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Notion en débat. Sécurité maritime

Publié le 18/03/2024
Auteur(s) : Sylvain Domergue, agrégé et docteur en géographie et géopolitique, professeur - Sciences Po Bordeaux

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La sécurité maritime est une notion polysémique, qui recouvre deux expressions anglaises, "maritime security" et "maritime safety". Préciser les contours de la définition revient à expliquer pourquoi le terme a pris tant d'importance, au prisme de la montée des risques environnementaux et économiques liés à la maritimisation des échanges, et des menaces liées aux conflits et à la piraterie. L'auteur conclut l'article par une définition synthétique de la sécurité maritime.

Bibliographie | mots-clésciter cet article

L'évolution du paysage géopolitique mondial place la sécurité maritime au cœur de nombreuses préoccupations. Les récents événements survenus dans les deux grands canaux maritimes internationaux, tels que la paralysie spectaculaire du canal de Suez causée par l'accident de l'Ever Given (2021, voir cette brève), et la réduction du trafic dans le canal de Panama en raison de la sécheresse historique que rencontre le pays (2023), ont rappelé la vulnérabilité des équilibres économiques envers le fait maritime dans un contexte de mondialisation des échanges. Outre ces évènements accidentels, la résurgence de la piraterie dans l'océan Indien, les menaces sur la sécurité des flux de céréales associés à la guerre en Ukraine, en mer Noire en 2022 et 2023, et les attaques houthistes en mer Rouge depuis 2023 (voir cette brève), ont accentué l'urgence de comprendre et de mieux appréhender les défis protéiformes liés aux enjeux maritimes. Cette préoccupation n'est pas exclusive aux cercles diplomatiques et économiques : après une longue éclipse, la mer a effectué un grand retour dans les salles de classe françaises lors des réformes des programmes du collège (2015) et surtout du lycée (2019). Des thèmes tels que « mers et océans : un monde maritimisé » en quatrième, « la France : une puissance maritime ? » en terminale, et les thème de la spécialité HGGSP consacrés aux frontières maritimes en première, ainsi qu'à la conquête des océans et de l'espace en terminale, soulignent l'importance croissante de comprendre et de définir la notion de sécurité maritime. Toutefois, elle demeure particulièrement difficile à saisir, notamment par la diversité des acceptions qu’elle revêt. Sa forme générique recèle en effet une distinction entre « sécurité maritime » et « sûreté maritime », générant un enchevêtrement complexe de définitions et de perception variables selon les champs disciplinaires, générant ainsi des glissements sémantiques nombreux. Il convient donc, ici, d’en clarifier la définition.

 

1. L’émergence de la sécurité maritime 

La notion de sécurité maritime est une création récente. Au XVIIIe siècle, l’écrivain et politicien écossais Alexander Webster écrivait qu’« une flotte constitue la sécurité de la Grande Bretagne » (Webster, 1832, cité dans Simpson et Weiner, 1989, p. 854) à l’image d’Athènes qui, dès l’Antiquité, considérait sa flotte comme un « rempart de bois » après la bataille de Salamine en 480 av. J.-C. Mais le terme n’apparaît par exemple nulle part dans les écrits d’Alfred Mahan (Mahan, 1892), pourtant l’un des premiers penseurs de la géopolitique maritime moderne, qui mobilise plutôt le concept de « Sea Power » ((L’expression, difficile à traduire en français, signifie à la fois « puissance navale » et « puissance maritime »)). Il est tout aussi absent des 14 points de Wilson en 1918 qui, en érigeant la liberté de navigation comme élément cardinal de la sécurité et de l’équilibre du monde post-Guerre mondiale, introduit le principe de protection des artères vitales du commerce mondiale. Il faut attendre la seconde moitié du XXe siècle pour que l’expression « sécurité maritime » apparaisse en tant que telle.

L’une des premières mentions se trouve dans le titre d’un article scientifique de Richard Bradshaw publié en 1978 dans Journal of Maritime Law and Commerce : « The politics of Soviet Maritime Security : Soviet Legal Doctrine and the Status of Coastal Waters » ((« La politique de sécurité maritime soviétique : doctrine officielle soviétique et statut des eaux côtières »)) (Bradshaw, 1978). La notion y est présentée sous le prisme de la politique soviétique d’affirmation juridique de son emprise sur certains espaces maritimes comme la mer d’Okhotsk. Trois ans auparavant, le professeur de relations internationales Michael T. Klare la mobilisait au détour d’un paragraphe, alors qu’il s’interrogeait dans Foreign Policy sur la puissance navale soviétique. Il y écrivait que, pour l’US Navy, « Moscou [était alors] en train de développer une menace clairement offensive, les flottes de haute mer constituant toujours une menace significative pour la sécurité maritime occidentale » (Klare, 1975, p. 86), la notion apparaissant pour la première fois dans le corps d’une production scientifique sans pour autant être explicitement définie.

Après être demeurée relativement confidentielle, le nombre d’articles utilisant l’expression « sécurité maritime » s’est spectaculairement accru à partir de la fin du XXe siècle, témoignant d’un intérêt croissant pour cette notion et les enjeux associés (document 1).

Document 1. Occurrences de l'expression « Maritime security », rapportées à la production scientifique annuelle (1978-2023)
line
Nombre de publications, rapportées au total de publications annuelles, mentionnant l'expression exacte « maritime security », false 1978;1979;1980;1981;1982;1983;1984;1985;1986;1987;1988;1989;1990;1991;1992;1993;1994;1995;1996;1997;1998;1999;2000;2001;2002;2003;2004;2005;2006;2007;2008;2009;2010;2011;2012;2013;2014;2015;2016;2017;2018;2019;2020;2021;2022;2023 Nombre total (1/100 000);Année true
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Sylvain Domergue, 2024. Source : Google Scholar.

Lecture : En 2018, 0,094 ‰ des publications scientifiques (soit 94 pour 100 000) enregistrées cette année par Google Scholar mentionnaient exactement le terme « Maritime security » dans leur contenu. La même année, 4,1 pour 100 000 publications mentionnaient ce terme dans leur titre. La courbe bleue dans ce graphique montre que la part des publications consacrées à la sécurité maritime a significativement augmenté dans la production scientifique globale. Par ailleurs, cette démarche permet de souligner avec précision une augmentation sensible au milieu des années 1990, puis une croissance spectaculaire après 2001.

Les facteurs explicatifs sont multiples. Les années 1990 correspondent d’abord à la naissance d’un monde post-guerre froide, où s’affirme le commerce international par voie maritime dans un contexte d’hypermondialisation et d’émergence de nombreuses économies exportatrices. Cette décennie est aussi celle de l’entrée en vigueur (1994) de la Convention Internationale pour le Droit de la Mer (accords de Montego Bay, UNCLOS), signée en 1982, consacrant et standardisant au niveau mondial les règles de définition des aires de souveraineté et d’exploitation des espaces maritimes. Les débats sur les enjeux de la territorialisation des mers et des océans ont en effet amplement contribué à stimuler la réflexion de la communauté scientifique, en particulier en droit et en relations internationales. L’accentuation de la « guerre contre la drogue » conduite par le gouvernement des États-Unis à partir des années 1970 a également accru l’intérêt pour les flux maritimes illicites, dont témoigne la forte croissance du nombre de publications sur ce thème, en particulier concernant l’espace interaméricain (mer des Caraïbes, golfe du Mexique, et leurs approches dans les océans Pacifique et Atlantique).

Document 2. Un exemple de production cartographique centrée sur l’Amérique centrale, par les services de renseignements des États-Unis

Carte des trafics maritimes en Amérique centrale

Relevé cartographique du trafic maritime suspecté de participer à des activités illégales dans les Caraïbes, l’océan Pacifique et l’Atlantique en 2014. Source : JIATF-S, 2014

 

Par ailleurs, la publication en 1998 d’un rapport par la World Commission on the Ocean (IWCO) coïncidant avec l’année internationale des océans promue par les Nations Unies, a alimenté les réflexions sur l’élargissement du spectre de définition et d’analyse des enjeux de sécurité, au-delà de la dimension strictement militaire, et de la notion de gouvernance. 

Mais deux domaines semblent avoir contribué plus que les autres à l’inflation de la production scientifique consacrée à la sécurité maritime au tournant du siècle : la piraterie et le terrorisme international, dans un contexte de la mondialisation des échanges à l’ère de l’information de masse.

Document 3. Trois exemples d’attaques terroristes en mer entre 2000 et 2004

US Navy USS Cole

Attaque d’Al-Qaïda contre le destroyer de l’US Navy USS Cole, le 12 octobre 2000 au large du Yémen (17 morts), moins d’un an avant les attaques du 11 septembre 2001. Source de l’image : US Navy, 2000.

Nauffrage du pétrolier le Limburg

Attaque d’Al-Qaïda contre le pétrolier français Limburg, le 6 octobre 2002 au large du Yémen. L’attaque a fait 1 mort et 12 blessés, et provoqué une pollution marine importante à la suite d’une fuite représentant l’équivalent de 90 000 barils de pétrole. Source de l’image : Notes du commandant Ardillon sur l’attentat contre le Limburg.

Superferry 14 coulé

L’attaque du Superferry 14 a eu lieu le 27 février 2004. Elle constitue à ce jour l’attentat maritime le plus meurtrier jamais enregistré (116 morts). Source de l’image : Elentably, Akram, “The Positive Implications for the Application of the International Ship & Port Facility Security and its Reflects on Saudi's Ports”. Journal of Maritime Research. 10. 3-12. 2013.

Les évènements terroristes du début des années 2000, à commencer par la tentative d’attentat contre le destroyer USS Sullivans le 3 janvier 2000, l’attaque réussie contre le destroyer américain USS Cole le 12 octobre 2000 au large d’Aden, puis la spectaculaire attaque-suicide contre le pétrolier français Limburg dans le même secteur en 2002 dans un contexte post-11 septembre 2001, ont engendré une rupture dans la mobilisation du concept de sécurité maritime. Ces opérations, commanditées par Al-Qaïda, ont stimulé de nombreuses interrogations sur la sécurité des approvisionnements énergétiques et stratégiques, et sur la sécurité des installations et des activités économiques en mer et sur les littoraux. En 2004, l’attentat particulièrement meurtrier contre le SuperFerry 14 aux Philippines, commis par le groupe islamiste Abu Sayyaf, a accentué le phénomène, tandis que des actions de piraterie se développaient depuis la fin des années 1990, en particulier au tournant des années 2000 dans la région du détroit de Malacca. Enfin, l’essor brutal de la piraterie au large de la Corne de l’Afrique, acompagné de prises d’otages fortement médiatisées, puis du golfe de Guinée depuis 2007, a alimenté une forte production scientifique et institutionnelle s’intéressant à la « sécurité maritime » jusqu’à atteindre un « rythme de croisière » d’environ 3 000 à 3 500 articles et ouvrages scientifiques par an. Or ce terme revêt de nombreuses acceptions possibles. 

 

2. Sécurité maritime ou sûreté maritime ?

L’Organisation Maritime Internationale (OMI) distingue la « Sécurité maritime » ((Définition de « Sécurité maritime » par l’OMI (https://www.imo.org/fr/OurWork/Safety/pages/Default.aspx)), qui désigne les risques accidentels, techniques, indépendants de toute volonté malveillante, et la « Sûreté maritime » ((Définition de « Sûreté maritime » par l’OMI (https://www.imo.org/fr/OurWork/Security/Pages/MaritimeSecurity.aspx)), qui désigne la prévention et la lutte contre les actions humaines volontaires visant à mettre en péril une activité maritime (transport de biens et de personnes, infrastructures, flux…). Ces termes font toutefois, eux-mêmes, l’objet d’acceptions variables. Yann Tephany (2015) souligne ainsi que « la sûreté maritime est appréhendée différemment selon le domaine d’activité dans lequel elle est invoquée. Par exemple, au sein de l’industrie nautique, la sûreté maritime renvoie à l’arrivée d’un navire au port sans interférence extérieure (Raymond et Morriën, 2008), tandis que dans le domaine de la défense, elle vise plutôt à la lutte contre les criminels de la mer (Faye et Dujardin, 2005) ». L’appréhension de ces termes se double d’une difficulté supplémentaire, au regard des problèmes de traduction qu’ils suscitent. Contrairement à une traduction littérale, la « sécurité maritime », telle qu’elle est entendue dans le sens fonctionnel présenté plus haut, se traduit « maritime safety » (et non security). De la même façon, la « sûreté maritime » se traduit « maritime security ». Le tableau de synthèse proposé (document 4) souligne les difficultés sémantiques et risques de confusion existant parfois dans la littérature scientifique, administrative, ou journalistique quant à l’usage de ces notions.

Document 4. La différence entre sécurité maritime et sûreté maritime selon les Nations Unies
 
Notion Traduction Définition selon les Nations Unies
 « Sécurité maritime » « Maritime Safety »

« La sécurité maritime englobe la protection des ports, des navires et de leurs communautés contre les dangers et les préjudices involontaires » (OMI, 2020)

« Concerne la prévention des dommages accidentels ou des incidents de pollution environnementale marine ou de perte de vie en mer par le développement de systèmes de soutien technique, l'audit des sociétés de classification reconnues, le développement de méthodologies communes pour les enquêtes sur les accidents maritimes et la mise en place de systèmes d'information et de surveillance du trafic maritime. La sécurité maritime englobe également le développement de la recherche et du sauvetage, les ports de refuge et le développement de plans d'urgence et de contingence ». (UNITAR 2007)

>>> La non-intentionnalité implique donc que la « sécurité maritime » (ou « maritime safety ») traite des risques (technologiques ou naturels)

 « Sûreté maritime » « Maritime Security »

« Englobe la protection des ports, des navires et de leurs communautés contre les dangers et les préjudices délibérés (par exemple, la piraterie » (OMI, 2020).

La menace ou l'utilisation de la force contre la souveraineté, l'intégrité territoriale ou l'indépendance politique d'un État, les actes terroristes contre les navires, les installations offshore et autres intérêts maritimes, le transport illégal d'armes de destruction massive, actes illicites, piraterie et vols à main armée en mer, criminalité transnationale organisée, par exemple, le trafic de migrants, de stupéfiants, d'armes, menaces pour la sécurité des ressources, par exemple, illégales, pêche illicite, non réglementée et non déclarée (INN), menaces environnementales, par exemple, pollution majeure, déversement illégal, etc. (Source : UNITAR 2007)

>>> L’intentionnalité implique donc que la « sûreté maritime » (ou « maritime security ») traite des menaces.

Sylvain Domergue, 2024. Sources : OMI (2020), UNITAR (2007), Yarin Eski (2016) et Yann Tephany (2015).

 

Dans la pratique opérationnelle des professionnels de la mer, ces deux notions et les champs qu’ils embrassent ne sont pas imperméables. Les juristes soulignent ainsi que la sûreté ou la sécurité maritime sont des concepts polysémiques difficiles à employer. Certains vont jusqu’à estimer que, compte tenu de leur caractère multiforme, se recoupant parfois, une approche globale des deux notions sous la dénomination « sécurité maritime » semble plus opportune, dans une démarche heuristique (Pancracio, 2010). À ce titre, dans ses textes officiels et dans la description de son activité, l’OMI – à l’instar du ministère français des Transports et de l’environnement – utilise l’expression générique « sécurité maritime » pour englober ces deux aspects. La justification en est la suivante : « Bien que les deux domaines semblent distincts, ils sont étroitement liés. En effet, la réalisation d’un objectif de sûreté contribue indirectement à la réalisation d’un objectif de sécurité, et réciproquement » ((Stratégie nationale de sûreté des espaces maritimes », République française, Premier ministre, 2015, Boulogne-sur-Mer.)).

 

3. Des tentatives récentes d’appropriation scientifique de la sécurité maritime

En raison de l’importante plasticité dans le temps et la complexité du champ sémantique et thématique qu’elle englobe, les réflexions conduites pendant la dernière décennie ont montré qu’aucune définition de la sécurité maritime n’a jusqu’ici fait consensus dans la littérature scientifique. Christian Bueger considère qu’il s’agit d’un « concept essentiellement contesté » (reprenant l’expression de Gallie, 1955), dont l’absence de définition précise n’est pas nécessairement un obstacle à son étude.

En effet, après avoir été initialement limitée à la préservation des intérêts et de l’influence stratégique des États, la stratégie de sécurité maritime des acteurs a été peu à peu enrichie. Aujourd’hui, cette expression englobante est associée par la majorité des acteurs internationaux à une liste de menaces identifiées, dont la priorisation varie d’un protagoniste à l’autre : en matière de stratégies nationales, la publication de la National Strategy for Maritime Security (NSMS) par le gouvernement des États-Unis en 2005 ((US Government, The National Strategy for Maritime Security (Washington DC, 2005).)) « a été l'un des premiers documents de son genre à concevoir explicitement la sphère maritime comme un complexe différencié de sécurité en soi » (Bueger et Edmunds, 2017). Il inclut, en effet, des menaces dites « non-traditionnelles », en complément des questions « la menace de la piraterie, l'exploitation illégale, des ressources maritimes, de la contrebande et de la criminalité, ainsi que d'autres menaces pour la circulation du commerce maritime » (idem). Dans la continuité, les organisations internationales ont suivi cette dynamique et proposé également leur lecture des risques et de la sécurité maritime. En 2008, le rapport Oceans and the Law of the Sea produit par le secrétariat général des Nations Unies proposait d’identifier sept menaces : la piraterie et le brigandage, les actions terroristes, les trafics illicites d’armes et munitions conventionnelles ou de destruction massive, les trafics illicites de narcotiques, la contrebande et les trafics d’êtres humains en mer, la pêche illégale (illegal, unreported and unregulated fishing, dite « IUU fishing » dans la documentation officielle internationale, traduite en français par « Illégale, Non-réglementée et Non-reportée », soit « INN ») et les dommages internationaux et illicites causés au milieu marin (ONU, 2008). L’Union européenne, dont s’inspire explicitement la stratégie française, intègre la menace « cyber » et élargit encore le spectre en incluant les « disputes territoriales, les actes d’agression et les conflits armés entre États », les « conséquences potentielles des catastrophes naturelles, événements extrêmes et le changement climatique sur le système de transport maritime, en particulier les infrastructures maritimes », et les « conditions en mer et dans la zone côtière qui affaibliraient le potentiel de croissance et d’emploi dans les secteurs marin et maritime » (Conseil de l’UE, 2014). L’UE en déduit une définition succincte et générique de la sécurité maritime : « état du domaine maritime mondial, dans lequel le droit international et le droit national sont appliqués, la liberté de navigation est garantie et les citoyens, les infrastructures, les transports, l'environnement et les ressources marines sont protégés » (ibid.).

Le contenu de la sécurité maritime est donc avant tout une construction discursive et est par essence structurée par des enjeux « sécuritisés », c’est-à-dire transformés en sujet de sécurité (David et Schmitt, 2020) par les acteurs en fonction de leur agenda politique et de leur perception des menaces. Partant de ce constat, Christian Buerger estime que le champ d’application qu’englobe cette notion doit, par conséquent, être perçu comme à la fois polysémique et plastique. Il peut varier dans le temps et invite à mobiliser plusieurs disciplines afin d’en saisir les enjeux de manière exhaustive (Buerger, 2015). Il propose une matrice de lecture permettant d’en saisir la complexité et l’étendue (document 5).

Document 5. Matrice de la sécurité maritime
Matrice de mots  

Avec Timothy Edmunds, ils distinguent quatre « cœurs », constituant autant de domaines d’étude et d’application contemporaine, qui définissent par combinaison la sécurité maritime (Buerger et Edmunds, 2017). La « sécurité nationale », d’abord, qui implique le développement et l’application de la puissance navale, la capacité de projection, la défense du territoire national, la surveillance et l’interdiction, et la dissuasion nucléaire pour les puissances en capacité. Cette lecture rejoint ce qui était jusqu’à présent en partie inclus dans la définition du concept de « puissance navale ». À cette lecture « traditionnelle » de la sécurité maritime s’ajoute « la « sécurité humaine », qui implique la préservation de tout risque d’altération des activités humaines (individuelles, collectives, étatiques, …) pouvant avoir des conséquences négatives sur l’agenda maritime des acteurs considérés. Ce domaine d’étude inclut les risques d’origine accidentelle et criminelle, et est donc en relation étroite avec les deux autres « cœurs ». L’environnement maritime, d’abord, qui comprend un nombre élevé de champs d’application : pollution marine, régulation et sécurité de la navigation, sauvetage et assistance en mer (« Search and Rescue », ou SAR), santé des océans et effets du changement climatique. Enfin, le « développement économique » implique la préservation de « l’économie bleue », à savoir l’ensemble des activités économiques en mer, en allant de l’exploitation des ressources maritimes aux menaces pouvant peser sur le commerce international. On constate dans ce panorama que les domaines étudiés sont liés les uns aux autres. La « sécurité maritime » met en relation plusieurs concepts préexistants, tels que la « sécurité humaine » développée dans les années 1900 par le Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD), et souvent étudiés jusqu’à présent de manière indépendante, créant ainsi un prisme complexe d’analyse en proposant une lecture strictement maritime.

La sécurité maritime, par ses acceptions multiples (Bueger, 2015), la diversité des acteurs qu’elle embrasse (Bueger et Edmunds, 2017), et les enjeux socio-économiques, environnementaux et politiques qu’elle soulève (Royer, 2014, Louchet, 2014, Germond et Mazaris, 2019) intéressent donc étroitement la géographie et la géopolitique, notamment autour de l’étude de la construction des échelles de sa gouvernance et des relations de pouvoir dans l’espace qu’elle implique (Domergue, 2020).

Document 6. Risques maritimes naturels, risques technologiques, et menaces maritimes

Sargasses

Dérive de bancs de Sargasses au large d’Antigua. La concentration de ces algues de surface, un phénomène naturel mais dont le développement s’est fortement accru depuis près de vingt ans, menace les écosystèmes marins et la navigation maritime. Source de l’image : Mark Antigua, extrait de plan de drone publié sur Youtube le 19 juin 2018.

Explosion plateforme pétrolière

Explosion de la plateforme pétrolière Deepwater Horizon dans le Golfe du Mexique le 20 avril 2010, ayant provoqué la mort de 11 personnes, 800 000 oiseaux, 170 000 tortues maritimes, et l’effondrement de 85 % de certaines populations halieutiques. Les conséquences économiques sur les activités de pêche et de tourisme dans le Sud des États-Unis ont été considérables. Dix ans plus tard, l’ONG Oceana estime qu’aucun progrès n’a été réalisé en matière de sécurité maritime environnementale dans le Golfe du Mexique. Source de l’image : US Coast Guard, 2010

carte mer rouge

La mer Rouge connait un regain d’actions préjudiciables à la sécurité maritime depuis près de dix ans, avec de nombreuses attaques à l’encontre de navires saoudiens ou iraniens, et désormais de navires se dirigeant en transit au large des côtes du Yémen depuis le ravivement du conflit israélo-palestinien en octobre 2023. Source : carte extraite de l’article de Clara Loïzzo, 2024.

 

À la lumière de ces éléments, il est utile d’identifier une définition scientifique tentant d’appréhender toute la complexité de ce concept protéiforme. Aussi, nous proposons ici, à la suite de nos travaux (Domergue, 2020), de définir la sécurité maritime comme un objectif, pour un acteur ou un groupe d’acteurs, d’affranchissement, ou au moins de réduction, de risques et menaces pouvant altérer des intérêts directement ou indirectement maritimes, ou pouvant être générés, vectorisés ou canalisés par le domaine maritime lui-même. Une fois cet objectif atteint, il peut alors être considéré comme un état, où l’intégrité des intérêts maritimes est préservée.

 


Bibliographie

  • Bradshaw, R. E. (1978). “The Politics of Soviet Maritime Security : Soviet Legal Doctrine and the Status of Coastal Waters”. J. Mar. L. & Com., 10, 411.
  • Bueger, C. (2015). “What is maritime security?”, Marine Policy, 53, 159–164.
  • Bueger, C., & Edmunds, T. (2017). “Beyond seablindness : a new agenda for maritime security studies”. International Affairs, 93 (6), 1293–1311.
  • Conseil de l’Union européenne, The European Union Maritime Security Strategy (Brussels, 2014), p. 3.
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  • Domergue, S. (2023). « Maritimization : Transversal Perspectives ». Études caribéennes, (55).
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Mots-clés

Retrouvez les mots-clés de cet article dans le glossaire : convention de Montego Bay | détroits | géopolitique | piraterie | puissance.

 

 

Sylvain DOMERGUE

Agrégé et docteur en géographie et géopolitique. Professeur à Sciences Po Bordeaux – Laboratoire PRODIG, université Paris 1 Panthéon Sorbonne

 

 

Édition et mise en web : Jean-Benoît Bouron

Pour citer cet article :  

Sylvain Domergue, « Notion en débat. Sécurité maritime », Géoconfluences, mars 2024.
http://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/a-la-une/notion-a-la-une/securite-maritime