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La recomposition d’un système agricole méditerranéen au prisme des migrations, l’exemple des cultivateurs marocains dans le Comtat

Publié le 15/02/2019
Auteur(s) : Anne Lascaux, professeure certifiée d'histoire-géographie, doctorante en géographie - université Jean-Moulin Lyon 3

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Le Comtat est un espace productif agricole méditerranéen marqué, d’une part, par une pression foncière liée à la résidentialisation, et d’autre part par une crise agricole traduite dans le paysage par des formes de déprise. L’insertion, dans ce contexte, de cultivateurs marocains offre un exemple original de reprise agricole informelle. L'étude de leurs trajectoires individuelles montre que leur précarité initiale peut aboutir à des réussites dans l'entrepreneuriat agricole.

Bibliographie | citer cet article

Figure 1. Sur la même parcelle, des friches arboricoles (2016) à la remise en culture maraîchère (2018)

Anne Lascaux - photographie friche agricole

Anne Lascaux - photographie reprise des cultures

Clichés : Anne Lascaux, février 2016 et septembre 2018

Ces deux photographies d’une même parcelle, prises à deux ans d’écart, illustrent les mutations que connaît l’espace productif français du Comtat (dans le département des Bouches-du-Rhône). La première photographie (à gauche), montre un verger en friche composé d’arbres fruitiers abandonnés : le dessèchement des arbres et leur manque d’entretien témoignent d'un processus de déprise agricole. La seconde photographie (à droite), quant à elle, offre la vision d’un espace agricole renouvelé : les friches arboricoles ont laissé place à un paysage cultivé de maraîchage, avec une vue dégagée montrant des cultures typiques de la huerta méditerranéenne comme le verger de poiriers qu’on peut apercevoir en arrière-plan .

Cette analyse de l’évolution d’une même parcelle à seulement quelques années d’écart permet de mettre en exergue les recompositions à l’œuvre dans un espace agricole français en crise. La crise que subit l’espace comtadin est comparable à celle observée dans d’autres campagnes françaises. Proche de plusieurs métropoles du Sud-Est (Marseille, Aix-en-Provence, Avignon), le Comtat est engagé dans un double mouvement. D’une part, il connaît un vieillissement de sa population agricole lié au délaissement de cet espace rural par les jeunes générations pour des espaces urbains jugés plus attractifs et dynamiques. D’autre part, il est gagné par un front de périurbanisation amorcé par les agglomérations voisines, qui accentue le désintérêt de ses habitants, désormais plus urbains que ruraux, pour les activités agricoles.

Cependant, le changement de cultures observable sur les photographies témoigne d’une mutation des acteurs des systèmes productifs agricoles restants, puisqu’on passe d’une activité fondée sur l’arboriculture à une mise en culture maraichère. En effet, ces deux types de cultures ne correspondent pas au même profil d’agriculteurs, le maraîchage réclamant un investissement technique et financier moindre que les vergers. Il est devenu dans la région l’apanage d’anciens ouvriers agricoles marocains, qui après plusieurs années en tant que saisonniers agricoles ont décidé de tenter leur chance dans l’aventure entrepreneuriale en restant de manière permanente sur le territoire français via la délivrance de titres de séjours. En effet, créer leur propre exploitation agricole est un moyen pour ces migrants de sortir de la condition ouvrière imposée par les contrats saisonniers. Cependant, le peu de capitaux qu’ils peuvent investir au départ, ainsi que leur recours à des pratiques informelles (contournement des règles d’accès aux produits phytosanitaires, dissimulation des activités, accès au foncier fondé sur des contrats oraux) compromet la viabilité de ces exploitations au départ non déclarées. Si certains réussissent, d’autres ne parviennent pas au terme de la démarche d’une reconnaissance juridique et administrative de leur exploitation.

À l’aune de cet exemple, on peut ainsi se demander en quoi le recours à des pratiques informelles permet l'installation d'un nouveau type d'acteurs au cœur d'un espace rural comtadin entre crises et mutations ?

On propose ici l’hypothèse que les cultivateurs marocains ont des pratiques souples, créatives et originales qui en font des acteurs concurrentiels, capables de s’insérer dans les interstices ruraux. En effet, l’agriculture méditerranéenne française, fondée sur le modèle d’une huerta entretenue par une circulation migratoire d’ouvriers saisonniers, connaît une crise depuis les années 1980. Cette déprise rurale est cependant relativisée par l’insertion de nouveaux acteurs migrants dynamiques, mais controversés en raison des questions que soulève leur recours à des pratiques dissimulées.

 
Encadré 1. Contextualisation : les agriculteurs marocains dans le Comtat
 

Ce texte est issu des recherches réalisées par l’auteur lors de son terrain de thèse en géographie. L’objet d’étude est la création d’exploitations agricoles par d’anciens ouvriers agricoles saisonniers marocains. Ceux-ci ont accédé au territoire français par le biais de contrats saisonniers (les contrats OFII((Office Français de l’Immigration et de l’Intégration. Les contrats saisonniers OFII correspondent à une autorisation pour des étrangers de venir travailler sur le territoire français dans des domaines identifiés (restauration, agriculture, tourisme) pour une durée maximale de 6 mois sur 12. Ils doivent être suivis d’une période d’inactivité dans le secteur professionnel considéré. La quasi-totalité des contrats OFII sont réalisés dans la huerta méditerranéenne français, dont la plus grande majorité dans le département des Bouches-du-Rhône en raison du fort besoin en main d’œuvre saisonnière que requièrent les activités arboricoles et maraîchères.))) renouvelés durant plusieurs années. L’apprentissage empirique du monde agricole acquis au cours de leurs parcours migratoire a incité les plus ambitieux d’entre eux à se lancer dans l’entrepreneuriat agricole. Les difficultés financières, administratives et techniques auxquelles doivent faire face ces migrants dans leur projet d’installation sont contournées par le recours à des pratiques informelles, c’est à dire non comptabilisées par l’État. À mesure que l’exploitation se développe, celles-ci tendent à s’estomper au profit d’une formalisation des activités agricoles.

Le terrain de recherche étudié est le Comtat, un espace agricole que Claudine Durbiano distingue de l’espace historique du Comtat Venaissin, lequel correspond à l’ancien État pontifical polarisé par Avignon. Le Comtat se caractérise notamment par ses activités agricoles intensives fondées sur le modèle de la huerta méditerranéenne. Cela se traduit dans le système de culture par l’irrigation de petites parcelles arboricoles et maraîchères. On peut ainsi parler d’une ceinture agricole autour d’Avignon, s’étendant jusqu’aux limites du département des Bouches-du-Rhône et du massif des Alpilles.

 
Figure 2. Éléments de situation et de localisation
  Anne Lascaux - carte localisation  

 

1. Le Comtat, un « jardin de la France » fondé sur un système migratoire

Le Comtat est une région agricole dont le système productif est fondé sur le modèle de la huerta méditerranéenne, qui repose sur la circulation permanente d’une main d’œuvre agricole migrante saisonnière.

1.1. Soleil, canal et cyprès : la huerta méditerranéenne, un système productif

La huerta comtadine se caractérise par un paysage que l’on peut analyser à partir de la photographie ci-dessous.

 
Figure 3. Une parcelle de huerta

Anne Lascaux - photographie huerta comtadine

Cliché : Anne Lascaux, février 2015.

 

Quatre éléments paysagers traduisent ce système agricole singulier :

— Au premier plan apparaît un élément essentiel : l’eau. Celle-ci est matérialisée par la présence du canal à droite, ainsi que de la martelière((Une martelière est une porte en métal disposée perpendiculairement au courant qui permet de gérer l'écoulement de l'eau dans les parcelles en s'abaissant – bloquant le courant - ou en se relevant, le laissant alors passer.)), indicateur d’une méthode d’irrigation gravitaire. Elle est le symbole de l’organisation commune dont doivent faire preuve les « sociétés hydrauliques méditerranéennes » (Courtot, 1989) autour d'une ressource en eau discutée et disputée dans une région marquée par des périodes de sécheresse.

— Les obstacles qui circonscrivent la parcelle – comme la haie de cyprès de Provence présente en arrière-plan, les canisses au premier plan ou même le canal – illustrent une tendance forte du foncier comtadin : sa fragmentation en une multitude de petites parcelles cultivées de manières intensive. Cette particularité foncière participe à la création d’un paysage comtadin hétérogène, symbole d’une agriculture de « petits producteurs marchands » (Jollivet, 1996).

— La présence d’une haie de cyprès, élément incontournable du paysage comtadin, traduit la tendance locale à délimiter les parcelles par des barrières physiques. Celles-ci ont en effet pour rôle de protéger les cultures les plus fragiles de la récurrence de violents épisodes de mistral caractéristiques de la vallée du Rhône.

— Enfin, on peut commenter l’ensoleillement propre au climat méditerranéen. L’agriculture de huerta ne prend en effet place que dans le cadre d’un climat propice, marqué par des étés chauds et secs et des hivers doux. Pour l’année 2013, la région PACA comptabilisait un taux d’ensoleillement moyen de 2 900 heures, contre une moyenne française de 1 906 heures. Ce climat favorise la culture de produits fragiles, comme les fraises, melons, tomates et autres marchandises à forte valeur ajoutée. Cette spécialisation fait du Comtat une zone agricole privilégiée au niveau national, réputée pour la précocité et la qualité de ses productions. C’est également un espace d’innovation, puisque c’est dans cette région par exemple qu’a été créée la pomme Juliet. Le dynamisme de cet espace productif se traduit dans la présence des nombreux Marchés d’Intérêt National((Les Marchés d’Intérêt National (MIN) sont des marchés de gros gérés par le service public. Ils mettent en relation l’offre et de la demande dans le domaine alimentaire. Il y en a 19 en France, dont le plus important est celui de Rungis.)) aux alentours : Châteaurenard, Cavaillon, Avignon et Marseille. Cependant, la crise que les petits producteurs marchands ont connue dans les années 1980 a initié un mouvement de redéploiement des activités des MIN. Celui d’Avignon est désormais tourné vers la location de ses locaux à des industriels et celui de Cavaillon propose la mise à disposition de box de stockage pour les grossistes. Seuls les marchés de Châteaurenard et de Marseille accueillent encore les petits producteurs marchands.

 
Figure 4. Les marchés d'intérêt national en France
Anne Lascaux - carte marchés d'intérêt national France
À une échelle plus vaste, la multiplication d’exploitations fondées sur ce modèle de micro-parcelles donne une organisation typique des huertas méditerranéennes visible sur l’extrait de la carte IGN ci-dessous. On comprend mieux alors l’expression qui fait du Comtat le « jardin de la France ».
Figure 5. Extrait de carte topographique de l'IGN et légende
Anne Lascaux - extrait carte IGN Anne Lascaux - légende

Le Comtat se caractérise donc comme un système productif fondé sur le modèle de la huerta méditerranéenne. Cela se traduit spatialement par un « paysage jardiné » (Audurier, Cros, 1993), morcelé de petites parcelles maraîchères ou arboricoles, et socialement par une multitude « d'exploitations familiales modestes » (Béteille, 1986). La forte valeur ajoutée des cultures produites participe à l'attractivité de l'activité agricole. Néanmoins, les contraintes qu’entraînent les cultures (produits fragiles, récoltes abondantes et concentrées sur une courte période) imposent le recours à une main d’œuvre nombreuse, souvent étrangère.

1.2. Produire ici, venir de là-bas : un système agricole fondé sur les migrations

Le système productif agricole comtadin est particulièrement « consommateur en force de travail » (Granotier, 1976) en raison de l’ampleur des tâches requises par les cultures arboricoles et maraîchères (plantation, cueillette, emballage). Le recours à des travailleurs issus de l’immigration est la solution la plus courante à laquelle font appel massivement des exploitants comtadins en crise de main d’œuvre locale. Celle-ci a d’abord été affectée par l’exode rural entamé lors de la seconde moitié du XXe siècle. Puis, à partir de la fin des années 1970, par le mouvement de tertiarisation d’une économie désormais urbaine, jugée plus attractive par de jeunes générations attirées par la vie en ville.

Pour pallier ces manques, les zones de production doivent alors faire appel à des travailleurs étrangers. Ceux-ci sont sélectionnés selon un profil qui permet de répondre à deux contraintes majeures du travail agricole méditerranéen : une contrainte quantitative – qui rend nécessaire la disponibilité d’une grande quantité de main d’œuvre sur une fenêtre temporelle saisonnière qui se renouvelle chaque année – et une contrainte qualitative – liée à la pénibilité d’un travail agricole contraignant auquel seule une main d’œuvre peu qualifiée et peu exigeante accepte désormais de se confronter.

 
Encadré 2. Le Comtat : un espace de la circulation migratoire


Le Comtat est un espace agricole fondé sur le recours à une main d’œuvre étrangère saisonnière. Ce système productif est à l’origine de la création de couples migratoires transnationaux, fondés sur le déplacement saisonniers de travailleurs circulants, entre la France et le Maroc par exemple (Arab, 2009). Dans le domaine agricole ce phénomène se traduit par le recrutement d’une main d’œuvre marocaine pour les exploitations françaises par le biais de l’OFII, qui dispose de bureaux en France et au Maroc. Ainsi, les ouvriers migrants sont aspirés dans des circuits migratoires et formés par ce marché du travail transnational (Morice, 2008). La multiplication de ces flux migratoires, liés au différentiel de développement entre les deux rives de la Méditerranée, mais aussi à l’histoire – notamment coloniale – qui lie deux pays comme le Maroc et la France, sont à l’origine d’un champ migratoire selon le concept de Gildas Simon. Cet espace de la mobilité transnationale crée des filières migratoires durables dans le temps, qui marquent les espaces sur lesquels elles prennent appui.

Le statut des cultivateurs marocains varie alors en fonction de leur rapport à cette chaîne migratoire. Les profils étudiés sont divers, et cette hétérogénéité peut s’expliquer par la coprésence de plusieurs générations sur un même espace. Les exploitations les plus anciennes appartiennent le plus souvent à d’anciens saisonniers agricoles qui ont décidé, au bout de plusieurs années en tant qu’ouvriers circulants et après avoir acquis une certaine expérience empirique, de devenir leur propre entrepreneur et de se stabiliser sur le territoire français. Les exploitations de marocains les plus récentes correspondent à des parcours plus complexes. Ils répondent à la logique d’une jeune génération ayant migré avec leurs parents, donc déjà installés sur le territoire français, et qui ont exercé d’autres activités avant. L’entreprise agricole leur apparaît comme un moyen d’augmenter leurs revenus. Le rapport au pays d’origine varie ainsi selon les profils des cultivateurs marocains. Les plus jeunes sont moins intégrés dans des chaînes migratoires que leurs aînés.

 

Parmi les ouvriers agricoles recensés, on rencontre essentiellement des individus originaires du Maghreb, de l’Europe de l’Est et d’Amérique latine. La nationalité la plus représentée est celle des Marocains, pour qui la France représente une destination migratoire privilégiée, puisqu’elle accueille 34 % des migrants totaux du pays. Le secteur agricole offre un débouché conséquent pour ces populations, avec plus de 27 % des emplois situés dans ce domaine selon l’OPI((L'OPI (Office Public Information) est la branche statistique conduite par l'institut de la statistique de l'UNESCO. Enquête sur les domaines d'activité des populations immigrées, 2011.)). Plus particulièrement, le département des Bouches-du-Rhône compte le plus grand nombre de contrats saisonniers OFII. C’est également un espace d’action privilégié pour les très controversées agences d’intérim qui proposent des travailleurs détachés((Ces réseaux d’intérim sont fondés sur la location à des entreprises de travailleurs dits « détachés », c’est à dire d’ouvriers séjournant temporairement dans un autre pays que le leur. Ils ne peuvent y travailler que par le biais de leur agence d’intérim. Celles-ci encadrent leur personnel via les lois de leur pays d’origine, ce qui est à l’origine de nombreuses controverses sur les conditions de travail de ces ouvriers (nombre d’heures de travail maximum autorisées, salaire minimum, conditions sanitaires et sociales de logement de travail). La mort d’un ouvrier équatorien à Tarascon (commune proche d’Avignon) en 2011, employé par l’agence Terra Fecundis, a contribué à alimenter le débat autour de l’illégalité de ces entreprises.)).

Ainsi, les ouvriers immigrés apparaissent comme des travailleurs étrangers attirés par des exploitations agricoles en manque de main d’œuvre locale. Leur présence sur le territoire s'en retrouve géographiquement et socialement dirigée. Les ouvriers immigrés, ces « oiseaux de passage » (Piore, 1979), constituent la clé de voûte du système productif comtadin. Les populations maghrébines, notamment marocaines, forment actuellement un groupe surreprésenté parmi les différentes catégories de travailleurs étrangers présents sur le territoire comtadin. Elle participent au renouvellement des dynamiques de cet espace productif en difficulté depuis les années 1980.

 

2. Le Comtat, un espace en crise renouvelé par les migrations

La logique productive des micro-exploitations comtadines a rendu celles-ci peu tournées vers des efforts de modernisation, ce qui a accru leur vulnérabilité face à la concurrence entrainée par l’ouverture des marchés européens. L’arrivée des nouveaux acteurs que représentent les ouvriers-cultivateurs marocains offrent des perspectives de renouvellement au paysage agricole du Comtat.

2.1. De la lente déprise des agriculteurs comtadins…

La géographie rurale de la seconde moitié du XXe siècle, après avoir acté la disparition des sociétés paysannes (Mendras, 1967), a identifié précocement un retournement démographique parfois qualifié de « renaissance rurale » (Kayser, 1979). Ce dernier est caractérisé par un renouveau des campagnes reposant sur leur fonction résidentielle. L’espace comtadin n’échappe pas à ces dynamiques et est notamment marqué depuis les années 1970 par un phénomène intense de mitage et de résidentialisation. Pour autant il n’échappe pas à une importante déprise agricole qui se traduit par la multiplication de friches dans le paysage, comme celles montrées sur la photographie d’introduction.

On peut ici noter deux facteurs de cette crise agricole : le délaissement du métier d’agriculteur rendant difficile les reprises d’exploitation par les jeunes générations, et une mise en concurrence accrue des espaces productifs européens dans le cadre de l’ouverture des marchés et de la libre-concurrence commerciale officialisée par la signature du traité de Maastricht en 1992.

Face à cette nouvelle situation, les exploitants comtadins ont suivi deux trajectoires différentes. D’une part, les agriculteurs les plus entreprenants ont engagé une modernisation des systèmes productifs qui se traduit par une mécanisation des exploitations et la dématérialisation des circuits commerciaux. D’autre part, les petits producteurs moins dynamiques se sont repliés sur des petites propriétés foncières intergénérationnelles aux modes de production vieillissants, mais trouvant des débouchés sur les petits marchés locaux. Ainsi, depuis les années 1980, le Comtat apparaît comme un espace rural « entre crise et mutation » (Durbiano, 1997), partagé entre des exploitations agricoles modernes et des « petits et moyens producteurs indépendants, inorganisés » (Durbiano, 1980).

Cette articulation entre innovation et obsolescence marque les paysages comtadins, partagés entre des exploitations modernes et une croissance des friches agricoles. On assiste à une déprise agricole qui se matérialise par une passation du foncier agricole et son investissement par des acteurs urbains, formant un front d’urbanisation dans cet espace marqué par un mitage résidentiel. On peut ainsi voir sur le tableau ci-dessous une augmentation des achats de terres agricoles et de terres libres par des acteurs non issus du milieu agricole, qui illustre un mouvement global des transactions.

Figure 6. Comparaison des surfaces foncières échangées et de la part des non agriculteurs dans les transactions foncières en 1995 et en 2010

 

Surfaces agricoles ayant fait l’objet d’une transaction foncière en 1995 et en 2010 (terres libres, en hectares)
  1995 2010
Libres Louées Part de SAU échangée Libres Louées Part de SAU échangée
Ensemble Dont agriculteurs Ensemble Dont agriculteurs
PACA 3 400 2 000 500 1,4 % 1 000 500 300 0,5 %
France 118 200 84 600 112 700 0,9 % 71 500 47 900 99 900 0,7 %

Lecture : En région PACA, les transactions en 2010 ont porté sur 1000 hectares de terres et prés vendus libres, et 300 hectares de terres et prés vendus occupés par un fermier. L’ensemble de ces superficies vendues représente 0,5 % de la superficie agricole utilisée (SAU) de la région. Ce qui veut dire que sur 260 000 hectares de terres agricoles, 1300 hectares ont fait l’objet d’une transaction.

Surface moyenne des fonds échangés et part des non agriculteurs dans les transactions (terres libres)
  1995 2010
Ensemble Dont agriculteurs Part des non-agriculteurs Ensemble Dont agriculteurs Part des non-agriculteurs
PACA 1,9 ha 3,3 ha 37 % 1,2 ha 1,8 ha 44,5 %
France 2,9 ha 3,7 ha 22,7 % 3,7 ha 3,9 ha 27,4 %

Source : Safer, Terres d’Europe-SCAFR, calculs SSP pour les données sur les transactions. Statistique agricole annuelle, Agreste pour l’estimation de la SAU régionale. Tableaux inspirés de L. Lefebvre et C. Rouquette, 2011, « Les prix du foncier agricole sous la pression de l’urbanisation », Économie et statistiques, n°444-445, p. 150–180.

On assiste alors à une situation de blocage foncier dans un espace comtadin morcelé, marqué par un abandon des exploitations agricoles, une conquête de ces espaces par un processus d’urbanisation et un gel des terres agricoles non constructibles dans l’espoir d’une possible spéculation immobilière future. Ces exploitations sont alors reprises de manière informelle par les cultivateurs marocains, comme le montre ci-dessous la cartographie d’un quartier de l’espace rural accolé à la commune de Sénas. On peut repérer cette commune au nord de la carte IGN présentée plus en avant dans le texte.

 
Figure 7. Carte du quartier de Castellamare

Anne Lascaux — carte quartier Castellamare

Figure 8. Castellamare : les diverses facettes d’un quartier en recomposition

Anne Lascaux — photo friche et conventionnel

A. La photographie montre la limite entre deux parcelles, à droite une parcelle en friche montrant la déprise, à gauche un verger de poiriers entretenu.

Anne Lascaux — photo cultivateur marocain

B. Devant un champ de courgettes au printemps, l’accumulation de cagettes témoigne de l’interstice entre formel et informel : les cagettes en bois sont destinées à la revente informelle sur les marchés locaux, celles en plastique aux maisons d’expédition.

Anne Lascaux — photo mitage résidentiel

C. Mitage résidentiel : entre parcelle en déprise et parcelle cultivée s’insère une construction adoptant les codes de l’architecture provençale. La parcelle est clôturée et on devine une piscine au fond. La multiplication des parcelles bâties s’insérant dans le foncier agricole définit le mitage.

Anne Lascaux — photo cabanisation

D. Habitat informel sur une parcelle clôturée, témoignant du phénomène de cabanisation. La caravane, la table de jardin et le poulailler témoignent d’un habitat permanent mais précaire.

Dans ce contexte, l’installation de nouveaux acteurs agricoles semble compromise. L’abondance de marron foncé sur la carte (figure 7) indique la persistance des friches dans le paysage comtadin (figure 8A). Les taches roses illustrent les interstices dans lesquels s’insèrent les cultivateurs marocains (figure 8B). La concentration du bâti et des terres « cabanisées »((Le processus de « cabanisation » se caractérise par l’achat de parcelles agricoles non constructibles par des acteurs urbains y installant des formes d’habitat informelles auto-construits (cabanes) ou insalubres sur le long terme (caravanes, véhicules utilitaires).)) (figure 8D) à partir du sud-est de la carte montre l’avancée du mitage urbain (figure 8C) dans la campagne comtadine. Les photographies ci-dessus illustrent la diversité d’un paysage en recomposition, modelé par des acteurs hétérogènes.

On remarque ainsi, entre les friches agricoles, les espaces « cabanisés » et les exploitations agricoles, des parcelles mises en valeur par les cultivateurs marocains. Ceux-ci semblent arriver à s’insérer dans les interstices fonciers et à redynamiser le paysage et le système productif comtadin.

2.2. … À la reprise des cultivateurs migrants

Derrière le terme de « cultivateurs » sont désignés des migrants marocains, souvent d’anciens ouvriers agricoles, en train de créer des exploitations agricoles, plus ou moins formelles. La présence des Marocains et les mutations introduites par leurs activités agricoles singulières et identifiables s’observent d’abord le paysage et permettent de penser une dynamique commune à un groupe migratoire. Ces exploitations tranchent dans le paysage traditionnel comtadin. Si on y retrouve les mêmes éléments caractéristiques de huerta : petites parcelles, maîtrise de l’eau, cyprès, ceux-ci ne se manifestent pas selon les mêmes modalités. On peut étayer cette remarque avec la comparaison des différentes photographies ci-dessous (figure 9).

Figure 9. Les obstacles, un paysage caractéristique des exploitations d'anciens ouvriers marocains
Anne Lascaux — photo dissimulation Anne Lascaux — photo dissimulation
Anne Lascaux — photo dissimulation Anne Lascaux — photo dissimulation

Ces photographies témoignent d’une mise en en scène particulière de ces exploitations : les cyprès, habituellement destinés à protéger du vent, servent ici à masquer le regard sur les pratiques informelles auxquelles ont recours des cultivateurs marocains pas toujours en règle (emploi de travailleurs non déclarés qu’ils logent de manière précaire sur leur terrain, usage d’emballages non autorisés, détournement non autorisé de canaux d’irrigation). De même, de nombreuses méthodes sont employées afin d’essayer de conserver la confidentialité de l’exploitation : barrières recouvertes de toiles opaques (en haut à droite), cadenas (en bas à droite), voire gardiens, que ce soient des ouvriers agricoles présents en permanence sur l’exploitation (comme le montre la caravane sur la photographie en bas à gauche) ou bien des chiens (en haut à gauche). On notera également que beaucoup de ces terrains sont situés au bout de chemins de terre éloignés des axes routiers principaux.

Paradoxalement, c’est la recherche de discrétion de ces agriculteurs qui les trahit, puisqu’ils créent un paysage spécifique et reconnaissable. L’originalité des productions observables pose la question de la spécificité d’un groupe d’acteurs qui participent activement à la transformation du territoire, notamment en réinvestissant les friches agricoles. La récurrence de ce paysage de parcelles dissimulées, mais pourtant visibles, révèle la multiplication et l’investissement des interstices de l’espace comtadin par des acteurs migrants aux stratégies originales.

Les productions réalisées sur ces parcelles répondent elles aussi à une logique identifiable, caractéristique de ce groupe d’investisseurs migrants aux capitaux de départ limités. La forme des exploitations témoigne d’une diversité des pratiques et des situations des cultivateurs. Les petites surfaces alimentent plutôt une polyculture de type vivrier, alors que les surfaces plus importantes sont, elles, destinées à recevoir une monoculture saisonnière. Un examen plus détaillé des parcours montre cependant que chaque forme de culture correspond à un profil d’agriculteur particulier. La polyculture semble plutôt correspondre à des ouvriers agricoles encore en activité, à l’installation récente et susceptible d’évoluer, tandis que la monoculture semble réservée à des agriculteurs qui se consacrent désormais uniquement à leur exploitation. La morphologie des productions évolue donc en fonction de critères comme la pénibilité du travail, la rentabilité économique des cultures, le degré de connaissances de l’agriculteur. Par exemple, cette logique est à l’origine de la domination dans la région des exploitations de courgettes durant la saison estivale. Celles-ci sont qualifiées « d’or vert », car ce produit requiert peu de connaissances agricoles préalables, peu de matériel et produit de grandes quantités de marchandises, qui rentabilisent en général rapidement l’investissement de départ (en une saison ou deux). L’ouvrier-jardinier et l’agriculteur marocain à plein temps ne seraient en réalité qu’un seul et même individu dont la situation aurait évolué durant son parcours.

Les deux parcelles présentées ci-dessous témoignent des évolutions morphologiques que peuvent subir les exploitations à mesure de la progression des moyens techniques, financiers et sociaux des migrants. On reconnaît un type de polyculture vivrière (menthe, tomates, cerises, fèves, melons) sur celle de Bilal((Tous les prénoms ont été modifiés)), installé récemment (un an), alors que celle de Brahim, installé depuis six ans répond davantage aux critères de la monoculture (courgettes en été et salades en hiver). Un reliquat de la polyculture qu’il pratiquait est la rangée d’oliviers qu’il a conservée (figure 10).

Figure 10. Deux parcelles qui illustrent différents mode de mise en valeur agricole, la polyculture et la monoculture
Anne Lascaux — carte 2 parcelles agricoles  

Ainsi, on passe d’une « stratégie de survie » pratiquée par des acteurs migrants et associée à une activité secondaire, à une logique de rentabilité financière permise par une ascension sociale liée à une augmentation des ressources et une installation sur le territoire. Un exemple de cette évolution des pratiques et du statut des cultivateurs est le parcours de Brahim, décrit ci-dessous (encadré 3).

 
Encadré 3. Brahim, un cultivateur marocain qui a réussi
 

Brahim est le fils d’un ancien ouvrier agricole marocain reconverti par la suite en ouvrier industriel. Il est arrivé en France lorsqu’il avait sept ans. À l’âge adulte il est devenu chef de culture dans une grande entreprise de pommes installée à Sénas. Il y est resté pendant plus de dix ans avant de partir en 2010.

Durant ses années dans cette entreprise Brahim a régulièrement suivi des formations afin de pouvoir réaliser une partie du travail seul. Il a ainsi appris à connaître et manier les produits phytosanitaires, mais aussi à utiliser des techniques de mise en culture actuelles. Tout ce qu’il a appris en évoluant dans cet environnement à la pointe, Brahim l’a réinvesti dans sa propre exploitation. De plus, les bonnes relations qu’il a gardées au sein de son ancienne entreprise lui permettent de réutiliser régulièrement du matériel usagé pour ses propres cultures, et ainsi de réaliser des économies considérables (filets paragrêle, palettes, cagettes en plastique). Il est aujourd’hui l’un des anciens ouvriers marocains reconvertis à avoir les exploitations les plus modernes du quartier de Castellamare : nombreux ouvriers, grandes superficies, asperseurs, goutte-à-goutte, tracteurs modernes.

Source : Anne Lascaux, enquête de terrain, 2016.

 

Cet exemple met en valeur le succès économique et social que peuvent rencontrer les cultivateurs marocains. Ainsi, les exploitations se spécialisent ou bien périclitent, participant au renouveau du paysage comtadin, ainsi qu’à la redynamisation économique, agricole et sociale de cet espace rural en difficulté. Cependant, ces nouveaux cultivateurs semblent suivre des logiques singulières, caractérisées par des pratiques informelles qui en font des acteurs partagés entre installation sur le territoire et dissimulation de certaines pratiques.

 

3. Renouveler le Comtat par ses marges : interstices, migrants et informalité

Les pratiques agricoles et commerciales des cultivateurs marocains sont le signe d’un système productif fondé sur de nombreuses pratiques informelles (accès au foncier, commercialisation des produits, achat de matériel). Ainsi, si ceux-ci ont réussi en quelques décennies à s’imposer comme des acteurs incontournables de la filière maraîchère comtadine, ils restent néanmoins des acteurs critiqués, voire marginalisés.

3.1. Déclarer, frauder, négocier : des acteurs des interstices

Si l’on se concentre désormais sur le paysage intérieur de ces exploitations, un trait commun apparaît : on a affaire à des paysages de la « précarité ». Ils sont marqués par une abondance de déchets qui apparaissent comme le stigmate d’une situation commune à tous ces exploitants : le manque de capitaux de départ. Faute de pouvoir investir dans du matériel neuf et performant, le quotidien est composé d’une lutte d’économie de moyens qui se traduit par un travail de récupération d’objet anciens. Ils sont souvent obsolètes ou inadaptés à l’échelle d’une exploitation, mais ils ont l’avantage de ne presque rien coûter. L’ouvrier qui débute doit ainsi faire face à des difficultés récurrentes comme l’explique Moundir : « Ici rien n’est neuf. Tout est récupéré. Tout est vieux, et on doit faire avec. » Les photos réunies ci-dessous offrent un exemple des paysages que peuvent revêtir l’intérieur de ces exploitations (figure 11).

Figure 11. La précarité, un vécu quotidien des cultivateurs
Anne Lascaux — photo précarité Anne Lascaux — photo précarité
Anne Lascaux — photo précarité Anne Lascaux — photo précarité

On peut observer sur ces photographies la prédominance de matériel de récupération utilisé au profit d’auto-constructions. En haut à gauche, on trouve ainsi une arrivée d’eau construite par Fatih et maintenue avec des objets du quotidien : cagettes en plastique, tuyaux, briques de lait. Ce principe est repris sur la photographie en haut à droite, où l’on observe une cabane de fortune réalisée par un assemblage d’objets hétéroclites, usagés et récupérés : portière de voiture, cannes, bâches plastiques. Cette logique de récupération est également visible avec la réutilisation de baignoires qui servent à de multiples usages comme le nettoyage des légumes ou bien le mélange de produits phytosanitaires (en bas à gauche). Composer avec le milieu pousse même parfois ces agriculteurs à s’éloigner de leurs exploitations pour utiliser des aménagements publics, comme le montre la photographie de Moundir utilisant le canal public pour laver ses navets et topinambours (en bas à droite). Ces images montrent une logique de récupération et de réutilisation des déchets due à une forte contrainte économique qui pèse sur le mode de travail des agriculteurs. On a affaire à un système alternatif de bricolage qui est une réponse informelle à un accès limité aux ressources matérielles utilisées par les autres exploitants plus modernes. La souplesse des pratiques informelles permet ainsi aux cultivateurs marocains d’avoir accès à des ressources jusqu’ici difficiles d'accès, comme la constitution d’un capital financier de départ, l’accès à des biens fonciers gelés par la spéculation immobilière, le recours à une main d’œuvre non déclarée, l’utilisation de produits phytosanitaires réglementés.

On constate ici le stigmate de la pauvreté et de la précarité de ces « entrepreneurs sans entreprise » (Péraldi, 2002) condamnés à composer de manière quotidienne avec ce que Xavier Godard qualifie de « désordre inventif ». L’obsolescence et le peu d’efficacité du matériel sont à l’origine du recours à des stratégies de survie en situation de précarité. L’intelligence situationnelle dont doivent faire preuve ces agriculteurs, et qui devrait être en temps normal ponctuelle, devient ici une pratique du quotidien normalisée. Ceux-ci sont face à une constante immédiateté des problèmes à résoudre, ce qui repousse le processus de formalisation de l’activité agricole, et accentue le recours à des pratiques informelles dont la souplesse permet l’ouverture de nouvelles possibilités pour ces migrants-exploitants. Les pratiques informelles de contournement des normes matérielles (sécurité, produits phytosanitaires contrôlés, contrôle technique approuvé) deviennent un moyen d’action capable de pallier le manque de capitaux. Ces situations indiquent la marginalité et la vulnérabilité d’agriculteurs marocains qui cependant trouvent des ressources inédites dans le recours à des pratiques originales. On constate ici un système agricole différent de la huerta comtadine classique, lié à des parcours de vie singuliers, formés par une communauté d’exploitants marocains aux stratégies originales. Cependant, ces stratégies – pour beaucoup fondées sur le recours à des pratiques informelles – font l’objet de nombreuses critiques par les exploitants locaux vis-à-vis de ces nouveaux acteurs désormais incontournables dans la filière maraîchère comtadine, mais perçus comme une concurrence déloyale.

3.2. Maghrébins sollicités, maghrébins critiqués : de nouvelles dynamiques rurales sous tension

L'arrivée de nouveaux acteurs, comme les cultivateurs dont il est question ici, dans le milieu agricole suscite la curiosité et la méfiance des agriculteurs locaux. De plus, le contexte rural local est sensible à la montée des partis politiques d’extrême droite, comme l’illustre le tableau ci-dessous qui recense les résultats des élections régionales de la Provence-Alpes-Côte-d’Azur en 2015 (figure 12).

 
Figure 12. La région PACA, un espace marqué par le poids de l’extrême droite
1er tour
Liste Front National Union de la Droite Union de la Gauche Europe Écologie Les Verts
Candidat Marion Maréchal-Le Pen Christian Estrosi
Christophe Castaner
Sophie Camard
Résultats 40,55 % 26,47 % 16,59 % 6,54 %
2nd tour
Liste Union de la Droite Front National
Candidat Christian Estrosi Marion Maréchal-Le Pen
Résultats 54,78 % 45,22 %

Source : journal Le Monde, décembre 2015.

 

On remarque l’importance des votes, à l'échelle régionale, pour un parti d’extrême-droite comme le Front National (aujourd’hui Rassemblement National). Pourtant, l’installation des cultivateurs sur des terres délaissées apporte un certain dynamisme dans un espace rural en crise. Bien qu'ils disposent de peu de moyens matériels, leur volonté de remettre des terres en friche en culture participe pleinement au renouveau d'un paysage rural en mutation. Ils défrichent les terres, nettoient les canaux, débroussaillent les bords de terrain, etc. Cependant, les méthodes peu usuelles qu’ils emploient (incendie des friches, détournement des canaux d’irrigation auto-fabriqués) sont à l’origine de tensions qui se manifestent dans leur cohabitation avec les agriculteurs locaux. Ceux-ci expriment un certain désaccord avec des pratiques qu’ils jugent parfois déviantes (immoralité des pratiques informelles), voire dangereuses (incendies non maîtrisés) ou nuisant à leurs activités, comme le détournement de certains canaux d’irrigation qui assèchent ou inondent leurs champs par exemple.

Certains individus interrogés ont choisi l'adjectif « cycle » pour qualifier l'apparition des cultivateurs dans le milieu des fruits et légumes. De ce point de vue, la reconversion d'ouvriers agricoles maghrébins en tant qu'exploitants apparaît comme une étape de plus dans le mécanisme des cycles migratoires qui caractérisent la relation des exploitations comtadines à leur main d’œuvre. Néanmoins, d'autres acteurs ont parlé « d'invasion ». Ce second terme en revanche révèle, pour sa part, un certain climat de tension entre les maghrébins et les différents acteurs de la filière agricole. La propagation du phénomène des cultivateurs en fait des acteurs désormais incontournables du milieu, présents sur tous les marchés et avec lesquels les agriculteurs et commerçants locaux doivent inévitablement traiter. Un exemple en est leur présence sur le marché de gros du MIN des Arnavaux à Marseille, auquel ils arrivent à accéder par des pratiques de contournement, malgré un statut pas toujours officiel d’exploitant. Le dessin ci-dessous a été réalisé à partir d’observations sur le terrain, en raison de la difficulté à réaliser des photographies sur place.

Figure 13. Du champ au marché : les cultivateurs marocains, des acteurs incontournables de la filière des fruits et légumes comtadine

Anne Lascaux Antoine Rigaux — dessin marché de gros

Source : Lascaux et Rigaud, 2016. Avec l’aimable autorisation de l’auteur, Antoine Rigaud.

 

Ainsi, la croissance d'exploitations tenues par des cultivateurs se traduit par leur présence dans les circuits commerciaux. Leur situation ambiguë se répercute au niveau marchand par une attitude paradoxale de la part des commerçants à leur égard : s’ils apparaissent comme des acteurs incontournables, ils sont pourtant souvent décrits comme des partenaires peu fiables et critiqués par une communauté commerçante qui pourtant fait appel à eux. On peut mettre en évidence ce paradoxe avec l’extrait d’entretien ci-dessous. Un expéditeur comtadin explique comment les Maghrébins arrivent à s’insérer dans l’espace marchand du Comtat, malgré le recours à des normes commerciales différentes de celles locales, comme le montre ce témoignage.

«

« Je travaille avec ces gens-là parce qu’ils ont envie de travailler avec moi. Ils savent qui je suis, que je travaille pour une maison d’expédition importante, alors ils viennent me voir. C’est très rare ce genre de comportement dans le milieu d’aujourd’hui. Les agriculteurs qui ont pignon sur rue, ils attendent que vous les contactiez, on dirait qu’ils n’ont pas envie de vendre leur marchandise. Alors oui, quand un Maghrébin vient me voir, ça m’intéresse, car il me permet de faire mon métier. Et surtout, il me montre qu’il est motivé, donc je vais le retenir en cas de besoin. C’est important aussi de ne pas toujours voir des gens blasés de leur travail. C’est vrai, les Maghrébins ils ne font pas toujours tout bien, mais ils se démènent. Quand ils t’apportent une cagette, c’est pour travailler avec toi, mais avant ils ont fait toutes les maisons d’expédition de la région ! »

Source : Lascaux, 2016. Entretien avec Hervé, négociant pour une maison d’expédition

»

On notera que les raisons évoquées pour justifier cette collaboration sont d’ordre économique, ils proposent des prix concurrentiels – en lien avec le recours à des pratiques informelles à l’origine de coûts de production moindres (pas de cotisations sociales, fiscalité inexistante) et de tensions avec les autres agriculteurs – et quantitatifs, leur apport de marchandise est nécessaire pour pouvoir répondre à la forte demande du marché.

La diversité des parcours des cultivateurs en fait un groupe hétérogène, aux stratégies et méthodes différentes. Néanmoins, certaines caractéristiques de ces acteurs géographiques justifient leur rassemblement autour d'une dénomination commune, qui permet d’identifier ce groupe social particulier. La difficulté de leur situation de départ et le recours à des pratiques informelles à presque chaque étape de leur progression en font des « travailleurs précaires » (Cingolani, 2015), souvent discrédités par le monde professionnel des commerçants locaux. Cependant, la capacité d'adaptation des cultivateurs marocains et leur aptitude à sans cesse se renouveler et mettre en place des « stratégies alternatives novatrices » (Portes, 1999) en font des acteurs dynamiques, désormais insérés économiquement dans la filière des fruits et légumes comtadine. Ce succès commercial ne pallie pas pourtant des difficultés d'insertion sociale qui font des cultivateurs des acteurs commerciaux incontournables, mais sources de frictions quotidiennes à l'échelle locale.

 

Conclusion : un « droit au rural » inégal ?

Le Comtat est un espace productif français en difficulté, marqué par le déclin d’une petite paysannerie partagée entre des efforts de modernisation et le repli sur une propriété foncière morcelée. Cet espace entre crise et mutations est dynamisé par l’arrivée des nouveaux acteurs que sont les cultivateurs marocains. Ceux-ci participent au renouvellement des paysages et des modes de production comtadins. Cependant, leur stratégie d’insertion, fondée sur le recours à des pratiques informelles afin de palier leur manque de moyens initial, est à l’origine d’une triple marginalisation de ces acteurs. Celle-ci est à la fois spatiale, car ils s’insèrent dans des interstices ruraux, matérielle, car leurs moyens restent précaires, et sociale, en raison des tensions que créent l’interaction avec les acteurs locaux de la filière fruits et légumes locale.

Ainsi, l’arrivée des migrants dans les campagnes françaises offre des perspectives de renouvellement pour des espaces ruraux en proie à de nombreuses difficultés. L’originalité des pratiques de ces nouveaux acteurs en fait à la fois des individus compétents pour s’insérer dans des espaces d’interstices inédits, à l’origine de leur intégration locale, mais participe également de leur marginalisation sociale et spatiale. Cette situation d’entre-eux permet de penser la complexité des rapports à l’œuvre entre des espaces ruraux en déprise et des acteurs migrants. Ceux-ci sont à la fois perçus comme une ressource et une contrainte pour des territoires socialement fragiles.

 


Bibliographie

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Anne LASCAUX
Professeure certifiée d'histoire-géographie, doctorante en géographie, Université de Lyon, laboratoire Environnement Ville Société (UMR 5600)

Mise en web : Jean-Benoît Bouron

Pour citer cet article :  

Anne Lascaux, « La recomposition d’un système agricole méditerranéen au prisme des migrations, l’exemple des cultivateurs marocains dans le Comtat », Géoconfluences, février 2019.
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-regionaux/france-espaces-ruraux-periurbains/articles-scientifiques/recomposition-agricole-migrants-marocains-comtat