peut légèrement varier. Ainsi dans le Val de Loire, plus particulièrement dans le Layon et dans la région de l’Aubance, un liquoreux « œnologiquement » parlant, défini par son taux de sucres, peut être appelé « moelleux » en raison des représentations idéalisées d’une région de production et d’une qualité sociale associée à un nom. Un Coteaux de l’Aubance liquoreux sera plus facilement qualifié de « moelleux » par rapport à un Coteaux du Layon. De la même façon, un producteur de Coteaux du Layon pourra appeler certains de ces liquoreux des « moelleux » car il aura réalisé des cuvées plus concentrées, qui, selon lui, méritent une telle dénomination. Cette confusion est entretenue par le fait qu’il existe, « au niveau du goût », un équilibre acide-sucre particulier dans les vins blancs de cette région qui fait que bien qu’un vin contienne un grammage important de sucres résiduels, l’acidité naturelle du vin la « contrebalance » et fausse cette impression qu’on boit un liquoreux, d’où cette adaptation sémantique des vignerons.

Dans la région de Jurançon, cet équilibre acide-sucre a même conduit la quasi-totalité des producteurs à utiliser le terme de « moelleux », et réserver la dénomination « liquoreux » aux vins répondant aux cahiers des charges des vendanges dites tardives.

Il existe donc plusieurs définitions pour un vin liquoreux : une définition œnologique et une définition sociale et/ou culturelle.

Grégoire Berche pour Géoconfluences

 

1. Le Jurançonnais : un territoire agricole aux portes d’un espace urbain

Le sud de l’agglomération paloise est un espace rural forestier marqué par des vallées entaillées au sein d’un espace de piémont, avec des reliefs pouvant atteindre plus de 500 m d’altitude immédiatement au sud. La majorité des habitations, des infrastructures de transports, des équipements sont localisés dans les plaines à l’est et au nord-ouest de la ville de Pau. Le Jurançonnais, qui constitue l’arrière-pays immédiat de l’agglomération paloise est marqué par une spécialisation nette dans la viticulture. On voit aussi que la commune de Jurançon, dans sa partie bâtie en continu, appartient à l’unité urbaine de l’agglomération paloise.

La carte ci-dessous mentionne en effet par son figuré, caractérisé par des tirets verticaux foncés, la présence de vignes, par exemple autour des toponymes « Lapeyre », « Casenave », « Larreyda » au sud ou autour du « Clos Mirabel » au Nord. Des « châteaux » sont présents à l’est de la carte, de même que des clos comme le « Clos Joliette », le « Clos Henri IV », attestant l’établissement de propriétés viticoles, dont la dénomination imite celle du « château » bordelais, plus « urbaine » que celle de « clos » qui est bien plus utilisée dans ces campagnes.

Figure 3 : carte topographique et parcelles cadastrales du Jurançonnais sur le Géoportail
  carte topographique vignoble du jurançon  
 

carte cadastre et AOC vignoble du jurançon

Source : © IGN 2018. Retrouvez ces cartes sur le Géoportail : carte topographique ; cadastre, AOP et appellations géographiques

 

La configuration spatiale du Jurançonnais, au niveau d’un piémont, fait que l’espace est parfois escarpé (on le voit par exemple avec les impressionnantes routes en lacets sur la carte), et se compose de petites parcelles qui épousent les courbes de niveau. Le caractère escarpé du relief fait que les viticulteurs identifient de petites unités parcellaires à travailler selon une certaine logique, d’où un savoir-faire pour cultiver au mieux ces parcelles, qui se transmet souvent de génération en génération. Ces parcelles sont en effet dotées de particularités pédologiques, géologiques, topographiques et climatiques (figure 4). La recherche de qualité passe alors par la recherche du meilleur terroir (Hinnewinkel, 2003) et tend donc à privilégier les meilleures combes, la culture en terrasses, obligeant souvent le défrichement de la forêt et l’éloignement de l’ostau et donnant lieu par la configuration topographique de l’exploitation à voir un « amphithéâtre de vignes » (Cazenave-Piarrot, 2009).

Avec le savoir-faire élaboré par l’expérience du viticulteur, chaque parcelle forme un terroir qu’il convient de maîtriser et d’exploiter afin d’en tirer le meilleur parti. Si le terroir est mal exploité et les parcelles mal entretenues, la vigne peut facilement et rapidement disparaître tant les précipitations sont parfois localement très importantes.

Grégoire Berche — Parcelle de vignes du clos Thou à Jurançon
Figure 4. Amphithéâtre de vignes au clos Thou, commune de Jurançon

Dans les campagnes viticoles de Jurançon, les rapports spatiaux entre les parcelles de vigne et les habitations (la maison, l’ostau en Béarn) sont particulièrement forts. Dans les dispositifs spatiaux les plus fréquents, la vigne se trouve le plus près possible de l’habitation et du chai. La parcelle est souvent enclose de murs pour empêcher les incursions du bétail et constituer un ultime rempart contre les coups de vents et de gelée. Le lien entre la maison et son occupant reste très fort dans la société béarnaise. On est davantage « d’une maison » que « d’une famille », à tel point qu’on peut désigner une personne par son nom de maison plutôt que par celui de sa famille. La vigne amplifie donc la prédominance du nom sur celui de la lignée. Les vignerons indépendants ont donc surtout un nom de terre plus que de famille, à tel point qu’on distingue mal les deux comme Ramonteu/Cauhapé ou Loustalot/Bru-Baché à Monein, qui sont deux personnalités marquantes, connues par leur nom certes, mais surtout par les lieux « Cauhapé » et « Bru-Baché ».

Cliché : Grégoire Berche, 2015.

Tous les acteurs qui cultivent le raisin ont développé ces savoir-faire particuliers. Le vignoble regroupe à ce titre trois types d’acteurs :

  • des coopérateurs-vendeurs de raisins (qui apportent leurs raisins dans des caves coopératives ou des chais pour être vinifiés). Le principal acteur est la cave coopérative de Gan créée en 1949, qui vinifie et commercialise la production de 300 viticulteurs, soit 600 ha de vignes et représente environ 60 % du vin commercialisé. Ses dirigeants souhaitent faire de la cave un site touristique réputé.
  • des négociants (personnes qui achètent du raisin ou du vin), avec comme principal acteur la Confrérie du Jurançon (groupe Castel) qui depuis les années 2000 travaille en partenariat avec 51 vignerons et regroupe 125 hectares de vignes.
  • des vignerons indépendants, entre 60 et 70 répartis sur environ 450 hectares et élaborant leurs vins à la propriété. Ils sont regroupés au sein de l’association « Route des vins du Jurançon » et ont pour objectif la montée en qualité des vins et de l’image du Jurançon.
     

Notons que les catégories peuvent se recouper : par exemple un indépendant peut être un négociant tandis qu’un indépendant peut très bien vendre une partie de son raisin brut.

Figure 5. Des exploitations de petite taille
 

Grégoire Berche — Superficie des exploitations enquêtées

Pour comparer ces données avec l'ensemble du vignoble du département des Pyrénées-Atlantiques, voir Agreste Aquitaine numéro 61, novembre 2012. La surface moyenne des exploitations agricoles françaises était de 56 ha en 2010.

 

 

On étudie plus particulièrement dans cet article les vignerons indépendants car ce sont eux qui impulsent les dynamiques de recomposition qualitative les plus importantes et qui, malgré leur production inférieure en termes de volume, portent l’image du vignoble. Un tiers de ces vignerons indépendants ont pu être étudiés dans le cadre d’un travail de thèse (Berche, 2016).

Être un vigneron indépendant renvoie à l’idée de faire le vin que l’on souhaite, contrairement à la coopérative où les choix de vinification sont plutôt subis et peuvent ne pas correspondre à l’image que le viticulteur souhaite donner au produit. Cela génère également des contraintes (économiques, techniques… ) qui ne sont pas forcément surmontables par tous (en raison de l’âge, de la santé financière de l’exploitation, du niveau de qualification par exemple.)

Jean-Bernard Larrieu, vigneron qui a quitté la cave coopérative, évoque à ce titre un basculement du vignoble. Il explique que « le réveil du vignoble s’est orchestré dans les années 1980 avec le domaine Cauhapé d’Henri Ramonteu et le domaine Uroulat de Charles Hours. Puis une dizaine de vignerons sont allés voir ailleurs ». On note ici une recomposition du vignoble, c'est-à-dire des changements dans les catégories d’acteurs, avec la volonté de faire un produit différent et avec une autre image, un autre positionnement. Plusieurs viticulteurs ont donc franchi le pas du statut de l’indépendant sous l’effet de la glorification par la critique, dans les guides les plus célèbres, de plusieurs jurançons dégustés et comparés à de prestigieux domaines comme Yquem à Sauternes. En voyant que le jurançon pouvait exister et être reconnu autrement que par la cave coopérative, nombreux sont ceux qui ont souhaité changer de statut, de coopérateur à celui de « petit producteur » indépendant. Avant son passage à l’indépendance, Jean-Bernard Larrieu était et est resté pendant quelques temps encore, comme d’autres qui ont franchi le pas, un polyculteur. Il a gardé une activité secondaire d’élevage d’animaux et de culture des végétaux (maïs ou blé) qui sont exigeantes en temps. Mais très vite, il s’est spécialisé : « Trois quatre ans après mon départ (de la cave coopérative) je ne faisais plus que de la vigne » (entretien du 18/02/15). Il a donc dû s’équiper en matériel et chercher en permanence à améliorer ses équipements et ses techniques (figure 6), en cherchant à élaborer un « produit meilleur chaque année » même si le souci d’élaborer un produit de qualité constitue un leitmotiv martelé par tous les vignerons indépendants interrogés.

Figure 6. Cuveries du Clos Lapeyre, commune de Jurançon
Grégoire Berche — photographie des cuveries du clos de Lapeyre

Le vigneron s’est équipé de cuves inox disposées dans un bâtiment fermé et recouvert au sol de béton lavé, permettant un nettoyage facilité et plus régulier. L’affirmation de ce producteur en tant que vigneron indépendant est passée également par la réalisation d’un petit musée de la vigne et du vin, qui permet de l’inscrire dans une temporalité longue, rassurante pour le consommateur qui dispose des preuves d’un savoir-faire hérité à travers la vue des objets et outils familiaux anciens, même si cela reste une mise en scène que certains qualifieraient de folklorique. L’habillement du vigneron (placé à gauche sur la photographie) et des employés (à droite) équipés de vestes polaires, l’un d’un bonnet l’autre d’un béret et encore un autre de lunettes de soleil, montrent la nécessité de la polyvalence des acteurs, tant à la vigne (à l’extérieur) pour le suivi du futur raisin qu’au chai (à l’intérieur) pour le suivi du futur vin. 

Cliché Grégoire Berche, 2015.

Toutefois, les exploitations du Jurançonnais sont difficiles à catégoriser car les modèles s’estompent au profit d’une recomposition plurielle, à l’image du domaine Castéra de Franck Lihour à Monein, domaine de 11,5 ha, où le jeune vigneron, installé depuis deux ans après avoir repris la ferme de ses parents, souhaite « faire une sélection parcellaire, l’idée étant de vinifier par parcelle » mais aussi de « passer en bio » même si « c’est technique » et qu’« il pleut beaucoup. Il faut s’équiper en matériel, en bacs de pressurages doux, en outils pour le sol, en climatiseur de chai » (entretien du 18/02/15), rappelant ici la nécessité d’investir et de maîtriser les outils technologiques. Mais à la différence de Jean-Bernard-Larrieu, le jeune homme pratique encore la polyculture : il élève des vaches et cultive du maïs, et cette activité est essentielle à ses yeux. Cela ne l’empêche pas de s’investir dans le développement de son domaine viticole, qu’il souhaite donc convertir à l’agriculture biologique et qu’il a mis en valeur pour le visiteur avec la réhabilitation de la ferme (figure 7), relevant plus d’un décor que d’une mise en scène pour les (œno)touristes.

Figure 7. Œnotourisme, vente directe et réhabilitation d'un domaine viticole
  Grégoire Berche — Ferme de Castéra réhabilitée Grégoire Berche — Ferme de Castéra réhabilitée  
  La ferme de Castéra a été réhabilitée et décorée des anciens outils du vigneron exposés sur les murs et au sol ; ils sont visibles lorsqu’on accède à l’espace de dégustation. Domaine de Castéra, commune de Monein, cliché : Grégoire Berche, 2015.  

Cette exploitation est le reflet de la recomposition à l’œuvre actuellement dans le vignoble : valorisation de la rente territoriale que constitue le domaine viticole, mise en valeur de l’exploitation et recherche de la valorisation économique du produit, sans pour autant abandonner la polyculture. Cela donne logiquement à voir de nouveaux paysages qui attestent de la mise en place d’une « nouvelle économie rurale de la région » (Cazenave-Piarrot, 2009). Ces paysages oscillent entre fermes récemment réhabilitées et reconverties ou réaménagées plus modestement (une nouvelle pièce, un décor, un accueil labellisé, des panneaux d’affichage, un logo apposé dans différents lieux de la propriété), petites exploitations familiales dont l’entretien est parfois difficile, et mitage de l’espace avec quelques pavillons cossus, d’autres moins bien entretenus, correspondant parfois à des maisons secondaires ou des maisons familiales. Une périurbanisation existe mais elle demeure limitée à des populations qui habitent dans des maisons individuelles dans le Jurançonnais et vont travailler à Pau, Jurançon constituant une proche périphérie de Pau, plus abordable en termes de coût du foncier, et où les représentations idéalisées de la nature peuvent facilement se déployer (forte présence de la forêt, de la vigne, des champs). 

 

2. Une adaptation des vignerons indépendants par la mise en place d’un discours commun sur la qualité et un vin de qualité : le jurançon

Dans le contexte économique concurrentiel auquel doivent faire face les vignerons indépendants, ces derniers adoptent des positionnements visant à conquérir des marchés nouveaux et à fidéliser une clientèle qui consomme moins et qui demeure moins fidèle. Cette partie cherchera donc à voir les stratégies adoptées par les vignerons indépendants, en particulier leur travail de communication qui relève parfois du marketing territorial. On cherchera ainsi à identifier les leviers de développement de ce vignoble. 

Les producteurs de vin du Jurançonnais, notamment les vignerons indépendants qui ne possèdent pas les moyens humains et matériels de la cave coopérative, sont en effet contraints d’attirer davantage l’attention sur eux pour exister. Si à la cave coopérative, cette mise en légitimité est « technique » par la démonstration des machines, des moyens matériels, des cuveries impressionnantes par leur taille, le tout avec un éclairage soigné dans le cadre d’une mise en scène, pour les vignerons indépendants, cette mise en légitimité est moins évidente, surtout quand ces vignerons n’ont pas été distingués par la critique. Les producteurs indépendants de jurançon n'ont ni la notoriété des grandes régions comme le Bordelais, la Bourgogne ou la Champagne, ni une interprofession commune à l'échelle du Sud-Ouest viticole, capable de porter des campagnes promotionnelles à la hauteur de l’interprofession bordelaise par exemple. Le Sud-Ouest viticole est éclaté en deux bassins, le bassin viticole « Bordeaux-Aquitaine » (regroupant les vignobles de Bordeaux, Bergerac-Duras et Corrèze au Nord de la région Nouvelle Aquitaine) et le bassin viticole « Sud-Ouest » (composé des autres vignobles de la région Nouvelle-Aquitaine et de la région Occitanie). Les producteurs indépendants de jurançon ne peuvent donc pas forcément compter sur les acteurs que sont les interprofessions ou les hommes politiques et doivent donc utiliser de nombreux autres biais pour faire reconnaître la qualité de leurs productions

Il s’agit en effet d’inciter le visiteur à venir dans un « petit » vignoble (Le Bras, 2017) « méconnu » et à lui faire (re)découvrir un vin qu’il ne connaît pas ou qu’il a pu ne pas apprécier auparavant, en lui « montrant » que le vin produit est un vin de qualité et dont il faut le convaincre de le (re)découvrir. Cela s’adresse aussi bien aux déçus du vin produit par la cave coopérative qu’à ceux qui ont été déçus par un jurançon ou plus simplement, par un liquoreux. Pour l’inciter à redécouvrir ce vin, la configuration et l’aménagement du lieu de production ou de vente, ou le discours tenu sur le produit est essentiel, et notamment lorsqu’on vend du vin liquoreux qui n’a pas une bonne image auprès du grand public… (encadré 3). La valorisation des productions passe donc par de nombreuses formes possibles qui relèvent globalement du marketing. Celui-ci s’appuie sur différents éléments :

  • la parole et le discours, axés sur la qualité de la production et des méthodes de production qu’il faut faire valoir et faire reconnaître, en exposant notamment les agréments et labels obtenus.
  • la vue de lieux qui correspondent aux idéaux d’accueil touristique occidentaux : ce sont des chais ou des espaces de ventes réaménagés, des rangs de vignes entretenus, qui doivent être conformes aux attentes du consommateur.
  • L’ambiance du lieu où le consommateur déguste : l’environnement de la dégustation est déterminant pour apprécier le goût du vin.
 
Encadré 3. À quoi tient la mauvaise image du vin liquoreux ? Une très brève histoire du vin liquoreux depuis 1945.


Le contexte de production d’après Seconde Guerre mondiale où les populations ont manqué de denrées alimentaires de base comme le sucre, couplé à la mécanisation qui s’est développée dans ces années d’après-guerre et donc la vendange mécanique qui a parfois pris le pas sur les vendanges manuelles, a conduit à obtenir des récoltes de raisins surmûris (voire parfois inégalement surmûris) en quantité, et des vinifications au cours desquelles les vignerons n’hésitaient pas à ajouter du sucre de betterave alors que les sucres naturels dans les baies, y compris certaines années exceptionnelles, n’en nécessitaient absolument pas l’ajout. Ces moûts très sucrés étaient alors particulièrement difficiles à maîtriser lors des fermentations et de l’élevage, et ce, alors que les progrès technologiques de l’œnologie commençaient tout juste (cuveries modernes, utilisation du froid). Pour maîtriser ces fermentations, il fallait alors ajouter du souffre dans les moûts mais aussi dans le vin, afin d’éviter que celui-ci, une fois embouteillé, ne « reparte » en fermentation : cela a donc donné pendant plusieurs décennies parfois selon les années, les vignobles, les appellations et les vignerons, des vins dits liquoreux majoritairement très sucrés et « souffrés » à l’excès, qui ont pu causer des maux digestifs et des maux de tête qui ont laissé des traces impérissables dans la mémoire de ceux qui les ont consommé et par extension, dans la mémoire collective. La réintroduction obligatoire des vendanges manuelles via les cahiers des charges des appellations dans le cadre d’un tournant qualitatif depuis les années 1990 (Strang, 1997) a été manifeste dans tous les vignobles produisant du vin liquoreux et notamment les petits vignobles. Ce tournant a permis de relancer la politique de montée en qualité du vin et permet dans le même temps de « redorer » très lentement l’image d’un vignoble qui a pu être ternie par quelques-uns de ses produits dont le vin liquoreux. Il faut toutefois préciser que de nombreux vignerons n’ont pas toujours suivi la tendance à la mécanisation des années 1960 et ont continué à vendanger manuellement, cultivant souvent également leur image de marque. On pense par exemple au Château Yquem, à Sauternes. D’autres vignerons, au vu des contraintes topographiques, ne pouvaient pas vendanger mécaniquement, ce qui a vraisemblablement pu contribuer à préserver une relative bonne image de leur vignoble et leurs produits : le vignoble de Jurançon en est l’exemple.

 

Dès lors, le producteur doit s’attacher à créer un véritable lieu de production qui reflète la qualité intrinsèque des vins produits et qui donne à voir une image de qualité qu’il faut parfois (re)construire. Certains vignerons indépendants dans le Jurançonnais ont ainsi opéré une réflexion à l’échelle de leur exploitation, afin d’être en adéquation avec le discours porté sur le produit et son élaboration. Si de nombreuses petites exploitations sont concernées par cette recherche de création de « lieux », la mise en œuvre est surtout l’apanage des grands domaines. En effet, pour avoir un impact sur le visiteur, les aménagements doivent être conséquents et nécessitent souvent des financements que ne peuvent pas mobiliser de plus petites structures (on peut penser aux prouesses architecturales des exploitations prestigieuses du Bordelais réalisées par des architectes de renom qui n’ont pu être financées que par les bénéfices des grands groupes qui les gèrent, à l’image de Louis Vuitton Moët et Hennessy (LVMH) pour Yquem en Sauternais). Toutefois, certaines petites structures dans les campagnes du Jurançonnais sont parvenues à se positionner dans cette recherche de construction d’image.

C’est le cas par exemple du domaine Guirardel situé à Monein et planté de 6 ha de vignes, propriété de F. C. et son époux P. C. Après avoir travaillé en tant qu’ingénieurs au sein de l’industrie grenobloise, le couple décide de reprendre le domaine familial. Le site internet du domaine affiche clairement cette réflexion sur le devenir de l’exploitation et les choix qui ont prévalu à cette installation tout en réinscrivant la place du vin produit sur le domaine depuis plusieurs générations (un arbre généalogique est même visible sur le site Internet du domaine). Reçu tôt le matin dans la cuisine où le couple avait déjà pris son petit-déjeuner, « avant de partir à la vigne », l’entretien s’est déroulé au domicile situé au centre de l’exploitation, rappelant clairement que le couple vit de cette dernière, dégageant selon leurs dires en février 2015 « un SMIC pour (…) deux » (entretien du 23/02/15). Les deux époux souhaitent d’une part « conserver les fondamentaux de ce qui constitue l'ADN du Jurançon Guirardel tout en continuant à puiser dans [leur] époque les avancées qui permettront d'amener jusqu’à la bouteille la plus infime parcelle de notre terroir » dans le but de « perpétuer le lien fort qui unit autour du vin ceux qui le font et ceux qui le boivent »((voir leur site : http://www.guirardel.fr/chronologie)). L’objectif, pour ce couple de cinquantenaires, est de faire du domaine une exploitation viable économiquement : « Préparer la suite, mettre le domaine en ordre, le rendre viable dans le monde d'aujourd'hui, prêt à affronter celui de demain, voilà aussi la responsabilité du passeur de relais. Il doit rendre l'aventure tentante aux yeux de la prochaine génération pour qu'à nouveau la transmission ait lieu. Il faudra alors savoir accompagner puis accepter la difficulté de confier à d'autres mains ce qui aura été l'objet de toutes nos pensées pendant quelques décennies ». Le même discours a été tenu sur le terrain lors de l’entretien : « On se bat pour essayer de l’assainir (l’exploitation). Il faut que la génération future soit intéressée. On veut que ça soit viable pour les enfants. Ils doivent pouvoir faire leur vie à eux, aller voir ailleurs aussi » (entretien du 23/02/15). Ainsi les époux ont-ils expliqué lors de l’entretien avoir opéré « une conversion en bio », avoir réalisé la « modernisation des outils de travail », effectué un « changement d’une partie des vignes » et avoir appliqué la « même démarche au niveau de la vinification », à savoir la « diminution des doses de souffre », la « vinification naturelle ». De plus, les époux revendiquent positionner les vins de l’exploitation vers « du haut de gamme » dans l’optique de « se différencier en faisant des vins uniques en leur genre ». […] « Dès qu’on a réussi à toucher un client », le but est de « ne pas le retrouver ailleurs. Les gens ici il y a quinze ans consommaient le Jurançon. Maintenant, ce n’est plus le cas… La demande locale ne satisfait plus la production. La production augmente, la demande locale diminue, donc il faut s’adapter » (entretien du 23/02/15). Le couple porte un regard lucide sur l’évolution de la consommation des vins qui tend en effet à diminuer sous l’effet de la disparition progressive des populations traditionnellement consommatrices de vin et ce, malgré l’effet local qui fait que les populations du Béarn absorbent pour le moment l’essentiel du vin de Jurançon produit – même si on ne dispose pas de chiffres confirmant les dires des vignerons qui se fondent sur l’origine des acheteurs. D’autres exploitations qui ont établi une réflexion sur leur développement font le même constat, à l’image du maître de chai M. S. du domaine de Souch, situé sur la commune de Laroin, rendu célèbre par le film Mondovino : « Nous n’avons pas de clients de Laroin ! Il y a moins de visites de locaux, on ne vise pas ce marché, on est plus (au sens de « davantage ») des vins de restaurants »… « On essaye de se positionner sur le haut. Terroir, cru, le climat, qui donnent ce haut de gamme » (entretien du 17/02/15).

Dans le discours du couple du domaine Guirardel, on retrouve tous les topoï du repreneur agricole issu de l’extérieur : le retour aux racines familiales, la quête de sens individuel et entrepreneurial, l’importance de la viabilité économique, la transmission aux enfants, la conversion bio et la recherche technologique notamment. Leur histoire fait partie intégrante du produit qu’ils élaborent et c’est aussi cela que le couple vend avec son vin. On repère aussi le discours sur l’ancrage et le lien à la terre et au terroir, eux qui sont pourtant néo-vignerons, mais qui affichent leur connaissance des enjeux locaux de la consommation et de la vente. Le problème central de leur exploitation est avant tout un problème économique, de viabilité, pour des producteurs qui « démarrent » dans l’activité et veulent la transmettre. On devine donc que cette recherche d’ancrage est un objectif en soi, presque économique, un argument solide pour vendre, qui est l’enjeu crucial du vigneron aujourd’hui.

On assiste alors à la production d’une symbolique qui agit comme un argument commercial : le couple du domaine Guiradel s’est ainsi tout de suite qualifié d’« agriculteur », garants d’un héritage et d’une tradition familiale, la généalogie attestant de la possession d’un domaine (viticole ?), remontant au dernier quart du XVIème siècle avec « Peyrot Guirardel ». Le couple a voulu créer un « lieu » qui agit comme une marque : une relation homme-terre étroite avec le site de l’exploitation sur un coteau, une identité vigneronne construite et revendiquée autour des aïeux, un géosymbole (Bonnemaison, 1981), un environnement défini, à savoir une exploitation agricole, qui affirme aussi sa fonction « vivrière », avec la présence du maïs (permettant d’assurer et de diversifier les revenus), une historicité familiale qui permet de conforter l’appartenance spatiale et l’ancrage local, venant confirmer l’enracinement du couple bien déterminé à rendre viable l’exploitation à moyen-long terme, encourageant ainsi l’inscription de l’exploitation-lieu dans une dimension temporelle. La construction sociale et culturelle de ce lieu est rassurante pour le touriste, pour le consommateur, pour l’amateur, pour le spécialiste, qui voit et entend quelque chose de conforme à ses attentes. C’est donc logiquement ce lieu qui est visible sur toutes les étiquettes des vins du domaine (figure 8).

Figure 8. Analyse d'une étiquette : le rôle de l'image et de l'imagerie du terroir 
 

Grégoire Berche — analyse d'étiquette de vin de Jurançon

L'analyse d'une étiquette d'un producteur d'une petite exploitation viticole jurançonnaise permet de dégager l'image qu'il souhaite donner de son produit au consommateur, qui est aussi l'image d'un territoire.

 

À côté du positionnement en termes d’image à trouver dans chaque vignoble pour faire face à la notoriété des « grands » vignobles, s’ajoutent donc aussi les difficultés de positionnement propres à chaque exploitation, liées notamment aux aléas de la profession (coût d’une installation, intempéries, passage à une autre méthode de culture…). Toutefois, on constate que les vignerons indépendants ont su forger un discours commun favorable à la création ou au maintien d’une bonne image du produit. En effet, les statistiques issues des enquêtes de terrain (Berche, 2016) sous forme d’un nuage de mots montrent que les producteurs interrogés sur l’image des vins de leur vignoble ont globalement la même image (positive) de leur produit, à la différence d’autres petits vignobles étudiés (Bergerac, Jura, Corrèze) (Berche, 2016). Le nuage de mots de gauche (figure 9) ne montre ainsi que des qualificatifs mélioratifs alors que plusieurs qualificatifs péjoratifs sont à noter pour les vignerons indépendants de Bergerac et du Jura.

Figure 9. Des nuages de mots pour étudier les représentations mentales des producteurs
Grégoire Berche — nuage de mots : mon vin en un mot Grégoire Berche — nuage de mots : le jurançon en un mot

Pour réaliser un nuage de mots, l’ensemble des dires des vignerons indépendants enquêtés (un tiers environ des vignerons indépendants existants à Jurançon) a été utilisé. Plus les mots obtenus sont écrits « gros », plus le mot a été utilisé par les acteurs interrogés.
À gauche : les réponses des producteurs de vin liquoreux jurançonnais à la question : « comment pourriez-vous qualifier votre vin, en un mot ? »
À droite : Les mêmes producteurs répondent à la question : « quel qualificatif donneriez-vous aux vins liquoreux du Jurançon, en un mot ? »

Source : enquête de terrain. Réalisation : Grégoire Berche, 2015.

Plus révélateurs encore sont les qualificatifs donnés par les producteurs aux vins liquoreux de Jurançon dans leur ensemble. Si on note la présence du terme plutôt négatif de « sous-exploités », tous les qualificatifs donnés sont mélioratifs et surtout, un qualificatif revient en majorité : « équilibrés » (figure 9). Cela atteste de la montée en qualité effective de l’ensemble des productions viticoles de Jurançon, qui repose sur une qualité organoleptique (le goût) laquelle passe par une nécessaire maîtrise technique œnologique (l’équilibre acide-sucre caractéristique de ces vins : et sans cet équilibre, le vin n’est pas de « qualité » et n’obtient pas l’agrément de l’INAO). Les vignerons indépendants semblent donc avoir engagé un discours sur une bonne image de qualité à donner qui, certes, sert sans nul doute leurs intérêts mais qui, au moins, a le mérite d’exister et montre que s’est engagée une réflexion commune vers un « produit de qualité », sans doute hypothétique et forcément critiquable, mais qui demeure malgré tout un gage d’un maintien de la notoriété à l’échelle nationale, d’autant plus que la majorité des consommateurs de leurs vins sont des Français. De ce point de vue, les vignerons de Jurançon se distinguent de leurs homologues bergeracois, jurassiens ou corréziens.

 

Conclusion

L’arrière-pays de l’agglomération paloise, au sud, constitué par le Jurançonnais viticole, s’inscrit certes dans un contexte d’une crise nationale (mévente, chute des cours, baisse du prix du foncier) mais connaît localement des dynamiques révélatrices d’une recomposition économique, sociale et culturelle. Ces dynamiques sont en grande partie impulsées par les vignerons indépendants qui cherchent à se positionner face aux plus imposants vignobles français qui sont des concurrents dans un marché viticole désormais mondialisé mais marqué par une consommation française qui a radicalement changé et continue d’évoluer : sensibilité pour les vins dits naturels (biologiques, biodynamiques notamment), sensibilité pour le lien affiché au terroir, dans les faits autant que dans les discours, sensibilité pour les paysages observés et « consommés ». C’est aussi pour cela que les vignerons indépendants ont réorienté leur parole, leur discours et leurs actions professionnelles, on l’a vu à travers trois exemples: départ de la cave coopérative, nouvelle orientation de l’exploitation sans pour autant abandonner la polyculture, et enfin entreprise néo-rurale dont on réaffirme l’ancrage territorial, ces éléments (parmi d’autres) faisant évoluer les paysages dans un contexte périurbain. Ces vignerons ont ainsi accompagné la situation de transition territoriale qui caractérise ce vignoble de liquoreux, « un vin difficile à vendre », aux confins du Sud-Ouest viticole. De nouvelles dynamiques sont d’ailleurs en cours et sont déjà accompagnés par les plus grands du vignoble jurançonnais : produire plus de vins blancs secs et inverser la tendance d’une majorité de vins produits pour l’instant en liquoreux. De ce point de vue, c’est donc depuis une marge viticole qu’est le Jurançonnais que vient l’innovation, le vignoble de Sauternes opérant également actuellement cette conversion face à la mévente de ses vins liquoreux. Ainsi, on peut dire que les vignerons indépendants ont accompagné la crise à l’échelle locale plus qu’ils n’ont subi une crise d’ampleur nationale voire européenne. Ces acteurs constituent donc les leviers de développement territorial du vignoble.

 


Bibliographie

 

 

Grégoire BERCHE
Agrégé et docteur en géographie, professeur d’histoire-géographie au collège Clemenceau de Mantes-La-Jolie et professeur en CPGE littéraire au lycée Saint-Exupéry de Mantes-La-Jolie.

Mise en web : Jean-Benoît Bouron

 

Pour citer cet article :

Grégoire Berche, « Les campagnes viticoles du Jurançonnais : dynamiques des vignerons indépendants au sein d’un système productif en recomposition », Géoconfluences, juin 2018.
URL : http://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-regionaux/france-espaces-ruraux-periurbains/corpus-documentaires/vignoble-juranconnais

 

 
Pour citer cet article :  

Grégoire Berche, « Les campagnes viticoles du Jurançonnais : dynamiques des vignerons indépendants au sein d’un système productif en recomposition », Géoconfluences, juin 2018.
http://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-thematiques/le-vin-entre-societes-marches-et-territoires/articles-scientifiques/vignoble-juranconnais