Que nous apprennent les initiatives écotouristiques en Afrique australe ? Leçons d’expériences croisées en Afrique du Sud et au Mozambique
avec la contribution de :
Paul Arnould, professeur émérite - Université de Lyon, ENS de Lyon
Bibliographie | citer cet article
À 700 km au nord de Maputo dans la région d'Inhambane au Mozambique, un groupe d'îles très prisées des touristes s'étend à quarante kilomètres du liseré côtier : l'archipel de Bazaruto. C'était jadis une péninsule qui a été séparée du continent (soit de l'actuelle Cabo Sebastiáo Peninsula) il y a environ 7 000 ans, à la suite du relèvement du niveau marin (Dutton & Zolho, 1990). Depuis 1971, classée Parc national marin (Bazaruto Archipelago National Park / BANP), du fait de sa biodiversité [2] et d'espèces marines menacées, la forme actuelle de l'aire protégée a été fixée en 2001. Elle est à présent adossée au Fonds mondial pour la nature (World Wildlife Fund / WWF). Depuis la décennie 1990, le gouvernement mozambicain a opté pour une politique néo-libérale [3] axée sur les investissements étrangers (Folio, 2008). Dans ce contexte, cette zone a été déclarée aire touristique prioritaire en ciblant un tourisme haut de gamme. Afin de résoudre l'équation, à la fois écologique et économique, le tourisme durable et son créneau écotouristique ont été institués, à la fois par les organisations environnementales et par l'État central, en y associant les communautés de pêcheurs. L'objectif est d'unir conservation et viabilité par un caractère sélectif en terme de clientèle (Mahumane, 2001).
Le Parc naturel de Hluhluwe-Imfolozi (Hluhluwe-Imfolozi Park / HIP) se situe dans la contrée du Zululand (province du KwaZulu-Natal) au nord-est de l'Afrique du Sud. Le HIP est l'une des plus vieilles réserves de chasse d'Afrique australe. Le Parc faunique affiche une politique écotouristique ambitieuse, il est le cadre d'initiatives, parfois pionnières, dans les domaines de la protection environnementale, de l'exploitation touristique et de l'association avec les villageois. Ce dernier aspect est important dans un pays où le contentieux relatif aux espaces protégés est une réalité historique. La politique d'apartheid avait réalisé un véritable zonage au sein des aires à biodiversité (Guyot, 2004, 2006) : un de ses legs en est une situation spatiale toujours compartimentée. Or, la participation des communautés riveraines légitime à présent une politique provinciale axée sur la conservation, à des fins touristiques et récréatives (Christie, Crompton, 2001).
Pris ensemble, ces deux sites sont révélateurs des enjeux organisés autour de la durabilité touristique au sein d'espaces en développement, ici d'Afrique australe. Au delà de contextes spécifiques, notre but est d'évaluer et de comparer la pertinence de ces expériences et en particulier leur versant "social", souvent minoré. Nous adoptons une posture volontairement critique à l'encontre de l'écotourisme international [4] en mettant à l'épreuve ce concept, afin de voir s'il y a matière à le nuancer, en soulignant notamment la complexité de la question selon le niveau d'échelle et le contexte donné [5].
1. Parc naturel de Hluhluwe-Imfolozi (HIP) et Parc national marin de l'archipel Bazaruto (BANP) : état des lieux
Avec 96 000 hectares, Hluhluwe-Imfolozi est la plus grande et l'une des plus anciennes surfaces protégées d'Afrique du Sud (carte infra). Sa végétation est variée, comprenant des collines boisées entre autres par le Tamboti et la Marula (deux espèces d'arbres exotiques du Zululand), des forêts humides, denses ou à feuilles caduques, le bush et les savanes (de type acacia bush) … Le statut de protection dont l'espace a bénéficié depuis la fin du XIXe siècle a permis la sauvegarde d'une telle biodiversité. C'est après la guerre anglo-zouloue (1879), que les autorités coloniales ont mis en défens cette aire. Les Hluhluwe Valley Reserve et Umfolozi Junction Reserve deviennent des sanctuaires de chasse d'animaux sauvages en 1895. Ce premier élan conservationniste est motivé par la diminution du stock d'animaux tout en considérant que les peuples autochtones ne peuvent s'approprier ces sites grandioses. Alors qu'au départ, l'administration du Natal tolère la présence communautaire dans l'enceinte des réserves, elle l'exclut dans les années 1930. En 1947, le Natal Parks Board (NPB) supplante le National Parks Board en tant qu'organisme responsable du Parc, ce qui marque l'ancrage d'une identité régionale.
Du NPB, l'histoire officielle va retenir l'expertise dans la protection écologique et l'amorce touristique, même s'il faut aussi lui reconnaître l'incarnation d'une pensée conservationniste coloniale anglo-saxonne, visible dans ses rapports "différenciés" à la biodiversité et aux populations alentours (EKZNW, Celebrates 10 Years of Democracy, 2004). Des cottages attirent en effet les visiteurs à Hluhluwe dés 1935, tandis que les premières huttes sont ouvertes au camp Mpila en 1952 à Imfolozi. Depuis 2000, le "grand" HIP est géré par le Ezemvelo KZN Wildlife (EKZNW), organisme en charge des 110 espaces protégés de la province réunifiée du KwaZulu-Natal. Responsable devant la législation provinciale et le ministère de l'Environnement, la structure, au toponyme anglais et zoulou (et à l'effigie du rhinocéros et du bouclier zulu), est née de la difficile fusion du Natal Parks Board et du Kwazulu Bureau of Natural Ressources. Apparu sous l'apartheid, ce dernier fut un organisme proche des milieux traditionnels zoulous très politisé. On lui attribue toutefois les balbutiements provinciaux d'une politique de "considération" et de redistribution locale (EKZNW, Celebrates 10 Years of Democracy, 2004). |
La réserve faunique du HIP, refuge des populations de rhinocéros au nord KwaZulu-NatalCliché : Fabrice Folio, 2009 Le Parc compte approximativement 370 rhinocéros noirs (Diceros bicornis minor) et 1 600 rhinocéros blancs (Ceratotherium simum simum). |
1 200 espèces de plantes sont aujourd'hui recensées au HIP. Le Parc abrite également 84 espèces de mammifères et 350 espèces d'oiseaux. Au total, il compte plus de 60 000 individus (Charlton Perkins, 2002). Le HIP est par ailleurs un sanctuaire pour les rhinocéros, toujours menacés en Afrique (photographie ci-dessus et carte ci-dessous à gauche). Le Parc détient respectivement 19% et 17% du stock mondial de rhinocéros blancs et noirs. Il se permet d'approvisionner d'autres réserves naturelles [6]. Les "grands" de la brousse sud-africaine, connus sous le nom de Big Fives – lion, éléphant, rhinocéros, buffle et léopard soit, dans l'histoire, les animaux les plus difficiles à chasser – sont ici présents et étroitement surveillés (baguage, puce électronique…).
Parc naturel de Hluhluwe-Imfolozi (HIP) et Parc national marin de l'archipel Bazaruto (BANP) : localisations
D'une superficie de 1 430 km², l'archipel de Bazaruto est l'un des joyaux naturels du Mozambique. Ses cinq îles, ourlées de dunes végétalisées, sont baignées par des eaux chaudes où se mêlent des tons de bleu et de vert émeraude (carte ci-dessus à droite et photographie ci-dessous). L'isolement de l'archipel du continent, durant les périodes de variation du niveau marin, a contribué en partie à la sauvegarde de cette biodiversité. La protection officielle a ensuite pris le relais. Le Bazaruto Archipelago National Park (BANP) a été classé Parc National marin en 1971. Son administration effective n'a pris effet qu'en 1989 du fait de la guerre civile. Le but initial du Parc est alors de protéger les espèces en danger de dugongs (Dugong dugon, mammifère marin de l'ordre des siréniens) et de tortues marines.
Le WWF Afrique du Sud apporte son support, de concert avec Endangered Wildlife Trust (EWT), une ONG locale. Sur le plan national, au terme des élections démocratiques de 1994, le tournant néo-libéral est amorcé. L'autorité pour les espaces protégés est transférée du ministère de l'Agriculture à celui du Tourisme (MITUR) nouvellement créé et qui s'ouvre aux grands programmes internationaux. Deux volets voient le jour. En 1998, WWF Suisse finance le Parc à travers le Multiple Ressource Use Project (MRUP). Un Plan de gestion, approuvé pour la période 2002-2006 (reconduit, il court jusqu'à 2012), comporte des directives en matière d'environnement, d'aménagement du bâti, notamment touristique, et de maîtrise des ressources (pêche, agriculture). Un second projet de développement suit, il est soumis aux bailleurs de fonds internationaux, le Bazaruto Community Based Natural Ressource Management (CBNRM), pour la période 2003-2007. Financé par le WWF Norvège et l'Agence norvégienne de développement et de coopération (NORAD), sa finalité est l'amélioration du bien-être des populations rurales via des mécanismes de durabilité. Après les aspirations écologiques, les considérations sociales font donc leur apparition. |
Bazaruto archipelago, territoire insulaire sauvageCliché : Fabrice Folio, 2009 Ci-contre l'île de Benguerra. Au premier plan, la plage qui prolonge le Marlin Lodge, au second plan les embarcations des pêcheurs locaux. |
Les îles de Bazaruto sont emblématiques tout à la fois de la richesse et de la fragilité des aires marines mozambicaines : ils s'agit de l'un des "points chauds" (hot spot [7]) mondiaux (Coastal Forests of Eastern Africa). Leur écosystème recouvre un large éventail d'espèces floristiques et faunistiques. Le plus notable est le paysage des dunes de sable, immédiatement visibles, précédant casuarinas, palmiers et anacardiers. Mais on recense aussi des aires de mangrove, des beachrocks ((ou grès de plage) exondés et, dans l'intérieur des terres, des espaces forestiers d'acacias. Les fonds marins récifaux font le bonheur des plongeurs, en particulier le site de Two Miles Reef. L'espèce rare du dugong, à l'effectif viable en Afrique de l'est, apprécie, côté ouest, ses franges herbeuses à l'intérieur des baies (Dutton, 2004) [8]. En bordure du profond canal mozambicain, la zone accueille par ailleurs des marlins, espadons ainsi que des bancs de poissons d'eau chaude (Dorado et Kingfish).
2. HIP et Bazaruto : des politiques écologiques et économiques ambitieuses
Les deux espaces à l'étude ont développé une politique de conservation, mêlant préservation écologique et ouverture à un tourisme national et international.
Le HIP peut être considéré comme une réserve "exploitée" à l'inverse des réserves "de papier" (ou à "fort niveau de dérélictions") ou encore des réserves "saturées" (soit surexploitées touristiquement comme le Masaï Mara) d'Afrique orientale anglophone (Calas, 2003). Un quota de véhicules est en vigueur lors des pics de fréquentation touristique en haute saison (mois de décembre, janvier et juillet). De surcroît, à l'intérieur de la section sud d'Imfolozi, 30 000 hectares de terres ont été laissés vierges de tout aménagement. Les voitures ne peuvent parcourir cet espace où le Parc propose des randonnées guidées, à pied ou à cheval (12 à 15 km), en petits groupes. Apparu à la fin des années 1950, ce concept, pionnier en Afrique du Sud, a depuis été apprécié par plus de 100 000 personnes. Sur place, il a aussi été tenté d'intégrer les logements touristiques dans le paysage. De taille modérée, ils sont construits avec des matériaux naturels tels que le bois et le chaume (modèle de l'ecolodge) ; l'architecture, en rondavels ou huttes, s'est elle "autochtonisée". Enfin, dans le cadre de relations de bon voisinage avec les aires riveraines, des programmes de sensibilisation à la biodiversité ont été créés (tel le Schools biodiversity education programme). L'objectif du Ezemvelo KZN Wildlife est de protéger l'environnement d'une sur-fréquentation, tout en sensibilisant à une utilisation durable de cet héritage. La réflexion, à ce niveau, peut s'articuler sur le caractère interventionniste de la protection de ce milieu présenté comme primitif (délimitation du périmètre, contrôle de la flore quant aux espèces invasives, de la faune en termes sanitaire et de gestion du stock…). Le Parc fonctionne en effet comme un modèle réduit, borné et contrôlé en territoire sauvage d'origine (Carron, 2005).
L'activité touristique accompagne de nos jours la préservation selon l'affirmation que cette stratégie est préférable aux interdictions de visiteurs : le touriste, payeur, soutient en partie la conservation (Lubbe, 2003). La fréquentation touristique du HIP tend vers les 450 000 visiteurs à l'année (EKZNW). Le HIP doit sa renommée à sa situation dans cette région sauvage et historique qui compose le cœur du pays zoulou. Les visiteurs privilégiant – pour des raisons de budget – les réserves publiques dotées des Big Fives, à l'inverse des réserves privées mais onéreuses telles que Phinda ou publiques mais moins bien fournies comme uMkuze, vont ainsi avoir tendance à le visiter.
Approcher l'Afrique des grands espaces
Afflux de visiteurs à Hluhluwe Gate, l'une des trois portes d'entrée du ParcCliché : Fabrice Folio, 2009 Les touristes arrivant par bus prennent place dans les 4X4 conduits ensuite par des rangers |
Safari tour "autonome" motorisé dans la section de HluhluweCliché : Fabrice Folio, 2009 L'observation par les touristes s'accompagne d'une certaine excitation retenue et du ballet des appareils technologiques nomades |
Il est possible d'explorer la quasi totalité du parc animalier. L'activité d'observation (game viewing), le plus souvent motorisée sur de bonnes pistes, est appréciée des touristes (photographies ci-dessus). Depuis novembre 2003, les visiteurs du HIP s'acquittent d'une "taxe de conservation prélevée sur les droits d'entrée". Elle s'élève à 80 rands – moitié moins pour les visiteurs sud-africains et membres de la Southern African Development Community (SADC) – par personne et par jour (environ 7,5 euros). Ceux qui ont choisi d'être hébergés dans la réserve sont dispensés des droits d'entrée. En termes d'hébergement local, on oscille sur place entre les aires de safari-camping (tels Mpila) et les luxueux lodges –, Muntulu, Gqoyeni, sans oublier les camps rustiques installés dans le bush (Sontuli). Le HIP propose ainsi des produits adaptés à diverses clientèles.
Au total, sans atteindre le niveau d'autres réserves d'Afrique du Sud, le HIP se positionne bien au plan national. Inside Africa tours le classe ainsi parmi les dix meilleures réserves animalières du pays, en compagnie du Kruger Park, du Kgalagadi Transfrontier Park, du Sabi Sands Game Reserve ou encore du Pilanesberg Game Reserve. Le Parc dégage des excédents (The Mercury, 2003). Ses revenus annuels s'élevaient à environ 30 millions de rands (2,8 millions d'euros) et ses dépenses à 17 millions (1,6 millions d'euros) en 2003. Toutefois, du côté de l'équipe du Parc, on soutient que la chance du HIP est de dégager des recettes supplémentaires : en plus des subventions gouvernementales et des dépenses des visiteurs, ce sont les mises en vente du surplus d'animaux à des Parcs qui en sont dépourvus ou à des réserves privées, qui lui assurent chaque année des devises substantielles, la chasse étant maintenant bannie : le HIP s'octroie, lors de ses ventes aux enchères animalières (Game Auctions) tenues au Sibaya Casino à Durban/eThekwini, plus de 10 millions de rands ; ses techniques de capture d'animaux (organisées autour d'un musée à Imfolozi, le Centenary Capture Centre) ont même été érigées en modèle. Au total, l'hébergement (49%) et la vente d'animaux (28%) occupent les premiers postes de revenus annuels.
Le Parc de Bazaruto fait pareillement état de succès, d'abord écologiques. Parmi ceux-ci on peut citer une protection renforcée des deux espèces phares, les dugongs et les tortues (Provancha, Stolen, 2008), des zones de pêche laissées en repos ou un moindre usage des filets dérivants par les populations locales, auxquels s'ajoute l'adoption de quotas de pêche. Inspiré de l'expérience namibienne, le projet Management Oriented Monitoring System (MOMS, 2005) met à contribution acteurs communautaires et hôteliers dans le recensement des ressources. La politique écologique du Parc reste toutefois fragile. Des décisions prises par les opérateurs touristiques mettent parfois à mal la capacité de charge (voir cette notion dans le glossaire) de l'archipel [9]. Les griefs ne sont pas tous dirigés à leur encontre : les activités communautaires ne sont pas toujours réglementées (pêche, brûlis…) et les destructions du corail par les visiteurs journaliers sont une réalité. Du côté des résidents, si l'on conçoit que la gestion écologique de l'archipel est une bonne initiative et que le tourisme peut impulser un essor local, on objecte que, paradoxalement, il faut aujourd'hui pêcher plus loin dans des eaux moins poissonneuses, ce qui a plus à voir avec la pêche industrielle au large qu'avec l'activité dans le Parc même.
L'archipel de Bazaruto a été identifié par l'État mozambicain comme zone prioritaire de développement touristique. Sur place, le choix s'est porté sur une spécialisation dans le haut de gamme (Muatxiwa, Ernesto, 2007). Elle vise à attirer des structures aux capitaux internationaux. L'essor hôtelier date de la moitié de la décennie 1990, même si quelques hôtels fonctionnaient déjà sous la période socialiste [voir note 3]. On en recense actuellement cinq sur les îles, de quatre à cinq étoiles (avec une base minimale de 400 USD la nuitée) et disposant en général de leur piste d'atterrissage. Positionnés autour du credo sea, sun, sand, ils se placent sur des niches spécifiques : l'accueil des jeunes mariés et la pêche sportive. Dans le détail, on dénombre l'émirati Rani Resorts' Indigo Bay et le portugais Pestana's Bazaruto Lodge sur Bazaruto, Marlin Lodge (aux propriétaires sud-africains, photographie ci-dessous à gauche), Benguerra Lodge (zimbabwéens) et Azurra, issu d'un partenariat entre un insulaire et des promoteurs britanniques, sur Benguerra. Le gouvernement désire s'en tenir à un nombre restreint d'ecolodges, sur la base d'une politique à faible impact. Un essor élitiste, à la "seychelloise", conduit chaque année plus de 6 400 touristes, plutôt fortunés, à résider sur les îles. Les visiteurs africains proviennent en majorité d'Afrique du Sud et du Zimbabwe, les ultra-marins étant des ressortissants européens et américains. Toutefois, ce chiffre ne prend pas en compte autant de visiteurs accostant sur les îles depuis Vilanculos, via les tours organisés à la journée au sein desquels, il faut noter une plus grande diversité de nationalités et de catégories sociales, incluant des Mozambicains. Les visiteurs peuvent en effet accéder aux plages par bateaux rapides ou par le biais de croisières en dhow (photographie ci-dessous à droite). Pour tous, les îles constituent des "confins de loisirs" ou pleasure periphery (Turner & Ash, 1976).
Le mythe de Robinson : débarquer sur une île "déserte" africaine
Lodges touristiques : île de Benguerra à BazarutoChaque logement est privatif et bénéficie d'une terrasse puis d'une portion de plage. Les matériaux de construction participent au charme rustique bien que spacieux. |
Dhow safari sur l'île de MagaruqueLes tours à la journée partent de Vilanculos sur la côte et offrent la croisière, le déjeuner et les activités marines. Clichés : Fabrice Folio, 2009 |
Localement, les recettes se répartissent entre les hôtels (via les séjours pré-payés), l'État par le biais des taxes (taxe communautaire, taxe sur la détention de véhicules, sur la plongée sous-marine ou encore – legs socialiste – sur l'occupation du foncier…) et les fournisseurs, lesquels sont surtout basés à Vilanculos voire à Maputo. Outil phare de la politique écotouristique du BANP, une "taxe communautaire et de conservation" a été mise en place à l'orée des années 2000. Soumise aux visiteurs pénétrant dans le périmètre du Parc et d'un montant forfaitaire de 10 USD, elle est collectée par les lodges auprès des touristes-résidents. Depuis 2003, la législation stipule que 20% des taxes touristiques sont alloués aux associations, les 80% restant devant remplir les caisses du ministère du Tourisme (soit l'État), avant rétribution au Parc. Toutefois, ce sont bien les sections du WWF qui demeurent les principaux bailleurs du BANP, lequel en dépit des taxes – on le verra appliquées de façon partielle – ne parvient pas à être financièrement autonome.
3. Le volet social passé au crible : association ou participation ?
Élément trop souvent minoré du tryptique de la durabilité (soit son versant social), les répercussions écotouristiques du HIP et du BANP sur les populations riveraines sont à présent à examiner de près. Elles recouvrent effectivement une capacité de développement mais aussi de "réconciliation" au sein d'États émergents ou en développement.
Au sein des deux espaces, il existe une population autochtone, interne ou adjacente. À Bazaruto (photographie ci-dessous à droite) les îles accueillent un peuplement d'environ 3 500 personnes vivant de la pêche traditionnelle et réparties parmi sept communautés (Ramsay, 1995) : on en compte trois à Bazaruto et à Benguera ainsi qu'un petit groupe d'environ 200 individus à Magaruque. La grande majorité des insulaires appartiennent au groupe ethnique bantou Tsonga. Ils parlent un dialecte spécifique, le Xitsonga, qui diffère de la langue Xitsua présente sur la côte. De la même manière, l'espace entourant le HIP est constitué de villages bantouphones zoulous Nguni plus ou moins structurés et d'un habitat assez diffus. Il mêle hutte traditionnelle et bâti en dur, où règne la propriété collective (photographie ci-dessous à gauche, à l'arrière-plan). Au total, on compte dix autorités tribales bordières dirigées par un chef coutumier, l'inKhosi, et plus de 700 000 personnes vivraient dans un rayon de 15 km aux alentours du Parc faunique.
Zulu et Tsonga : population semi-villageoise interne/riveraine
Populations rurales zouloues aux abords du HIPIdentifiable à l'arrière-plan à droite, l'habitat traditionnel en forme conique reste une réalité |
Communautés locales à BazarutoLes villages sont liés à des camps de pêche immédiatement situés à l'arrière du trait de côte. Clichés : Fabrice Folio, 2009 |
Le HIP est tout d'abord un employeur dans la région du Zululand : 268 postes sont subventionnés par l'État dont 136 associés au secteur touristique. Les engagements pris par le EKZNW favorisent le recrutement local. Dans le cas du HillTop camp à Hluhluwe, 91% des employés résident dans la région. Par le biais des salaires, le HIP contribuerait à hauteur de 7,5 millions de rand (0,7 millions d'euros) dans l'économie environnante. De surcroît, dans le cadre du Hluhluwe-Imfolozi Park Community Conservation Programme, qui associe les autorités traditionnelles à la conservation, un Park Neighbour Partnership Programme a été institué en 1992. Son but est d'encourager le développement local dans une logique d'échange de "bons services" (cf. encart infra, pour quelques-unes des initiatives établies).
La coopération entre Parc et Communauté au HIPÀ un kilomètre avant l'entrée de Hluhluwe, un jardin potager, Zizamela, est tenu par des villageois en vue de la consommation locale ; les surplus sont vendus aux restaurants des camps situés dans les réserves. À l'intérieur du Parc, se trouvent aussi les Vulamehlo et Vukuzame Craft Centers (photographie ci-contre) : ils proposent aux touristes un assortiment hétéroclite d'artisanat local. Le HIP se veut par ailleurs utile dans la mise à disposition de ressources servant à la production d'énergie, à l'habitat ou à la médecine traditionnelle (Muthi). Les populations accèdent gratuitement et sous contrôle à certaines sections de la réserve. Elles peuvent se servir en surplus de ressources produites par le milieu, en prélevant du bois pour le feu, des roseaux ou du chaume. Cet accès est utile à tous puisqu'il contribue au contrôle de l'empiètement du bush tout en répondant aux besoins des populations locales. Enfin, des opérations ponctuelles d'éradication manuelles de pestes végétales (comme la Chromolaena odorata qui met en péril l'habitat des rhinocéros) impliquent en priorité les sans-emplois de la région (photographie ci-contre). |
Association communautaire des politiques de conservation localesClichés : Fabrice Folio, 2009
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Dépassant une vision traditionnelle pour le moins "associative", le EKZNW souhaite dorénavant l’établissement d’une relation dynamique avec les communautés rurales. L’objectif recherché est de transformer les attitudes neutres voire négatives du passé en comportements mutuellement bénéfiques. La "participation" communautaire fait partie intégrante des politiques de l’organisme en raison des niveaux de pauvreté (calculé sur une base de 322 rands par mois par individu, soit environ 30 euros) : il est de 54,3% pour la province contre 49,8% pour l’Afrique du Sud (Provide, 2005). C’est dans cet esprit que, depuis 1998, chaque visiteur se voit ponctionner un tiers de son droit d’entrée. L’argent, accumulé dans un fonds (community trust), sert à développer des projets communautaires environnants. Les déboursements sont effectués au travers des Local Boards. Ces conseils locaux tentent, depuis 1997, de réunir acteurs du Parc, chefs coutumiers, agriculteurs et organes touristiques et de commerces nommés par la province. Les forums de discussion permettent de détailler les options de partage de la taxe avec les chefs traditionnels.
À Bazaruto existent également des apports socio-économiques liés à la conservation. S’il est possible d’avancer que des améliorations des conditions socio-économiques locales sont apparues depuis l’établissement du BANP, les initiatives, localisées et hétérogènes (cf. ci-dessous), sont aussi mises en avant par les hôtels dans leur opération de communication.
La coopération entre Parc et Communauté au BazarutoCliché : Fabrice Folio, 2009 Au premier plan, des pêcheurs à la senne, en arrière plan, des dhows, embarcations traditionnelles. |
Les réalisations sur le terrain incluent la création d'écoles primaires et l'ouverture de classes, l'établissement d'un centre communautaire (par Rani Resort) et d'un poste de santé à Bazaruto. En plus des programmes de prévention contre la malaria ou le sida, un marché communautaire fourni l'hôtel Indigo Bay en produits frais (une démarche proche du Project garden sur l'île de Benguerra, où le surplus de provisions, après consommation vivrière, est vendu aux hôtels). En matière de coopération locale, les pêcheurs à la senne (photographie ci-contre) marchandent une partie de leur stock aux restaurants des lodges, tandis que des programmes d'échange (accès gratuit à des produits de base contre réfection de la route de l'aéroport à Benguerra par exemple…) ont été instaurés. Les hôtels affirment par ailleurs associer les insulaires à l'industrie touristique : les embarcations traditionnelles (photographie ci-contre, arrière plan) sont sollicitées par les établissements hôteliers pour le transport de marchandises et plus rarement en vue des croisières. Enfin, les locaux bénéficient ponctuellement du transport motorisé vers la côte. |
En vertu du projet CBNRM, des "organisations communautaires" ont été créées pour rapprocher le Parc, le secteur privé et les insulaires. Dans un souci de gestion commune et d'utilisation soutenable des ressources, elles ont pris une forme associative. Autour d'une confiance dans les vertus de la communauté (Tisdell, 2002), elles constituent des entités légales aux membres élus. Représentant les intérêts des résidents, en liaison avec le BANP et les hôtels, elles se nomment Thomba Yehu à Bazaruto et Kanhi Kwedhu à Benguerra.
Sur le papier donc, les deux sites ont la volonté de renforcer la participation communautaire. Mais celle-ci se concrétise-t-elle réellement ou ne finit-elle pas par s'étioler jusqu'à ne plus conserver qu'un versant redistributif ? Deux exemples contraires peuvent en témoigner.
En 1999, au HIP, on demanda aux chefs d'identifier des projets à réaliser autour de la réserve. Les amaKhosi décidèrent d'investir 730 737 rands de la taxe communautaire dans la création commune d'un hébergement touristique situé à l'intérieur du Parc (Nswelweni bush lodge). Cela a marqué un temps fort de la conservation naturelle nationale. La démarche équivaut à un changement de pensée des populations locales : d'une part, elles reconnaissent les bénéfices – à moyen et à long terme – suscités par le secteur touristique en termes d'emplois et de recettes ; d'autre part, l'initiative insuffle une nouvelle confiance à l'endroit de la protection naturelle et légitime l'utilisation de terres à de telles fins. On soulignera il est vrai que c'est bien la logique marchande de la conservation qui l'emporte in fine, ces initiatives participatives se tournant résolument vers le domaine économique (Rodary, 1998).
À Bazaruto, par contre, les mécanismes de redistribution locale des sommes prélevées sur les touristes ne sont pas clairement établis. Aussi, une réduction de ces fonds a pris effet depuis le milieu des années 2000. Le transfert des taxes est donc effectué de façon inégale. Certains hôtels, devant le flou de leur utilisation et surtout du fait qu'en vertu de la loi une grande partie de l'argent parte d'abord vers les caisses de l'État, ont fait le choix de ne plus les distribuer. Finalement, le manque de coordination entre les acteurs institutionnels et privés (le Parc et l'État, les hôtels entre eux et avec le Parc) est indéniable (Cunliffe & all, 2005). Il ressort que c'est le faible support financier et opérationnel dont est dotée l'Administration du Parc qui ne faciliterait pas sa tache. Même les associations locales, dressées en modèle de démocratie participative, peinent à être efficientes : initialement gérées par les hôtels, elles sont maintenant autonomes mais leurs représentants souffrent d'un manque de formation dans le domaine de la gouvernance et ne parviennent pas toujours à faire appliquer les décisions.
Au final, il ressort que le HIP en Afrique du Sud semble davantage s'inscrire, par son fonctionnement, dans une véritable logique écotouristique que Bazaruto au Mozambique : enjeu de sensibilisation à l'environnement à l'œuvre, contrôle de la capacité de charge, amorce de participation communautaire. Le Parc faunique touche également un public plus large. Pourtant, il faut aller plus loin que ce constat empirique, en soulevant quelques réflexions de fond.
4. Pistes de réflexion sur un phénomène parfois ambigu, toujours complexe
En premier lieu, les répercussions sociales de la conservation ne sont pas évidentes à dénouer. Il est indéniable qu'elles sont disparates et creusent les différenciations locales, bien qu'elles ne justifient pas non plus complètement la somme des contrastes internes.
Ainsi au HIP, les possibilités d'emplois dans le Parc sont plutôt réduites avec des salaires modestes et/ou saisonniers (430 rands mensuels en moyenne ou 40 euros). En raison d'une faible qualification, les emplois proposés sont généralement associés à l'assistance générale (femmes de chambre, agents d'entretien…). Surtout, on constate que les défis socio-économiques environnants restent immenses. Doit-on s'en étonner ? La pauvreté locale a des causes anciennes et profondes.
Les communautés proches ne sont pas équivalentes dans leur importance : les villages comportent ainsi des niveaux d'équipements et d'infrastructures différents. Sans surprise, cela résulte avant tout de motifs externes : évolution historique différenciée des communautés par rapport à leur plus ou moins forte proximité d'axes routiers fréquentés telle que la N2 ou de localités (Mtubatuba, Hluhluwe), qui sont de petits centres régionaux. Mais en tout état de cause, le caractère homogénéisant de la présence du Parc sur les communautés attenantes doit être relativisé et l'écotourisme ne peut pas tout [10]. Il y a une inégalité de l'effet d'aubaine à se situer à proximité d'un espace tel que le HIP. Ces autorités tribales, à forte structure hiérarchique, sont aussi plus ou moins proches du Parc et ont des effectifs de population inégaux. Les initiatives, quand elles sont menées (jardin communautaire, boutiques d'artisanat…) ont ainsi des effets mais favorisant certaines personnes appartenant à l'une ou l'autre des dix autorités tribales. Quant au lodge touristique dont la construction a été décidée en commun entre les chefs (photographie ci-contre), il conviendra de mesurer finement les individus directement concernés et la ventilation des recettes. |
De l'association à la participation (HIP) : le Nswelweni bush lodgeCliché : Fabrice Folio, 2009 Première structure touristique "communautaire", il offrira des prestations de gamme moyenne à supérieur. |
À Bazaruto, les emplois au sein de l'industrie touristique insulaire ne sont, ici aussi, guère des postes à responsabilité (agent d'entretien, guardas, skipper). De plus, ils touchent une part seulement des résidents : 17% des insulaires selon le WWF (2005). Si l'on inclut les pêcheurs, les gardes, les vendeurs d'huîtres/crabes, les loueurs de bateaux et les vendeurs de souvenirs, ce sont 25% des insulaires qui profiteraient de la présence des opérateurs touristiques sur les îles (Engdahl, Bjerner et Enosse, 2001). Mais certains individus finissent tout de même par se distinguer du "groupe", en dehors des leaders communautaires. Ils occupent une nouvelle position sociale ou ils ont vu leur influence grandir, en tant que membres votants d'une des associations ou ex-travailleurs des hôtels ayant depuis ouvert de petits commerces (banca).
Dans le même temps, nombre de travailleurs mozambicains dans les hôtels (Matsua) sont en fait originaires du continent. Résidant temporairement sur place, ils sont assez bien intégrés : ils contribuent en effet à l'économie locale en vendant des produits de consommation, issus de la côte, ou en achetant ici des poissons. S'agissant enfin de l'écotaxe, les mécanismes de sa répartition, nous l'avons dit, sont loin d'être transparents. Pourtant, des apports concrets restent visibles sur le terrain : livres et uniformes scolaires, commerce en dur, (photographie ci-contre). Il s'avère que certaines d'entre elles émanent en réalité de donations de la part des touristes durant leur séjour. Ces dernières ne sont pas négligeables et elles sont un complément aux revenus de la vitrine écotouristique. Bien que n'imposant pas uniformément les touristes et ne s'inscrivant pas dans un cadre réglementé, ces dons traduisent un transfert de richesse du "Nord" vers le "Sud". Cela étant, pour nuancer, ils instaurent des disparités entre les communautés (celles plus proches des hôtels sont plus avantagées…) tout en discréditant les autorités du Parc en les écartant des processus de répartition. De même, peut-on se demander s'ils ne confinent pas à un certain esprit compassionnel voire caritatif ? |
De l'association à la "rétribution" (Bazaruto)Cliché : Fabrice Folio, 2009 Le petit commerce d'alimentation générale visible à l'arrière-plan a vu le jour à l'initiative de donations de la part des touristes. |
Un second sujet de débat porte sur la nature même de la préservation écologique et des interactions qu'elle suscite avec les espaces et peuples environnants.
Au HIP, la création de réserves naturelles s'est opérée dans un écosystème anthropisé. Or, il nous est à présent proposé une "Afrique naturelle" quasi figée, dépourvue d'hommes. Ainsi un modèle européanocentré de la nature s'est gravé dans les consciences. À l'heure actuelle, une approche conservationniste, dans l'air du temps, promeut une stratégie (éco)touristique soucieuse d'accompagner l'essor d'un pays émergent. Mais les touristes actuels, empreints d'un tel système de représentations, ne rappellent-ils pas, par certains aspects, les visiteurs britanniques du XIXe siècle (Ramutsindela, 2004) ? Une sorte de compartimentage prend forme, lorsque des visiteurs extérieurs (internationaux ou sud-africains plutôt aisés) s'approprient une enclave verte, autour de laquelle vivent des populations du Sud qu'ils aperçoivent en accédant au Parc dans une forme "d'effet tunnel écologique". L'effet en est renforcé par l'héritage de la politique d'apartheid, qui a laissé au plan spatial deux territoires réunis en 1994 : avant de pénétrer au HIP, le visiteur traverse ainsi des parcelles d'agriculture de plantation (ex-Natal blanc), avant de longer un habitat zoulou semi-dispersé (ex-bantoustan Kwazulu). Une Afrique au passé chargé lui est ainsi exposée, avant celle de la nature sauvage. Le HIP consoliderait de la sorte un certain mythe de la nature sauvage édénique, renvoyant à la "wilderness" [11], sur lequel se superposent les nouveaux enjeux de l'association communautaire [12]. Cette réalité est d'autant plus déphasée que les populations riveraines, à l'instar de toute l'Afrique du Sud, sont parties prenantes des enjeux en cours et font même parfois valoir leurs droits concernant les réclamations foncières (land claims, liés aux "déguerpissements" passés), conduisant le EKZNW a faire preuve de "pragmatisme" et de réalisme associatif/participatif à leur égard.
À Bazaruto, c'est un autre mythe que semblent cultiver les opérateurs touristiques insulaires. Les espaces côtiers mozambicains sont éminemment sauvages, spectaculaires et les îles, accessibles en avion ou en bateau seulement, ajoutent à cette dimension leur isolement. De fait, c'est à une reconstitution organisée autour de la découverte d'une île vierge, le "mythe de Robinson Crusoe" (après le "Rousseauisme" du HIP), à laquelle nous sommes conviés. La mise en scène prend la forme d'une arrivée les pieds dans l'eau, après que la navette rapide ait jeté l'ancre non loin du rivage, de lodges privatifs emmitouflés dans la végétation et de l'absence d'éléments anthropiques dans les environs immédiats des hôtels, ce qui peut induire le refoulement des communautés villageoises. Taylor (2003) a pu démontrer que des négociations existaient entre certains prestataires et des sous-sections des communautés afin de privatiser le cordon sableux devant les hôtels. En contrepartie des compensations sont accordées individuellement aux pêcheurs ou collectivement aux familles ramassant les huîtres de plage (Mapalo). Ces arrangements vont à l'encontre du souhait du Parc d'établir un système dans lequel les communautés, dans leur ensemble, bénéficieraient du tourisme. Aux inégalités entre insulaires s'ajoute donc le fait que le BANP est, une fois de plus, court-circuité des processus de décision. Ce sont les hôtels qui restent les maîtres d'œuvre.
Une véritable politique écotouristique, participative, permettrait d'atténuer cet aspect mais dans les faits elle n'existe guère [13]. Le Parc de Bazaruto a été constitué avec, au tout départ, une dimension liée à la préservation et prenant des accents paternalistes. Depuis, on tente de remédier à ce biais en collant au label de la durabilité touristique universelle. Il reste que le rôle du Parc se réduit à la mise en place des règles à respecter, ensuite à celui de guider des villageois nécessiteux [14]. En définitive, on ne peut que constater la pérennité de ce diagnostic, avec un différentiel social et sociétal à au moins trois niveaux : touristes/continentaux/insulaires. Les insulaires, confrontés à un bas niveau de qualification, à une maîtrise approximative des langues (anglaise ou portugaise) et parfois à l'absence de documents d'identité (Engdahl & all, 2001), ne souhaitent pas toujours s'investir dans l'industrie touristique : un quotidien flexible organisé autour de la pêche s'accommode mal de normes d'emplois à l'occidentale (horaires fixes, salaire mensuel et non plus journalier…, Claquin, 2008). Il ressort tout de même que, en lien avec une mobilité formatrice, les emplois touristiques sont vus comme une opportunité par les nouvelles générations, qui veulent conjurer l'immobilisme social, surtout celles liées à la mer. Pour l'heure, la discrimination hôtelière favorisant les continentaux resterait une réalité [15].
Conclusion
Pour conclure, il ressort de cette analyse deux schémas de synthèse mettant en avant ce qui fait la singularité des sites étudiés (croquis ci-dessous). À Bazaruto, la discontinuité naturelle n'empêche pas une multitude de flux s'apparentant à un esprit pionnier, proche du "front écologique" (Guyot, 2009). Une zone interrelationnelle relie les acteurs et insiste sur la coexistence de quatre types de rapport (les "4c") : la simple cohabitation (entre vacanciers et pêcheurs), la coopération (amorce associative), la contribution (donations) et les conflits d'usage (refoulement, réglementations contraignantes). Au HIP, la discontinuité est double : entre les ex-terres blanches et les terres coutumières, puis entre ces dernières et l'espace naturel. Cela induit un singulier effet tunnel écologique en terme d'accès, puisant dans l'héritage colonial et d'apartheid. Cependant, la zone interrelationnelle exprime un double volet, utilitaire mais aussi progressivement participatif.
Lignes de force et "territoires" de la conservation |
À l'échelle mondiale, les réalisations autour de la durabilité touristique restent, pour l'essentiel, du ressort de l'intention, du projet (Knafou, 2008 et 2010). Elles prennent plutôt sens à l'échelle locale, à travers quelques expériences identifiées. Aussi, ces deux sites ont pour intérêt de proposer une certaine dimension de la conservation, bien que fragile et/ou insuffisante. Ils cumulent des avantages dont peu d'autres sites bénéficient : un potentiel naturel exotique en écho à de puissants mythes ; l'héritage de la conservation en Afrique du Sud, pays à l'avant-garde des initiatives écotouristiques (comme l'Australie ou le Costa Rica) ; l'appui, pour un Mozambique démocratique "assisté", de grands acteurs environnementaux. Pourtant, ils sont aussi différents l'un de l'autre, tout en contribuant à nourrir la réflexion sur l'écotourisme.
Comme le rappellent C. Chaboud, P. Méral et D. Andrianambinina (2004), le secteur écotouristique déroule, dans son acception théorique, une rhétorique infaillible où tout le monde semble gagnant, ce que les auteurs intitulent le "modèle vertueux" [16]. Dés lors, comme le soulève bien à propos B. Sarasin (2007), il est difficile d'être contre l'écotourisme, surtout quand les organes onusiens, les organisations environnementales et toute une constellation d'ONG serinent qu'il s'agit du mode de développement le plus viable. La vision, au mieux idyllique, au pire intéressée, de l'écotourisme est depuis plusieurs années sujette à débat (Campbell, 2002, Wunder 2000, Ross et Wall, 1999). K. A. Ziffer (1989) rappelle que la conservation des écosystèmes, qui parviendrait à digérer une partie de l'énorme marché touristique tout en en faisant bénéficier les populations locales, s'apparente à une laborieuse alliance. Peut-il y avoir compatibilité entre protection patrimoniale et impératifs du marché (S. Gagnon, C. Gagnon, 2006) ? Les communautés locales ne sont-elles pas instrumentalisées pour cautionner le système ? B. Sarasin (2007) pointe du doigt l'exportation des valeurs occidentales dans les espaces restreints, parfois peu ou pas intégrés à l'économie capitaliste. Car passée l'ingérence écologique [17] , D. Barkin (2003) montre que le niveau de vie des communautés d'accueil tarde à s'améliorer. Ces arguments rejoignent ceux plus tranchés de S. Brunel (2008) pour qui les ONG vertes travaillent de concert avec les entreprises et ne remettent nullement en question les mécanismes du capitalisme. L'auteure critique, pour l'Afrique, un territoire mis sous cloche pour le bonheur de "l'occidental", épris de nature vierge. Les animaux vaudraient-ils à ce moment autant que les habitants (Veyret, 2007)?
À travers cette étude croisée, nous avançons prudemment quelques enseignements.
- Concernant l'impulsion d'une politique par les bailleurs internationaux, il s'agit d'une assertion avérée bien qu'à relativiser. C'est bien le cas pour l'archipel de Bazaruto, exemple très internationalisé et "privatisé", c'est moins le cas pour l'espace public du HIP qui s'appuie sur un savoir-faire local, dont la viabilité semble davantage recherchée que la quête de profit. Mais dans les deux exemples, la logique marchande est bien présente, ce qui n'est guère étonnant pour des économies nationales néo-libérales, insérées dans la mondialisation.
- Sur l'élitisme d'un segment écotouristique à faible empreinte et productif (Rossi, 2000), là encore le HIP relativise l'idée de site à fréquentation hyper sélective. Les visiteurs y restent en partie sud-africains, bien qu'appartenant majoritairement aux classes moyennes et supérieures. Il demeure qu'ils tranchent avec le profil-type du résident-touriste de Bazaruto, encore, qu'ici également, le profil du visiteur à la journée demeure plus large.
- Enfin, sur une participation locale à la marge pour crédibiliser le phénomène, la prudence doit être de mise. Il semble effectivement s'agir d'une priorité assez récente, légitimatrice. À Bazaruto, la participation reste mineure mais il faut éviter les généralisations : plusieurs acteurs tirent leur épingle du jeu. Au HIP, la participation est plus avancée mais amène pareillement à des différenciations, au sein de structures sociales très hiérarchiques. Les organes de discussion et la conscience/utilisation politique y sont toutefois plus vifs.
Dans les deux cas, on ne peut pas vraiment considérer que l'écotourisme soit axé sur les enjeux locaux ni que les communautés locales gardent un contrôle sur son développement et sur ses bénéfices (Fennell, 2000). Afin d'éviter que l'espace parc devienne "déterritorialisé" (Lapointe, Gagnon, 2009), les efforts d'investissement communautaire, inscrits dans un cadre de réconciliation nationale, doivent se poursuivre au HIP. À Bazaruto, ils doivent s'établir véritablement par une meilleure implication par le bas (soit au niveau de l'autorité du Parc), moins captive des intérêts nationaux et/ou privés.
Notes
[1] Fabrice Folio, maître de conférence, département de Géographie, EA 12, CREGUR, université de La Réunion.
[2] Voir, de Paul Arnould : "Biodiversité, de la confusion des chiffres et des territoires" (Géoconfluences, 2007) : https://geoconfluences.ens-lyon.fr/doc/transv/paysage/popup/ArnouldBiodivers.htm
[3] Le Mozambique a connu trois grandes phases historiques. À chaque fois, on relève la prégnance d'intérêts et/ou d'influence d'acteurs extérieurs. La période pré-coloniale et coloniale est marquée par la présence arabe en zone côtière, puis par les prazos (grands domaines) portugais, les compagnies concessionnaires privées (1891-92), les intérêts britanniques dans l'hinterland et finalement la rude colonisation salazariste. La période dite "socialiste" puis celle de la guerre civile se caractérise d'abord par un mouvement de libération d'inspiration tanzanienne, par la mise en place, après l'indépendance (1975) d'un régime socialiste dans un contexte de guerre froide, puis par l'apparition de rebelles instrumentalisés depuis l'Afrique du Sud. De 1976 à 1992 le pays va connaître l'un des conflits internes les plus meurtriers d'Afrique (900 000 morts et 5 millions de civils déplacés). Enfin, la période récente est marquée d'abord (phase transitoire) par une politique d'austérité guidée par le FMI, puis, politiquement, par la démocratie et le multipartisme (1994) adossés à une aide internationale massive et à l'arrivée d'investisseurs étrangers.
[4] L'acte de naissance de l'écotourisme date du sommet mondial de Québec en 2002. Depuis 1983 (voire dés 1976 avec le précurseur Budowski), le mexicain Ceballos-Lascurain insistait sur ce concept de voyage de découverte dans une nature préservée avec l'accent mis sur l'éducation et la sensibilité du "milieu". Passé progressivement à travers la grille de lecture de la durabilité (écologie-économie-société), il constitue un tourisme de nature (son essence première), orienté vers l'observation et l'interprétation de la nature et des caractéristiques culturelles des lieux visités, avec une fibre communautaire se renforçant (TIES, 1991). Pourtant, un regard contemporain, à la fois académique et associatif, volontairement engagé, insiste en parallèle, et particulièrement dans les pays du Sud, sur des expériences qui traduisent souvent une logique d'isolats pour tourisme de luxe. On a pu parler de contrôle territorial élitiste sur des espaces naturels et protégés (Depraz, Héritier, 2009).
[5] Cette étude reprend en les combinant des passages de deux articles parus sur le sujet : Folio F., Derroisne, A., 2010, "Écotourisme et Parcs naturels : innovations et contradictions sud-africaines, le cas de HIP (Hluhluwe-Imfolozi Park) ", EchoGéo, numéro 13 http://echogeo.revues.org/11769 et Folio, F., 2010, "Enjeux et réalité de l'activité écotouristique au Mozambique : le cas de l'archipel de Bazaruto" in Taglioni, F. (ed), Insularité et Développement Durable, IRD.
[6] En 1962 "l'opération Rhino" fut lancée pour le sauvetage et la propagation de l'espèce. Une centaine de spécimens de rhinocéros blanc fut capturée et dispersée dans les réserves et les zoos du monde entier.
[7] Le concept des "points chauds" (hot spots) de biodiversité a été développé à partir de 1988 à l'université d'Oxford par l'équipe de Norman Myers, chercheur spécialisé dans les rapports entre l'écologie et l'économie dont les travaux ont fait l'objet d'une publication dans la revue scientifique Nature le 24 février 2000. Il considérait que 44% des espèces de plantes et 35% des espèces de vertébrés terrestres de la planète étaient confinés sur 1,4% de la surface des continents. Il a ainsi identifié 25 sites, plus ou moins étendus, caractérisés par une exceptionnelle concentration d'espèces endémiques et par un risque sérieux de dégradation. Ils sont majoritairement situés soit en milieu méditerranéen soit en milieu tropical, deux grands types de localisation étant privilégiés, les sites insulaires et les sites d'altitude.
Le concept a ensuite été vulgarisé et repris, sur un mode de communication en direction des bailleurs de fonds, par l'organisation américaine de protection de la nature Conservation International qui, à partir de sa propre définition, a dénombré 34 points chauds dans le monde, finalement assez mal nommés : le terme de "points" ou "spots" fait image mais il est spatialement discutable car il est parfois appliqué à des aires de vaste extension aux contours assez flous.
- Glossaire de Géoconfluences (ajouté en 2023) : point chaud de la biodiversité
[8] Le dugong est l'emblème de Bazaruto et fait partie, en compagnie des tortues marines, des requins baleines, des dauphins et des raies manta, des "big five marins" que promeut le Parc.
[9] On peut énumérer les nouveaux projets de constructions touristiques (extension d'hôtels, golf…), la présence sur les îles de véhicules motorisés (s'exonérant d'autorisations délivrées par le Parc), les constructions sur la plage, la destruction des dunes ou encore l'extension des pistes d'aéroport.
[10] En revanche, il a été avancé par nos interlocuteurs une pression démographique dans la région, causée justement par une poussée migratoire liée aux espoirs de profit dégagés par les sites du HIP et de St-Lucia.
[11] Qui suppose la nature sauvage et dont le foyer de la sensibilité, tel que l'ont détaillé F. Joliet et P Jacobs (2009), a rayonné des États-Unis où il s'est constitué à la fin du XVIIIe siècle, de concert entre philosophes (Emerson, Thoreau), forestiers et naturalistes activistes (Muir, Pinchot).
[12] À l'observation des déterminants écotouristiques on constate que l'interprétation du patrimoine culturel demeure ténue. Or, ce dernier pourrait être valorisé dans un pays comme l'Afrique du Sud (ateliers sous forme associative dans le domaine des expositions artistiques, des démonstrations des savoir-faire artisanaux, des visites guidées de sites patrimoniaux…). Évidemment, comme le rappellent F. Giraut, S. Guyot et M. Houssay-Holzschuch (2004), une valorisation de la culture locale ne doit pas prêter le flanc à une autochtonisation à outrance, digérant un conservatisme fait d'ordre social hiérarchisé. Il ne faudrait pas qu'au mythe de la brousse africaine immuable s'additionne celui du "bon sauvage" exotique…
[13] Le potentiel dans l'artisanat, dans les manifestations (par exemple musicales) ou dans la formation de guides locaux demeure sous-exploité.
[14] À la question des souhaits de collaboration avec le BANP, les insulaires identifient spontanément des ressources matérielles et des équipements absents ou défectueux sur les îles (Taylor, 2003). Les emplois liés au tourisme viennent bien après et l'idée d'un véritable partenariat avec le Parc est à peine esquissée.
[15] Précisons toutefois que certains hôtels (à Benguerra notamment) misent peu à peu sur des programmes d'alphabétisation et des études longues, hors de l'île, pour un panel de jeunes.
[16] La rentée de devises, les emplois, la construction d'infrastructures appuient la croissance économique ; la valorisation de la biodiversité, au sein d'un monde attentif aux sirènes environnementales, va dans le sens de la protection naturelle ; enfin, la redistribution des revenus – et dans sa forme la plus poussée le partenariat communautaire –, permet le développement des populations locales.
[17] L'idée d'"ingérence écologique" abordée par différents chercheurs (Rossi G., 2000 ; Sachs W., 1993 ; etc.) ouvre au débat dans ces termes : "Au nom d'une urgence décrétée sur le fondement de connaissances scientifiques prétendument maîtrisées, mais dont tous les spécialistes savent qu'elles comportent encore beaucoup de zones d'ombre et d'incertitudes, de cette vision ethnocentrée des rapports à la nature, de cette approche globale et planétaire des problèmes, l'Occident industrialisé s'attribue un "droit d'ingérence écologique". Il prétend et réussit souvent à imposer, en particulier à travers l'action des organisations internationales et les conditionnalités de l'aide au développement, des règles de conduite aux gouvernements et, directement ou à travers les administrations nationales, aux collectivités rurales des pays du Sud ... Cependant les objections les plus sérieuses sont d'ordre éthique et conceptuel. En court-circuitant les institutions centrales des États, en établissant un principe de supranationalité dans la prise de décision, en intervenant directement au niveau régional ou local, ces mécanismes imposent la prise en compte par les collectivités de la vision occidentale de la gestion de l'environnement." (Rossi, 2000).
Ainsi, les diverses stratégies de conservation dans les pays en développement, majoritairement nées des pays du Nord, court-circuitent les institutions centrales des États, établissent un principe de supranationalité dans la prise de décision en intervenant directement au niveau régional ou local. L'ingérence écologique est alors dénoncée en ce qu'elle réduit les perspectives de développement des pays émergents ou en développement. L‘afflux massif des bailleurs de fonds et des ONG occidentaux, l‘appropriation de certains territoires convertis en aire de protection de la diversité biologique par ces derniers, l‘exclusion, volontaire ou pas, des populations et des ONG locales dans l‘élaboration des projets et dans la gestion des espaces protégés seraient autant de formes de l‘ingérence écologique.
- Rossi G. - L'ingérence écologique : Environnement et développement rural du Nord au Sud, CNRS, 2000
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Fabrice Folio, maître de conférences, département de Géographie, EA 12,
CREGUR, Université de La Réunion,
avec la contribution de Paul Arnould, professeur des Universités, ENS de Lyon,
pour Géoconfluences le 10 mai 2011
Pour citer cet article :Fabrice Folio, « Que nous apprennent les initiatives écotouristiques en Afrique australe ? Leçons d’expériences croisées en Afrique du Sud et au Mozambique », Géoconfluences, mai 2011. |
Pour citer cet article :
Fabrice Folio, avec la contribution de : et Paul Arnould, « Que nous apprennent les initiatives écotouristiques en Afrique australe ? Leçons d’expériences croisées en Afrique du Sud et au Mozambique », Géoconfluences, mai 2011.
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/doc/typespace/tourisme/TourScient7.htm