(Sur)vivre dans une ville touristique : les effets socio-spatiaux du surtourisme dans le centre historique de Venise
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La croissance qu'a connue le tourisme au cours des dernières décennies a alimenté un débat de plus en plus important à propos de ses conséquences économiques et sociales. Si les débats concernant les effets négatifs du tourisme ne sont pas nouveaux (Doxey, 1975), ces critiques ont aujourd’hui pris une ampleur sans précédent. La notion de « surtourisme » a ainsi émergé pour désigner les effets négatifs produits par la fréquentation touristique de certains lieux. Traduction de l’anglais « overtourism », ce terme, inutilisé avant 2017, a connu depuis un énorme succès médiatique et est aujourd’hui couramment employé dans le débat scientifique et dans le cadre des politiques publiques (document 1).
Document 1. Les termes surtourisme et overtourism dans les recherches du moteur Google de 2010 à 2025
Géoconfluences à partir de données Google Trends, consulté en mai 2025.
Cependant, ce succès croissant s'accompagne également de nombreuses critiques, principalement en raison d’un certain flou conceptuel. Bien que plusieurs définitions aient été proposées, elles s'accordent à associer le surtourisme à une fréquentation « jugée excessive » en raison de ses conséquences sur l’environnement, les résidents et/ou l’expérience touristique [1]. Néanmoins, la nature très générale de la définition rend le concept vague et peu opérationnel. Il en résulte que le terme « surtourisme » est aujourd'hui utilisé dans des contextes très différents, pour définir des problèmes quantitativement et qualitativement variés, qui ne sont pas toujours exclusivement générés par l’activité touristique (Koens et al., 2018). À cela s’ajoute la difficulté de définir à partir de quels seuils une fréquentation est jugée excessive, et à qui revient leur définition. Ainsi, si le surtourisme « reflète davantage les limites du changement acceptable exprimées par une population de référence, celle-ci étant le plus souvent celle des habitants permanents » (Gravari-Barbas, 2021), il est à noter qu’au sein d’une même population, la vision du tourisme et de ses effets est rarement homogène. Plusieurs études montrent que, chez les résidents, l’appréciation des effets de l’activité touristique sur la qualité de la vie n’est pas uniforme, mais dépend de plusieurs facteurs, par exemple la corrélation entre leurs revenus et l'activité touristique (Uysal et al., 2016). Enfin, d’autres expriment des critiques encore plus radicales envers le concept, accusé d’être la dernière manifestation d’une tourismophobie aux origines anciennes (Gay, 2023). Sa croissante médiatisation serait donc l’expression d’un « mépris de classe » qui tend à stigmatiser les pratiques touristiques des classes populaires, incapables de s’approprier des normes du « bon touriste », mobilisé par des acteurs économiques et sociaux dans des logiques de distinction et de protection d’un entre-soi élitiste (Knafou, 2023). Autour de ces débats, plusieurs positions ont émergé : certains chercheurs, bien qu'ils reconnaissent la nécessité d'une clarification conceptuelle, jugent le terme encore pertinent (Mihalic, 2020), tandis que d’autres, au contraire, préfèrent mobiliser d’autres concepts (gentrification touristique, touristification) pour analyser les inégalités économiques, sociales et environnementales qui structurent les mobilités touristiques (López-Gay et al., 2021). En effet, au-delà des débats sur la pertinence de la notion de surtourisme, il reste indéniable que, dans certaines destinations, le tourisme a transformé le logement, le commerce et les espaces publics pour répondre aux besoins des visiteurs au détriment de la qualité de vie des résidents. Le centre historique de Venise, une des destinations touristiques les plus connues et fréquentées au monde, est un exemple emblématique de ces dynamiques. En raison des pressions que l’activité touristique exerce sur les résidents, la ville a fréquemment été décrite comme le « pire des scénarios » dans la littérature sur la planification touristique et un cas exemplaire de « surtourisme ».
1. Venise, une ville progressivement submergée par le tourisme
Destination touristique emblématique, le centre historique de Venise est désormais visité par plus de vingt millions de touristes chaque année. En revanche, face à cette masse touristique, la population résidente ne cesse de diminuer et, en 2023, pour la première fois depuis l’époque moderne, elle est descendue sous le seuil symbolique des 50 000 habitants.
1.1. Toujours plus de touristes…
Faisant partie d'une municipalité de 253 174 habitants, qui comprend la lagune et la terre ferme (document 2), le centre historique de Venise est l'une des destinations les plus emblématiques au monde. La construction de Venise en tant que lieu destiné à être vu et visité par des non-résidents n'est pas un phénomène récent. Au contraire, cela affecte l'aménagement, la structure sociale et les représentations de la ville depuis des siècles (Mancuso, 2009). Toutefois, c'est seulement à partir de la deuxième moitié du XXe siècle que la combinaison de dynamiques locales et de tendances mondiales a conduit à la transformation progressive de l'économie du centre historique et à l’implantation d’une monoculture touristique (Zanardi, 2020).
Document 2. Étendue de la municipalité de Venise et détail du centre historique sur l’île de Venise
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Ainsi, le nombre de nuitées touristiques dans la commune de Venise est passé de 4 millions à la fin des années 1980 à plus de 12 millions d'arrivées en 2023 (document 3). À ces chiffres, il faut ajouter la pression exercée par la croissance incessante du nombre d'excursionnistes qui visitent le centre historique à la journée et qui, selon les estimations les plus récentes, représentent environ 20 millions de visiteurs.
Document 3. Arrivées et nuitées dans la municipalité de Venise, 1949-2023
Données : Municipalité de Venise (2024), Annuario del Turismo 2023.
Une augmentation progressive de l'offre touristique, notamment dans le secteur de l'hébergement, a accompagné cette forte croissance du nombre de visiteurs. Dans le seul centre historique, le nombre de lits touristiques marchands est passé de 24 184 en 2007 à 60 638 en 2023. Ce développement impressionnant est particulièrement concentré sur la dernière décennie : en 2016, le centre historique ne comptait encore « que » 34 106 lits touristiques. C'est seulement à la suite du développement massif des locations touristiques, favorisé par l'essor de plateformes comme Airbnb, que le nombre de lits touristiques marchands a explosé, grâce à une législation nationale et locale très permissive. Entre 2016 et 2023, le nombre de lits touristiques marchands a ainsi augmenté de 77 %. Cette dynamique est principalement due au développement des locations touristiques, qui ont augmenté de 152 % (document 4), tandis que l'offre hôtelière n'a augmenté que de 10 % sur la même période.
Document 4. Localisation des locations courte durée dans le centre historique de Venise
Source : Geoportale Comune di Venezia, 9 janvier 2025.
Si la croissance de la capacité d'accueil du centre historique est probablement la transformation la plus évidente de l'industrie touristique vénitienne, d'autres études ont mis en lumière d'autres changements. Bertocchi et Visentin (2019) montrent ainsi comment, entre 2009 et 2019, le tissu commercial de la ville a profondément changé. Le secteur de la restauration a connu une croissance impressionnante avec une augmentation de 160 % du nombre de restaurants, tandis que le secteur du commerce s'est de plus en plus orienté vers les besoins des touristes, au détriment du commerce de proximité.
Encadré 1. Surtourisme et croisières à Venise
L'un des aspects les plus controversés et médiatisés concernant les débats sur le surtourisme dans le centre historique de Venise est celui de l'impact des navires de croisière. Depuis les années 2000, le marché de la croisière à Venise a connu un important développement. Si, en 2000, le port avait accueilli moins de 500 000 croisiéristes, en 2010 ce chiffre avait dépassé un million et demi, pour se stabiliser dans les années suivantes juste en dessous des deux millions. Malgré les bénéfices économiques générés par ce secteur, qui restent cependant concentrés entre les mains des grands groupes de croisières et de l'autorité portuaire, l'arrivée des « grandi navi » a été l'objet de nombreuses critiques et contestations. Les passages des groupes de croisiéristes, en raison de leurs caractéristiques spécifiques – groupes nombreux, une forte rigidité spatio-temporelle – sont souvent perçus comme particulièrement invasifs dans l'espace public. L'impact visuel et paysager – la disproportion entre la taille des grands navires et le tissu urbain historique – a également suscité de vives critiques, cristallisées par l'exposition « Mostri a Venezia » (monstres à Venise) du photographe Gianni Berengo Gardin. Enfin, les conséquences environnementales de l'activité de croisière sont considérables, amplifiés par le fait que les navires étaient autorisés à transiter au cœur du centre historique, à travers le bassin de San Marco et le Canal de la Giudecca, pour arriver à la station maritime : pollution atmosphérique générée par les moteurs, formation de vagues qui, en perturbant le fond marin, interféreraient avec les écosystèmes marins et endommageraient les fondations de la ville (Tattara, 2014).
Document 5. Le MSC Orchestra, un navire de croisière démesuré en arrière-plan de la place Saint-Marc
Ce type de prise de vue rappelle les photographies de « monstres à Venise » de Gianni Berengo Gardin. Salvador-Aznar, Istock, 26 mai 2014.
Cette situation a évolué en 2021, lorsque le gouvernement italien, en partie pour répondre aux pressions de l'UNESCO qui avait menacé d'inscrire Venise sur la liste du patrimoine mondial en péril, a interdit le passage des navires d'un tonnage brut supérieur à 25 000 tonnes dans le bassin de San Marco et le Canal de la Giudecca. Cette décision, combinée aux effets de la pandémie, a entraîné une diminution importante de l'activité croisiériste : en 2024, le port a comptabilisé 540 000 passagers, en augmentation d'environ 9 % par rapport à 2023. Néanmoins l’avenir du secteur continue de susciter de vifs débats et d’attirer des nouveaux investissements ; en 2024 un nouveau terminal de croisières a été inauguré sur la terre ferme et un appel d'offres pour la conception du creusement du canal Vittorio Emanuele III a été attribué, avec l’objectif de ramener les navires de taille moyenne à la station maritime de la ville historique sans passer par le trajet interdit.
1.2. …et moins d’habitants
Si le nombre de touristes visitant Venise ne cesse d'augmenter, le nombre de résidents dans le centre historique, lui en revanche, ne cesse de diminuer. Alors qu'en 1951, 174 808 personnes résidaient dans le centre historique, en 2023, pour la première fois dans l'histoire contemporaine, le nombre de résidents du centre historique est descendu en-dessous du seuil symbolique des 50 000 habitants (document 6). Dans le cas de Venise, ce déclin démographique est également associé à une réduction du nombre de ménages et de logements occupés, qui n'ont cessé de baisser dans le centre historique, tandis que leur nombre est resté stable dans le reste de la municipalité. En 2000, environ 32 600 ménages résidaient dans le centre historique, contre moins de 27 500 en 2022, soit une baisse de 16 %. La dépopulation s'est accélérée au cours de la dernière décennie. Pendant la période 2012-2022, la population a diminué de 17 %, tandis que les ménages ont baissé de 12,3 %, alors que de 2002 à 2012, la baisse n'était que de 10 % pour la population et de 5 % pour les ménages.
Document 6. Évolution de la population du centre historique de Venise
Données : Ville de Venise, série historique populations résidentes par zone, 1871-2024.
1951 correspond au maximum démographique de la série.
L'accélération de cette tendance démographique au cours de la dernière décennie coïncide avec l'émergence et l'affirmation de plateformes comme Airbnb (Salerno et Russo, 2022). Ce déclin démographique est également associé à un vieillissement de la population résidente qui est encore plus prononcé que la moyenne nationale déjà élevée : le nombre de résidents âgés de 75 ans et plus a augmenté, tant en termes relatifs qu'absolus, et ils représentent aujourd'hui 18 % de la population (contre seulement 13 % dans le reste de la municipalité). En revanche, comme dans d’autres espaces urbains touristifiés (López-Gay et al., 2021) le nombre d'individus âgés de 0 à 9 ans et de 30 à 44 ans a presque diminué de moitié. Si cet exode est un processus de longue durée, influencé par des facteurs tels que la vulnérabilité environnementale et la restructuration économique et institutionnelle régionale (Zanardi, 2020), plusieurs études documentent comment la décroissance démographique de la Venise insulaire est inextricablement liée à la pression touristique.
2. Les difficultés d’habiter dans une ville (sur)touristique
La pression croissante que le tourisme exerce sur tous les aspects de la fabrique urbaine affecte négativement la qualité de vie des résidents qui perdent progressivement la capacité d’accéder aux ressources urbaines : le logement, le tissu commercial, l’espace public.
2.1. L’accès au logement : un défi majeur
Plusieurs études ont montré les effets que la diffusion de la location courte durée, favorisée par l’essor de plateformes comme Airbnb, a eu sur les marchés immobiliers. Il existe aujourd’hui un large consensus scientifique autour du fait que la location touristique génère une augmentation des prix des loyers et des logements. Les mécanismes par lesquels cela se produit sont désormais bien compris. En permettant l'extraction d'une rente supérieure, la location touristique favorise la reconversion d'une partie importante du parc locatif, ce qui se traduit par une réduction du nombre de logements disponibles pour un usage résidentiel traditionnel et une augmentation des valeurs des loyers. En même temps, l’élargissement du rent gap attire des flux d'investissements qui produisent une augmentation des prix de l’immobilier. Le centre historique de Venise est un cas d’étude emblématique pour comprendre les effets économiques et sociaux de ces dynamiques. La rentabilité assurée par la location touristique attire des investissements nationaux et internationaux. Ainsi, 70 % des transactions immobilières sont réalisées par des étrangers, principalement originaires des pays de l’Europe occidentale et des États-Unis, et 75 % des achats concernent l’acquisition de résidences secondaires à des fins d'investissement (Salerno et Russo, 2022). Ces opérations immobilières sont réalisées non seulement par des investisseurs particuliers, mais aussi par des groupes internationaux qui achètent parfois des bâtiments entiers, en destinant l'ensemble des logements à la location de courte durée, et créent des pseudo-hôtels (document 7).
Document 7. Un immeuble entier converti en meublé touristique de courte durée
Photographie d’une sonnette d'un bâtiment vénitien. Cliché d’Emanuele Giordano, mars 2024.
À une échelle plus vaste, ce processus se traduit parfois par la création de ce qu’on pourrait traduire par « hôtels diffus » (« alberghi diffusi »). C’est par exemple le cas du Campo San Zan Degolà, une petite place située à quelques pas du Grand Canal, où le travail de l'OCIO, une association de résidents qui cherche à documenter les effets des locations touristiques, a montré que la même entreprise gérait 9 des 10 appartements situés dans 3 immeubles donnant sur la place (OCIO, 2020). Ces éléments montrent qu’à Venise, comme dans d’autres villes, la location courte durée est passée d’une économie collaborative à une activité rentière hautement professionnalisée (Jover et Cocola Gant, 2022). Ce flux d'investissements destiné à la location courte durée a favorisé une croissance supplémentaire des prix de l'immobilier, déjà bien plus élevés que sur la terre ferme (4 305 €/m² contre 1 621 €/m²), rendant l'accès à la propriété de plus en plus difficile pour les locaux. Cependant, c’est surtout dans le cadre du marché de la location que les effets de la touristification ont été les plus perturbateurs, car la réorientation d’une partie importante du patrimoine immobilier vers la location touristique a conduit à la réduction progressive des logements disponibles en location longue durée et à l’augmentation des loyers demandés. Si cette dynamique a initialement conduit à l'éviction des classes populaires et moyennes, aujourd’hui la pression sur le marché locatif a atteint un tel niveau que la difficulté de louer un appartement dans le centre historique ne concerne plus seulement les individus socialement et économiquement les plus fragiles, mais aussi les étudiants et les cadres (Giordano, 2023). Si pour certains de ces individus le problème reste principalement d’ordre économique, même des individus très aisés rencontrent des difficultés en raison du nombre extrêmement faible de logements encore disponibles en location longue durée.
2.2. Faire face au tourisme : une épreuve quotidienne
Bien que l'effet combiné de l'augmentation des loyers et de la réduction du nombre d'appartements disponibles soit un élément central pour comprendre la difficulté du centre historique de Venise à retenir ses habitants et à en attirer de nouveaux, les effets négatifs de la touristification vont au-delà de la question du logement. Par exemple, la demande touristique croissante a entraîné une transformation du tissu commercial du centre historique. Le commerce de proximité répondant aux besoins des résidents a progressivement disparu, remplacé par des magasins, souvent de mauvaise qualité, qui ciblent exclusivement la clientèle touristique. Il en résulte que certains biens courants, comme les draps, les serviettes et les casseroles, sont désormais difficiles à trouver et bien plus cher que dans le reste de la ville. Plus généralement, le développement d’une monoculture touristique a créé un marché du travail dominé par des emplois peu qualifiés, plus précaires que la moyenne et souvent mal rémunérés. Ainsi, la ville peine à offrir des perspectives professionnelles intéressantes à des individus qualifiés et éduqués, alors que la plupart des travailleurs de l’industrie touristique ne peut se permettre de résider dans le centre historique. Au-delà de ces dynamiques structurelles, la présence touristique massive affecte aussi le quotidien des résidents, indépendamment de leur statut social. L'ampleur des flux touristiques produit une saturation des espaces publics qui affecte négativement les pratiques des résidents. Dans une ville où la mobilité dépend exclusivement des déplacements à pied ou en bateau, ce qui génère aussi d'importantes contraintes logistiques au quotidien, la présence massive des touristes dans l’espace public ajoute de nouvelles contraintes spatiales et temporelles. Certes, l'effet perturbateur d'une présence touristique massive dans des espaces piétons n'est pas exclusif à Venise, et il concerne d’autres villes touristiques comme Barcelone, Annecy et Amsterdam. Mais dans le cas vénitien, c’est amplifié par la morphologie unique de la ville, caractérisée par les canaux et un réseaux de rues denses et tortueux, la disparité croissante entre les deux populations (avec un nombre de résidents en forte diminution et des flux de visiteurs en forte augmentation), mais aussi par le fait que les visiteurs ne maîtrisent pas les « normes d’habiter » adoptées par les résidents pour fluidifier la circulation piétonne : garder la droite dans les rues les plus étroites, ne pas s’arrêter sur les ponts, etc. (document 8).
Document 8. Une foule compacte à proximité de la place Saint-Marc, un vendredi de février, avant le Carnaval
Cette photographie a été prise le 8 février 2019 à proximité de la place Saint-Marc, sur la Riva degli schiavoni, au sud du palais ducal, en direction de l’est. Une foule compacte se presse sur le pont (Ponte della Paglia) et le quai au pied des hôtels et des monuments. Cliché iStock. Localisation : 45°433N, 12°340E.
Face à cette saturation, les Vénitiens négocient leur présence dans l’espace public en adoptant des stratégies d’évitement spatio-temporelles : pendant la journée, les espaces les plus emblématiques sont considérés comme des espaces à éviter, et des chemins alternatifs, plus longs mais moins fréquentés, sont utilisés pour contourner les itinéraires les plus fréquentés. Cependant, ces stratégies ne sont pas sans conséquences. Tout d’abord, la présence de certains goulets d’étranglement, comme les quatre ponts sur le Grand Canal (voir document 2), rend pratiquement impossible d’éviter systématiquement les espaces fortement investis par les mobilités touristiques. D’un autre côté, ces détournements provoquent non seulement une augmentation des temps de déplacement, mais aussi des efforts physiques nécessaires, ce qui est particulièrement significatif dans le cadre d’une population vieillissante comme celle des résidents du centre historique. Ainsi, au fil du temps, les mobilités touristiques finissent par entrer en collision avec l'accès aux espaces d'activité sociale, aux services essentiels et à la vie de quartier (den Hoed et al., 2024). La qualité de cette dernière est à son tour progressivement dégradée par les effets combinés de la touristification et de l’érosion de la base résidentielle de la ville. De plus en plus vieillissante et statique, la société vénitienne rencontre des difficultés croissantes à offrir une vie sociale et culturelle attrayante pour les résidents. Au contraire, la programmation culturelle de la ville est de plus en plus pensée exclusivement pour les touristes, sans considérer les effets sur la vie quotidienne des résidents. Un exemple emblématique est celui du Carnaval, lorsque l’arrivée de milliers de visiteurs oblige une partie de la population résidente à quitter la ville pendant une dizaine de jours (Baldin et al., 2024). Plus généralement, la confrontation permanente avec les mobilités touristiques, dans le cadre d’une négociation que les résidents perçoivent toujours à leur détriment, génère des sentiments de dépossession et de frustration qui, au-delà des aspects économiques, expliquent à la fois les protestations croissantes des résidents contre le phénomène touristique (document 9) et leur décision de quitter le centre historique.
Document 9. Manifestation citoyenne pour le logement « Ici nous vivons, ici nous restons »
Affiche murale photographiée par Emanuele Giordano, février 2024.
Encadré 2. Surtourisme et gestion des déchets urbains
Parmi les nombreuses conséquences environnementales du surtourisme, il y a la gestion des déchets produits par les touristes. Le cas vénitien est emblématique : la ville est la municipalité de plus de 200 000 habitants avec les valeurs les plus élevées de production de déchets par habitant en Italie. L'impact du secteur touristique peut être, au moins partiellement, quantifié en comparant les données de 2019 et 2020. La chute du nombre d'arrivées à cause de la pandémie a produit une réduction de 16 % de la production de déchets, tandis que le taux de collecte sélective est passé de 60,89 % à 65,34 %. Dans le cas du centre historique, ces dynamiques sont amplifiées par la concentration des flux touristiques et la morphologie unique du lieu, ce qui rend la collecte plus difficile et plus coûteuse (le coût annuel pour le seul centre historique est supérieur à 22 millions d'euros) : la production de déchets par habitant dans le centre historique est le double de celle de la moyenne du territoire communal. Pour pallier ces difficultés, la ville a mis en place plusieurs stratégies. Depuis 2018, une nouvelle méthode de collecte des déchets a été inaugurée, à la fois en porte-à-porte et en permettant aux citoyens de déposer leurs déchets de manière autonome sur des bateaux équipés de compacteurs de déchets. En 2022, la municipalité a adopté un plan « Venice Plastic Free » qui prévoit plusieurs actions (campagnes de sensibilisation, développement d'un vade-mecum et d'un programme d'adhésion pour les activités touristiques et commerciales, etc.) avec l’ambition de réduire l’utilisation du plastique sur le territoire communal. À cela s’ajoutent des campagnes de sensibilisation destinées aux touristes concernant les comportements à adopter et une législation municipale comportant désormais de très fortes amendes. Enfin, au-delà de la gestion des déchets produits par l’activité touristique, la question de la répartition des coûts reste également problématique. Si la question des excursionnistes, souvent accusés de produire des coûts sans générer de bénéfices économiques suffisants pour la municipalité, est bien connue, des inégalités existent aussi du point de vue des acteurs économiques. En effet, alors que les activités économiques (hôtels, restaurants, bars) payent une taxe plus élevée, les locations de courte durée, considérées comme des habitations à usage domestique, paient encore un tarif similaire à celui des résidents.
3. Réguler le tourisme : un défi complexe entre pouvoir normatif et volonté politique
Maîtriser et réguler l’activité touristique est pour les pouvoirs publics un défi complexe qui dépend des pouvoirs normatifs à leur disposition, mais aussi de la volonté politique des élus.
3.1. Gérer les flux touristiques à Venise : un échec (voulu ?)
Le cas de Venise montre bien le rôle que l’inaction des pouvoirs publics peut jouer dans l’aggravation des problèmes liés à la croissance touristique. L’exemple emblématique reste celui de la location touristique, qui demeure moins réglementée que dans la plupart des villes européennes (document 10) (Bei et Celata, 2023).
Document 10. Degré de rigueur de la réglementation des locations de courte durée dans 16 villes européennes, 2011–2022
D’après Gianluca Bei et Filippo Celata (2023). “Challenges and effects of short-term rentals regulation : A counterfactual assessment of European cities”. Annals of Tourism Research, vol. 101.
Historiquement, cette lacune était dû à l’absence d’une législation nationale garantissant aux collectivités locales le pouvoir de réglementer l’ouverture des locations touristiques. Depuis juillet 2022, une norme nationale permet à la ville de Venise d’adopter un règlement local pour réguler les locations de courte durée. Cependant, aucune mesure restrictive n’a été mise en place par la municipalité. Cette décision de la municipalité de Venise de ne pas restreindre les locations touristiques illustre bien la nature éminemment politique de la régulation de l’activité touristique qui est aujourd’hui un champ de bataille où différentes coalitions d'acteurs aux intérêts divergents s'affrontent, cherchant à imposer leur propre narration et agenda (Aguilera et al., 2019). À Venise, les problèmes liés au tourisme restent, pour l’instant, concentrés dans un centre historique qui, en raison de l'exode urbain, a vu son poids électoral diminuer progressivement. Ainsi l'actuelle municipalité a décidé de capitaliser sur les revenus assurés par les flux croissants de visiteurs en s’alignant sur les intérêts des acteurs locaux et internationaux qui spéculent sur la croissance illimitée de l’industrie touristique. C’est seulement en novembre 2024 que la ville de Venise a enfin présenté un projet de règlement destiné aux locations courte durée, qui reste néanmoins facultatif. Si l’hébergeur y adhère, il s’engage à offrir une série de services aux touristes (accueil en personne, fourniture d’informations utiles sur le comportement à adopter en ville, etc.), en échange de la possibilité de louer son bien pendant 365 jours par an. En revanche, si le propriétaire choisit de ne pas adhérer au règlement, il ne pourra louer son appartement aux touristes que pour un maximum de 120 jours par an. Ce règlement n’est donc pas destiné à limiter les locations touristiques mais, dans le meilleur des cas, à améliorer la qualité de l’offre. À cela s’ajoutent les difficultés de la ville à lutter contre la diffusion des locations illégales et l’évasion d’impôts comme la taxe de séjour. Plus généralement, les mesures adoptées par la ville, comme la limitation des visites guidées à 25 personnes approuvée en août 2024, restent marginales et ne remettent pas en cause le modèle existant. Il en va de même pour la taxe d’entrée instaurée à l’été 2024, qui prévoyait, pendant 29 jours par an, un ticket de 5 € pour les visiteurs à la journée. Ainsi, pendant ces jours, les excursionnistes, mais aussi les nombreuses catégories exemptées de la taxe (entre autres les résidents, les touristes payant déjà la taxe de séjour, les résidents du Veneto, les sorties scolaires, les propriétaires de biens immobiliers dans le centre historique, les travailleurs et les étudiants) étaient contraints de télécharger un QR code pour éviter les amendes. Souvent présentée comme une mesure visant à mieux réguler les flux touristiques, cette taxe répond d’abord à une logique économiciste. Elle cherche à « mettre à contribution » les excursionnistes, souvent accusés de générer des coûts pour la ville sans garantir de bénéfices économiques. Si, pendant la première année, la taxe récoltée permet à peine de couvrir les coûts de gestion, en 2025, la ville prévoit l’extension du dispositif à 54 jours et le passage du ticket à 10 € pour les visiteurs réservant moins de 4 jours à l’avance. Bien que le dispositif ait permis l’établissement de statistiques fines, il a aussi été fortement critiqué. Tout en accentuant le progressif glissement symbolique de Venise d’espace urbain à musée, il n’a pas réduit la pression touristique, comme le montrent les chiffres de la fréquentation. L’effet dissuasif, en termes de prix, pour ceux qui veulent visiter la ville, même pour quelques heures, est pratiquement nul, au regard de leurs capacités financières. Enfin, au-delà de l’absence d’une stratégie efficace de gestion des flux touristiques, les problèmes associés au « surtourisme » sont amplifiés par l’échec des politiques urbaines dans d’autres secteurs. Un exemple emblématique est la situation du logement social qui, dans une ville où le marché locatif est dominé par les locations touristiques, pourrait être un levier fondamental pour retenir la population résidente. Néanmoins, bien qu’il représente théoriquement un peu moins de 10 % du patrimoine immobilier du centre historique, une partie importante de ce patrimoine est en état d'abandon en raison d’un désinvestissement public croissant à l’échelle nationale et locale (Fava et Fregolent, 2019).
3.2. La gestion du tourisme dans les autres villes européennes
La difficulté de gérer les externalités négatives générées par la présence massive de touristes dans l’espace urbain concerne aujourd’hui un nombre croissant de villes européennes, ce qui a conduit à une multiplicité de réponses. Ainsi, Gianluca Bei et Filippo Celata (2023) ont proposé une étude comparative des régulations adoptées par plusieurs villes pour gouverner le phénomène des locations touristiques (voir document 10). Leur analyse porte sur la multiplicité des stratégies adoptées, les plus fréquentes étant :
- Systèmes d'autorisation/licence : prérequis pour le suivi du phénomène.
- Time Cap : nombre maximum de jours par an pendant lesquels il est possible de louer un appartement à court terme (de 30 à 120 jours). Au-delà, la location touristique est interdite ou nécessite une licence différente ou un changement de destination d’usage.
- Obligation ou limites liées à la résidence du gestionnaire ou du propriétaire dans l’appartement (possibilité de louer une chambre).
- Restrictions zonales : limitations du nombre de licences possibles dans les zones les plus touristiques. Dans certains cas, une interdiction totale est en place (Vienne, Berlin dans certains quartiers).
- Autorisation de la copropriété ou limite maximale de locations de courte durée dans un immeuble (50 % du total).
- Accords avec les plateformes pour le partage des données sur les transactions ou le blocage automatique des annonces irrégulières
Cette étude confirme l’efficacité des limitations introduites par plusieurs villes européennes, qui ont réussi à contenir le développement des locations touristiques, en comparaison avec les villes où la réglementation est moins contraignante.
À ces tentatives de régulation, certaines villes ont ajouté des politiques pour inciter à la location longue durée. C’est par exemple le cas de la ville de Florence, où la municipalité se porte garante pour les propriétaires du centre historique qui acceptent de proposer leur bien en location longue durée avec un loyer encadré. D’autres stratégies adoptent une approche moins contraignante et cherchent à agir sur la demande touristique. Elles visent à favoriser une meilleure répartition spatiale et temporelle de l’activité touristique, en valorisant des zones et des patrimoines moins fréquentés, ainsi qu’à étaler la fréquentation sur l’ensemble de l’année. À cela s’ajoutent souvent des campagnes de communication à destination des touristes, visant à les sensibiliser aux comportements à adopter pendant la visite. Cependant, l’efficacité de ces mesures dépend fortement du contexte local et elles sont insuffisantes pour atténuer les effets néfastes du tourisme dans des villes où la pression touristique est déjà très élevée. Ainsi, bien que la municipalité de Venise ait adopté certaines de ces mesures, elles n’ont pas réussi à réduire la pression sur les résidents.
D’autres villes ont essayé d’aménager les lieux touristiques pour améliorer la qualité de l’accueil et contrôler les flux touristiques tout en protégeant les sites culturels, historiques ou naturels. Néanmoins, bien que l’aménagement de l’espace touristique soit nécessaire, il ne permet pas d’augmenter indéfiniment la capacité d’accueil. Ainsi, très récemment, certains espaces, comme les parcs nationaux des Calanques et de Port-Cros, ont adopté un système de quotas pour limiter l’accès à certains espaces protégés. Cependant, ces solutions restent difficilement réplicables dans des espaces urbains.
Conclusion
L’expérience du centre historique de Venise et de ses résidents montre bien comment la présence massive des touristes dans l’espace urbain peut affecter négativement la qualité de vie des habitants. Confrontés à des flux touristiques massifs, les résidents perdent progressivement le contrôle et la capacité d’accéder aux ressources urbaines : le logement, le tissu commercial, l’espace public. Cela génère des sentiments de frustration et de dépossession qui, couplés à la hausse des prix du logement et des biens de consommation, expliquent le dépeuplement progressif du centre historique.
En même temps, l’expérience de Venise montre que les réponses sectorielles, bien que nécessaires, ne suffisent pas à réduire la pression sur les résidents. Pour alléger l'impact du tourisme, il est nécessaire de concevoir un modèle économique et social alternatif à la monoculture touristique. En d’autres termes, toute tentative de résoudre, ou au moins de mitiger, les problèmes posés par le surtourisme ne peut se limiter à la réglementation de l’activité touristique, mais doit inclure une combinaison de politiques urbaines, régionales et nationales investissant également d'autres domaines, du logement aux infrastructures.
Bibliographie
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Mots-clés
Retrouvez les mots-clés de cet article dans le glossaire : Airbnb | destination touristique | écart de rente | hébergement touristique | Liste du patrimoine mondial de l’UNESCO | surtourisme | touristification | vieillissement.
Emanuele Giordano
Maître de conférences en géographie à l'université de Toulon
Édition et mise en web : Jean-Benoît Bouron
Pour citer cet article :
Emanuele Giordano, « (Sur)vivre dans une ville touristique : les effets socio-spatiaux du surtourisme dans le centre historique de Venise », Géoconfluences, juin 2025.
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-thematiques/les-nouvelles-dynamiques-du-tourisme-dans-le-monde/articles-scientifiques/surtourisme-centre-historique-venise