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Le droit contre le droit. Le "lawfare" ou les usages stratégiques de la norme

Publié le 30/09/2025
Auteur(s) : Arthur Deveaux-Moncel, élève-attaché d’administration de l’État - diplômé du magistère de relations internationales (MRIAE) de l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

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Le "lawfare", forgé sur le modèle du "warfare" ("faire la guerre avec le droit"), est un terme dépréciatif visant à accuser un acteur d’utiliser le droit en le détournant de sa fonction initiale pour combattre ses adversaires. Utilisé dans des contextes très différents, avec plus ou moins de bonne foi et contre des acteurs variés, c’est un concept flou qui nous en apprend plus sur ceux qui l’emploient que sur une réalité qu’il permettrait de décrire.

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« Auberge espagnole stratégique » (Férey, 2022a) s’inscrivant dans une nouvelle forme de conflictualité internationale, le lawfare peut être défini au sens de « guerre juridique », comme « l’usage exclusif des normes internationales par un acteur pour faire pression et imposer sa volonté », soit « un usage stratégique du droit par un acteur du système international, dans le but de faire avancer une cause ou de bénéficier d’un avantage sur ses adversaires » (Estève, 2018). Terme chargé négativement, il a pour spécificité de ne pas être mobilisé par un acteur pour décrire ses propres actions ou penser une stratégie à mettre en œuvre, mais plutôt pour délégitimer politiquement un adversaire. Dans une acception plus neutre, Amélie Férey distingue ainsi « l’usage stratégique du droit », comme « une utilisation du droit visant à établir, pérenniser ou renverser un rapport de force dans le but de contraindre un adversaire ».

Contrairement à l’analyse fréquemment énoncée d’une tendance inéluctable à l’affaiblissement du droit dans les relations internationales, le dynamisme et la polymorphie du lawfare invite à en répertorier les usages afin d’éclairer son influence sur les dynamiques contemporaines.

1. Un bref panorama d’actualités juridico-stratégiques

Un rapide tour d'horizon met en lumière une diversité d’usages stratégiques du droit. Dans le champ des conflits armés, l’Ukraine multiplie les recours contre la Russie devant différentes juridictions nationales et internationales, tandis que le décret de l’administration Trump prévoit des sanctions contre la Cour pénale internationale en réaction aux mandats d’arrêts délivrés contre Benyamin Netanyahou et Yoav Gallant.

De son côté, l’industrie de l’armement est particulièrement attentive aux contentieux relatifs au climat et la biodiversité climatiques ((Voir notamment Estève Adrien, « De la lutte écologique au lawfare climatique. Les usages contestataires des normes environnementales contre le secteur de la défense aux États-Unis », Raisons politiques, Presses de Sciences Po, p. 73 à 87.)). En 2016, deux commandants de l’US Navy affirmaient ainsi que l’utilisation politique du droit par des associations environnementales, potentiellement instrumentalisées par des acteurs étatiques, pourrait causer des dommages durables aux forces américaines. Ils se référaient par exemple aux « actions visant à abolir l’utilisation des sonars militaires subaquatiques qui impacteraient gravement les conditions de vie des grands mammifères marins ».

Les ONG : une stratégie de responsabilisation des acteurs économiques

Les ONG palestiniennes et de défense des droits humains associent certains acteurs économiques internationaux aux procédures judiciaires accusant Israël de crimes de guerre dans un objectif de dissuasion. En 2005, le Centre palestinien pour les droits de l'homme et plusieurs ONG ont ouvert des poursuites devant une Cour fédérale étasunienne contre Caterpillar International au nom, entre autres, de l’activiste Rachel Corrie, morte le 16 mars 2003 sous les chenilles d’un bulldozer Caterpillar D9 israélien. Aux Pays-Bas, Riwal Group a été poursuivi pour des contributions à la construction du mur et des colonies d’Israël en Cisjordanie, en s’appuyant sur l’avis de la CIJ sur le mur de 2004. Si les requérants ont finalement été déboutés, les années de procédures judiciaires et la forte médiatisation des affaires ont induit des coûts significatifs en atteintes réputationnelles pour les deux sociétés de BTP.

En 2010, une flottille humanitaire appareille à destination de Gaza, en violation du blocus israélien. L’abordage du Mavi Marmara par un commando israélien fait neuf morts et produit un tollé international. À l’annonce de la répétition de l’opération l’année suivante, une alternative est recherchée par Israël. Shurat HaDin, une association qui en défend les intérêts, met en demeure d’une part les compagnies d'assurances des navires concernés, et d’autre part le fournisseur de système de communication Inmarsat. Elle les informe que les sociétés et ses cadres supérieurs s’exposent à des poursuites pénales pour violation des lois étasuniennes relatives à la prohibition de fourniture de matériel à des organisations terroristes. Après le retrait des opérateurs, Shurat HaDin informe le ministre grec de la protection civile que les bateaux de la flottille n'étaient ni assurés ni équipés de système de communication. En application de la législation nationale, le ministère interdit à tout bateau battant pavillon grec ou étranger d'appareiller des ports grecs à destination de Gaza. En d’autres termes, l'action juridique de Shurat HaDin, a permis la réalisation de l’objectif militaire israélien « d'empêcher la violation du blocus de Gaza par la flottille […] sans recours à la violence, à un coût minime, et sans mettre en danger les actifs et la réputation du gouvernement israélien » (Férey, 2022b).

D’un point de vue économique, le retrait étasunien de l’accord de Vienne sur le nucléaire iranien, le Joint Comprehensive Plan of Action (JCPOA), en 2018, a relancé les réflexions françaises (à l’instar des rapports parlementaires Bonnecarrère et Gauvain) autour de l’extraterritorialité des sanctions américaines (le fait qu’elles s’appliquent hors des espaces soumis au droit des États-Unis).

Dans le domaine de la recherche, les « procédures-bâillon » sont des poursuites judiciaires intentées dans le but de censurer, intimider et épuiser financièrement des critiques en les entraînant dans des procédures légales coûteuses. Valérie Niquet (Fondation pour la recherche stratégique) ou plus récemment Maxime Audinet (Le Monde, 2025) ont par exemple été poursuivis pour diffamation, la première par le géant chinois de l’électronique Huawei et le second par le média russe RT France.

2. Le parcours conceptuel d’un terme protéiforme

L’étymologie du lawfare démontre qu’il ne peut être pleinement saisi sans être appréhendé comme le résultat d’une dialectique conceptuelle et politique nécessitant de l’envisager d’abord comme un produit du contexte américain. En 1975, la première introduction du néologisme lawfare, contraction des termes law (droit) et warfare (la guerre), apparait dans un article de John Carlson et Neville Yeomans « lawfare replaces warfare and the duel is with words rather than swords ». Toutefois, le lawfare émerge véritablement à l’occasion d’une conférence donnée par Charles J. Dunlap Jr, général de l’US Air Force, à l’Université de Harvard le 29 novembre 2001, le définissant comme « une stratégie consistant à user, ou abuser, du droit comme substitut des moyens militaires traditionnels pour atteindre un objectif opérationnel ». Dans un objectif pédagogique, il souligne que le droit international ne représente pas seulement une contrainte mais aussi un outil pour maximiser la liberté opérationnelle des forces armées.

L’usage du lawfare évolue différemment dans les milieux conservateurs américains. Dans le contexte de création de la CPI, le terme est utilisé pour démontrer que le droit international contraint la souveraineté des États et menace les intérêts américains : « tout comme la guerre est trop importante pour être laissée aux généraux, le droit international ne peut être laissé aux seuls juristes » (Rivkin et Casey, 2000). Sous l’administration George W. Bush, la Stratégie de la défense nationale (2005) reprend cette notion de lawfare : « notre force en tant qu’État-nation continuera d’être contestée par ceux qui emploient une stratégie du faible en utilisant les forums internationaux, les recours juridiques et le terrorisme ». Le blog Lawfare fondé en 2010 par Jack Goldsmith, Robert Chesney et Benjamin Wittes, rassemble et partage ces idées, affirmant, dans le contexte des interventions en Afghanistan puis en Irak, que les États-Unis devraient se ménager une liberté d’action dans le contexte de l’asymétrie créée par le non-respect du droit international par des adversaires non-étatiques. L’école américaine des nouvelles approches du droit international s’inscrit dans une optique analogue, mentionnant une « démarche politico-juridique dirigée contre certains intérêts ».

Influencée par les études critiques de sécurité et l’anthropologie, une autre approche considère le lawfare comme une critique de l’appareil juridique de domination politique, en particulier dans les contextes coloniaux et postcoloniaux. Les philosophes Jacques Derrida et Giorgio Agamben prolongent ainsi la pensée de Walter Benjamin en questionnant la justification légale des mesures prises dans la guerre contre le terrorisme, notamment la création des Judge Military Corps (JAG) chargés de permettre le déploiement des troupes américaines partout dans le monde en leur assurant une immunité juridique.

En Amérique Latine : la « judiciarisation sélective de la politique intérieure » (Amorim et Proner, 2021)

En Amérique Latine, l’utilisation du lawfare renvoie à l'utilisation des appareils juridiques comme stratégie non conventionnelle pour déstabiliser et atteindre les opposants et les adversaires politiques. En 2017, Lula a été condamné pour corruption dans l’affaire « Lava Jato ». En 2019, le site d’investigation The Intercept démontre une conspiration visant à l’empêcher de se présenter à l’élection présidentielle. Après avoir annulé ces condamnations en 2021, le Président du Tribunal Suprême Fédéral reconnaît que « l’emprisonnement de Luiz Inácio Lula da Silva a été le résultat de manœuvres de la part d’agents publics visant à prendre le pouvoir ». D’autres anciens présidents font l’objet de poursuites dans leur pays, tels Rafael Correa (Équateur), Cristina Kirchner (Argentine), Evo Morales (Bolivie) ou Pedro Castillo (Pérou), et dénoncent l’instrumentalisation du pouvoir judiciaire à des fins politiques.

Fin 2018, le pape François a reçu une copie d'un rapport détaillé, d'environ mille pages, contenant des alertes et des dénonciations concernant la « judiciarisation sélective de la politique » au Brésil, en Argentine et en Équateur. Sa prise de position témoigne des spécificités du lawfare dans la région : « Le lawfare se produit lorsque de fausses accusations sont portées contre des dirigeants politiques, promues conjointement par les médias et les organes judiciaires colonisés (...) La lutte, toujours nécessaire, contre la corruption est instrumentalisée, par le biais du lawfare, pour combattre les gouvernements non souhaités, réduire les droits sociaux et promouvoir un sentiment anti-politique dont profitent ceux qui aspirent à exercer un pouvoir autoritaire : la macro-délinquance des corporations ». ((Extrait du discours du pape François, reproduit avec des images dans le documentaire « Guerra Judicial en Latinoamerica - Lawfare in the Backyard ».))

Ce panorama des trajectoires du terme « lawfare » démontre que ce terme englobe à la fois des utilisations stratégiques du droit dans les affaires internationales par les États et les ONG, des critiques politiques du système judiciaire et des manœuvres politiques pour éliminer des opposants. D’abord perçu dans le cadre des rapports de belligérance, le terme varie selon les perspectives et réalités nationales pour devenir un moyen de critique politique dans des contextes hétérogènes. Utilisé pour dénoncer des stratégies de soustraction du droit international, le terme de lawfare est également mobilisé par des politiques de post-vérité afin de décrédibiliser leurs adversaires. Qualifier de « lawfare » des poursuites judiciaires vise en effet à décrédibiliser la légitimité d’une procédure judiciaire qui ne serait qu’instrumentalisée afin de produire des dommages réputationnels à une victime revendiquée. À titre d’exemple, lors d’une audition au Sénat des États-Unis en vue de sa nomination au poste de procureur général adjoint, Todd Blanche a qualifié les poursuites contre son ancien client Donald Trump de « lawfare partisan ». La même semaine, Benyamin Netanyahou a condamné le lawfare de la Cour pénale internationale (CPI), qu'il a accusé de « calomnier » outrageusement Israël (BBC, 2025).

Le siège de la Cour pénale internationale à La Haye

CPI La Haye

Cliché d’OSeveno, 27 août 2016, sous licence CC (source).

3. Un terme récent pour une réalité inscrite sur le temps long

Si le terme de lawfare est relativement récent, l’instrumentalisation stratégique du droit renvoie pourtant à une réalité ancienne. Un premier usage stratégique déterminant du droit en relations internationales peut être daté à l’intervention d’Hugo Grotius au XVIIe siècle. Alors que le Portugal bloque l’accès à l’Océan Indien à la puissante Compagnie néerlandaise des Indes orientales, Hugo Grotius rédige, au nom de cette dernière, un traité intitulé Mare Liberum. Il avance qu’en vertu du jus gentium – le droit des gens – la mer est commune à tous. Le principe jusqu’alors répandu de Mare Clausum, qui prônait l’appropriation du monde maritime est ainsi inversé. En défendant le droit de commercer et de naviguer pour tout navire, le juriste fonde une doctrine effective qui nourrit la formalisation du droit de la mer au XIXe siècle. Plus récemment, des signaux faibles indiquent la volonté des États-Unis d’utiliser leur droit afin d’imposer leurs vues géopolitiques. Dès 1982, alors que Ronald Reagan souhaite interdire aux filiales des entreprises américaines de participer à la construction du gazoduc qui achemine le gaz soviétique en Europe, Margaret Thatcher s’oppose fermement à ce que les États-Unis imposent leur droit en Europe. Dans La guerre hors limite (1999), Qiao Liang et Wang Xiangsui trouvent, dans les sources de la montée en puissance d’une « guerre du droit », la volonté de remplacer la « guerre sanglante » par une « guerre non sanglante », s’appuyant sur la transformation de la puissance étasunienne, en centrant particulièrement leur thèse sur la première guerre du Golfe de 1991. 

Le droit interne lui-même n’est pas exempt d’interrogations quant à ses fins. Ensemble normatif et hiérarchisé, le droit est en effet une construction sociale située dans une société donnée. Pour certains auteurs, il reproduit par essence des rapports de domination existant, au moins partiellement. Karl Marx proposait ainsi d’établir la fonction idéologique du droit : nonobstant sa prétendue neutralité, il est en réalité au service d’intérêts particuliers alors même qu’il est censé être juste. Chez Bourdieu, le droit est l’aboutissement de la violence symbolique en tant que légitimation de rapports de force. 

Dès lors, que déduire de la valeur heuristique du lawfare ? Manier cette notion suppose quelques remarques préliminaires. Premier écueil : une mauvaise définition des termes nous amènerait à considérer que tout est du lawfare. Il faut par exemple bien distinguer le lawfare de la « politique juridique extérieure » selon l’expression de Guy de Lacharrière qui pense le droit comme un outil d’influence. À cet égard, la Stratégie d’influence française par le droit (2023 – 2028) publiée le 21 mars 2023 s’inscrit sous l’angle de la promotion du droit par opposition à la force, s’axe autour des droits de l’Homme, de la consolidation du droit international mais également de l’attractivité et de la compétitivité du droit français. Second écueil, le risque de discréditer certains États en désignant leurs pratiques par un terme dont la connotation est encore largement péjorative. Le lawfare a en effet pour spécificité de ne pas être mobilisé par un acteur pour décrire ses propres actions ou penser une stratégie à mettre en œuvre, mais plutôt pour délégitimer politiquement un adversaire en critiquant un détournement illégitime du droit. À titre d’exemple, « alors que le lawfare est entendu dans le discours officiel américain comme dénonçant les stratégies juridiques contre les États-Unis ; elle n’est jamais reconnue comme une stratégie juridique des États-Unis. Cependant, la guerre juridique a été une composante proactive de la stratégie militaire américaine à l’étranger » (Ancelin et Férey, 2022). Certains observateurs rejettent ainsi l’usage même du terme de lawfare. Comment, en effet, distinguer l’usage stratégique du droit de son acceptation classique ? L’utilisation du droit par un gouvernement pour déstabiliser son adversaire est en effet une constante de la conflictualité internationale et spéculer sur les intentions des États ne présente pas d’intérêt pour les juristes. De même, chaque État défend un intérêt national propre en justifiant ses positions sur la base d’arguments légaux.

Pour autant, le contexte d’émergence du lawfare traduit une nouvelle réalité stratégique, témoignant d’un changement d’échelle. Pour Amélie Férey (2018, citée par Estève, 2022), « l’usage désormais plus systématique ou plus intense des normes juridiques contemporaines par différents acteurs du système international pour faire pression sur leurs adversaires justifierait la mise en place d’un nouveau cadre analytique, dont la clé de voûte serait le concept de lawfare ». Populaire au sein de l'OTAN, qui l’envisage dans la perspective d’une « boîte à outils » opérationnelle, le lawfare figure également dans la version anglophone de la Boussole stratégique adoptée par l'Union européenne en 2022. En Chine, le falü zhan ( ), traduit par « guerre du droit » est officiellement intégré à la doctrine de la République populaire de Chine en 2003 comme une composante des Trois guerres (médiatique, psychologique, juridique). S’il recouvre des spécificités distinctes du lawfare, le falü zhan témoigne de l’intérêt que représente le droit pour les objectifs du parti.

La promotion des normes chinoises

Les « Nouvelles routes de la soie », connues en anglais sous le nom générique de Belt and Road Initiative (BRI), répondent à la volonté chinoise de sécuriser ses accès aux routes commerciales et aux détroits maritimes. Outre la domination technique et économique d’entreprises chinoises, la création de coopérations économiques et commerciales à l’étranger, c’est-à-dire de zones juridiques franches dans lesquelles les rapports systémiques avec les sociétés chinoises sont influencés par le droit et les usages chinois, la Chine définit ses propres normes afin d’en assurer la maîtrise internationale. Dans cette perspective, la Chine a lancé fin 2001 la Standardization Administration of China (SAC), organe administratif très actif au sein des instances internationales de normalisation et dans la coopération avec ses homologues occidentaux. Dans une étude parue en octobre 2018 (Erkman, 2018), l’IFRI attire ainsi l’attention sur les projets des autorités chinoises ayant pour objet l’internationalisation de 1 000 normes nationales dans les domaines de connectivité couverts par les Nouvelles routes de la soie. Instrument de maîtrise des marchés et des contrats qui les accompagnent, l’instauration d’un « droit mou » par les normes du marché promues par la BRI renforce le potentiel de la Chine à définir les normes et standards de l’industrie et du commerce. Depuis 2018, la Chine met en place des tribunaux commerciaux et d’arbitrage spécifiques à la BRI.

4. Lawfare, guerre juridique, usage stratégique du droit : vers une définition

« Auberge espagnole stratégique », le lawfare constitue davantage une notion empirique qu’un concept au sens strict. Beaucoup de notions stratégiques ont récemment connu le même sort, à l’instar des discussions sur la guerre hybride ou du M2MC (multi domain operation), dont la robustesse en sciences sociales a été beaucoup discutée. La multiplication d’outils non cinétiques brouille en effet les catégories traditionnelles, expliquant sans doute une certaine hésitation conceptuelle, ainsi qu’une prolifération de termes spécialisés chargés d’en distinguer différentes spécificités. Les « opérations juridiques » se concentrent ainsi sur le champ militaire tandis que la « guerre des normes » correspond davantage à l’engagement dans des champs peu régulés du droit afin d’y affirmer sa propre interprétation du sujet.

Concernant le lawfare, une partie de la doctrine retient deux définitions distinctes. Une première désigne l’utilisation du droit comme arme de guerre, dans la lignée de Charles J. Dunlap Jr. Une seconde qualifie une nouvelle forme de conflictualité internationale, la « guerre juridique », c’est-à-dire à l’usage exclusif des normes internationales par un acteur pour faire pression et imposer sa volonté, les deux sens pouvant être réunis dans une unique définition du lawfare : « un usage stratégique du droit par un acteur du système international, dans le but de faire avancer une cause ou de bénéficier d’un avantage sur ses adversaires » (Estève, 2018).

Tenant compte des limites pointées ci-dessus, le terme d’« usage stratégique du droit », traduction conceptuelle francophone plus neutre, peut être défini comme « une utilisation du droit visant à établir, pérenniser ou renverser un rapport de force dans le but de contraindre un adversaire » (Férey, 2022b). Mobilisant différents corpus juridiques, du droit international public au droit privé, et s’exprimant à l’échelle nationale, régionale et internationale, l’usage stratégique du droit permet d’éclairer des pratiques étatiques et non étatiques complexes visant à établir, renverser ou pérenniser un rapport de force entre compétiteurs. Deux classifications de ces usages sont retenues. La première, répondant au besoin pour l’administration d’évaluer le risque d’atteinte aux intérêts nationaux, retient une approche triptyque par les menaces, c’est-à-dire : l’instrumentalisation par les États de leur propre droit, l’instrumentalisation des normes internationales et l’instrumentalisation des normes nationales et européennes par un tiers. La seconde, présentée par Amélie Férey, subdivise quatre usages stratégiques : l’aménagement des contraintes juridiques par la réinterprétation de normes existantes (à l’image de l’interprétation du droit des conflits armés), l’émission de nouvelles normes au service d’une stratégie de puissance (en particulier l’imposition de normes commerciales dans des domaines exploratoires), l’utilisation du droit comme arme réputationnelle et enfin, la mobilisation des effets du droit pour contraindre un acteur par une judiciarisation stratégique. Au Proche et Moyen-Orient, la mobilisation des effets du droit se traduit ainsi par une judiciarisation des différends étatiques et l’application la force exécutoire du droit dans le but de contraindre des compétiteurs étatiques à une adaptation limitante (Deveaux-Moncel, 2023).

Conclusion

Au fond, le lawfare questionne la place des normes dans le champ des relations internationales. Aristide Briand prévenait à la tribune de la Société des Nations : « le prestige des peuples ne dépend pas de la sentence d’un tribunal ». À l’échelle étatique, la légitimité d’un système juridique permet de soutenir un projet politique, comme a pu le montrer l’exemple des tribunaux talibans en Afghanistan (Baczko, 2021). En ce sens, les situations de guerre civile ne sont pas tant des moments de suspension du droit mais bien de multiplication de systèmes juridiques. À l’échelle internationale, la confusion entre légalité et légitimité conduit les acteurs étatiques, non pas à abandonner tout respect des normes internationales comme cela est rapidement décrié, mais au contraire à promouvoir des espaces juridictionnels à leur avantage afin de légitimer leurs actions en les fondant sur le droit. À cet égard, le contexte international actuel ne semble pas tant tendre vers un affaiblissement du droit, comme cela est régulièrement dénoncé, mais plutôt vers une compétition des droits et des institutions.


Bibliographie

Références citées
Pour aller plus loin

Mots-clés

Retrouvez les mots-clés de cet article dans le glossaire : CPA, CPI et CIJgéopolitique | stratégie.

 

Arthur DEVEAUX-MONCEL

Élève-attaché d’administration de l’État. Diplômé du magistère de relations internationales (MRIAE) de l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. 

 

Édition et mise en web : Jean-Benoît Bouron

Pour citer cet article :  

Arthur Deveaux-Moncel, « Le droit contre le droit. Le "lawfare" ou les usages stratégiques de la norme », Géoconfluences, septembre 2025.
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-thematiques/geographie-du-politique/articles/le-lawfare-ou-les-usages-strategiques-de-la-norme