Seulement 5 ou 15 % de ruraux en France métropolitaine ? Les malentendus du zonage en aires urbaines
Frédéric Richard, Maître de conférences HDR en géographie - Université de Limoges
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Alors que la démarche de catégorisation des espaces est quasi consubstantielle de l’approche géographique, on oublie parfois de remettre en perspective le processus d’élaboration de ces catégories spatiales, en particulier lorsqu’elles sont issues de nomenclatures officielles. Considérées comme données et légitimes de fait parce qu’issues d’institutions de référence, les nomenclatures spatiales sont pourtant aussi discutables – au sens premier d’examiner minutieusement – que les approches plus théoriques qui circulent dans la recherche, ou que les conceptions des espaces dites « profanes » de monsieur et madame tout le monde. Or, les nomenclatures officielles ont ceci de particulier que leur légitimité institutionnelle leur confère une double portée : d’une part prescriptive, parce qu’elles s’imposent comme une norme et, d’autre part, performative. Les catégories spatiales, principalement produites en France par l’Insee, sont en effet productrices de territoires par le biais des politiques publiques et des acteurs, nationaux et locaux, qui se les réapproprient en fonction de leurs projets.
Ces observations générales s’appliquent parfaitement aux espaces ruraux en France, dont il s’agira ici de discuter les délimitations officielles. En premier lieu, nous reviendrons sur les principaux zonages en vigueur pour montrer en quoi chacun d’eux produit une « réalité » rurale singulière et parfois très différente des autres, et ce, ne serait-ce que dans l’étendue et l’hétérogénéité de ce qui est défini comme rural. À ce titre, nous porterons ensuite une attention particulière au Zonage en Aires Urbaines (ZAU) dont la conception, lorsqu’elle a été mal interprétée, a indument pu inciter à déduire une importante contraction des limites de l’espace rural. Nous conclurons par une position sur le ZAU, pour (ré)affirmer qu’il ne doit être ni considéré comme une définition unique du périurbain ni comme une définition satisfaisante en creux des espaces ruraux.
1. Les principaux référentiels statistiques relatifs aux espaces ruraux
Quatre nomenclatures principales existent aujourd'hui en France pour distinguer plusieurs catégories d'espace à l'échelle locale, des grandes villes aux espaces les moins peuplés (carte 1, tableau 1). Elles ont en commun de fournir un référentiel statistique pour chaque commune du territoire national((Un des référentiels statistiques (la typologie des campagnes françaises) n'existant que pour la France métropolitaine, ce périmètre est ici utilisé pour l'ensemble des analyses statistiques et réflexions.)), mais elles reposent sur des principes et critères de construction très différents :
(1) Sans doute le mieux ancré dans les consciences collectives par le biais de l’institution scolaire, le zonage en unités urbaines est produit par l'Insee depuis le recensement de la population 1954 ; sa dernière version date de 2010 (Insee, 2015a). Il définit par défaut les communes rurales comme celles n’appartenant pas aux principales zones de concentration de la population, nommées unités urbaines.
Actualisé à chaque nouveau recensement depuis les années 1960, ce zonage repose sur une approche morphologique et démographique de catégorisation des communes. Il associe deux critères qui visent à délimiter les zones de concentration urbaine des populations, d'une part, par l'agglomération du bâti (moins de 200 mètres entre les bâtiments, sauf exceptions) et, d'autre part, par le nombre d'habitants (minimum de 2 000 habitants par zone monocommunale ou multicommunale agglomérée). En définitive, 2 233 unités urbaines (UU) sont délimitées dans le zonage 2010, et 80 % des communes sont dites « rurales » parce qu’elles n’appartiennent pas aux unités urbaines (Clanché et Rascol, 2011 ; tableau 1).
(2) Le zonage en aire urbaines (ZAU) est également produit par l'Insee mais il est plus récent : création en 1996((Notons que préalablement au zonage en aires urbaines, l'Insee avait élaboré à partir de 1962 le référentiel en ZPIU (pour Zones de Peuplement Industriel ou Urbain) afin de mieux saisir la croissance urbaine par extension spatiale. La dernière version de ce référentiel date de 1990 (Insee, 2015b).)) et dernière actualisation en 2010 (Insee, 2015b). L’approche est différente, elle vise la définition des aires de concentration de l’activité économique et de leurs zones d’influence ; a contrario, l’identification des espaces ruraux – plus ou moins explicite dans les versions successives du ZAU – reste, elle, par défaut. Depuis sa création, ce zonage s’est imposé assez largement comme la principale référence au sein de l’espace public (grands médias, programmes scolaires, diagnostics de territoire, collectivités, etc.). Modifié en 1998, 2002 puis 2010 – notamment sur la partie « rurale » du zonage –, la méthode de catégorisation du ZAU repose sur une approche fonctionnelle en deux étapes principales :
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Carte 1. Principaux référentiels statistiques de catégorisation des espaces en France métropolitaine
Cliquez ici pour voir l'image en haute résolution. Réalisation : Pierre Pistre et Frédéric Richard, pour Géoconfluences, 2018. |
Au final, le ZAU compte huit catégories spatiales, de pôles (dits urbains pour les seules grandes aires urbaines), de couronnes périurbaines ou de communes multipolarisées, auxquelles s'ajoute la catégorie résiduelle dans le processus d’élaboration des « communes isolées hors influence des pôles » (carte 1) ; cette dernière ne rassemble que 4,6 % de la population et 20,2 % des communes (Brutel et Lévy, 2011 ; tableau 1). Ainsi, par défaut ou extrapolation, ces communes sont souvent considérées comme correspondant aux espaces ruraux dans le ZAU, même s’ils ne sont plus dénommés ainsi dans la version 2010. Ce point a d’ailleurs fait débat dans la communauté des géographes, certains parlant de « meurtre géographique » (Dumont, 2012 ; Depraz, 2014).
(3) La typologie des campagnes françaises diffère des deux précédents zonages à plusieurs titres, et d'abord par son processus de production. Élaborée en 2011 pour l’ex-Datar, elle est le fruit du travail d'un groupe de chercheurs((L'étude coordonnée par Mohamed Hilal (Inra), Aleksandra Barczak (Inra) et Caroline Larmagnac (Datar) rassemblait principalement des chercheurs de l'Inra (laboratoire Cesaer, Dijon), de l'ancien Cemagref et de l'Université de Franche-Comté (laboratoire Théma).)) (Hilal et al., 2011) qui ont pris comme espace de référence les communes hors des unités urbaines de 10 000 emplois et plus. Il en résulte l'identification de trois catégories principales de campagnes en France métropolitaine : les campagnes des villes, des littoraux et des vallées urbanisées, les campagnes agricoles et industrielles, et les campagnes vieillies à très faible densité (carte 1, tableau 1). Cette typologie communale repose sur une approche multifactorielle au sens où elle distingue plusieurs catégories de campagnes à partir d’une grande variété de critères statistiques ; en cela, elle ressemble dans le processus d'élaboration à la typologie de la Segesa élaborée par Jean-Claude Bontron (voir Datar, 2003) – dont elle représente une forme d’actualisation – et à d'autres typologies nationales des années 2010 (Talandier, 2008 ; Pistre, 2012). Trois groupes d'indicateurs sont plus précisément utilisés : sur les populations et les conditions de vie, sur l'emploi et les activités économiques, sur les paysages à partir de l'occupation du sol. |
Carte 2. La typologie des campagnes françaises appliquée à l'aire urbaine de Limoges.
La typologie des campagnes françaises proposée par la Datar (intégrée depuis au CGET) permet de montrer la diversité des communes situées dans la couronne d'un grand pôle urbain, celui de Limoges. Si presque toutes les communes situées dans le pôle sont considérées comme hors-champ, car urbaines((Deux communes sur la carte appartiennent au pôle urbain de Limoges mais sont aussi incluses dans la typologie des campagnes. Il est possible que ce soit dû aux différences entre le zonage de 1999 et celui de 2010.)), les communes polarisées appartiennent aux différents types de campagnes identifiés par les auteurs. |
(4) La grille communale de densité constitue le dernier référentiel spatial à l'échelle locale produit par l'Insee en 2015. Plus précisément, elle s'inscrit dans le cadre de l'élaboration d'une nouvelle typologie « Degrés d'urbanisation » par la Commission européenne (Insee, 2015c), et elle repose sur l’analyse fine de la répartition de la population résidente dans l’espace.
À l'instar du zonage en unités urbaines, cette grille communale repose sur une double approche morphologique et démographique. Elle associe deux critères d'évaluation de la concentration de la population (densité des habitants par km², nombre d'habitants), et elle est construite à partir de données carroyées (répartition de la population dans des carreaux homogènes d'1 km ou 200 mètres de côté). La méthode distingue d'abord les zones densément peuplées ou de densité intermédiaire en fonction de la concentration des populations dans des agrégats spatiaux de plus ou moins 50 000 habitants, sur la base de carreaux contigus d’au minimum 5 000 habitants et 300 habitants par km². Les autres carreaux sont considérés comme ruraux dans la typologie européenne, mais l'Insee a souhaité qualifier plus finement ce « vaste espace rural » (environ 90 % des communes((Le passage des carreaux aux communes (ou à des territoires supérieurs) est fonction de la part majoritaire de la population de chaque entité spatiale appartenant à des zones denses, intermédiaires, peu denses ou très peu denses (Insee, 2015c).)) en France), en créant un degré de distinction supplémentaire entre zones peu ou très peu denses. Pour cela, la méthode est identique en ciblant les seules zones rurales ; les seuils de 300 habitants par carreau et 25 habitants par km² sont utilisés pour les décomposer en deux catégories spatiales.
En définitive, les quatre catégories qui composent la grille communale de densité comptent chacune pour environ 1/3 de la population à l'exception de la moins dense : 35 % de communes densément peuplées, 30 % de communes intermédiaires, 31 % de communes peu denses, 4 % de communes très peu denses (Aliaga et al., 2015 ; tableau 1).
Tableau 1. Poids des espaces ruraux dans les principaux référentiels statistiques en France métropolitaine
Lecture : Au recensement 2014, 14 534 637 personnes habitaient dans les communes rurales au sens du zonage en unités urbaines, soit 22,7 % de la population dans 80 % des communes en France métropolitaine. |
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2. Des référentiels qui produisent des espaces ruraux très différents les uns des autres
Des différences majeures existent donc dans les référentiels statistiques qui sont aujourd'hui les plus utilisés pour catégoriser les espaces en France métropolitaine et, en premier lieu, les espaces ruraux. Ces différences induisent des écarts importants concernant l’étendue et le poids des configurations spatiales « non urbaines » (tableau 1), de même que du point de vue des critères usuellement reconnus pour qualifier ou mesurer le caractère rural des territoires (tableau 2).
Les référentiels considérés correspondent à des approches de définition plus ou moins restrictives des espaces ruraux, intégrant déjà un nombre très inégal de communes et d’habitants. Au sens premier du zonage en unités urbaines, les communes rurales comptent 14 534 637 habitants soit 22,7 % de la population au RP 2014 (tableau 1). Dans les deux approches les plus extensives (grille communale de densité, typologie des campagnes françaises((En effet, les communes des pôles urbains de 10 000 emplois et plus (hors champ de cette typologie) correspondent stricto sensu à la seule catégorie des grands pôles urbains dans le zonage en aires urbaines 2010. Notons d’ailleurs, en matière de résonance dans l’action publique, que cette définition a servi de cadre de référence aux Assises des ruralités qui se sont déroulées de 2014 à 2016 (http://www.gouvernement.fr/les-assises-des-ruralites-c-est-quoi).))), les communes faiblement peuplées (ou rurales) et les campagnes représentent même respectivement 35 % et 44 % de la population. À l’inverse, dans une lecture littérale du Zonages en Aires Urbaines – c’est-à-dire en excluant les couronnes périurbaines car co-constitutives des aires urbaines et les communes multipolarisées car sous influence urbaine importante –, les espaces ruraux ne sont plus constitués que de 20 % de communes dites isolées, soit seulement 4,6 % de la population métropolitaine. En résumé, le choix de l’un ou l’autre des référentiels statistiques en vigueur peut ainsi faire varier la population rurale ou assimilée du simple au décuple.
Du reste, en dépit des profondes mutations qui ont affecté les campagnes françaises, le caractère rural d’un territoire reste peu ou prou attaché à un certain nombre de composantes qualitatives (usage des sols, activité agricole, population âgée par exemple) qui sont intéressantes à mesurer, pour comparer leur prégnance d’une nomenclature ou une autre (tableau 2) :
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Carte 3. Des aires urbaines principalement constituées d'espaces agricoles : exemple en Vendée
La carte superpose le zonage en aires urbaines avec la part de la superficie agricole. On voit que celle-ci représente l'essentiel de la superficie de presque toutes les communes situées dans les couronnes des pôles urbains, et encore seuls les grands pôles et leurs couronnes ont été représentés. On remarque également que la part de la superficie agricole ne permet pas de distinguer les communes isolées hors influence des pôles. |
Tableau 2. Référentiels statistiques et critères usuels de caractérisation des espaces ruraux
* Occupation du territoire : (1) Densité : en nombre d'habitants par km2 au RP 2014 ; (2) Nature : occupation du sol en forêts et milieux semi-naturels, en zones humides et en surfaces en eau, en 2012 |
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3. Zoom sur le zonage en aires urbaines : des choix méthodologiques discutables et des interprétations erronées
Parmi les quatre référentiels statistiques, intéressons-nous de plus près au zonage en aires urbaines dans lequel on a vu que les communes isolées se distinguaient assez significativement des autres catégories d’espaces ruraux ou assimilés des autres zonages. Tel qu'exprimé par l’Insee (2015b), le ZAU offre « un cadre de référence approprié à tous ceux qui souhaitent considérer la ville dans son ensemble », « au-delà de (ses) limites physiques définies par la continuité du bâti » (c’est à dire le zonage en unités urbaines), permettant « d’obtenir une vision des aires d'influence des villes sur le territoire ». En ayant notamment contribué à l'institutionnalisation du périurbain comme catégorie statistique (Bretagnolle, 2015), l'élaboration du ZAU s'inscrit donc à la fois dans une démarche urbano-centrée et pan-urbaine du territoire français fondée sur la géographie de l’emploi et du navettage.
Depuis sa première version produite en 1996, le ZAU est rapidement devenu un référentiel incontournable pour analyser les dynamiques urbaines, périurbaines, et l’ensemble du territoire. Il s’est imposé comme un cadre de référence dans la recherche, et il se trouve aujourd’hui fréquemment évoqué dans la presse. Il est également mobilisé dans le cadre des politiques publiques, par exemple comme élément d’analyse voire comme argument dans la redéfinition des périmètres des intercommunalités imposée par la loi NOTRE. De même, à travers ses traductions cartographiques locales, il apparait dans la plupart des diagnostics de territoire qui accompagnent l’élaboration des documents d’urbanismes (PLU, PLUi, SCOT). Enfin, le ZAU a été introduit dans les programmes scolaires depuis 2008 au moins, les aires urbaines constituant notamment une notion clef d'enseignement en géographie des dynamiques territoriales de la France en classe de troisième (thème 1, qui comprend aussi un sous-thème sur les « espaces de faible densité ».((Bulletin officiel spécial n°11 du 26 novembre 2015.))). Au lycée, il est aussi utilisé pour enseigner la France des villes en première générale ou, plus globalement, l'organisation du territoire en première technologique (STMG). Or, le paradoxe de cette large diffusion pourrait être que le ZAU soit considéré comme allant de soi, alors qu’il relève d’un processus spécifique de catégorisation des espaces français y compris « ruraux ».
Ainsi, en repartant des critères statistiques d'élaboration((Pour cela, les explorations statistiques de cette seconde partie reposent sur les données 2008 du recensement de la population, c'est-à-dire les données utilisées pour construire le ZAU 2010.)), l'objectif de cette partie est de discuter de la définition des « espaces ruraux » qui transparaît du ZAU, et ce, même si la notion de rural a été retirée depuis 2010. D'une acceptation restreinte aux communes isolées (4,6 % de la population) à une utilisation beaucoup plus extensive qui s’étendrait à l'ensemble des « espaces hors des pôles » (c’est-à-dire communes isolées + communes multipolarisées + couronnes périurbaines = 35,1 %), les ordres de grandeur n'ont rien de comparable. Ils justifient notamment qu’on questionne l’hétérogénéité des situations intermédiaires (périurbaines, de petits pôles) – et par extension le caractère rural de certaines d’entre elles –, à travers les choix méthodologiques de construction et les utilisations du ZAU.
3.1. Définition restrictive des pôles d’emploi et étirement des aires d’influence urbaine
Un premier ensemble de choix méthodologiques concerne la définition des pôles d’emploi. Dans la version 2010, ils correspondent d’abord nécessairement à des unités urbaines((Précédemment des communes rurales hors unités urbaines pouvaient avoir le statut de pôle rural si elles satisfaisaient au critère du nombre d'emplois.)), le processus d'élaboration des unités urbaines influençant donc directement la définition des aires urbaines.
Par exemple, 516 communes rurales de plus de 2 000 habitants – classées comme telles par défaut d'agglomération du bâti – sont ainsi exclues du processus de sélection des pôles d’emploi, même si pour 20 d'entre elles, elles comptent plus de 1 500 emplois, c’est-à-dire le seuil minimal de définition des pôles (tableau 3). On trouve ici des situations assez spécifiques comme Tignes en Savoie ou la commune de Ploudaniel (Finistère) qui héberge une importante coopérative agroalimentaire.
Tableau 3. Cas des communes rurales de 2 000 habitants et plus
Lecture : Au recensement 2008, 516 communes rurales au sens du zonage en unités urbaines comptaient 2 000 habitants ou plus, dont 20 communes de 1 500 emplois ou plus. |
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La sélection des pôles repose ensuite sur le nombre d'emplois par unité urbaine, comme premier critère de l'approche fonctionnelle du zonage en aires urbaines. Plus précisément, un seuil minimal de 1 500 emplois doit être dépassé pour qu’une unité urbaine puisse être qualifiée de pôle d’emploi. Mais pour autant, une partie non négligeable des petits ou moyens pôles potentiels est en définitive absorbée par une grande aire urbaine dans le processus de construction des couronnes périurbaines (Insee, 2015b).
À propos du seuil de 1 500 emplois, soulignons déjà que le ZAU 2010 réutilise un seuil apparu dans la version 2002 du zonage pour mieux repérer les « pôles ruraux » ; le choix n’en reste pas moins discutable : pourquoi pas plus bas (ou plus haut, précédemment il était à 2 000 emplois) ? Précisons également que ce critère conduit à écarter 1 013 unités urbaines de moins de 1 500 emplois – dont 89 de 5 000 habitants et plus – du statut de pôle d’emploi dans le ZAU, soit 45 % des unités urbaines (tableau 4).
Tableau 4. Unités urbaines de moins de 1 500 emplois
Lecture : Au recensement 2008, 1 013 unités urbaines au sens du zonage en unités urbaines avaient moins de 1 500 emplois, dont 89 qui comptaient plus de 5 000 habitants. |
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Enfin, parmi les 1 220 unités urbaines de 1 500 emplois et plus, seules 792 sont vraiment conservées comme « pôles d’emploi » (= 241 pôles urbains des grandes urbaines + 131 pôles des moyennes aires + 420 pôles des petites aires), un nombre non négligeable d’unités urbaines étant absorbé dans les grandes aires urbaines au moment de la définition de leurs couronnes périurbaines (Insee, 2015b).
D’autres choix méthodologiques dans la définition des couronnes périurbaines – et de leurs variantes multipolarisées – ont concouru à les étirer significativement. Le premier tient au seuil minimal de 40 % des actifs occupés d’une commune devant travailler dans les autres communes d’une aire (urbaine ou non), ou dans plusieurs aires pour les communes multipolarisées. Si le seuil avait été par exemple fixé à 50 % – ce qui aurait présenté un intérêt symbolique en soulignant le caractère majoritaire du mouvement pendulaire au sein d’une population active communale –, les couronnes en auraient mécaniquement été réduites. Un second choix réside dans le fait de considérer les mouvements pendulaires vers toutes les communes localisées dans l’aire d’attraction du pôle d’emploi (c’est-à-dire pôle + couronne). Cela conduit parfois à intégrer dans l’aire des communes, notamment de seconde ou troisième couronne, dont les flux de navetteurs sont majoritairement orientés vers la périphérie de l’aire en question, et en particulier vers des centralités d’emploi qui n’ont pas le statut de pôle d’emploi. |
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Ces divers choix méthodologiques, y compris celui de limiter le nombre de centralités périphériques au profit de couronnes périurbaines plus homogènes et étendues, sont assumés par l’Insee (2015b). Et, quoi qu’il en soit, les couronnes périurbaines et les communes multipolarisées ainsi définies se distinguent assez nettement du profil des « communes isolées hors influence urbaine ».
Le tableau 5 révèle par exemple que les couronnes périurbaines et les communes multipolarisées comptent une surreprésentation certaine des actifs occupés – qui sont logiquement les seuls pris en compte pour le calcul du navettage de plus ou moins 40 % – au sein de la population totale. Cette différenciation est encore plus importante en ratio actifs occupés/retraités au sein des populations communales, soulignant le caractère vieillissant des communes isolées et confortant leur appartenance implicite au monde rural (tableau 5).
Tableau 5. Poids des actifs occupés dans les catégories d’espace du zonage en aires urbaines en 2010
Lecture : Au recensement 2008, les actifs occupés représentaient moins de 35 % de la population totale dans un quart des communes isolées au sens du zonage en aires urbaines. 28,4 % de ces communes comptaient plus de retraités que d’actifs occupés. |
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3.2. Utilisations du ZAU : de nombreuses confusions et extrapolations
En dépit des précautions d’usage formulées par l’Insee pour limiter le sens du ZAU à ce qu’il est, c’est-à-dire avant tout une grille d’analyse spécifique de la polarisation de l’emploi en France, elle a donné lieu à de nombreuses confusions de la part de différents acteurs et utilisateurs. Cela tient en premier lieu aux options lexicales retenues pour qualifier le dispositif et les catégories produites : les « aires urbaines » et « couronnes périurbaines » sont en effet des notions riches de sens et qui, en particulier pour les secondes, ont fait l’objet d’une abondante littérature scientifique ces dernières décennies. Cela tient ensuite à la légitimité symbolique dont jouit l’Insee et à la dimension (involontairement) prescriptive de ses approches et publications (les fiches Insee première par exemple) dans l’espace public.
Illustrons rapidement ici les confusions, généralisations et extrapolations abusives dont le ZAU a fait l’objet, notamment suite à la publication de l’Insee Première de présentation de la version 2010, sous-titré « 95 % de la population vit sous l’influence des villes » (Brutel et Lévy, 2011). Frappant pour les esprits, c’est souvent ce chiffre de 95 % qui est retenu et mis en avant, sorti du contexte de la publication. C’est par exemple le cas dans des documents de travail de services de l’État en région justifiant de se concentrer sur l’enjeu des villes durables, dans un article d’un grand quotidien du soir consacré au fantasme du village et de la campagne (Rey-Lefebvre, Le Monde, 2016((La phrase d’accroche annonçait que les Français « sont plus urbains que jamais – à 95 % en 2016 […] ».))), ou encore dans de nombreux manuels scolaires d’histoire-géographie. Contraints par les programmes d’utiliser une catégorie statistique de l’Insee difficile à manipuler, ils tendent à en dénaturer la portée, par exemple en laissant entendre que la France des villes s’étend jusqu’aux limites de la couronne périurbaine, et que l’espace rural ne commence qu’au-delà de cette couronne. La focalisation sur le zonage en aires urbaines peut laisser oublier que dans d’autres référentiels, l’espace périurbain n’est qu’une composante ou une déclinaison des espaces ruraux. Cela peut aboutir à un contresens, en affirmant par exemple que 85 % de la population vivrait en ville, alors que ce chiffre recouvre la population des aires urbaines, couronnes comprises.
Position conclusive sur le ZAU : ni définition unique du périurbain, ni en creux des espaces ruraux
Non, les couronnes périurbaines du ZAU ne sont pas le périurbain exclusif tel qu’on doit lire la notion en géographe. Et non plus, les espaces ruraux ne sont pas réduits aux lambeaux qui subsistent de l’esquisse des aires urbaines et des autres aires (plus ou moins les communes multipolarisées).
D’abord, qui pourrait aujourd’hui imaginer que des communes puissent quelque part en France être totalement « hors de l’influence urbaine » ? En l’occurrence, il est imprudent d’assimiler les aires de navettage domicile-travail à l’influence urbaine (notion protéiforme s’il en est), voire même à l’expression de la périurbanisation et de ses limites. La saisie de l’organisation spatiale par les navettes relève déjà largement d’un construit historique (Commenges et Fen-Chong, 2017). Depuis leur naissance dans les années 1930 comme objet statistique, le « domaine de validité (des navettes) s’est considérablement étendu », donnant de plus en plus d’importance à une vision « salariale » du territoire, jusqu’à devenir « l’objet qui traduit la structuration de l’espace, qui participe à la définition de son urbanité, qui résume les pratiques de mobilité et dessine les espaces de vie » ; alors qu’à sa création, il « n’était destiné à aucune de ces tâches ». De plus, dans la mesure où la population active occupée ne représente la plupart du temps qu’une minorité de la population communale (tableau 5), il est à fortiori difficile de considérer qu’un seul type de mobilité (domicile-travail) d’une minorité (40 % des actifs occupés) d’une minorité (les actifs occupés dans la population totale) permettrait de synthétiser la dynamique spatiale du périurbain. Ses habitants y compris les navetteurs sont acteurs de nombreuses autres pratiques (scolaires, de loisirs, résidentielles, d’engagements divers…) qui animent et structurent de riches configurations territoriales, individuelles et collectives. En s’appuyant sur l’organisation des territoires en matière d’équipements et de services, les bassins de vie peuvent par exemple offrir une vision différente des réalités territoriales, y compris périurbaines suggérées par le ZAU (Pistre, 2012). Ils permettent de prendre conscience de formes actuelles de maturation périurbaine (Berger, Aragau, Rougé, 2014) et de la diversité tant spatiale que sociale des périphéries urbaines contemporaines. Des populations variées y cohabitent notamment, chacune ayant des espaces de vie et des pratiques de mobilité plus ou moins spécifiques (sur le cas des jeunes, voir par exemple Didier-Fèvre, 2015, ou son article dans le présent dossier).
Concernant le second point, contrairement aux espaces à dominante urbaine ou rurale de la première version du ZAU (Insee, 2015b), l’Insee a choisi de ne plus faire référence au rural dans le ZAU 2010. Mais, qu’il s’agisse d’un héritage involontaire du premier ZAU ou que cela tienne aux mots encore utilisés dans le nouveau, toujours est-il que le « grand public », les médias, les praticiens des bureaux d’étude, des collectivités, ou encore les manuels scolaires, tend à assimiler la seule catégorie des communes isolées (et parfois aussi les communes multipolarisées) avec les espaces ruraux. Pourtant, les sondages comme les travaux scientifiques ont montré que les habitants du périurbain eux-mêmes se référaient à d’autres catégories de pensée pour décrire et vivre leur lieu de résidence (Morel-Brochet, 2009). À la catégorie savante et technique du périurbain, ils préfèrent souvent faire référence à la campagne. Chargée de connotations positives et issue de représentations socio-culturelles renouvelées ces dernières décennies, celle-ci combine de nombreuses composantes parmi lesquelles les particularités paysagères et fonctionnelles (par exemple une forte prédominance des espaces agri-naturels) qui restent marquantes de l’identité rurale des territoires. En l’occurrence, l’importance constatée des espaces agri-naturels dans les couronnes périurbaines du ZAU (plus de 95 % de la superficie au sens des données satellites Corine Land Cover, voir carte 3) tend à justifier que les habitants du périurbain se perçoivent avant tout comme vivant à la campagne. Et de fait, les enjeux sociaux, territoriaux, politiques auxquels leurs communes font face sont souvent ceux que l’on attribue aux espaces ruraux, y compris en matière d’accès aux services publics, de désertification médicale, de controverses environnementales, etc.
Du reste, l’existence même des autres référentiels spatiaux, en particulier de la typologie des campagnes produite pour l’ex-DATAR montre qu’une approche plus « ruralo-centrée » des espaces français est possible, valorisant notamment la pluralité des campagnes, et quitte à souligner que certaines d’entre elles sont avant tout des « campagnes des villes » (voir carte 2). Cette approche est d’autant plus légitime qu’elle repose sur les représentations socio-culturelles contemporaines de la campagne, lesquelles, d’un point de vue étymologique, renvoient en outre à ce qui est l’essence même du mot ruralis qui signifie champs, espaces ouverts.
Références
- Aliaga C., Eusebio P., Lévy D., 2015, « Une nouvelle approche sur les espaces à faible et forte densité » in Insee, La France et ses territoires (édition 2015), p. 13-22 [pdf].
- Berger M., Aragau C., Rougé L., 2014, « Vers une maturité des territoires périurbains ? Développement des mobilités de proximité et renforcement de l’ancrage dans l’ouest francilien », EchoGéo, n° 27.
- Bretagnolle A., 2015, « La naissance du périurbain comme catégorie statistique en France. Une perspective internationale », L'espace géographique, vol. 44, n° 1, p. 18–37.
- Brutel C., Lévy D., 2011, « Le nouveau zonage en aires urbaines de 2010. 95 % de la population vit sous l'influence des villes », Insee Première, n° 1374, 4 p.
- Clanché F., Rascol O., 2011, « Le découpage en unités urbaines de 2010. L'espace urbain augmente de 19 % en une décennie », Insee Première, n° 1364, 4 p.
- Commenges H., Fen-Chong J., 2017, « Navettes domicile-travail : naissance et développement d'un objet statistique structurant », Annales de géographie, n° 715, p. 333–355.
- Datar (typologie de Bontron J.-C. à la Segesa), 2003, Quelle France rurale pour 2020 ? Contribution à une nouvelle politique de développement rural, Éd. la découverte, Paris, 70 p. [pdf].
- Depraz S., 2014, « Mais où est donc passé l'espace rural ? », Les cafés géographiques, Compte-rendu du 25 septembre 2013.
- Didier-Fèvre C., 2015, « The place to be ? ». Vivre et bouger dans les entre-deux : jeunesse et mobilités dans les espaces périurbains, Thèse de doctorat de géographie, Université Paris Ouest Nanterre,
- Dumont G.-F., 2012, « Un meurtre géographique : la France rurale par Sherlock Holmes », Population et avenir, n° 707, p. 3 (éditorial).
- Hilal M., Barczak A., Tourneux F.-P., Schaeffer Y., Houdart M., Cremer-Schulte E., 2011, « Typologie des campagnes françaises et des espaces à enjeux spécifiques », Travaux en ligne, n° 12, Paris, Datar, 80 p.
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Pierre PISTRE
Maître de conférences en géographie, Université Paris Diderot, Géographie-cités - UMR 8504
Frédéric RICHARD
Maître de conférences HDR en géographie, Université de Limoges, GEOLAB - UMR 6042
Mise en web : Jean-Benoît Bouron
Pour citer cet article :Pierre Pistre et Frédéric Richard, « Seulement 5 ou 15 % de ruraux en France métropolitaine ? Les malentendus du zonage en aires urbaines », Géoconfluences, avril 2018. URL : https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-regionaux/france-espaces-ruraux-periurbains/articles-scientifiques/definition-espace-rural-france |
Pour citer cet article :
Pierre Pistre et Frédéric Richard, « Seulement 5 ou 15 % de ruraux en France métropolitaine ? Les malentendus du zonage en aires urbaines », Géoconfluences, avril 2018.
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-regionaux/france-espaces-ruraux-periurbains/articles-scientifiques/definition-espace-rural-france