Espace et temporalités du vignoble : une comparaison franco-chilienne
Hélène Velasco-Graciet, maître de conférences HDR en géographie - université de Bordeaux 3
NB. Le contenu de cet article donne des informations disponibles au moment de sa publication en 2007.
1. Une viticulture ancrée dans le passé
2. Un système spatial vitivinicole mouvant
3. Les valles dans le vignoble chilien
En quelques années, le Chili est devenu un acteur incontournable tant du "Nouveau monde viticole" que de la nouvelle planète des vins. Cette arrivée, sur fond de crise, de vins chiliens et plus généralement des vins du nouveau monde sur le marché mondial nous invite à opérer une tentative de comparaison entre ce qui constituerait le modèle européen, dont la figure emblématique serait la France, et le modèle du Nouveau monde en choisissant de traiter du vignoble chilien.
Notre proposition est ici de repenser les deux a priori largement admis selon lesquels :
- d 'une part, il y aurait eu un transfert du modèle français vers les pays du Nouveau Monde, ce transfert ayant opéré une sorte de duplication des savoirs et des savoir-faire ;
- d'autre part, les vins de l'hémisphère sud en général, et du Chili en particulier, sont des vins "simples", "faciles à boire", qui coïncident avec les pratiques des nouveaux consommateurs sans corpus culturel comme les jeunes, les femmes [1] ou les consommateurs de pays nouvellement conquis par la consommation de vin.
Nous avançons l'hypothèse selon laquelle les viticulteurs chiliens, de façon individuelle et/ou collective, ont une appréhension alternative, c'est-à-dire décentrée par rapport au modèle occidental dominant, du monde viticole et possèdent une autonomie au regard du système français ou européen. Il s'en dégage tout un ensemble de pratiques (savoirs et savoir-faire) et de représentations contemporaines du marché mondial qui dévoilent un système spatial viticole mouvant et réactif qui peut, par comparaison avec l'histoire vitivinicole européenne, annoncer des terroirs "durables" en construction.
Une viticulture ancrée dans le passé
L'histoire du vignoble chilien est synchronique de l'histoire de la colonisation espagnole. La première vigne fut en effet plantée en 1546 à Santiago, ville fondée en 1541 par Pedro de Valdivia. Si dans un premier temps, elle répondit aux besoins de l'eucharistie, la viticulture progressa ensuite, tant en volume qu'en superficie, pour combler la demande locale des colons. Elle s'organisa ensuite progressivement avec le développement urbain, notamment autour de quelques grandes familles d'origine espagnole qui trouvaient dans cette culture un élément, parmi d'autres, de distinction tant ethnique que sociale.
L'indépendance nationale (1810), permettant au Chili de se dégager de la tutelle économique de l'Espagne, favorisa l'émergence et le développement d'une classe sociale particulièrement dynamique dans les industries (du salpêtre, du cuivre, etc.). Cette élite d'origine européenne n'eut alors de cesse de se démarquer socialement, entre autre par l'importation de vins européens, surtout français et bordelais, et par l'adoption des "arts de la table" en référence au modèle occidental dont elle était issue. Mais, plus encore, l'engouement pour le vin comme marqueur social confirma une appétence de la classe dominante pour une production locale de qualité. Ainsi, à partir du milieu du XIXe siècle, une partie de la viticulture chilienne se structura progressivement sur les fondements "exportés" du modèle viticole français, plus spécifiquement bordelais, dont la figure emblématique était déjà le "château". Le transfert du modèle s'opéra en important des cépages français (Cabernet, Carménère, Merlot et Sémillon), des techniques bordelaises et par l'arrivée de "techniciens" et de viticulteurs dont la migration fut facilitée par la crise européenne du phylloxéra.
Dans la valle de Casablanca(Cliquer pour agrandir) Modèle et logiques du "château" poussés au maximum : un décor attractif visible de la route, très kitch, au milieu du vignoble avec des locaux d'accueil et de dégustation, des belvédères parfois (Casas del Bosque). Un souci du décor avec cadre fleuri mais aussi rosiers au bout des rangs... |
Vignobles traditionnels dans la cordillère littorale près de Huerta del MauleDans le sud du pays culture sèche et cépages pais donnent des vins courants encore fort prisés par la population locale (clichés : J-C. Hinnewinkel, 2006) |
À côté de cette viticulture "à la française" concentrée aux alentours de la capitale, une "petite viticulture de masse" située plus au sud reposait sur de petites propriétés. Cette viticulture de type traditionnel privilégiait la quantité plutôt que la qualité, l'utilisation exclusive du cépage rustique Païs [2] et le maintien des techniques de vinification importées du temps de la colonisation.
Stabilisée au début du XXe siècle, cette viticulture à deux vitesses s'est maintenue jusqu'à nos jours. Elle a connu des périodes de plus ou moins grande prospérité en fonction, entre autres, des politiques économiques de libéralisation ou de collectivisation au gré des différentes réformes agraires initiées dans le pays par les gouvernements successifs. Nous retiendrons de ces fluctuations les deux dernières qui donnent une idée des mouvements violents connus par la viticulture chilienne au cours de son histoire.
On relève d'abord une diminution constante de la superficie plantée et de la production de vin de 1985 à 1994. Cette baisse est due, en partie, à une diminution continue de la consommation locale, aux entreprises collectives ou individuelles d'arrachages et de reconversions ainsi qu'au contexte mondial alors défavorable aux exportations.
Les principes néo-libéraux adoptés par le général Pinochet trouvent, dès les années 1980, un retentissement conséquent dans le milieu viticole chilien. Leurs applications vont finalement préparer le secteur à entrer armé dans le processus de mondialisation en devenant progressivement une activité économique à forte valeur ajoutée, une sorte d'exclusive affaire "d'entrepreneurs".
De cette libéralisation entrant en résonance avec le processus général de mondialisation, le secteur viticole chilien tira progressivement grand profit. Ainsi, les superficies plantées passent de 54 393 ha en 1995 à 110 097 ha en 2003. La production totale de vin s'élève à 6 052 060 hectolitres en 2004, faisant du Chili le onzième producteur mondial et le cinquième exportateur de vin dans le monde après la France, l'Italie, l'Espagne et l'Australie, le premier Sud américain et le second du Nouveau monde après les États-Unis.
Un système spatial vitivinicole mouvant
Si les viticultures française et chilienne se différencient à bien des égards par un contexte législatif, social et économique fort différent, nous retiendrons ici les écarts de conception et de vision du marché et des débouchés qu'en ont les acteurs de la filière. Une analyse de ces écarts aide à comprendre les processus de construction et de développement de systèmes spatiaux viticoles pour l'instant divergents. Plutôt que de parler d'opposition nous préférons parler d'inversion : deux d'entre elles apparaissant dans les pratiques et les représentations des viticulteurs français et chiliens.
Une inversion dans les échelles spatiales [3]
Ainsi, dans le monde viticole de la Vieille Europe, on peut distinguer quatre niveaux d'échelle spatiale.
- La parcelle constitue en quelque sorte la cellule de base du système. Elle se distingue et est distinguée des autres parcelles par ses qualités agronomiques éprouvées par les viticulteurs et reconnues institutionnellement. Ces viticulteurs possèdent une connaissance fine de chacune des parcelles qui composent leurs domaines, ils les localisent et en déclinent l'histoire d'une manière parfois personnifiée.
- Le second niveau correspond à la propriété viticole constituée par l'ensemble plus ou moins vaste des parcelles. La propriété viticole, parfaitement délimitée, cadastrée, est le lieu de production. Mais plus encore, elle est considérée comme le lieu du savoir-faire hérité. Cet héritage, tant matériel qu'immatériel, participe à la construction de l'histoire du domaine. Par expérimentations répétées les viticulteurs possèdent la certitude d'une connaissance pointue, car éprouvée bien avant eux, du lien entre terroir et qualité.
- La propriété est ensuite incluse dans l'aire AOC dont elle dépend et qui est perçue par les viticulteurs comme l'agrégation de l'ensemble des propriétés viticoles. Cette agrégation forme un territoire collectif obéissant à des règles communes et acceptées, dont le respect est soumis au contrôle. L'inclusion de la propriété dans ce territoire collectif apparaît aussi comme une garantie de la qualité du vin produit. En cette période de profondes mutations, les solutions locales envisagées tendent à renforcer les règles régissant l'aire AOC dans l'objectif, d'une part, d'améliorer la qualité, d'autre part, de mettre en place une hiérarchie interne au sein de l'appellation : les vins se distinguent entre eux par la hiérarchie des agro-terroirs et des savoir-faire.
- Enfin, le quatrième et dernier niveau concerne le marché. Les viticulteurs sont situés, à des degrés différents et de façon plus ou moins directe, sur le marché mondial. Ils ont la certitude d'y proposer un vin de qualité. Si leur savoir-faire est assuré, il s'agit bien plus pour eux de le faire savoir par des campagnes de promotion. L'atout qu'ils entendent développer est la relation, unique au monde, entre la qualité d'un vin, le terroir dont il est issu et les institutions qui en assurent la garantie. Finalement, leur discours à l'usage des consommateurs repose sur le triptyque qualité/terroir/territoire.
Dans le système viticole du Chili c'est le marché mondial qui conditionne le système vitivinicole. Multiforme et fragmenté, il est composé de divers marchés nationaux qui se différencient en fonction des "goûts" des consommateurs et de la représentation que ces derniers se font d'un vin de qualité : qualités gustatives, olfactives mais aussi forme du conditionnement, imagerie de l'étiquette, etc. Il n'existe pas, pour eux, un consommateur unique mais plusieurs types différents selon les pays : consommateurs anglais, américains, asiatiques, etc.
Ainsi décrit, le marché mondial n'est pas pour autant considéré comme fixe et figé dans le temps. Sous la pression de divers facteurs géopolitiques, économiques ou, plus simplement, sous l'effet de changements de mode, il est susceptible de connaître des mouvements incessants. Si le premier niveau du système est le marché mondial, le second niveau relève de sa connaissance. Ainsi, réseaux de distribution et directeurs commerciaux occupent des places stratégiques. Ils anticipent les évolutions de la demande sur les différents marchés.
Enfin, la propriété viticole se trouve au troisième et dernier niveau de cette structure. Le travail collectif qui s'y opère est de conformer le vin produit aux demandes, réelles ou anticipées, des consommateurs. Les éléments qui composent le domaine (parcelles, cépages, matériels, etc.) sont considérés comme des instruments utilisés et utilisables à cette fin. Mais leurs fonctions ne sont pas figées et sont révisables à tout moment et ce, en fonction du vin désiré. On relève ici la forte capacité d'adaptation aux conditions du marché qui dévoile un système vitivinicole fluide, a priori toujours en potentielle recomposition.
En complément de cette première inversion, une seconde se dévoile dans l'emboîtement des échelles temporelles.
Une inversion dans les échelles temporelles
Si les viticulteurs de la Vieille Europe se réfèrent au temps long et à son épaisseur, les viticulteurs du Nouveau monde, en appellent à un temps éphémère, jamais fixé et toujours mobile. L'horizon apparaît projeté pour les uns dans le passé et pour les autres dans l'avenir. Aux yeux des viticulteurs français la parcelle est dotée d'un capital spatial fixe et avéré, mémoire des longs et patients efforts de toute une communauté. L'agrégation des parcelles construit un territoire solide, perçu comme un héritage et, par conséquent, en quelque sorte sacralisé. Il porte en lui son origine fondée sur l'épaisseur d'un temps commun qui, finalement, dépasse les viticulteurs qui n'en sont que les passeurs.
D'autres temporalités sont liées aux images et à l'imaginaire qui se dégagent des discours. Ainsi, le vignoble et le vin qu'il produit sont toujours associés à des notions de sédentarité et d'authenticité. Elles apparaissent comme autant de forces dans un monde appréhendé comme mobile et donc dangereux. L'enracinement de l'homme et de sa production dans le temps long est perçu, au contraire, comme une preuve de stabilité qui garantit la qualité du vin produit. Enfin, le dernier niveau de perception concerne les consommateurs qui sont, de façon générale, notamment pour les vins haut de gamme, des connaisseurs. Les viticulteurs les préfèrent car ils possèdent les codes culturels nécessaires pour déguster et apprécier le vin proposé. Eux aussi ont une histoire et un rapport au vin ancré dans le temps long.
Les viticulteurs du Chili se réclament, quant à eux, d'un temps éphémère et dénué d'une histoire ancienne et héritée. Pour eux, les parcelles possèdent un capital spatial potentiel utilisé en fonction du type de vin à produire. De plus, il n'est pas figé et peut être révisé si les demandes du marché changent. Leur agrégation n'est donc jamais stabilisée et le territoire qui en ressort est fluide et n'est jamais fixé une fois pour toute. En fonction des expérimentations de nouveaux "lieux" ou de nouveaux cépages les parcelles seront, ou non, exploitées. Parallèlement, les images qui se dégagent des discours des viticulteurs font appel au mouvement, au nouveau, à la liberté de penser et d'entreprendre. Les consommateurs sollicités sont, bien évidemment, différents des consommateurs attendus et espérés par les viticulteurs français. Ils sont imaginés audacieux dans leurs choix de vie et toujours dans une logique d'ouverture et de renouvellement. Le vin qu'ils consomment est finalement à l'image de la vie qu'ils ont ou aimeraient avoir.
Derrière la caractérisation de ces deux systèmes, nous pouvons voir les formidables transformations du monde contemporain qui rendent possibles, dans la planète des vins, de nouvelles pratiques. Nous y voyons la co-existence de deux types de territoires. Le premier se révèle fixe, clairement délimité et soumis à un ensemble de règles strictes dont le contrôle est assuré par un pouvoir institutionnalisé et reconnu. Le second se dessine fluide, aux contours incertains et soumis à peu de règles, sauf celles imposées par un collectif exogène et mouvant, celui des consommateurs.
Cette première lecture comparative entre le vignoble chilien et le vignoble français, si elle a conduit à opposer largement les deux systèmes vitivinicoles, nous incite toutefois à prolonger nos investigations et à nous interroger sur le sens et le rôle de la "valle" dans l'organisation de la viticulture chilienne : des vins de terroirs n'apparaissent-ils pas au Chili ? De grands terroirs ne se construisent-ils pas sous nos yeux ?
Les valles dans le vignoble chilien
Notre interrogation repose sur le sens de cette organisation du vignoble en valles ? S'agit-il d'une simple recherche d'autonomie des viñas [4] locales par rapport à la domination des viñas de la région de Santiago ? S'agit-il au contraire d'une réalité géographique composée de terroirs en construction ?
Les vallées chiliennes sont-elles des terroirs marketing, des terroirs de la seconde modernité [note 5] et donc fluides comme nous le suggérons ci-dessus ou bien des socio terroirs, espaces géographiques complexes en construction ? Quelles sont les logiques mises en avant ? Quelles similitudes et différences avec les terroirs en construction au début du XXe siècle en France et en Europe ?
Les dénominations d'origine chilienne
La valle chilienne est d'abord une lecture géographique de l'organisation du vignoble chilien, suivant en cela la loi sur les dénominations d'origine. Le Chili est connu dans le monde entier pour ses vins de cépages. La mention du cépage permet de répondre à la demande internationale et, surtout, de pouvoir s'adapter avec facilité aux sollicitations des consommateurs.
Mais les consommateurs européens ignorent souvent que le Chili a développé une stratégie basée sur la dénomination d'origine géographique. Le décret n° 464 du 14 décembre 1994 établit ainsi des "denominacion de origen" (appellations d'origine) : le pays est divisé en cinq régions viticoles, treize sous régions, sept zones et enfin quarante-quatre aires. Les zones d'appellation ainsi identifiées, en étroite relation avec la topographie (vallées et fleuves), sont parfaitement délimitées reprenant la division administrative.
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L'organisation géographique du vignoble chilien |
Le contrôle des normes est effectué par le Service d'agriculture et d'élevage (SAG) du ministère de l'agriculture. Des "entreprises de certifications autorisées", publiques ou privées, effectuent les actions de contrôle en accord avec le SAG. À quels types de structuration spatiale corresponndent ces territoires ?
La valle chilienne, un terroir durable en construction ?
Terroir ? De quoi parle-t-on ? Il paraît utile de rappeler que le terroir agronomique ou agro-terroir [6], conceptualisation assez récente des experts de l'INAO au sortir de la Seconde guerre mondiale, correspond à l'étroite relation entre les choix des cépages et la nature de leur milieu d'accueil. Ce couple parut assez vite déterminer la qualité du vin. Tout aussi rapidement fut admise une règle, jamais vérifiée scientifiquement, qui établissait un lien entre le milieu et le goût du vin. Pour désigner ce milieu propre à produire un vin original, typique puisqu'à lui intimement lié, fut alors exhumé de la langue française le terme de terroir, pratiquement inusité depuis la fin du XIXe siècle, qui évoquait alors un goût rustique sinon un mauvais goût. Dépouillé de ses composantes qui en faisaient un système géographique complet, incluant le social et l'économique, il perdait alors son sens premier, celui de territoire.
La généralisation du système des AOC aux autres productions agro-alimentaires, notamment aux produits laitiers à partir des années 1990, [7] mais aussi les difficultés d'application d'un concept terroir réduit à ses composantes physiques conduisirent scientifiques et experts de l'INAO à infléchir leur position et à réintroduire des données humaines, réduites toutefois aux savoir-faire locaux. C'est incontestablement une ouverture mais, comme les autres productions "labellisées" par une AOC le prouvent, cela s'avère encore insuffisant pour faire du terroir un concept opérationnel pour l'agriculture du XXe siècle. Le terroir est en effet plus qu'une simple adéquation entre une plante, ici la vigne, des savoirs produire et un milieu "favorable". Cette faveur, ce sont les sociétés successives qui l'ont déterminée et le terroir est avant tout projet d'une société locale, d'où le vocable proposé de socio-terroir. Pour nous le terroir est aujourd'hui forcément socio-terroir.
L'obtention du label AOC dans le vignoble français 1936 - 1997 |
Régions viticoles du ChiliLes documents en .pdf : France (2 Mo) / Chili (730 Ko) |
Le terroir est donc un système géographique complet, donc complexe, avec sa composante "naturelle" mais aussi et surtout avec ses composantes "sociale" et "économique" qui en font la personnalité. Si la seconde (économique) l'emporte, le terroir est avant tout marketing et "fluide" et donc, par essence, "non durable". Si la première (sociale) s'impose, le terroir devient projet de territoire donc "solide" et "durable". Le terroir est alors avant tout un espace de projet, celui d'un groupe de producteurs pour valoriser au mieux une production donnée à la configuration déterminée par le jeu des relations entre les composantes physiques, économiques, culturelles, sociales et politiques. Selon l'échelle retenue, selon les lieux et leur contexte socio-politique et socio-historique, les configurations prennent un visage différent.
Pour être durable, le terroir doit devenir aussi celui de toute la communauté territoriale concernée, associant aux producteurs les autres acteurs économiques et politiques, mais aussi les consommateurs. Il devient organisation, au sens de la sociologie et les questions posées aux chercheurs comme aux acteurs portent sur :
- les capacités des organisations à créer de la richesse économique et sociale,
- leur rôle comme acteurs du changement social,
- leurs configurations les plus durables.
Ainsi dévoilé le terroir devient un marqueur du changement social. Avec cette clé de lecture, quel sens donner aux valles vitivinicoles chiliennes ? Nous nous intéresserons ici à la vallée de Casablanca.
La Valle de Casablanca, terroir des vins blancs ?
Cette vallée est située au bord de la côte Pacifique, à une altitude n'excédant jamais 400 mètres, comprenant quelques collines aux pentes douces. L'influence océanique est très marquée (brises maritimes), avec des températures de l´ordre de 25°C l'été et de 14°C le reste de l'année. Les précipitations annuelles sont de 450 mm, les mois de novembre à avril sont considérés comme les plus secs. La surface viticole cultivée est de 1 593 hectares.
Le palmarès des terroirs chiliens en 2006 [8] |
Entre Santiago et Valparaiso, cette vallée côtière est trop éloignée des Andes pour pouvoir bénéficier de son potentiel hydrique. Elle n'a pu se développer, récemment, qu'au fur et à mesure du forage de puits exploitant la nappe aquifère. Les sols sont pauvres, sableux. La fraîcheur de la brise marine ralentit le mûrissement du raisin qui conserve ainsi bien mieux ses caractères aromatiques. La vendange intervient couramment un mois plus tard que dans la plupart des autres régions chiliennes. Sur ce terroir propice à d'élégants chardonnay et à des sauvignon de toute première classe, les résultats ne se sont pas fait attendre : les palmarès annuels, les médailles et autres mentions ont très vite fait de cette vallée viticole une des toutes premières du pays pour les vins blancs comme en témoigne le palmarès établi ci-contre. La construction d'une distinction territoriale est en marche. |
Malgré sa grande jeunesse et sa faible étendue, Casablanca se positionne déjà en troisième position derrière Maipo et Colchagua. Ainsi la vallée de Casablanca apparaît bien comme un territoire vitivinicole en construction avec des limites précises, appuyées sur un cadre administratif, celui de la commune du même nom. Les discours des producteurs mettent en avant un type de vin fruité, aromatique et facile à boire en liaison avec les particularités climatiques.
Le rôle de la vigne comme facteur de développement local est manifeste du point de vue de l'emploi. La commune de Casablanca est l'une de celle où le chômage est le plus bas au Chili. Ce développement n'est pas seulement lié aux caractéristiques physiques et notamment climatiques mais aussi (et surtout !) à la situation du territoire sur la route 68, entre Santiago (centre majeur de consommation au Chili) et Valparaiso. Important lieu d'attraction du tourisme international, avec son site classé Unesco mais aussi avec les plages et les stations de Viña del Mar, Valparaiso joue un peu le rôle d'une ville mondiale du vin pour croisiéristes américains qui en sont les clients les plus importants. Ce potentiel a suscité une volonté collective de vendre la marque Valle de Casablanca. Une Association des producteurs s'est constituée pour mettre en place une route du vin qui a accueilli 300 000 visiteurs en 2005. Ne sommes-nous pas dans le cas d'une dynamique collective de promotion du terroir par une production de qualité ? La Valle chilienne est un lieu de fédération des acteurs vitivinicoles comme le furent au début du XXe siècle les "terroirs" bordelais alors en gestation. Une même logique décalée dans le temps se retrouve avec l'affirmation d'une identité territoriale par les vins. |
Routes du vin dans la Valle de Casablanca |
Comme en France et dans le Bordelais en particulier, le terroir se construit avec la mise en avant d'une certaine "distinction". Cependant, nous ne voulons en aucun cas dire que ces nouveaux territoires viticoles chiliens se dirigent vers une configuration de type bordelais. Ce n'est bien évidemment pas une approche évolutionniste que nous proposons ici. Bien au contraire, tant sur le Vieux continent que dans le Nouveau monde, les mutations relèvent bien plus de la construction de modèles hybrides et souples, alternatifs pourrait-on dire, que de l'obstination à conserver ou à dupliquer des façons de faire héritées d'un autre contexte géopolitique.
En conclusion, dans le contexte contemporain d'instabilité de la viticulture mondiale, plus que la question du devenir de l'un et de l'autre de ces deux systèmes viticoles, tant français que chilien, c'est celle de l'émergence (sinon de l'affirmation !) d'un système vitivinicole mondial complexe qui s'impose à nous. N'est-il pas en effet artificiel et dangereux de vouloir segmenter le monde viticole en producteurs de vins de cépages (les nouveaux "vins de tables") et grands vins fins, l'équivalent des Dénominations d'origine protégée (DOP) européennes ? Les grands vignobles n'ont-ils pas toujours été des vignobles complexes alimentant tous les marchés et offrant une gamme de vins la plus large possible ? Le "tout AOC" de certains grands vignobles européens et surtout français n'est-il pas une (mauvaise) parenthèse de l'histoire récente cachant une réalité bien différente : Bordeaux a toujours produit des vins "courants" et en produit encore.
Notes
[1] - Voir à ce propos J.-P. Corbeau, 2004, "Réflexions sociologiques en "vrac" sur le vin", p. 1-8, in Anthropology of food
[2] - Cépage importé par les espagnols au moment de la Conquête
[3] - Pour une meilleure compréhension d'une comparaison entre vignoble français et vignoble chilien, l'option choisie fut de dégager une sorte d'idéal-type. Il est évident que les collectifs sont par nature hétérogènes.
[4] - Nous conservons le terme chilien de viña car la traduction littérale "vigne" possède un sens plus restreint alors que la viña désigne l'ensemble de l'exploitation comme le fait notre vocable "château".
[5] - La seconde modernité est prise dans le sens d'A. Giddens comme une continuité et un épanouissement de la première modernité. A. Giddens, Les conséquences de la modernité, Paris, L'Harmattan, 1994.
[6] - Agro-terroir : néologisme désignant le terroir dans sa seule acceptation agronomique soit un sous-sol, un sol, un climat auxquels sont associés les usages locaux de mise en valeur
[7] - Voir sur Géoconfluences, M.-J. Hassid (nouvelle fenêtre) : Le terroir, un territoire hybride. L'exemple des fromages des Alpes du Nord.
[8] - Des points ont été attribués à chaque "valle" chaque fois qu'un vin était reconnu "vin de l'année", icône ou premium dans le guide utilisé.
Bibliographie indicative
- Schirmer R. - "Le Chili, un vignoble à la conquête du monde", p. 301-328, Cahiers d'Outre-Mer, Volume 58, n°231-232, Bordeaux, Presses Universitaires de Bordeaux - 2005 (juillet-octobre)
- Hinnewinkel JC., Les terroirs viticoles, origines et devenirs, Bordeaux, Editions Féret, 2004
- Palacio Villefort de A. - La notion de terroirs viticoles au Chili. Construction, enjeux, limites, Bordeaux3, mémoire de Maîtrise - 2005
- Tulet J-C. et Sanchez Alvarez J. - "La croissance du vignoble du Chili par l'amélioration de la qualité et de l'exportation", Sud-Ouest Européen, Toulouse, n°14, p. 11-21. 2002 (décembre)
- Velasco-Graciet H. - Territoires, sociétés, mobilités. Contradictions et enjeux géographiques, Habilitation à diriger des recherches (HDR) soutenue le 27 novembre 2006, Bordeaux 3 - 2006
- Gemines - El boom del vino chileno. Una evaluación y consideraciones para seguir creciendo, Santiago de Chile - 1998
- Pozo del J. - Historia del vino chileno, Editorial universitaria, Santiago de Chile - 1998
D'autres ressources en ligne
- Hélène Velasco-Graciet et Jean-Claude Hinnewinkel ont coordonné un dossier "Vignes et vins" - Contact, journal de l'Université de Bordeaux 3
J-C. Hinnewinkel
Professeur de géographie, Institut de géographie de Bordeaux 3, chercheur à l'UMR ADES (5185), hinnewin@u-bordeaux3.fr
H. Velasco-Graciet,
Maîtresse de conférences habilitée, Institut de géographie de Bordeaux 3, Chercheur à l'UMR ADES (5185), Helene.velasco@u-bordeaux3.fr
pour Géoconfluences le 05 juillet 2007
Pour citer cet article :
Jean-Claude Hinnewinkel et Hélène Velasco-Graciet, « Espace et temporalités du vignoble : une comparaison franco-chilienne », Géoconfluences, janvier 2007.
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/doc/typespace/vin/VinScient11.htm