La sauvegarde des lignes ferroviaires secondaires traversant le Massif central, exemples du Cévenol et de l’Aubrac
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Même si la France bénéficie d’un réseau ferroviaire de 27 400 km de linéaire en 2019, l’état dégradé de nombreuses infrastructures et le coût de l’entretien au prisme de la fréquentation annuelle interrogent la pérennité de nombreuses lignes, généralement à voie unique. En un siècle, plus de 38 000 km de voies ferrées ont fermé en France, en grande partie des voies « secondaires » estimées obsolètes (Beyer, 2021). Depuis deux décennies, des liaisons entre plusieurs grandes villes françaises ont même été supprimées. La rentabilisation du réseau ferroviaire est toujours un dossier étatique majeur, notamment avec le rapport Spinetta de 2018 qui relance le débat des fermetures (Beyer, 2021 ; Gaudremeau, 2014 ; Wolff, 2019 ; Woessner, 2022). La crainte de la fermeture à court terme d’autres voies suscite des inquiétudes et des (ré)actions d’ordre politique. C’est le cas des lignes du Cévenol et de l’Aubrac, dans le Massif central.
Parler de sauvegarde des voies ferroviaires revient à examiner les stratégies, pour assurer leur pérennité et transformer les usages. Cette idée de sauvegarde est d’autant plus importante que le transport ferroviaire de personnes est considéré comme un service public, reposant donc sur un volontarisme d’État afin d’assurer un service jugé socialement indispensable, quel que soit le lieu de résidence (Doré, 2019). Dans tous les cas, il s’agit, avec les lignes dites « secondaires », d’assurer un niveau de service adapté et estimé performant tout en assurant une certaine équité entre territoires.
La sauvegarde du Cévenol et de l’Aubrac interroge à la fois les logiques de gestion par la puissance publique (SNCF et collectivités), l’évolution des pratiques de mobilités individuelles et collectives ou encore les représentations portées par les différents acteurs. La médiatisation des fermetures des voies ferrées (possibles comme effectives) mais aussi la mise à l’agenda politique de leur éventuelle réouverture, avec une mobilisation politique de plus en plus forte depuis la fin des années 2010, suscite à première vue des débats, des initiatives ou des projets (Hasiak, Mimeur, Poinsot, Mazari, Zogall & Thi, 2023).
1. Le difficile maintien en service de deux LFDT (lignes de desserte fine du territoire)
Les lignes du Cévenol et de l’Aubrac traversent le Massif central du nord au sud, dont la partie la plus centrale est marquée par un relief accidenté et de faibles densités de population. L’état actuel des infrastructures ainsi qu’une fréquentation limitée semblent « légitimer » un moindre investissement sur ces lignes.
1.1. Deux lignes nord-sud victimes de la recomposition des réseaux de transport ?
Document 1. Le Cévenol et l’Aubrac, deux lignes ferroviaires au cœur du Massif central
Les deux lignes sont le fruit des ingénieurs ferroviaires de la fin du XIXe siècle, souhaitant des trajets rapides entre Paris et l’arc méditerranéen. Le défi technique est relevé : la ligne des Cévennes est achevée en 1870 et celle entre Neussargues et Béziers en 1888 (viaduc de Garabit achevé en 1884, électrification précoce en zone rurale dès 1932) (Desmichel et Faucon, 2015). Le Cévenol, reliant Clermont-Ferrand à Marseille est créé en 1955, avec de nouveaux autorails quotidiens depuis Paris en 1979. L’Aubrac (circulant sur la ligne dite des Causses) est inauguré en 1982, avec des liaisons quotidiennes Corail Paris-Béziers. Depuis la mise en service de rames Téoz entre Paris et Clermont-Ferrand en 2007, un changement de train est obligatoire à la capitale auvergnate, mettant un terme à toute liaison directe.
La contraction de l’espace-temps par de nouvelles voies rapides met à mal la pérennité de ces liaisons. L’inauguration de la LGV Sud-Est par la vallée du Rhône en 2001 permet de relier à Marseille en seulement 3 h de TGV contre 9 h par le Cévenol. Côté Aubrac, l’achèvement de l’autoroute A75 (viaduc de Millau inauguré en 2004, autoroute achevée en 2010), axe gratuit planifié par l’État pour désengorger la vallée du Rhône et désenclaver le Massif central, permet désormais de relier Clermont-Ferrand à Béziers en environ 3 h 30 de route, soit en moitié moins de temps que par le train.
1.2. Une fréquentation limitée au cœur des territoires ruraux du Massif central
Entre la capitale auvergnate et le Languedoc, les lignes du Cévenol et de l’Aubrac traversent les espaces ruraux du Massif central, des territoires de « l’hyper-ruralité » (rapport Bertrand, 2014) où la population est vieillissante. Ces portions sont marquées par des ensembles de relief plus ou moins accidentées : des fonds de vallées (gorges de l’Allier) ou encore en longeant certains massifs (Cévennes). Un tel tracé a donc nécessité de très nombreux ouvrages d’art, tunnels comme viaducs (dont celui de Garabit inscrit au patrimoine historique et carrossé par Gustave Eiffel). La ligne du Cévenol comporte d’ailleurs 171 ouvrages d’art sur les 304 km séparant Clermont-Ferrand de Nîmes. Circuler dans de telles régions se fait donc à une vitesse réduite ; avec un maximum généralement à 80 km/h et des tronçons parfois limités à 40 km/h (documents 2 et 3).
Document 2. Entre Langeac et Alès, un tronçon du Cévenol particulièrement accidenté et à la vitesse maximale limitée
Document 3. La ligne de l’Aubrac, un tracé parcourant les massifs et vallées entre Auvergne et Méditerranée
Le ferroviaire assure pourtant une alternative à l’automobile, même si celle-ci reste nécessaire dans l'espace rural. Si le tracé de l’Aubrac suit de près celui de l’A75, le Cévenol, lui, constitue la voie nord-sud la plus directe par les gorges de l’Allier. À l’est de la Lozère, l’accès à l’autoroute ou à la gare TGV la plus proche nécessite au moins une heure de route. Côté Cévenol, entre Brioude et Alès, le train ne dessert aucune commune de plus de 10 000 habitants. Côté Aubrac, Millau est la seule commune traversée peuplée d’au moins 20 000 habitants entre le Languedoc et le Cantal, hormis le terminus Béziers.
Ces lignes sont très peu fréquentées par les voyageurs. En effet, avec seulement 100 000 voyageurs par an pour le Cévenol (SNCF, 2019), ces lignes interrégionales font partie des moins fréquentées de France. Actuellement, seules trois liaisons quotidiennes aller-retour relient Clermont-Ferrand à Nîmes, et même une seule entre Clermont-Ferrand et Béziers. À titre de comparaison, la liaison sud du Cévenol entre Nîmes et Alès, avec 148 000 et 43 000 habitants (INSEE, 2021), est fréquentée par plus de 500 000 voyageurs par an en moyenne avec 20 trains par jour sur une double voie non électrifiée. Hormis l’effet amplificateur des gares terminales, la fréquentation des gares dans l’espace rural reste très modeste, bien qu’en hausse depuis 2015. Plus précisément, la gare la moins fréquentée en 2023 est celle du Monastier-Pin-Moriès en Lozère, avec seulement 822 voyageurs sur toute cette année (documents 4 et 5).
Document 4. Fréquentation dans les gares et haltes desservies par le Cévenol et l’Aubrac entre 2015 et 2023
Document 5. Schéma simplifié des liaisons TER aller-retour en semaine sur les lignes du Cévenol et de l'Aubrac
1.3. La délicate question de l’entretien et du maintien du service : qui payera l’addition ?
Au regard de leur fréquentation limitée, la plupart des tronçons du Cévenol et de l’Aubrac sont classés UIC 8 par l’Union Internationale des Chemins de Fer. Cette classification internationale, de 2 (très fort trafic) à 9 (trafic très limité) permet de hiérarchiser le réseau ferroviaire français et donc la priorité des lignes à retenir. Même si les critères 7 à 9, assimilées aux « lignes secondaires », représentent 44 % du réseau ferroviaire, la hiérarchisation est en partie biaisée par la mesure en tonnage qui surévalue le trafic fret au détriment des lignes de voyageurs (Deraëve, Mimeur, Poinsot & Zembri, 2018).
De nombreuses interventions et réparations ont cours sur ces lignes. Elles sont dues entre autres à des risques d’éboulement dans les vallées encaissées, à la détérioration des rails et des ouvrages d’art ou encore à des accidents (document 6). Les équipements ferroviaires sont également très vieillissants, notamment les rails et la signalisation électrique. Par ailleurs, un abaissement de la vitesse maximale, le plus souvent de 80 km/h maximum, est souvent instauré pour maintenir la circulation sans assurer d’entretien sur des tronçons pourtant identifiés. Ce constat peut être mis en regard du nombre très élevé de jours où le service n’est pas assuré en totalité, hors mouvements sociaux : 107 en 2021 et même 120 en 2018 pour le Cévenol, avec même 12 mois en 15 ans (6 % du temps) pour cette dernière ligne (Kaufmann, 2022). Au-delà des infrastructures, le niveau de service proposé aux voyageurs est soit restreint soit supprimé, faute de personnel généralement non remplacé au départ à la retraite. Cela concerne notamment les guichets de gares : seules 16 gares sur 54 arrêts et haltes sur les deux lignes proposent un service d’accueil du public (Astier, 2018).
Document 6. Chronologie des principales périodes de fermeture sur les lignes du Cévenol et de l’Aubrac depuis 2006
Se pose alors la question de l’entretien. Pour le Cévenol, 800 millions d’euros sont nécessaires pour mener tous les travaux nécessaires (Kaufmann, 2022). À l’heure où les régions sont considérées comme de plus en plus à même de gérer les lignes ferroviaires locales, l’État et SNCF Réseau se désengagent progressivement de l’entretien de ces lignes (Beyer, 2021). L’essentiel des coûts est alors inscrit dans les Plans de sauvetage des régions, alors que la région Occitanie est beaucoup plus encline au maintien du ferroviaire en zone rurale qu’Auvergne-Rhône-Alpes. Toutefois, le budget alloué est nettement inférieur aux principales liaisons régionales, dont Avignon-Montpellier-Perpignan.
2. Sauvegarder le Cévenol et l’Aubrac : de la mobilisation à la rénovation
Face à des suspensions répétées qui font craindre à moyen terme une fermeture définitive du Cévenol et de l’Aubrac, de nombreux acteurs se mobilisent autour des lignes, avec un argumentaire plus large que la seule défense de ces lignes « capillaires » et la dénonciation du traitement hiérarchisé du réseau ferroviaire français.
2.1. Plus qu’un service public, des trains d’équilibre du territoire et de « la ruralité »
Sauvegarder la ligne s’inscrit dans une optique de défense de l’économie présentielle et des services publics. Au cœur du Massif central, l’économie dépend en grande partie de l’industrie et les services courants, dans des régions où le secteur primaire demeure largement représenté. Le recul du réseau ferré fait craindre un « effet domino » de fermetures successives dans les communes desservies. Se pose ainsi la question de l’équité territoriale (Doré, 2019) dans ces espaces de la « ruralité », marqués par les « représentations collectives et de caractères concourant à une forme d’identité et de fonctionnement des espaces ruraux » (Rieutort, 2012). La sauvegarde de l’Aubrac dans son ensemble dépend en grande partie de deux activités principales situées à Saint-Chély-d’Apcher, commune de 4 100 habitants (INSEE, 2021) au nord-ouest de la Lozère : une usine ArcelorMittal de 250 emplois qui assure la production de bobines polymétalliques (de 25 tonnes, autant de nuisances potentielles par la route) et un lycée hôtelier dont les élèves sont originaires en majorité du nord de l’Occitanie (Dubesset, 2022).
Le patrimoine ferroviaire est aussi important. Par la diversité des paysages traversés, ces lignes demeurent très appréciées des ferroviphiles. Le journal The Guardian a même classé dans un article de 2020 la ligne de l’Aubrac parmi les « 10 plus belles lignes d’Europe », sans compter les viaducs classés Monuments historiques sur les deux lignes (document 2). Dans le cadre d’une proposition de candidature du viaduc de Garabit au patrimoine mondial de l’UNESCO au même titre que d’autres viaducs européens en fer de la fin du XIXe siècle, Patricia Rochès (présidente de l’association des Amis de Garabit) explique même que le maintien de la circulation, fret comme voyageurs, est une des conditions sine qua non de la candidature, interdisant en retour le développement d’activités de loisirs de type via ferrata autour des infrastructures.
2.2. Mobiliser et sensibiliser : visibiliser la sauvegarde auprès de divers publics
Face à une fermeture potentielle du Cévenol et de l’Aubrac, élus, associations, collectifs de défense des usagers et habitants se mobilisent (document 7). Ils investissent les principales villes administratives, que ce soit la capitale Paris (Sénat, ministères des Transports et de la Ruralité) ou d’autres grandes villes (Nîmes, Toulouse) (document 8). En 2021, quelque 200 délibérations, menées par les conseils municipaux, départementaux et les communautés de communes, sont arrivées à Paris en lien avec les Amis du Viaduc de Garabit et le Comité pluraliste. Les associations misent sur la sensibilisation du public pour encourager à la sauvegarde de ces lignes « capillaires », malgré des ressources limitées (Desmichel, 2011). À ce titre, l’association Les Amis du Viaduc de Garabit, créée en janvier 2018 à l’occasion des 130 ans de la ligne Paris-Béziers, repose sur un tissu associatif d’une centaine de membres, originaires des territoires parcourus par la ligne mais aussi de passionnés de patrimoine ferroviaire. Plusieurs membres de l’association se félicitent de la bonne tenue des travaux réalisés entre Neussargues et Saint-Chély-d’Apcher et de la circulation d’une locomotive ancienne jusqu’à Béziers lors de la réouverture de la ligne le 9 novembre 2024, symbole d’une victoire pour l’association.
Document 7. Présentation de quelques associations de défense des lignes du Cévenol et de l’Aubrac
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Amis du Viaduc de Garabit |
Comité pluraliste ligne Béziers-Clermont |
Association des élus pour la défense du Cévenol et de la ligne Paris-Clermont-Ferrand-Nîmes-Marseille |
Collectif des Usagers des Transports de Haut-Allier |
Organisation |
Association loi 1901 créée en 2018. Présidée par Patricia Roches (maire de Coren-les-Bains et historienne). Une centaine de membres de toute la France. |
Présidé par Jacky Tello (ancien cheminot et secrétaire régional CGT). Plus d’une centaine d’usagers, d’élus et de cheminots. |
Association d’élus créée en 2006. Anciennement présidée par Jean-Jacques Faucher (maire de Brioude). 3 vice-présidents, un secrétaire, un trésorier. 500 nouveaux adhérents sur la seule année 2010. |
Collectif en 2010. Environ 500 membres, engagés contre le démantèlement des services de transport en Haut-Allier. |
Ligne et tronçons concernés |
Ligne de l’Aubrac, section de Neussargues à Saint-Chély-d’Apcher, viaduc du Garabit. |
Ligne de l’Aubrac, section de Neussargues à Béziers. |
Ligne du Cévenol, liaisons de Paris à Marseille via les Cévennes. |
Ligne du Cévenol, section de Brioude à La Bastide – Saint-Laurent-les-Bains. |
Objectifs principaux |
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Sources : Annuaire des associations, AMIGA, Collectif des Usagers des Transports de Haut-Allier, Comité pluraliste, 2024.
Document 8. Stand de l’association des Amis du Viaduc du Garabit lors des festivités des 150 ans du viaduc
Organisation du stand : pancartes et projections vidéo autour de l’histoire du viaduc de Garabit, productions artistiques autour du monument, rencontre avec les bénévoles et leur rapport à la ligne de l’Aubrac. Cliché de Florian Laval, 21 septembre 2024.
Document 9. Manifestations portées par l’Association des élus pour la défense du Cévenol et de la ligne Paris-Clermont-Ferrand-Nîmes-Marseille
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De gauche à droite : gare de Langeac en 2008, gare de Villefort en 2010, Paris-Gare de Lyon en 2011. Source : Association des élus pour la défense du Cévenol et de la ligne Paris-Clermont-Ferrand-Nîmes-Marseille, 2012
On retrouve aussi le poids des discours, marqués souvent par un sentiment d’abandon et le poids des euphémismes derrière le risque de fermeture (Astier, 2018 ; Doré, 2019 ; Beyer, 2021). Les gestionnaires ferroviaires mènent d’un côté une politique de rentabilisation d’un moyen de transport jugé obsolète, dans une société française pourtant de plus en plus mobile et qui tendrait vers les transports jugés « d’avenir », notamment dans la perspective de mobilités décarbonées. À ce titre, Patricia Rochès, affirme : « Je lutte contre le terme "petites lignes" pour une ligne intercités (statut TET). […] Il ne faut pas tomber dans le piège tendu par ceux qui voudraient faire passer ces lignes pour des lignes de moindre importance. Elles sont essentielles ».
2.3. Agir et investir : un volontarisme certain pour se projeter demain ?
En 2016, les régions se sont positionnées sur le devenir des TET (trains d’équilibre du territoire) accélérant le basculement scalaire de la gestion du ferroviaire. Elles reprennent ou non la gestion auparavant assurée par l’État. Alors que le statut de TET est maintenu pour l’Aubrac jusqu’en 2031, le Cévenol est devenu une liaison TER. Par ailleurs, alors que la politique des transports en Auvergne-Rhône-Alpes est surtout autocariste, celle adoptée en Occitanie est plus propice au maintien du Rail suite à un accord du 14 décembre 2016, la Région Occitanie s’est engagée à gérer en commun l’Aubrac en 2017-2018 (Zembri, 2018). Trois nouvelles rames produites par Alstom, commandées par l’Occitanie et acquises par l’État pour 30 millions d’euros, ont d’ailleurs été mises en circulation le 29 janvier 2020 (document 10). L’investissement financier porté par l’Occitanie, à hauteur de 9 et 7 millions d’euros pour les années 2023 et 2024 autour des 55 km au nord de la ligne de l’Aubrac, permet aussi de remplacer des rails à double champignon présents depuis 1932 sur ce tronçon (document 11).
Document 10. Les nouvelles rames TER Lio Occitanie, mises en service depuis janvier 2020, en gare d’Issoire (Puy-de-Dôme)
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Clichés de Florian Laval, 29 juillet 2024.
Document 11. Remplacement des traverses sur la ligne de l’Aubrac aux haltes de Garabit (Cantal) et Arcomie (Lozère) un mois et demi avant la réouverture de novembre 2024
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Clichés de Florian Laval, 21 septembre 2024.
On peut s’interroger sur l’efficacité des dispositifs déployés. Des échanges sont actuellement en cours avec l’État pour assurer 169 millions nécessaires pour la pérennisation du Cévenol d’ici 2028. De même, malgré les espoirs des élus et des associations de défense d’accroître le nombre de dessertes quotidiennes, les mesures de maintenance semblent garantir au mieux une offre de transports similaire. « Quand on a réuni les élus autour de la table, ils pensaient qu'on allait révolutionner la ligne Aubrac. Multiplier les trains, changer les horaires », précise Camille Cabrol, cheffe de projet Mobilités à Saint-Flour Communautés. Enfin, le retour du train de nuit depuis la capitale semble un projet hors de portée pour la plupart des élus ; alors que le retour des trains de nuit en France fait face à des problèmes d’affluence et de ponctualité (Zembri, 2021).
3. Par-delà la sauvegarde, repenser les mobilités par le train ?
Par-delà la sauvegarde, le rail est pensé comme un transport d’avenir face aux transitions actuelles (Gaudremeau, 2014 ; Woessner, 2022). En repensant l’offre ferroviaire, le niveau de services et en intégrant les mobilités dans un schéma plus large d’aménagement et de développement local des territoires, de nouvelles perspectives sont en cours.
3.1. Identifier et mettre en valeur le « potentiel dormant » autour des lignes
Vincent Kaufmann, sociologue suisse spécialiste des mobilités, entend mettre à profit le « potentiel dormant » du ferroviaire français (Kaufmann, 2022), terme qui englobe essentiellement les populations susceptibles d’emprunter le train. Six trains allers-retours quotidiens constitueraient l’offre minimale pour dissuader d’emprunter la voiture. Cette affluence serait suffisante pour assurer des mobilités quotidiennes sans crainte du dernier train. Vincent Kaufmann identifie un potentiel de 15 000 voyageurs en train par jour entre Clermont-Ferrand et Nîmes, soit 4 500 000 voyageurs à l’année, avec même 1 750 personnes par jour entre Langeac et La Grande-Combe. Cette estimation repose essentiellement sur les mobilités quotidiennes (travail, études, loisirs, visites médicales, déplacements administratifs, etc.). Néanmoins, les acteurs rencontrés notent la difficulté à estimer et à typer précisément le nombre et le profil de voyageurs sur ces lignes.
Se pose la question du potentiel touristique autour de ces lignes. Le Massif central demeure une grande région de tourisme vert et d’activités de pleine nature, et les chemins de Saint-Jacques-de-Compostelle et de Stevenson croisent les deux lignes ferroviaires. D’un côté, le tronçon des gorges de l’Allier entre Langeac et Langogne, particulièrement pittoresque, fait l’objet d’un parcours touristique à part entière entre la SNCF et le Syndicat mixte d’aménagement touristique du Haut-Allier (Desmichel, 2011). De l’autre, le potentiel touristique du train Aubrac et son rythme de circulation (fréquence et vitesse lente) doivent permettre selon Mylène Gras de tendre vers une logique similaire au Train Jaune des Pyrénées-Orientales. Ces logiques concourent au développement du slow tourism dans la région.
3.2. Un moyen de repenser les mobilités par le train ?
Il s’agit aussi de repenser la manière d’organiser les mobilités « par le haut » et de se déplacer individuellement. Cette logique s’inscrit dans de transition environnementale au cœur les politiques publiques : le domaine des transports est le premier émetteur de CO2 en France avec une neutralité carbone espérée pour 2050. D’autres dimensions sont à prendre en compte pour assurer une offre attractive aux usagers : optimiser les temps de parcours en limitant les ralentissements et relevant la vitesse (alors que les liaisons entre Clermont-Ferrand et Nîmes se sont rallongées de 30 minutes en 50 ans), assurer des liaisons porte-à-porte, garantir une disponibilité en soirée mais aussi, en accord avec le routier, garantir des tarifs attractifs (1€ seulement en TER liO) puis rendre l’offre lisible, simple et standardisée.
Optimiser les mobilités implique de prendre en compte les connexions, existantes ou potentielles. Rares sont les voyageurs effectuant un trajet complet entre les extrémités nord et sud des lignes. Cela implique de dépasser une logique charter, souvent pensée par les gestionnaires ferroviaires, constituant à analyser la ligne d’un seul trait, à une logique « mobilité » fondée sur les connexions entre les gares et les espaces avoisinants (Kaufmann, 2022). Alors que l’intermodalité est généralement planifiée à l’échelle des grandes villes, les acteurs rencontrés tendent à l’encourager depuis ces gares rurales ; l’intermodalité étant « l’aptitude d’un système de transport à permettre l'utilisation successive d'au moins deux modes […] dans une chaîne de déplacement » (Ageron, 2014). Favoriser l’intermodalité ne se traduit plus seulement par l’installation d’équipements pour cars, taxis et vélos : il s’agit aussi de combiner cette pratique avec d’autres services annexes aux abords des gares pour en faire des pôles bénéficiant à la fois aux voyageurs et aux habitants (document 12).
Document 12. Aménagements de services et d’équipements transports autour la gare de Génolhac dans le Gard en août 2023
Un exemple de multifonctionnalité dans un centre-bourg rural (800 habitants). De gauche à droite sur l’image : une laverie automatique, une place réservée au taxis, une pompe pour vélos, un module pour emplacements vélos, un arrêt de bus, le bâtiment de la gare SNCF, un parking voitures et un casier pour colis Amazon. En face, de l’autre côté de la route et non visible ici, un restaurant et une station-service. Source : Google Street View, photographie d’août 2023. Coordonnées : 44°34731N, 3°95136E.
Systématiser les correspondances permettrait ainsi de favoriser les chaînes de déplacement. C’est surtout valable en Occitanie avec une offre de cars beaucoup plus dense. Autour du Cévenol, certaines gares pourraient devenir des points de correspondance stratégiques : vers Aurillac, Le Puy-en-Velay, Mende ou Bessèges (ligne rouverte le 25 juin 2024). Il s’agit aussi d’assurer des correspondances vers d’autres gares et haltes, non desservies par le Cévenol mais par d’autres liaisons TER, ce qui concerne cinq gares supplémentaires entre Génolhac et Nîmes dans le Gard. Par-delà ces correspondances, il s’agit aussi de mettre en relation les gares avec d’autres parcours, y compris cyclables et pédestres, pour maximiser le nombre de connexions et inscrire le rail dans une logique systémique.
3.3. Repenser et intégrer les politiques de sauvegarde dans le développement local des territoires
À travers la sauvegarde des lignes « capillaires », se pose la question plus générale de l’attractivité économique et démographique de ces territoires. Auprès des divers intervenants rencontrés lors des 150 ans du viaduc de Garabit persiste un certain espoir de gain potentiel de population dans les communes desservies par le train à moyen terme, dans un contexte actuel de demande d’aménités environnementales et d’amélioration du cadre de vie. Dans l’espoir de retombées liées à l’attractivité économique, de nouveaux habitants représenteraient ainsi de nouveaux actifs et une plus grande consommation. Pourtant, cela suscite de nouveaux défis d’aménagement, notamment en termes de logements et de services alors que la plupart des établissements (commerces, bars, restaurants, hôtels, etc.) ont fermé leurs portes ces dernières décennies, surtout près des gares.
Une des politiques de sauvegarde les plus poussées, et les plus intégrées territorialement, est le projet LocO’brac. Ce dernier a été lancé en octobre 2023 suite au concours remporté par le PNR Aubrac au titre de l’AMI (Appel à Manifestation d’Intérêt) Avenir Montagne Mobilités de 2022. Le projet porte sur le tronçon de Neussargues à Campagnac-Saint-Geniez, soit 8 arrêts sur 107 km. « On a pour ça mis en place un comité de pilotage et un comité technique que l'on réunit régulièrement pour pouvoir avancer sur le sujet. Et là actuellement on en est à pouvoir déterminer vraiment les actions que l'on peut mettre en place au regard du budget que l'on a (50 000 € environ) », précise Mylène Gras. Des ateliers pilotés par l’Agence régionale Énergie Climat avec des membres de la DDT 48 (direction départementale des territoires de la Lozère) ou encore des offices du tourisme, ont été menés au printemps 2024 pour définir des solutions et des innovations à mettre en place, après avoir planché sur les besoins supposés de différents groupes de touristes et d’usagers. Concernant les gares, des membres du CEREMA ont visité le 5 avril 2024 la gare d’Aumont-Aubrac, aujourd’hui transformée en boutique de produits régionaux. L’objectif principal consiste à identifier les manques sur le site, pourtant porte d’entrée sur le chemin de Saint-Jacques-de-Compostelle (Zembri, 2022) et d’échanger avec la mairie de Peyre-en-Aubrac autour d’un projet inspirant de restructuration du quartier de la gare (document 13).
Document 13. LocO’brac, un projet pluriannuel de revalorisation touristique et ferroviaire reposant sur un long diagnostic
Conclusion
À l’image de nombreuses lignes de l'espace rural français, le devenir du Cévenol et de l’Aubrac est très souvent perçu comme compromis par des fréquences de plus en plus limitées, cause et conséquence d’un investissement et d’un entretien limités (Beyer, 2021 ; Doré, 2019). Sauvegarder ces deux lignes répond à un souci de maintien d’un service public de transports, notamment dans sa mission de service public. Un volontarisme certain, porté par des élus et des défenseurs du patrimoine ferroviaire, structure pourtant l’opposition au délaissement du réseau capillaire français. L’influence de ces mobilisations, appuyées par la mise à l’agenda politique des lignes, assure notamment le maintien de certains tronçons. Par-delà ces exemples, le volontarisme politique a même permis la réouverture de certains tronçons longtemps fermés au service voyageurs. C’est notamment le cas de la ligne entre Oloron-Sainte-Marie et Bedous (vallée d'Aspe) après 46 ans de fermeture en juin 2016, permettant notamment des mobilités pendulaires plus régulières vers Pau (Wolff, 2019), ou encore de la ligne de Montréjeau à Luchon (haute vallée de la Garonne), prévue pour le 22 juin 2025.
Les trains d’équilibre du territoire et autres liaisons rurales interrogent plus largement le rôle des transports dans la réduction des inégalités territoriales liées à la mobilité. Plus qu’une question directe d’aménagement du territoire associée au discours dominant de l’accessibilité et désenclavement, le ferroviaire s’inscrit de plus en plus au cœur du développement local des territoires. Le train constitue une alternative à la fois sécurisée, et rapide autant que possible, dans les territoires urbains comme ruraux. Tous ces enjeux montrent donc que, face à la transformation des modes mais aussi des échelles de déplacements. « Le potentiel est là, l’activer est un choix politique » (Kaufmann, 2022), mais requiert aussi des solutions innovantes dans les transports et au cœur des territoires.
Bibliographie
Références citées
- Ageron Pierre, « Notion à la une : intermodalité », Géoconfluences, 2021.
- Astier Marie, « Le Cévenol : la SNCF s’acharne contre un train vital », Reporterre, 2015.
- Beyer Antoine, « Grandeur, décadence et possible renouveau du réseau ferroviaire secondaire français », Géoconfluences, 2021.
- Deraëve Sophie, Mimeur Christophe, Poinsot Philippe et Zembri Pierre, « Les petites lignes : de la nomenclature UIC à un classement par les enjeux et les potentiels », Transports urbains, 2018, n°133/2, p. 3–8.
- Desmichel, Pascal. « Les associations de valorisation du patrimoine ferroviaire dans le Massif central : des acteurs pionniers en danger » Téoros, 2011, no 30/2, p. 71–81.
- Desmichel Pascal et Faucon Frédéric, Patrimoine extraordinaire du chemin de fer en Auvergne et Limousin, Chamalières : Christine Bonneton, coll. « Patrimoine extraordinaire », 2015, 168 p.
- Doré Gwénaël, « Géographie inégalitaire des services publics et aménagement du territoire », Population & Avenir, 2019/5, no 745, p. 4–8.
- Dubesset Enzo, « La ligne de train ne tient qu’à un fil », Alternatives économiques, 2022, no 425/7, p. 50–53.
- Gaudremeau Julien, « Réseau capillaire français : quelle est la densité du réseau ferroviaire français ? Le développement du réseau rural est-il possible ? Et à quelle rentabilité socioéconomique ? », Transports urbains, 2014/3 no 125, p. 13–18.
- Hasiak Sophie, Mimeur Christophe, Poinsot Philippe, Mazari Pénélope, Zogall Bertrand et Thi, Hoai Thu Tu, « Vers une nouvelle renaissance des petites lignes ferroviaires : quels enjeux territoriaux ? », 2023/6, ASRDLF 2023–Les territoires périphériques et ultrapériphériques face aux crises majeures. Le retour de la distance. 2023.
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- Rieutort Laurent, « Du rural aux nouvelles ruralités », Revue internationale d’éducation de Sèvres, 2012, no 59, p. 43–25.
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Entretiens réalisés
- Entretiens avec Mylène Gras et Camille Musyl réalisés le 21 septembre 2024, lors des expositions des 140 ans du viaduc de Garabit.
- Échanges avec Patricia Rochès par mail le 25 septembre 2024 et par visioconférence le 1er octobre 2024.
Sites d’associations et collectivités
- Comité Pluraliste de la ligne de l'Aubrac
- Collectif des Usagers des Transports du Haut-Allier
- Les Amis du Viaduc de Garabit
- Association des élus pour la défense du Cévenol et de la ligne Paris-Clermont-Ferrand-Nîmes-Marseille
- PNR de l’Aubrac - Loco'brac
Mots-clés
Retrouvez les mots-clés de cet article dans le glossaire : enclavement, désenclavement | équité territoriale | espaces ruraux | hyper-ruralité | mobilité.
Florian LAVAL
Étudiant en géographie-aménagement, ENS de Lyon / université Clermont-Auvergne
Édition et mise en web : Jean-Benoît Bouron
Pour citer cet article :
Florian Laval, « La sauvegarde des lignes ferroviaires secondaires traversant le Massif central, exemples du Cévenol et de l’Aubrac », Géoconfluences, mai 2025.
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-regionaux/france-espaces-ruraux-periurbains/articles-scientifiques/lignes-ferroviaires-massif-central-cevenol-aubrac