Politiques de l’eau et lutte contre la pauvreté à Jakarta, un rendez-vous manqué
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Jakarta va-t-elle déménager ? Jakarta doit-elle déménager ? Jakarta peut-elle déménager ? La décision politique que le nouvellement réélu Président de la République d’Indonésie a lancé dès les résultats des élections, au printemps 2019, est l’occasion de nous interroger sur ce que signifie une telle annonce, et au-delà, sur ce que cela dit des villes en général, et des villes d’Asie du Sud-Est en particulier.
Jakarta est l’une des plus grandes villes du monde. Sans entrer pour l’instant dans le détail des débats sur le comptage des populations urbaines, l’aire métropolitaine prise au sens le plus large, en incluant les districts urbanisés voisins, atteint les trente millions de personnes. Jakarta est donc à la fois la capitale de l’État fédéral indonésien et, de loin, la ville la plus peuplée de l’archipel. Au-delà des problèmes générés par sa taille même, l’eau est un bon indicateur des difficultés dont souffre la ville, par son manque, par son excès et par le fait que la ville s’enfonce, par endroits, sous le niveau de la mer. L’exemple de Jakarta est donc à la croisée de plusieurs thématiques de géographie : les risques en ville, les pratiques et le quotidien des habitants dans ce contexte, les politiques et les normes qui en découlent, et plus généralement les caractéristiques de ce qui fait ville.
Ce déménagement programmé de la capitale, probablement à Palangkaraya, ville du centre de Kalimantan, sur l’île de Bornéo, revêtirait également une dimension symbolique qui s’inscrit dans un mouvement plus large de décolonisation dont l’Indonésie fut longtemps emblématique. Elle suivrait la voie déjà choisie par la Côte d’Ivoire, le Nigéria, le Brésil ou la Birmanie.
En suivant le fil de l’eau, ce texte en fait un prétexte pour lire les inégalités et la situation de pauvreté dans une métropole contemporaine, en cherchant à saisir leur dimension systémique, spatiale et politique en termes de choix, de priorités et d’orientations qui sont formalisés par les lois, les dispositifs publics ou les normes en place.
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1. Contexte d’une ville sous pression
Si le climat de mousson semble favoriser l'abondance de l'eau plutôt que sa rareté, ce dont témoigne la gravité des inondations successives, ce n'est pas tant le climat qui est la cause du risque inondation que l'artificialisation des sols et le poids des constructions sur un substrat fragile.
1.1. Une capitale humide
L’Indonésie est au 6e rang mondial des pays disposant des plus grandes réserves d’eau disponible (Dagorn, 2011). Elle compte parmi les neuf pays seulement qui se partagent 60 % des réserves mondiales d’eau douce : le Brésil, la Russie, les États-Unis, le Canada, la Chine, l’Indonésie, l’Inde, la Colombie et le Pérou. Cette disponibilité importante de la ressource ne signifie pas pour autant que tous y ont accès.
Document 1. Précipitations et vents de mousson en Asie du Sud-EstSource : Pauline Texier, 2009, avec l’aimable autorisation de l’autrice. Document 2. Les inondations de 1996, 2002 et 2007 à JakartaSource : Pauline Texier, 2009, avec l’aimable autorisation de l’autrice. |
Le climat est tropical humide : l’abondance voire l’excès d’eau semblent au premier abord plus problématiques que son manque. Cela constitue un risque important, d’inondation notamment. Mais les inondations ne sont pas que le fait d’un aléa, les pluies abondantes, mais aussi le résultat de la situation de Jakarta, et de sa morphologie qui en accentuent la vulnérabilité.
Pourtant, à l’échelle nationale et locale, malgré une pluviométrie importante, le pays fait face à des manques d’eau, d’un point de vue quantitatif comme qualitatif. Cela nous conduit à nous interroger sur une production de rareté de la ressource (l’expression est de Jean-Paul Bravard) et de pointer que cette situation de rareté est un facteur de conflit relatif à l’allocation des ressources entre usagers (eau agricole, eau potable, etc.).
1.2. Une ville imperméable
Document 3. Artificialisation des sols à JakartaSource : images LandSat, 1976, 1989 et 2004 ; cliché de Judicaëlle Dietrich, 2013. |
Jakarta a connu une urbanisation rapide entraînant une imperméabilisation des sols. Cette urbanisation rapide s’observe sur les images Landsat (document 3). Les surfaces imperméabilisées sont passées de 40,9 % en 1976 à 73,4 % en 2004, et on l’estime en 2020 à presque 97 % (New York Times, 2017). Même les champs et les mangroves ont été bétonnés. Il en résulte que les nappes n'arrivent pas à se recharger : le risque de pénurie d’eau potable s’ajoute donc au risque accru d’inondation !
Il ne s’agit pas seulement du bétonnage de la côte ou du centre de Jakarta, mais aussi de l’imperméabilisation des surfaces en amont, sur les flancs des collines et des montagnes volcaniques, jusqu’aux villes voisines comme Bogor qui se situe à plus de 40 km du centre de Jakarta.
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1.3. Une ville qui coule
La frange littorale de Jakarta fait partie des zones les plus subsidentes au monde, pour une cause naturelle avant tout. La situation géologique explique en partie ce phénomène d’affaissement du sol à Jakarta mais cela se combine avec les formes et modalités de l’urbanisation de la plus grande ville sud-est asiatique
Document 4. Un urbanisme de l’empilement, un urbanisme pesantCliché de Judicaëlle Dietrich, 2019. |
Jakarta comme d’autres métropoles asiatiques s’élance vers le ciel avec sa silhouette urbaine faite de tours de bureaux. Cette verticalité est d’une part le symbole de l’insertion dans la mondialisation financière et architecturale et d’autre part, dans une approche classiquement marxiste, le symptôme de la recherche perpétuelle de débouchés au surproduit du capital (Harvey, 2015). Mais à Jakarta, la verticalisation pèse lourd également et contribue à l’affaissement des sols. Or, dans un milieu de marais littoraux déjà sujets à l’instabilité des sols, les nouvelles constructions lourdes (hauts immeubles, infrastructures de transport) contribuent à leur affaissement – jusqu’à 5 mètres en une cinquantaine d’années selon les zones, localement 25 cm par an – du fait de leur poids, mais aussi par des pratiques de captage des eaux souterraines (pour des raisons domestiques et industrielles, en particulier les très gros consommateurs d’eau tels que les condominiums et malls prélèvent directement dans la nappe profonde), ce qui questionne les politiques de l’eau en place, et les inégalités qu’elles produisent. C’est ainsi qu’en s’élançant vers le ciel, les tours et les autres édifices conçus comme des marqueurs de la post-modernité marchande contribuent à enfoncer la ville dans son substrat.
Document 5. Constructions lourdes et subsidence à JarkataD’après Pauline Texier, 2009 et avec son aimable autorisation, adapté de Hirose et al. |
Ainsi, on estime aujourd’hui que 40 % de la zone urbaine de Jakarta DKI, soit 24 000 ha, se trouvent entre 0,5 m et 1,5 m sous le niveau marin lors des grandes marées. On estime qu'en 2050, 95 % de la superficie de la ville sera au niveau de la mer ou au-dessous. En 2002, les inondations d’origine continentale s’étaient produites lors de forts coefficients de marée (+/‐ 1,9 m au lieu de +/‐ 1,4 m) et les eaux marines avaient pénétré dans toute la partie nord de la ville.
Cette brève présentation de la place de l’eau à Jakarta montre que les facteurs naturels sont loin d’expliquer les risques dans la ville et met en évidence la dimension politique – au sens premier de gestion de la cité – et la diversité des usages de l’eau. Ainsi, en quoi les modalités de la gestion de l’eau, en lien avec l’action publique, permettent-elles de mieux saisir les inégalités en ville ?
2. Politiques (publiques ?) de l’eau et inégalités
Jakarta est caractérisée par la pauvreté d'une partie de ses habitants, mais surtout par de très fortes inégalités. Certains quartiers ne sont pas pourvus d'un accès au réseau d'eau ou d'électricité. Plutôt que de faire de ces ressources un bien commun, les politiques publiques tendent à se tourner vers une gestion privatisée.
2.1. Une ville riche
Capitale de la République indonésienne, Jakarta n’est pas seulement le centre politique du pays, elle en est aussi le pôle économique et financier majeur. Concentrant les pouvoirs, la ville impose une forte domination sur le reste du pays : la province spéciale de DKI, c’est-à-dire la ville-centre, compte pour plus de 17 % dans le produit intérieur brut du pays, et elle est la province au plus haut revenu par habitant de tout le pays.
Statistiquement et à l’échelle du pays, Jakarta ne peut donc être considérée comme « une ville pauvre ». En effet, d’après les données officielles du recensement, seulement 4 % des résidents à Jakarta vivraient sous le seuil de pauvreté, largement en dessous de la moyenne nationale (12,49 % de la population d’après l’agence nationale de statistiques)((Précisément, le taux de personnes sous le seuil de pauvreté à Jakarta est passé de 3,72 % en 2013 (soit 371 700 personnes) à 4,09 % en 2014 (soit 412 790 individus) dans le DKI (Kompas, mars 2015).)). Le dernier recensement dont les données ont été collectées en 2010 établit qu’il y aurait à Jakarta 398 543 personnes « pauvres », c’est-à-dire vivant sous le seuil de 355 480 roupies par mois((Les taux de change varient, mais cette somme équivalait à environ 25 euros ou 28 dollars américains en 2011.)), représentant 4,15 % de la population de Jakarta. Mais ce seuil déterminé par l’agence nationale représente environ 0,82 dollars par jour, soit bien en dessous du seuil quotidien de 2 dollars en parité de pouvoir d’achat qui fait désormais référence à l’échelle internationale.
Document 6. Comparaison des taux de pauvreté dans la métropole de Jakarta, selon le seuil national indonésien et selon le seuil des Nations UniesVoir l'image en plus grand. Réalisation Judicaëlle Dietrich, 2015. Voir taux de pauvreté dans le glossaire. Document 7. Les inégalités d’après l’indice de Gini dans la métropole de JakartaVoir l'image en plus grand. Réalisation Judicaëlle Dietrich, 2015. Voir indice de Gini dans le glossaire. |
Ces chiffres masquent cependant de fortes inégalités comme le montre une carte du coefficient de Gini (document 7). Ils oublient aussi qu’au-dessus du seuil de pauvreté peuvent exister de nombreuses formes de privation d’accès aux services urbains. Le document 8 montre bien la très grande diversité des situations dans l'agglomération dans l'accès des quartiers aux services urbains. L'accès à l'eau et à l'électricité est loin d'être évident dans certains quartiers de l'hypercentre ou de la périphérie éloignée.
Document 8. Typologie des quartiers en fonction de l’accès aux services urbains des populations les plus pauvresCette carte montre que si les populations pauvres de la province de Jakarta et ses périphéries urbanisées (en bleu) des villes de Bogor, Depok, Bekasi et Tangerang bénéficient d’un accès relativement sécurisé à tous les services fondamentaux, dans quelques districts centraux de Jakarta et aux limites est et ouest des centres urbains (en violet), plus de 35 % des ménages pauvres ne disposent pas d’une énergie dite « moderne » pour la cuisson des aliments (plus de 1 500 ménages à Tanah Abang et 1 300 à Senen), indiquant la très forte précarité de certains logements dans l’hypercentre de la ville. À l’opposé, ce sont les populations vivant dans les périphéries plus rurales est et ouest de Bogor qui souffrent d’une défaillance forte de l’équipement de leur foyer (en rouge). Le reste de l’aire métropolitaine connaît des situations locales très variées : les périphéries des centres urbains (en orange) ont des populations pauvres majoritairement sans accès à une énergie fiable pour la cuisson, ponctuellement pour l’électricité, et l’eau consommée n’est pas sécurisée. Le problème de l’assainissement est un des éléments les plus prégnants dans la métropole, une des seules difficultés majeures pour les populations du kabupaten de Bekasi (en vert foncé) combinée à des problèmes d’accès à l’eau (en vert clair), ou d’accès à l’énergie (pour les districts en jaune). Voir l'image en plus grand. Réalisation Judicaëlle Dietrich, 2015. |
C’est notamment ce qui explique que le marché indonésien de l’eau en bouteille apparaît comme une aubaine pour les entreprises privées. Car malgré des taux d’accès à l’eau apparemment très élevés, on constate un recours quasi généralisé à l’eau embouteillée pour la consommation domestique, même de la part des ménages précaires (Natisti et al., 2017). La mauvaise réputation et la qualité médiocre de l’eau distribuée par le réseau génère des pratiques qui contredisent les chiffres indiquant un bon accès à l’eau. Les interlocuteurs que j’ai pu interroger dans le secteur de la distribution, qui indiquent vendre de l’eau « propre », m’ont confirmé leur incapacité à fournir une eau potable non seulement en qualité, mais aussi en quantité pour toute la population censée dépendre de leur réseau (l’ouest de Jakarta en l’occurrence).
Document 9. L’accès à l’eau dans la partie ouest de Jakarta |
2.2. L’eau, bien public ou marchandise privatisée ?
Les infrastructures, héritées de la colonisation hollandaise, étaient réservées aux Européens. Leur extension après l’indépendance s’est faite prioritairement au bénéfice des quartiers aisés, en reproduisant et en perpétuant les inégalités socio-économiques ancrées dans l’espace urbain (Bakker et al., 2006) et ce, sous le prétexte d’assurer le paiement du service par les bénéficiaires et des difficultés techniques pour ajouter un réseau dans des quartiers déjà très denses. Ainsi, Jakarta se caractérise historiquement par un faible taux de raccordement par rapport aux autres grandes villes asiatiques (Bakker, 2007) où l’on peut identifier une continuité dans les logiques inégalitaires.
Ce retard accumulé dans le raccordement des citadins au réseau s’explique d’abord par un manque d’investissement. Le gouvernement indonésien dépense moins de 0,5 % de son produit intérieur brut pour les infrastructures urbaines. La Banque mondiale estimait dans les années 1990 que les pays développés investissaient en moyenne 4 % de leur PIB par an pour les infrastructures. L’Indonésie est donc bien en dessous de cette moyenne (Mergos, 2005). Ce déficit est fortement aggravé par l’héritage du sous-investissement « délibéré » des années 1960-70 (Bakker, 2007). Ce choix politique est lié à la volonté de Sadikin (gouverneur de Jakarta de 1966 à 1977) de ne pas encourager les migrations vers Jakarta en améliorant les conditions de vie dans les quartiers de migrants (que ce soit des kampung pauvres ou des quartiers informels). De plus, les services primaires et notamment l’assainissement étaient considérés comme relevant du domaine privé, devant être gérés à l’échelle du ménage.
Dans les décennies suivantes, les objectifs de développement fixés par les agences de développement et les prêts consentis par la Banque mondiale sous conditions ont consacré des politiques confiant la gestion de l’eau à des entreprises privées, notamment étrangères. En 1998, les contrats de concession sont alloués à deux des plus grandes entreprises de service d’eau au monde pour 25 ans, et renégociés rapidement du fait de la crise asiatique : Thames Water International pour l’est de la ville et Lyonnaise des Eaux pour l’ouest, la séparation se faisant par la rivière Ciliwung. Aux côtés de ces firmes, on trouve des multinationales de l’agroalimentaire présentes sur le marché de l’eau en bouteille. Aqua, filiale de Danone, disposerait ainsi de plus de 50 % des parts du marché indonésien (Maison, 2015).
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2.3. Service de l’eau et gestion de la pauvreté
La privatisation des services urbains met en œuvre des « principes économiques libéraux qui commandent la modernisation marchande des services en réseaux » (Bakker, 2003). La répartition du financement de ce partenariat public-privé est pertinente à analyser afin de comprendre les implications de ces choix politico-économiques : les compagnies sont rétribuées par la municipalité au mètre cube produit, à un tarif fixe recouvrant le coût moyen de production et de distribution de l’eau propre. Étant donné l’état du réseau, il n’est pour le moment pas envisagé de desservir toute la population en eau potable. La municipalité, par une politique de tarification subventionnée et croisée, permet l’allègement des coûts pour les ménages modestes. La compagnie est rémunérée au coût de revient par m³. La municipalité subventionne la tarification différenciée qu’elle a imposée. Or 71 % des consommateurs payent un prix inférieur au coût de revient (PALYJA, 2010). Ainsi, il s’avère que les revenus issus des tarifs élevés ne couvrent pas la totalité des coûts de cette subvention((Aussi, pour faire écho à la première partie de ce texte, parce que les grands consommateurs ont besoin de quantités abondantes, sans rupture dans le débit et dans la pression, donc se tournent vers les puits artésiens en prélevant directement dans la nappe phréatique.)). C’est donc la municipalité qui doit supporter la différence : le montage financier du PPP implique dans ces conditions que les pouvoirs publics tendent à s’endetter auprès des compagnies privées. Le risque financier lié à l’endettement est ainsi supporté par le secteur public et non par le privé. C’est ce que David Harvey (1989) présente comme une évolution vers l’entrepreneurialisme. L’objectif n’est donc pas l’amélioration des conditions de vie mais le renforcement du rôle de la ville comme moyen d’accumuler du capital((L’actuel Président Joko Widodo (2014-) a eu des positionnements ambivalents quant à la participation du privé. S’il a soutenu la remunicipalisation du service à Jakarta alors qu’il était gouverneur en 2013, il a promu dès 2015 une ouverture sans précédent du pays aux investisseurs étrangers.)).Cela contribue à comprendre pourquoi la municipalité reste réticente à soutenir l’extension du réseau et des connexions vers les quartiers pauvres qui ne payent qu’un sixième du coût de revient, voire empêche les compagnies privées de connecter les quartiers qualifiés d’informels. En termes d’affichage, il apparaît alors que ce serait les pouvoirs publics qui renonceraient à toute politique de justice sociale et spatiale en évitant d’améliorer l’accès au réseau des plus précaires (Dietrich, 2014).
3. Une modernisation conservatrice
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3.1. Lutter contre la pauvreté sans lutter contre les inégalités
Un changement d’échelle pour descendre au niveau du quartier nous permettra ici de questionner les écarts entre discours et réalisations concrètes dans la lutte contre la pauvreté, au prisme des politiques de l’eau mises en œuvre à Jakarta.
Dans un quartier du nord-ouest de la ville connecté au réseau d’eau, Suez cherchait à promouvoir son image et à boucler le cycle des usages de l’eau. Un projet est élaboré pour l’accès à un assainissement adapté dans un quartier de kampung. Dans ces quartiers populaires, le bâti spontané et dense ne permet pas l’implantation de réseaux a posteriori, ce à quoi s’ajoute l’étroitesse des allées et ruelles. Le projet aboutit à l’invention d’une fosse septique avec un filtre ainsi qu’un système de collecte des eaux usées basé sur les transports de tricycles motorisés, seuls capables de passer dans ces ruelles.
Document 10. Les programmes d'accès à l'eau dans le kampung de Kojan, Jakarta Ouest |
Ces fosses septiques ont d’abord été attribuées gratuitement aux « cadres de la société », c’est-à-dire aux chefs de quartiers et de voisinage ainsi qu’aux personnes de confiance (tokoh) qui « encadrent la communauté » (entretien avec un employé Mercy Corps, ONG en charge de la mise en œuvre du projet). Ce choix est justifié lors des entretiens au nom du principe de réalité : pour montrer l’exemple à suivre, le « bon » modèle de vie, l’ONG avec les financements internationaux (bailleurs et fondations) affecte les bénéfices de l’aide gratuitement, afin de profiter du capital social et symbolique de ces personnes à l’échelle de la communauté. Les entretiens réalisés sur place montrent par ailleurs que ces individus sont déjà en position dominante dans le quartier, ce que l’on peut constater à partir de leur statut ou fonction, mais aussi par leur revenu et/ou mode de vie. L’importance donnée à la religion et à ses hiérarchies dans la société indonésienne est alors confortée puisque la majorité des bénéficiaires sont, au-delà des chefs de voisinage et de quartiers, les personnes Hadj ou les responsables de la mosquée. Ils sont instruits et disposent d’un capital économique certain (capacité de financement du voyage à La Mecque, à plusieurs reprises parfois ou pour un ou plusieurs membres de la famille), en plus de leur prestige social, ce qui permet à l’ONG internationale d’appuyer la légitimité de son action.
Une fois cette première phase réalisée, il s’agit de diffuser le matériel dans le quartier. Si l’opération est estimée en moyenne à 10 ou 11 millions de roupies (soit 800 euros environ) par fosse septique, l’ONG demande une participation de 2 millions de roupies (environ 160 euros) à chacun, le reste étant assumé par le financeur (Suez Foundation) pendant le temps du programme. Cette somme est bien trop élevée pour des populations « pauvres », quel que soit le seuil choisi (340 000 roupies par mois à cette époque). On observe donc des formes de différenciation entre les urbains à partir de leur statut dans la mise en œuvre des aides qui ne sont finalement pas destinées aux populations les plus pauvres : ces choix ne permettent donc pas de réduire les inégalités entre eux.
La domination économique et sociale s’impose comme mode de régulation des politiques de traitement de la pauvreté à l’intérieur des quartiers ciblés. Les critères de sélection évincent certaines populations du quartier et le mode d’attribution des aides accentue localement les inégalités, isolant les zones de constructions dites illégales, les locataires en grande partie, et les personnes ayant de trop faibles revenus… autant de critères qui pourtant témoignent d’une situation de pauvreté. L’accentuation des inégalités existantes dans le quartier en fonction du capital social et économique des individus est alors inévitable et entretenue par une action visant officiellement l’amélioration des conditions de vie des plus fragiles.
On voit ici le passage d’une politique plus globale à des interventions individualisées et soumises à une capacité de financement, donc à la possession nécessaire d’un capital par la personne « aidée ». Grâce à la mise en place de micro-crédits ou à leurs économies, les demandeurs doivent pouvoir financer au moins une partie de ce qu’apportent les acteurs de la réduction de la pauvreté. Ces actions sont pourtant clairement mises en œuvre dans l’intention de créer une plus grande justice, mais les plus démunis, sans capital économique, sont par conséquent exclus de ces plans d’action pour la lutte contre la pauvreté. Plus encore que la simple capacité à participer financièrement pour bénéficier des programmes d’aide, les documents de travail internes révèlent la nécessité des « pauvres » d’affirmer leur volonté d’être aidés et de payer((La « volonté et la capacité de payer » sont présentés par plusieurs acteurs de la réduction de la pauvreté comme une dimension ou une condition essentielle de l’appropriation de l’aide et du projet qui la porte, c’est notamment cette condition qui légitime l’attribution de l’aide par l’ONG impliquée sur ce terrain.)) pour l’installation qui sera mise en place. À travers ces programmes, c’est bien la transmission et l’intégration des nouvelles normes néolibérales à la population urbaine cible qui est réalisée par le biais des ONG, au nom de la modernisation de la ville, de ses équipements et des urbains.
3.2. Pratiques et usages de l’eau : stigmatisation au nom de l’urbanité et de la modernité
Aujourd’hui, la quête de modernité est principalement portée par les nouvelles zones résidentielles et les opérations immobilières qui y sont associées (les complex ou real estate). Risa Permanadeli et Jérôme Tadié (2014) démontrent ainsi que les différentes phases de grandes opérations urbaines et de modernisation de la ville (ou de certains quartiers plutôt) s’appuient principalement sur la suppression de kampung et de bidonvilles en instaurant systématiquement un rapport de supériorité des nouveaux quartiers par rapport aux zones résidentielles du plus grand nombre.
En plus de la stigmatisation de types d’espaces identifiés comme pauvres et non urbains du fait de leur organisation, des modalités de constructions spontanées ou avec des matériaux « non-permanents », les comportements du quotidien liés à la précarité de la situation des populations vivant dans des espaces non desservis par le confort moderne sont pointés comme des signes de pratiques archaïques et ou assimilées à « ce qu’ils font au kampung ».
Sans contester l’importance de l’accès à l’hygiène, à l’assainissement, pour améliorer leurs conditions de vie et leur situation sanitaire, il apparaît problématique que le comportement des populations en situation de pauvreté soit explicitement visé dans les discours comme « non urbain », en insistant spécifiquement par cette expression sur la pratique, au lieu de viser la pénurie d’équipements et l’absence de toilettes gratuites dans des quartiers défavorisés ou logements précaires. Cette pénurie s’observe dans les espaces semi-privés à l’intérieur des kampung et des zones informelles autant que dans les espaces publics et semi-publics : les seules toilettes accessibles se situent finalement dans les centres commerciaux de haut standing dont les agents de sécurité veillent et filtrent les entrées.
L’analyse des discours recueillis au gré des rencontres et des entretiens est essentielle pour comprendre les représentations à l’endroit des populations pauvres d’une part, mais aussi la compréhension qu’ont les acteurs de leur rôle dans la réduction de la pauvreté d’autre part : les membres des gouvernements et des ONG affirment clairement leur volonté de faire de la ville de Jakarta une cité « moderne » où il faut « éduquer » les populations pauvres dans le but de les faire devenir « modernes » et donc de « bons » urbains, notamment via les usages quotidiens de l’eau.
Document 11. Le kampung de Kojan, Jakarta Ouest1. Pension pour travailleurs avec autorisation de résidence temporaire dans un bâtiment « semi-permanent ». Sur la banderole : « notre kampung ou nous, sinon on ne s'occupe plus de rien ». 2. Le marché le long de la rue principale. 3. Étroitesse des rues et espaces semi-privés. 4. Fosse septique marquée par l'ONG Mercy Corps et le donateur Suez Environnement. 5. Constructions informelles le long du cours d'eau. 6. Mur de séparation entre le kampung et un complexe résidentiel de haut standing. Voir la planche en plus grand. Clichés Judicaëlle Dietrich, 2011. |
Le terme « éduquer » (au sens de former ces personnes dans le but de les faire devenir « modernes ») est revenu dans plus de la moitié des entretiens des agents des ONG, qu’elles soient locales ou internationales. Les populations qui ont intériorisé les enseignements des agents de terrain sont estampillées « bons urbains » ou plutôt « bons élèves » (encadré 4)… La production de cette différenciation entre les bonnes pratiques et les autres est un élément important de stigmatisation à l’intérieur d’une « communauté ». Les comportements des individus visés par les programmes d’aides sont ainsi évalués selon leur degré de modernité, en fonction de normes établies par des structures internationales, des acteurs internationaux. Cette méthode de « bons points », très infantilisante, utilisée pour l’« éducation » des populations considérées comme pauvres est un des éléments qui montrent que le traitement de la pauvreté s’appuie sur un rapport de domination fort entre celui qui est censé aider et celui qui est censé être aidé : le second est mis en position d’infériorité, tel un enfant par rapport à un adulte, qui doit prouver au dominant qu’il suit ses recommandations.
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Conclusion
L’eau n’est pas un produit ou un élément seulement « naturel ». Erik Swyngedouw formulait d’ailleurs que « la production sociale de la nature et son recyclage dans la circulation monétaire expriment et créent des relations politico-économiques de pouvoir, de domination et d’exclusion ». C’est ce que montrent ici les modes de gestion d’une ressource aussi fondamentale qui s’inscrivent dans les restructurations urbaines d’une métropole comme Jakarta. La ville fait alors largement appel au paradigme de la modernisation pour justifier ses grands projets, ses modalités d’intervention publique y compris dans la lutte contre la pauvreté.
La dimension critique de ce travail, empruntée à la géographie sociale, éclaire l’importance des rapports sociaux en œuvre dans la gestion du phénomène, depuis leur production, liée aux systèmes politiques et économiques à différents moments de l’histoire urbaine, à leurs recompositions, imbriquées dans les modalités d’intervention dans la réduction de la pauvreté. Sans nier les bénéfices potentiels de certaines politiques urbaines et actions humanitaires réalisées à Jakarta ― principalement centrées sur les infrastructures et équipements ―, cette étude permet de montrer les limites des procédés utilisés, qui ne questionnent ni les inégalités ni les rapports de domination préexistants à l’échelle locale. Cette grille de lecture ainsi appliquée à la géographie urbaine pointe l’incapacité d’une large part des groupes stratégiques à s’extraire des normes idéologiques dominantes, et, notamment, la diffusion par ceux-ci des principes marchands et managériaux de la néolibéralisation.
Bibliographie
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Judicaëlle DIETRICH
Maîtresse de conférences en géographie, université Jean-Moulin Lyon 3, Environnement Ville Société - UMR 5600
Mise en web : Jean-Benoît Bouron
Pour citer cet article :Judicaëlle Dietrich, « Politiques de l’eau et lutte contre la pauvreté à Jakarta, un rendez-vous manqué », Géoconfluences, juin 2020. |
Pour citer cet article :
Judicaëlle Dietrich, « Politiques de l’eau et lutte contre la pauvreté à Jakarta, un rendez-vous manqué », Géoconfluences, juin 2020.
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-regionaux/asie-du-sud-est/articles-scientifiques/politiques-de-l-eau-et-pauvrete-a-jakarta