Routes de la soie historiques
L’expression « routes de la soie » désigne historiquement une juxtaposition de réseaux qui auraient permis la circulation sur de vastes distances, entre l’Asie orientale et l’Occident, de divers produits – dont la soie éponyme. On notera cependant qu’initialement, l’expression était employée au singulier : « la route de la soie ». L’invention du nom, Seidenstraße en allemand, est souvent attribuée à Ferdinand von Richthofen (1877). En réalité, il l’a très probablement repris à Carl Ritter, qui l’employa dès 1838 pour décrire ce qu’il appelait aussi la « route des Sères ».
Carl Ritter, 1838, Die Erdkunde von Asien, Berlin, Carl Reimer, vol. 6, p. 692.
Les Sères sont mentionnés par divers auteurs grecs et latins à partir du Ier siècle av. n.è. (Horace, Strabon…). Qui sont-ils ? Où les localiser ? Cela reste souvent assez confus comme l’atteste la citation de Carl Ritter. Cependant, à relire attentivement les sources anciennes, et notamment la Géographie de Ptolémée (IIe siècle), on peut dire aujourd’hui que les Sères n’étaient pas les habitants de la Chine antique, mais un peuple d’Asie centrale jouant un rôle d’intermédiaires dans le commerce de la soie. Le récit, rapporté par Ptolémée, de l’expédition commerciale commanditée par Maès dit Titianos est captivant. Les marchands, après avoir passé l’Euphrate, traversé la Mésopotamie, l’Assyrie, la Médie, la Parthie, l’Arie, la Margiane, la Bactriane, les pays montagneux des Comèdes, avaient atteint une plaine, jusqu’à la « Tour de pierre » (Lithinos Purgos), toponyme aussi simple que mystérieux, puis auraient continué pendant sept mois jusqu’à la capitale des Sères. Mais cette expédition commerciale est restée, semble-t-il, exceptionnelle.
Ces routes, par ailleurs, n’étaient pas uniquement terrestres. Un autre texte, rédigé entre le Ier et le IIe siècle, et connu sous le titre de Périple de la mer Rouge, donne des informations assez précises sur les réseaux commerciaux dans l’océan Indien. Elles complètent celles données aussi par Pline à propos de la côte de Malabar, où se trouvait Muziris, le « premier port commercial des Indes ». Ce sont ces routes que cartographia Albert Herrmann (1922) dans toute leur complexité, sans toutefois utiliser directement le terme (document 1).
Document 1. Les voies de circulation entre la Chine, l'Inde et Rome vers 100 après J.-C.
Source : Bibliothèque universitaire de Heidelberg) [Die Verkehrswege zwischen China, Indien und Rom um 100 nach Chr. Geb. (Universitäts-Bibliothek Heidelberg)].
Ce qu’on a appelé « route de la soie » à partir du XIXe siècle, et de plus en plus « routes de la soie », au pluriel, était donc un réseau de routes commerciales multiples, terrestres et maritimes, reliant entre elles différentes régions de l’Eufrasie. Mais l’époque elle-même pour laquelle l’appellation est employée peut prêter à discussion. Ainsi l’article de Ferdinand von Richthofen (1877) porte-t-il sur la route de la soie en Asie centrale jusqu’au IIe siècle. Sa réflexion s’appuie en grande partie sur le texte de Ptolémée. Luce Boulnois (2001) cartographie le réseau d’itinéraires commerciaux entre le IIe siècle avant n. è. et le VIIe siècle. Mais pour un historien comme Étienne de la Vaissière (2024), le fonctionnement des routes de la soie s’appréhende plus tard, entre 300 et 850. Le grand commerce de l’Asie centrale trouverait place entre deux événements : les migrations des Huns d’une part, l’effondrement de l’Empire chinois d’autre part. Quant à René Grousset (1929), il employait l’expression pour désigner les « deux grandes routes transcontinentales [qui] unissaient au XIIIe siècle l’Occident et l’Extrême-Orient », et qui étaient complétées par la route maritime, qu’il appelle « route des épices ». Les voyages de Marco Polo et le récit auxquels ils ont donné lieu restent le témoignage le plus connu de cette mise en contact consécutive aux conquêtes mongoles.
En réalité, il serait sûrement plus juste de dire que la « route de la soie » n’a jamais existé. Quoi qu’il en soit, une fois inventée, l’expression a été assez rapidement réappropriée dans la perspective de la mondialisation contemporaine. La « croisière jaune » organisée par André Citroën, qui se déroula du 4 avril 1931 au 12 février 1932, et qui relia Beyrouth à Pékin en 315 jours, répondait au projet de Georges-Marie Haardt et de Louis Audouin-Dubreuil d’ouvrir la « Route de la soie » à la circulation automobile.
L’expression, européo-centrée, n’en a pas moins trouvé sa traduction, très littérale, en chinois : sīchóu zhī lù. Dès le 7 septembre 2013, dans son discours de présentation de la Belt and Road Initiative, à Astana au Kazakhstan, Xi Jinping parla de « ceinture économique de la route de la soie » (sīchóu zhī lù jīngjì dà, [source]). Il s’agissait de « Promouvoir l’amitié entre les peuples et créer un avenir meilleur ensemble ». Notons qu’il avait déjà eu recours à cette expression lors de sa visite au Mexique en juin 2013, parlant de « la célèbre “route maritime de la soie” (hǎishàng sīchóu zhī lù) [qui] a non seulement favorisé le commerce entre les deux pays, mais a également favorisé les échanges culturels entre les deux pays, écrivant une page glorieuse dans l’histoire de la civilisation mondiale » [source]. La compréhension qui en était donnée était donc beaucoup plus large que celle que nous en avons habituellement en Europe. La traduction française « Nouvelles routes de la soie », qui semble s’être diffusée à partir de 2015, masque pour partie la vision chinoise du Monde.
Vincent Capdepuy, décembre 2024.
Références citées
- Von Richthofen Ferdinand, 1877, « Ueber die centralasiatischen Seidenstrassen bis zum 2. Jahrhundert n. Chr. », Verhandlungen der Gesellschaft für Erdkunde zu Berlin, n° 5-6, pp. 96-122.
- Boulnois Luce, 2001, La route de la soie : dieux, guerriers et marchands, Genève, Éditions Olizane.
- Grousset René, 1929, Histoire de l‘Extrême-Orient, Paris, Paul Geuthner.
- Herrmann Albert, 1922, Die Verkehrswege zwischen China, Indian und Rom um 100 nach Chr. Geb., Leipzig, J.C. Hinrichs’sche Buchhandlung.
- Ritter Carl, 1838, Die Erdkunde von Asien, Berlin, Carl Reimer.
- De la Vaissière Étienne, 2024, Asie centrale, 300-850 : des routes et des royaumes, Paris, Les Belles Lettres.
Pour aller plus loin
- Capdepuy Vincent, 2018, 50 histoires de mondialisations, Paris, Alma Éditeur.
- Grataloup Christian, 2023, Géohistoire : une autre histoire des humains sur la Terre, Paris, Les Arènes.