Naviguer en Arctique
Bibliographie | citer cet article
Au tournant des années 2010, la fonte accélérée des glaces laisse entrevoir de nouvelles perspectives pour la navigation. Dans les médias, on a parfois l’impression que l’on vient de découvrir – ou de redécouvrir – l’océan Arctique, oubliant que des populations l’habitent et le pratiquent depuis des millénaires (encadré 1). Ainsi, Bloomberg titre en 2016 que « le monde vient de découvrir un océan à mille milliards de dollars » (Roston, 2016).
Document 1. Capture d’écran de l’article de Roston dans Bloomberg, 2016 : « Le monde a découvert un océan à 1000 milliards de dollars. » (source). |
Les articles insistent sur un potentiel de ressources important, libéré par le retrait des glaces. Ils sont nombreux à également évoquer le potentiel développement de la navigation (document 2).
Document 2. Deux exemples du traitement médiatique de la navigation Arctique (Plummer, 2013 ; Truc, 2013). À droite : « Le changement climatique va ouvrir de nouvelles routes arctiques inattendues ». |
Ce ne sont ici que deux exemples parmi de nombreuses publications qui ont annoncé, avec plus ou moins de nuance, le développement de nouvelles autoroutes polaires((Voir entre autres : « L'océan Arctique fond et s'ouvre à la navigation », dans La Presse, 5 septembre 2008 ; “The Rush to Exploit the Arctic”, Editorial dans le New-York Times, 26 Août 2017; “As Arctic Ice Vanishes, New Shipping Routes Open”, The New-York Times, 3 mai 2017 ; “Russia’s Suez Canal? Ships start plying a less-icy Arctic, thanks to climate change”, 8 septembre 2018.)). Ces articles font notamment suite à un rapport de l’USGS (US Geological Survey) de 2008 qui estimait que 29 % des réserves de gaz et 10 % des réserves de pétrole encore à découvrir se trouvaient dans l’Arctique (USGS, 2008). Le rapport évoquait clairement le caractère estimatif des données qu’il présente, mais les analystes qui en reprennent les résultats omettent souvent de préciser la méthode de calcul et le fait que ces résultats se basent en réalité sur des hypothèses. Progressivement, on a l’impression d’une corrélation qui serait établie entre l’accessibilité des ressources et le développement des routes polaires, à la faveur du retrait des glaces. Les choses ne sont pourtant pas aussi simples et de nombreux autres facteurs entrent en jeu dans le développement de la navigation polaire, que nous proposons donc d’interroger ici.
Il s’agira alors de dresser une typologie de la navigation arctique telle qu’elle existe aujourd’hui, puis d’interroger son évolution et les acteurs impliqués afin de mettre en évidence les grandes tendances contemporaines. Enfin, on s’attardera sur les implications géopolitiques du développement de la navigation dans la région.
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1. Qui navigue en Arctique ?
Il existe plusieurs routes arctiques, dont l’accessibilité varie de manière saisonnière.
Document 3. Les routes maritimes arctiques |
Il faut d’abord distinguer le passage du Nord-Ouest (PNO) qui traverse l’archipel arctique canadien, du passage du Nord-Est (PNE) qui lui, passe au nord de la Norvège puis longe la côte russe. La route transarctique demeure pour l’instant hypothétique, de la glace est encore présente à l’année dans l’océan Arctique central et constitue donc une contrainte majeure pour la navigation. Le pont arctique demeure lui aussi à l’état de projet. Le port de Churchill, unique port en eau profonde accessible par train dans la partie continentale de l’Arctique canadien a été fermé en juillet 2016. Le gouvernement du Canada, propriétaire du port depuis sa construction l’avait cédé à Omnitrax, qui avait également acheté les voies de chemin de fer. Mais celles-ci passaient en zone de pergélisol instable, dont la fonte occasionnait des inondations coûteuses et régulières et la compagnie américaine a décidé de se retirer. Le port n’a réouvert qu’en septembre 2019, après plusieurs mois de travaux, racheté par l’Arctic Gateway Group, un partenariat entre les Premières nations, les collectivités du Nord, Fairfax Financial Holdings Limited et AGT Food and Ingredients Inc.
>>> Pour en savoir plus sur le port de Churchill, voir le site partenaire Géoimage : Pauline Pic, « Canada - Churchill : un isolat surbarctique sur les bords de la Baie d’Hudson », 2019. |
La carte indique également que les passages semblent libres de glace à l’été, mais pas en hiver : c’est là une importante contrainte saisonnière. La présence de glaces dérivantes pose aussi la question de l’ouverture réelle de ces passages en été. Enfin, on peut noter une différence marquée dans les conditions de glace entre le PNO et le PNE dont de grandes portions sont libres de glace toute l’année. Cela s’explique notamment par les courants marins, puisque le long de la Norvège remonte la dérive nord Atlantique du Gulf stream, un courant chaud, alors que côté canadien passe le courant du Labrador, un courant froid – d’où des différences climatiques si importantes à une même latitude. Précisons, enfin, que ces routes peuvent être utilisées pour une navigation de transit, donc de part en part, mais qu’il existe aussi un trafic de destination, qui n’emprunte donc qu’une portion de ces routes et la tendance semble montrer qu’il est majoritaire et appelé à le rester (Lasserre, 2018).
1.1. La navigation commerciale : un portrait différencié entre passages du nord-ouest et du nord-est
Document 4. Le Nordic Orion, transitant dans le Passage du Nord-Ouest avec sa cargaison de charbon. Crédit photo : Nordic Bulk Carriers. |
Parce que c’est elle qui concentre l’attention médiatique, il faut s’attarder un instant sur la question de la navigation commerciale en arctique, afin, notamment, de nuancer ce que l’on peut parfois lire. La navigation commerciale se développe, certes, mais elle demeure limitée, si l’on compare aux grandes routes maritimes mondiales. Plusieurs navires de cargo ont fait la traversée : en 2013, un navire affrété par la Nordic Bulk Carrier (document 4) transporte une cargaison de charbon entre Vancouver et la Finlande (Struzik, 2016).
Document 5. Carte interactive des navires en circulation dans le monde, en temps réel. Créé par London-based data visualisation studio Kiln et UCL Energy Institute. Source : Shipmap.org
Les sites internet Shipmap.org et Marinetraffic.com permettent de voir en temps réel les navires en transit sur les mers et océans du monde. Cela permet de se rendre compte que, même au plus fort de la saison estivale (Shipmap permet de régler la vue sur une date de son choix), les routes du nord et notamment le Passage du Nord-Ouest demeurent marginaux. Très rares sont les navires qui dépassent la péninsule de Yamal. Cela permet de remettre les choses en perspective : on ne peut pas parler encore d’autoroutes maritimes, et le développement de ces routes est lent et incertain. Si l’on compare maintenant les chiffres, en 2017, 84 456 navires ont franchi le détroit de Malacca (Hand, 2018), 17 550 navires ont transité par le Canal de Suez (Suez Canal Authority, 2019), 13 795 par le canal de Panama (Panama Canal, 2018). Les passages arctiques sont encore très loin de ces chiffres (documents 6 et 7).
Document 6. Comparaison du trafic de transit annuel de quelques passages stratégiques avec les routes arctiques Document 7. Nombre de transits réalisés via le PNE et le PNO, depuis 2007. Source : Lasserre, 2019. |
Plusieurs choses apparaissent à la lecture de cette figure. D’abord, le nombre de transits est très irrégulier et bien loin des chiffres des autres passages, notamment pour le passage du nord-ouest. Souvent, une corrélation est faite entre fonte des glaces et augmentation du trafic commercial dans l’Arctique : ces chiffres semblent la contredire, notamment à partir de 2013. En effet, alors que la fonte s’accélère d’années en années, le trafic, lui, ne suit pas. C’est particulièrement vrai pour ce qui concerne le passage du nord-ouest, car l’essentiel des transits sont opérés par des navires de plaisance et non des navires commerciaux ou même de croisière (Lasserre, 2018). C’est logique : ce qui compte d’abord dans les stratégies entrepreneuriales, ce sont les considérations économiques : l’utilisation de ces routes doit pouvoir s’intégrer dans ces stratégies (Doyon et al., 2017 ; Lasserre, Beveridge, Fournier, Têtu, & Huang, 2016). Or il semble que ce ne soit pas le cas pour le moment.
La question des stratégies entrepreneuriales est centrale, elle est récemment revenue au cœur des débats alors que la CMA CGM d’abord, puis Hapag-Lloyd ensuite, ont annoncé qu’elles n’utiliseront pas les routes maritimes du nord. Sous l’égide de l’ONG Ocean Conservancy, plusieurs entreprises se sont engagées à ne pas utiliser les routes maritimes polaires – afin de préserver l’environnement fragile de ces régions. Plusieurs grandes compagnies ont signé cet engagement : la CMA CGM donc, mais aussi MSC, Evergreen Line… Des compagnies de prêt-à-porter se sont aussi engagées à ne pas transporter leurs marchandises via ces routes, à l’instar de Nike, d’H&M, d’Asos, de Gap ou encore de Puma (Ocean Conservancy, non daté). Cet engagement environnemental peut se faire à bien peu de frais puisque ces groupes n’utilisaient pas les routes polaires… et qu’elles n’avaient pas non plus prévu de le faire, compte tenu des coûts et contraintes logistiques inhérentes à ces routes (voir plus bas). Ces entreprises présentent leur engagement comme destiné à protéger l’environnement : c’est en fait surtout lié à des choix stratégiques. Les stratégies entrepreneuriales sont bien au cœur du développement – ou non – de nouvelles routes maritimes.
Outre cette différence entre PNE et PNO, il faut aussi distinguer deux types de trafic qui coexistent en Arctique : le trafic de transit et le trafic de destination.
Document 8. Nombre de voyages de transit comparé au nombre de voyages total dans le PNO. Source : Lasserre 2019. |
Le discours qui voudrait que la fonte des glaces entraîne de façon mécanique une augmentation de la navigation dans la région arctique est donc plutôt contredit par les faits. Certes, contrairement au tonnage commercial de transit qui demeure relativement stable, le tonnage commercial total croît de façon soutenue, notamment depuis 2014. Cela implique un trafic local de marchandises à destination des ports de l’Arctique, mais surtout, au départ de l’Arctique. C’est le service de destination qui domine pour le moment, et on peut établir un profil similaire pour le PNO ici. Cette augmentation soutenue du trafic de destination s’explique notamment par l’exploitation de ressources naturelles dans la région, impliquant à la fois une augmentation des volumes transportés, et des navires opérant la desserte (Guy & Lasserre, 2016).
Le trafic commercial de transit, lui, reste très minoritaire, et avec un potentiel de développement pour l’instant limité, compte-tenu des nombreuses contraintes que représente encore la navigation arctique.
1.2. Une navigation touristique en développement
Document 9. Un navire de croisière Hurtigruten dans l’Arctique norvégien, à proximité du Cap Nord. Cliché : Pauline Pic. Document 10. Nombre de croisiéristes dans l’Arctique canadien, au Groenland et au Svalbard, 2003-2016. Sources : (Lasserre, 2018 ; Lasserre & Têtu, 2015). Pour les nombres relatifs à l’Arctique canadien, les chiffres d’après 2013 incluent systématiquement toutes les personnes présentes à bord, personnel de bord compris. Document 11. Nombre de croisières dans l’Arctique canadien, au Groenland et au Svalbard, 2003-2017. Sources : (Lasserre, 2018 ; Lasserre & Têtu, 2015). Nous n’avons pas de données pour le Groenland avant 2006 et pour le Svalbard à partir de 2015. L’absence de barre ne signifie pas l’absence de croisière. |
L’Arctique est désormais une région touristique attractive, et la navigation de croisière est notamment en expansion dans la région, avec toutefois là encore un profil différencié selon les régions – ce qui nous permet de rappeler que l’Arctique n’est pas un espace uniforme.
En matière de tourisme de croisière sur l’océan Arctique, le Groenland et le Svalbard dominent largement le marché : c’est en lien, d’abord, avec une plus grande accessibilité : le sud du Svalbard et du Groenland où se concentre la navigation de croisière sont libres de glace pour la majeure partie de l’année. Le Canada, comme on peut le voir ici reste très en deçà – mais pourrait se développer dans le futur. Les navires demeurent de taille relativement modeste, notamment dans l’Arctique canadien, à l’exception du Crystal Serenity, un navire de croisière pouvant accueillir plus de 1 600 passagers et qui a transité dans la région en 2016. Comparé aux autres destinations, les chiffres soulignent que c’est le Groenland qui attire les plus gros navires .
Le tourisme polaire tend à se développer, même s’il faut souligner d’une part une relative stagnation depuis 2006-2007, et d’autre part des chiffres qui restent modestes comparés aux autres destinations qui reçoivent d’immenses navires de croisière – ne serait-ce, par exemple, que dans le sud de l’Alaska, si l’on reste dans un contexte Arctique . Dans les Caraïbes, en Méditerranée et ailleurs dans les grandes destinations de croisière, les chiffres ne relèvent pas du tout du même ordre de grandeur (Dehoorne, Petit-Charles, & Theng, 2011). Surtout, le développement de cette navigation pose des problèmes logistiques – notamment en matière de recherche et sauvetage – d’une ampleur bien supérieure à la navigation commerciale. Sur un navire de cargo, les membres d’équipages sont bien moins nombreux que les passagers sur les immenses navires de croisière, qui peuvent accueillir plus de 1 500 passagers. La difficulté de l’évacuation du Viking Sky en mars 2019, alors qu’il était encore à proximité des côtes et avait quitté l’Arctique, a bien souligné en quoi l’éloignement des régions polaires et le manque d’infrastructure pourrait poser un problème en cas d’accident. Le navire revenait de Tromsø dans l’Arctique norvégien, lorsqu’il a été confronté à une avarie de moteur sur le chemin de Stavanger. Il a fallu procéder à l’évacuation des 1 300 passagers et membres d’équipage dans des conditions de tempête très difficile. L’hélitreuillage individuel était donc la seule option et seuls 400 passagers ont pu être évacués de cette façon, avant que le navire ne puisse rejoindre les côtes pour évacuer le reste des passagers et membres d’équipage. La recherche et sauvetage dans l’environnement Arctique, un environnement éloigné et difficile, pose de vraies questions car il y a encore très peu d’infrastructures alors que les navires sont de plus en plus gros.
2. Une navigation encore contrainte
Les conditions climatiques dans la région continuent de poser un certain nombre de problèmes pour le développement de la navigation. L’évolution des conditions de glace constitue un défi opérationnel, mais aussi logistique. L’avantage de ces routes doit donc être interrogé.
2.1. Évolution des conditions de glace
Deux choses doivent d’abord être bien distinguées lorsque l’on parle de glace de mer et d’ouverture des passages. La glace de mer Arctique connaît d’abord une variabilité saisonnière avec un cycle normal d’extension hivernale et de fonte estivale.
Document 12. Animation – évolution de la glace de mer estivale et hivernale. (Source : NASA) Document 13. Évolution de la banquise arctique en septembre, 1979-2019. Pauline Pic, source : NSIDC. |
Cela implique deux saisons, la saison navigable correspondant au retrait de la glace. Pour l’instant, il demeure de la glace à l’année dans l’Arctique central. Cette oscillation naturelle est couplée à un autre phénomène : le déclin de l’étendue moyenne de la banquise.
On remarque sur la figure une tendance très nette à la baisse. Les courbes de tendance indiquent également une accélération de cette fonte : on voit ici que pour la période de 1992 à 2019, puis pour 2000 à 2019, la tendance à la baisse est de plus en plus marquée. Cela implique en premier lieu un allongement de la saison navigable : la glace commence à se reformer plus tard. Les modèles prévoient désormais une disparition de la banquise estivale entre 2020 et 2040, voire 2045 (Overland & Wang, 2013). En revanche, en hiver, les modèles ne prévoient pas la disparition de la glace de mer, mais une plus grande variabilité de la localisation de cette glace hivernale, et possiblement une saison gelée plus courte. Par exemple l’embâcle en mer des Tchouktches a été particulièrement tardif en 2019, comme en atteste le document suivant. Pourtant, à l’échelle de la région, l’étendue de la banquise était plus importante qu’en 2012.
Document 14. Étendue de la glace de mer en Mer des Tchouktches le 24 octobre, 1979-2019. Source : Alaska Center for Climate Assessment and Policy. Document 15. Le Venta, Porte Conteneur de Maersk, qui a transité dans le PNE à l’été 2018. Crédit : High North News. |
Cette variabilité est susceptible de constituer une contrainte logistique de premier plan et donc un frein au développement de la navigation. Pour le transport de marchandises selon une logistique dite « juste-à-temps », ce type de contraintes et l’imprévisibilité qui leur est associée pose problème. Dans le cas de transport de conteneurs, c’est particulièrement important : car aux retards de livraison sont associés des coûts considérables. L’existence de deux saisons implique par ailleurs d’avoir deux routes, sans régularité possible concernant la date d’alternance entre les deux. Ainsi, les compagnies de transport de conteneurs n’envisagent pas vraiment cette route (Lasserre et al., 2016). Et lorsque Maersk a envoyé son porte conteneur Venta dans le passage du Nord-Est en été 2018, il s’agissait surtout de tester la route, plus que de l’intégrer dans les itinéraires de la compagnie.
La glace pluriannuelle, plus épaisse, plus dense, qui fond donc plus lentement, diminue de façon significative : la glace de plus de 5 ans atteint désormais un minimum. Or si la glace nouvelle est plus légère et donc moins contraignante pour les navires, elle est aussi plus mobile, donc imprévisible et susceptible d’être problématique vis-à-vis de la navigation.
Évolution de l'âge de la glace arctique 1984-2016
Document 16. Évolution de l’âge de la glace de mer, 1984-2016 (GIF). Source : NASA. L’âge de la glace n’est pas représenté dans l’archipel arctique canadien, en raison de l’absence de données. Cela ne signifie pas que cet archipel est libre de glace.
Document 17. La glace discontinue : ouverte à la navigation ? Crédit : Christopher Michel, Flickr, juin 2015. |
Le déclin de la glace pluriannuelle rend ce type de configuration glaciaire plus probable. À cela s’ajoute la fonte de l’inlandsis groenlandais, dont le vêlage entraîne la présence d’importants icebergs susceptibles d’obstruer l’entrée du passage du Nord-Ouest – rappelons ici que le fameux iceberg qui a heurté le Titanic venait justement… du Groenland.
En 2017, une mission scientifique du brise-glace canadien Amundsen a dû être annulée parce que l’entrée du Passage du Nord-Ouest était obstruée par la glace, occasionnant plusieurs naufrages : le navire a dû retourner à sa fonction première de recherche et sauvetage, débarquant l’équipage de scientifiques à bord. Les conditions de navigation demeurent donc difficiles et surtout elles sont imprévisibles, d’une année sur l’autre et même à l’intérieur de la saison. Du côté du passage du Nord-Est, le problème se pose avec moins d’intensité, mais la question de l’imprévisibilité et des conditions météorologiques difficiles (brouillard…) demeure. L’ouverture des passages est donc à nuancer, même s’il est certain que la saison navigable s’allonge.
2.2. Une route plus courte ?
Les passages arctiques sont souvent mis en avant comme plus courts que les routes traditionnelles, via Suez et Malacca, ou via le canal de Panama. Pour la route entre Londres et Yokohama, à côté de Tokyo, le bénéfice est clair (document 18). Mais pour d’autres couples origine-destination, ce n’est plus le cas (document 19).
Document 18. Comparaison de grandes routes commerciales. Source : Lasserre, 2010. Document 19. Distances entre quelques ports de l'hémisphère Nord, en transitant par Panama, Suez et Malacca ou les passages arctiques (aucun obstacle politique à la navigation n'est considéré). Adapté de Lasserre, 2010. Document 20. Les routes maritimes les plus courtes en distance kilométrique (voir document 19) |
D’après ce tableau, il apparaît que selon les ports, l’avantage n’est pas systématique pour les passages arctiques. En réalité, plus le couple origine-destination est au nord, plus ils sont avantageux. Mais si le couple origine-destination est situé plus au sud, les routes traditionnelles demeurent avantageuses, or les plus grands ports mondiaux sont plutôt méridionaux et le centre de gravité de l’économie mondiale tend à se déplacer vers le sud : la Chine concentre 40 % du trafic conteneur des 50 premiers ports mondiaux, l’Asie dans son ensemble 70 %, contre environ 20 % pour les ports européens et nord-américains additionnés.
Soulignons par ailleurs que la distance n’est pas le seul facteur à considérer : il faut aussi envisager la vitesse de croisière, généralement réduite dans les passages arctiques, en lien avec les conditions météorologiques déjà évoquées (glace, brouillard…). C’est finalement bien la distance-coût qui compte, et la présence de hubs. La présence limitée d’infrastructures et de ports permettant le chargement/déchargement de cargaisons (et donc d’accroître la rentabilité de la route) sur les routes du Nord constituent aussi des obstacles de premier plan. Les enjeux politiques enfin sont importants et de nature à potentiellement limiter la navigation dans la région.
3. Naviguer en Arctique : des enjeux géopolitiques nombreux
Les questions politiques doivent aussi être prises en compte dans l’analyse, car elles sont susceptibles de constituer un frein au développement de la navigation.
3.1. Le statut des détroits
La question des détroits est une question importante en lien avec le développement de la navigation dans la région : la Russie et le Canada ont revendiqué le tracé d’une ligne de base droite, selon l’article 7 de la convention de Montego Bay (ou Convention des Nations Unies sur le Droit de la mer, CDUM) qui fait que les détroits des deux passages sont inclus dans les eaux intérieures des pays considérés (document 21).
Document 21. Les détroits des routes maritimes polaires : un statut contesté |
Les États-Unis réfutent ce tracé et considèrent que ces détroits sont des détroits internationaux où prévaut le droit de passage inoffensif. Cette position n’est pas isolée : l’Union européenne la défend également par exemple. Pour eux, la ligne de base du Canada ne peut pas longer l’archipel arctique canadien et les détroits relient au contraire deux ZEE, de la mer de Baffin à la mer de Beaufort. Il en va de même côté russe où les détroits sont considérés par les États-Unis comme des détroits internationaux. L’enjeu consiste, pour les États-Unis notamment, en la défense de la liberté de navigation, pierre angulaire de leur politique étrangère depuis au moins un siècle. Alliés et partenaires de défense dans la région, le Canada et les États-Unis se contentent pour le moment de s’accorder à ne pas être d’accord sur la question (Lalonde & Lasserre, 2010). La question demeure donc en suspens, d’autant plus que les États-Unis n’ont pas ratifié la Convention de Montego Bay. L’ouverture progressive des passages à la navigation et le nombre croissant d’acteurs qui s’intéressent à la question relancent le débat. En avril 2019, le secrétaire d’État américain Mike Pompeo évoquait d’ailleurs la question – entre autres – dans un discours remarqué à la veille de la réunion ministérielle du Conseil de l’Arctique.
La position canadienne repose sur un double argument : celui d’une application de l’article 7 de la CNUDM, qui justifie un tracé de sa ligne de base incluant l’archipel arctique. Trois critères principaux sont retenus pour un tracé droit : il faut premièrement que cela corresponde à l’orientation générale de la côte. Pour le Canada, ce critère peut paraître fragile car l’archipel arctique s’étend vers le nord alors que la côte continentale est plutôt orientée vers l’est. Ensuite, il faut justifier d’un « lien étroit », soit un ratio terre/mer suffisant, qui indique la proximité de ces îles et exclurait un archipel trop dispersé. Ici, le critère est respecté. Enfin, il y a un critère d’intérêt particulier et pour ce critère, la présence de populations autochtones dans la région et leur usage millénaire de ces territoires est d’importance dans l’argumentation canadienne. Mais le Canada justifie aussi le statut de ces eaux comme intérieure par un argument historique, présentant justement ces eaux comme des eaux historiques : à savoir des « eaux sur lesquelles l’État côtier contrairement aux règles générales applicables du droit international, clairement, effectivement, continûment, et sur une période de temps substantielle, exerce ses droits souverains avec l’acquiescement de la communauté des États » (L. J. Bouchez, cité dans Lalonde & Lasserre, 2010). L’argument peut paraître fragile au regard de la faible présence sur cet immense territoire.
Cette question du statut des détroits est d’importance car selon le statut de ces eaux, un pays a la possibilité de réguler plus ou moins la navigation. Le droit de passage inoffensif associé au statut de détroit international entraîne une liberté de navigation : le Canada ou la Russie ne peuvent s’opposer à la circulation d’un navire en transit. Si les eaux sont considérées comme intérieures, la règlementation peut être beaucoup plus stricte, par exemple en matière environnementale.
3.2. Réguler la navigation arctique : le Code Polaire
En janvier 2017, le Code Polaire, négocié sous l’égide de l’Organisation maritime internationale (OMI), est entré en vigueur. Les négociations ont commencé dans les années 1990 et ce qui est devenu le premier règlement contraignant pour la navigation en environnement glaciaire consistait au départ en quelques recommandations générales de sécurité. Après plusieurs années de négociations sous l’égide de l’OMI, le Code Polaire a finalement été adopté. Plusieurs objectifs majeurs sont affichés, en matière de sécurité et de protection de l’environnement. Le code régule ainsi plusieurs aspects de la navigation dans les régions polaires depuis la classe de glace((Compte tenu de la possible présence de glaces dérivantes, même en été, les navires doivent avoir une coque renforcée. Il existe trois classes A, B et C, qui correspondent à trois natures de glace. La classe C est la plus basse, la A correspond aux coques les plus épaisses et donc aux conditions les plus difficiles.)) spéciale que doivent avoir les navires jusqu’à la formation spécifique que doivent recevoir les équipages (IMO, 2017). Mais ces règles de sécurité ne se résument pas à la construction des navires : l’équipement à bord est aussi différent, notamment pour faire face aux difficultés des opérations de recherche et sauvetage, compte tenu de la contrainte de l’éloignement. Des canots de sauvetage spéciaux sont donc par exemple requis, car dans l’éventualité d’un accident, il est envisageable qu’il faille attendre plusieurs jours les secours par exemple. Le Code Polaire a également pour but de participer à la protection de l’environnement arctique en interdisant par exemple le rejet de certains déchets à moins de 12 milles nautiques (22 km) des côtes ou de la banquise côtière.
En 2018, le comité de la sécurité maritime de l’OMI a pris des mesures complémentaires, spécifiques au détroit de Béring et à la mer de Béring, à l’initiative des États-Unis et de la Russie. Six routes ont ainsi été établies, ainsi que six zones de prudence, pour prévenir les risques d’accident dans le détroit. La régulation de la navigation a été ici un vecteur de coopération entre les acteurs impliqués – plutôt que de tensions.
Il faut toutefois souligner que le Code Polaire est une réglementation internationale. Si le Canada considère que le passage du Nord-Ouest traverse en grande partie ses eaux intérieures et sur lesquelles il a pleine souveraineté, alors il peut considérer être en droit d’imposer une réglementation supplémentaire. Le ministère des Transports canadien est d’ailleurs en train de travailler à une réglementation spécifique à la navigation dans son archipel arctique.
Conclusion
Document 22. Le brise-glace de recherche canadien, l’Amundsen, dans la baie de Baffin. Crédit : N. Freyria. |
La question de la navigation arctique continue de nourrir des représentations très fantasmées, que la réalité des conditions vient nuancer. Les contraintes climatiques demeurent pour l’instant importantes, surtout du côté canadien. Les contraintes logistiques restent elles aussi très fortes, parce que le passage reste fermé pendant l’hiver alors que les modèles ne prévoient pas pour l’instant de mer ouverte à l’année. Cela implique deux saisons – or la régularité est essentielle, notamment pour le transport en conteneurs, qui représente plus de 80 % du commerce maritime mondial. Maersk n’avait d’ailleurs pas jugé l’expérience de 2018 rentable.
La question de l’acceptabilité sociale est aussi en jeu, alors que plusieurs compagnies viennent d’annoncer qu’elles n’utiliseraient pas les routes arctiques pour le transport de marchandises. Mais il est intéressant de noter que ces engagements présentés environnementaux sont pris sans réelles consultations avec les populations locales qui pourraient profiter des opportunités offertes par le développement de la navigation. Pour eux, la décision pure et simple de ne pas utiliser les passages est discutable : une utilisation raisonnée et qui tiennent compte de leurs recommandations et expertise (Boyd, 2020) aurait plus de sens.
Bibliographie
Références scientifiques
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Pauline PIC
Agrégée de géographie et doctorante à l’université Laval (Québec)
Mise en web : Jean-Benoît Bouron
Pour citer cet article :Pauline Pic, « Naviguer en Arctique », Géoconfluences, février 2020. |
Pour citer cet article :
Pauline Pic, « Naviguer en Arctique », Géoconfluences, février 2020.
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-regionaux/arctique/articles-scientifiques/naviguer-en-arctique