Notions en débat. Milieu, environnement et nature
Émeline Comby, maîtresse de conférences en géographie - Université Lyon 2
Jean-Benoît Bouron, agrégé de géographie, responsable éditorial de Géoconfluences - DGESCO, ENS de Lyon.
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Les questions environnementales organisent les programmes à tous les niveaux scolaires, comme en témoignent une incitation indirecte à « parler d’environnement » et trois programmes du secondaire où elles jouent un rôle structurant. Ainsi, le changement climatique, les risques et les objectifs de développement durable (ODD) sont des notions centrales du programme de cinquième. En seconde, le terme « environnement » interagit avec les notions de développement, de mobilité et de transition au sein d’un sous-thème 1 intitulé « sociétés et environnements : des équilibres fragiles » (où « environnements » apparaît au pluriel cette fois-ci). Toujours en seconde, la question sur la France aborde les « milieux », en pointant la tension « entre valorisation et protection ». En terminale HGGSP, le thème 5 s’intitule « L'environnement, entre exploitation et protection : un enjeu planétaire », permettant des passerelles entre l’histoire environnementale et la géographie. Le programme 2024-2025 d’agrégation externe de géographie et de CAPES externe histoire et géographie, qui porte sur les approches géographiques des environnements, fait suite à un programme d’agrégation externe de géographie qui avait invité les candidats à réfléchir à la notion de nature en géographie, de 2018 à 2021.
Milieux, environnement (ou environnements au pluriel) et nature forment un triptyque dont les trois volets peuvent paraître interchangeables, dans le langage courant comme dans les discours politiques, voire scientifiques. Ce texte ((Certains éléments de ce texte sont des extraits remaniés du mémoire d’habilitation à diriger les recherches (HDR) d’Yves-François Le Lay (2019) (https://theses.hal.science/tel-02436401v1))) vise, en aussi peu de mots que possible, à apporter un éclairage sur ce que sous-entendent ces trois termes, ce qu’ils disent du monde, ce qu’on peut leur faire dire et ce qu’ils révèlent de nos visions du monde en tant qu’êtres humains insérés dans un dense réseau de relations intriquées. Étant donné que ces trois termes véhiculent également autant de rapports au monde et d’éthiques potentielles, nous nous demanderons pour finir comment faire avec cette pluralité de points de vue.
1. Du milieu aux milieux
Jean Demangeot (2009) rappelle qu’étymologiquement, le milieu est ce qui se trouve au centre de l’espace, le mi-lieu. Puis le terme de milieu en est venu à désigner l’idée inverse, c’est-à-dire ce qui entoure le centre, comme l’environnement : les poissons vivent dans un milieu aquatique, le milieu leur offrant les conditions nécessaires à leur vie. Les différents milieux peuvent être définis par le relief (milieu montagnard), la végétation (milieu forestier) ou par la combinaison de composantes biophysiques (milieux polaires ou désertiques). Cette approche par type de milieux peut encore trouver la faveur des géographes sensibles à la collecte de données de première main sur les processus biophysiques, qu’ils ou elles soient géomorphologues, climatologues ou biogéographes. Dans ce contexte, il est utile d’expliciter l’évolution sémantique du milieu.
Dès le XIXe siècle, Auguste Comte a donné au milieu sa conception moderne : la condition fondamentale de la vie est « une harmonie entre l’être vivant et le milieu correspondant » (Comte, 1838, p. 288). En désignant le milieu comme l’ensemble des circonstances extérieures que requiert un organisme, Comte fait de la sociologie la science du vivant social. La notion d’Umwelt apparaît dans l’allemand scientifique avec Ratzel (1899) et Von Uexküll (1907). Si Ratzel reste influencé par les théories françaises de Comte, mais aussi de Lamarck et de Taine, Von Uexküll innove davantage en battant en brèche l’opinion commune selon laquelle tous les êtres vivants partagent le même temps et le même espace (Feuerhahn, 2009 et 2017). Il affirme la pluralité des mondes et impulse ainsi un renversement dans la conception du milieu : « Uexküll fait du sujet vivant la référence autour de laquelle un milieu est organisé » (Taylan, 2010, p. 5). Comme le sujet vivant extrait activement les éléments significatifs de son environnement, l’Umwelt allemand ne traduit pas le milieu français, mais en constitue l’opposé (Feuerhahn, 2009). Cela dit, Canguilhem (1965) montre comment les deux acceptions nourrissent la même problématisation : « le milieu dont l’organisme dépend est structuré, organisé par l’organisme lui-même. Ce que le milieu offre au vivant est fonction de la demande. C’est pour cela que dans ce qui apparaît à l’homme comme un milieu unique, plusieurs vivants prélèvent de façon incomparable leur milieu spécifique et singulier » (p. 152).
Document 1. Un programme de compensation écologique intitulé Fabrica de agua, soit « Usine d'eau », affiche ses ambitions à l'entrée de l'aire de protection de la flore et de la faune Nevado de Toluca (Mexique). Cette peinture naïve et colorée célèbre le relief, la forêt et l'eau qui font de ce milieu montagnard un château d'eau pour les agglomérations voisines. Cliché : Y.-F. Le Lay, octobre 2013. |
Le milieu est donc moins une chose qu’une relation. Tout aujourd’hui peut faire partie du milieu du fait d’une vision de plus en plus englobante. Ainsi, Victor Petit (2017) montre que, chronologiquement, le milieu a été physique, biologique, social, géographique et finalement technique, si bien qu’aujourd’hui, « chacun se demande, un peu effaré, comment aborder ce milieu "physico-bio-psycho-socio-géo-techno-écologique" » (p. 12). Influencées par la lecture de Von Uexküll, les réflexions de Gilles Deleuze et de Félix Guattari (1980) sur l’orchidée et la guêpe ou sur le rhizome, ainsi que celles d’Augustin Berque sur la relation mésologique (1986), aspirent à dépasser le dualisme entre sociétés et environnements. Il s’agit de penser « par le milieu », de penser « ensemble » les éléments constitutifs du milieu, les sociétés n’étant ni au centre, ni en dehors, mais constituant une partie des relations formant le milieu.
2. Du milieu à l’environnement : le problème de l’anthropocentrisme
Étymologiquement, le mot environnement vient de « viron » – issu lui-même de « virer » – et signifie « tour », « rond », « cercle ». Il désigne donc ce qui se trouve « à l’entour », « dans le voisinage de ». Si le terme est présent en français, il s’est largement diffusé dans et depuis la sphère anglophone (environment) (Robic, 1992).
À partir des années 1970, le terme environnement s’impose dans le discours des géographes avec une acception très semblable à celle du milieu géographique (George, 1971). En géographie, et surtout pour celles et ceux qui contribuent au champ des sciences humaines et sociales, l’environnement est défini à travers le prisme des sociétés humaines : il correspond à ce qui entoure les sociétés, ce qui les environne, avec ses composantes physiques, chimiques, biologiques et humaines. « L’environnement est, pour le géographe, un donné, un perçu, un vécu, un élément géré, un objet politique » (Veyret, 2007, p. 19). L’environnement s’inscrit donc dans une logique anthropocentrée : des êtres humains considèrent les entités alentour, qu’elles soient de nature biophysique (comme les cours d’eau ou les montagnes) ou artificielle du fait de l’aménagement de cet environnement (comme les barrages ou les paravalanches). Ainsi, l’environnement s’affirme comme un des espaces privilégiés de l’anthropisation car les actions humaines modifient les dynamiques biophysiques (Comby, 2020). C’est pourquoi, emboîtant le pas à Bruno Latour (1991) qui fait des hybrides des mixtes de « nature » et de « culture », les géographes contribuent à démontrer que les environnements sont des systèmes hybrides constitués d’objets également hybrides et façonnés par des processus physico-chimiques, biologiques et sociaux eux-mêmes hybrides (Bertrand et Bertrand, 2002 ; Veyret, 2007 ; Lespez et Dufour, 2020). Mais « mettre en valeur l’hybridité incline à invisibiliser la nature au profit de l’humain qui se construit ainsi un environnement répondant à toutes ses aspirations » (Le Lay, 2019, p. 273).
Cette entrée par l’environnement est cohérente avec le premier axe du programme de 2019 en spécialité « histoire, géographie, géopolitique et sciences politiques » en terminale sur des questions d’exploitation, de protection ou de préservation. L’environnement apparaît comme un potentiel réservoir de ressources à exploiter et à mettre en valeur dans une approche utilitariste ou instrumentale et généralement anthropocentrée. Ainsi, l’extractivisme s’appuie sur une représentation environnementale qui témoigne d’une intensification de la construction comme ressources de l’environnement qu’il soit agricole, piscicole, sylvicole ou minier. L’environnement peut également correspondre à ce qui ne doit pas être exploité et à ce qui doit être protégé dans le cadre de certaines politiques dites environnementales, laissant plus de place aux approches biocentriques ou écocentriques pensées à travers le prisme des sociétés humaines. Les politiques environnementales ont souvent été conçues selon une approche sectorielle et appliquées à des types d’environnement (politique de la montagne suite à la loi Montagne en France ou politique de l’eau), même si elles s’efforcent désormais d’être plus intégrées dans des logiques politiques affichées de développement durable puis de transitions, comme le montrent certains documents de planification (trames vertes et bleues des SCoT ou vision transversale de l’environnement dans les SRADDET).
Mais l’environnement est aussi un espace où des externalités négatives se déploient : l’environnement peut être dégradé par les sociétés du fait de pollutions (touchant de nombreux éléments tels l’air, l’eau ou les sols…) ou d’une exploitation trop intensive (générant des problèmes d’érosion ou d’imperméabilisation par exemple). Il s’affirme alors comme un déversoir bien commode : en accueillant certains éléments rebuts des systèmes anthropiques, c’est le réceptacle de déchets et d’effluents, ce qui peut même aboutir à des environnements toxiques. Cet environnement devient l’espace support et producteur des inégalités environnementales, mettant en lumière la dangerosité de certains espaces et les vulnérabilités de certaines populations face à des niveaux contrastés d’exposition à des risques. Cette approche de l’environnement rejoint des questionnements de géographie de la santé puisque le cadre de vie et la qualité de vie liés à des environnements semblent jouer un rôle important sur la santé, ce qui contribue à expliquer en partie l’attraction ou la répulsion pour certains espaces.
Document 2. Le street artist étatsunien Kaï propose ici une vision engagée et acérée de notre société capitaliste. Ce moulage installé sur les murs du quartier du Marais, à Paris, dénonce une forme d'injustice environnementale, celle de l'accès inégal aux aménités environnementales. Cliché : Y.-F. Le Lay, novembre 2015. |
L’environnement a longtemps été vu comme un des leviers susceptibles de favoriser le développement humain par les ressources qu’il permet de créer, de mobiliser ou de valoriser. Mais il est également considéré à travers la focale des problèmes environnementaux : il est alors question de crise environnementale ou de risques environnementaux qui font l’objet d’une gestion environnementale (environmental management en anglais), c’est-à-dire de pratiques d’acteurs, d’actrices et de politiques dites environnementales. « De manière un peu outrancière, l’environnement est un espace dans lequel l’homme trouve des ressources, déverse des déchets jusqu’à ce que des problèmes d’épuisement ou de pollution l’incitent à se préoccuper de son fonctionnement… » (Marty et al., 2005, p. 10). Cette vision, qui débouche sur la domination des êtres humains sur l’environnement, peut néanmoins favoriser le développement d’éthiques plus environnementales.
En somme, la notion d’environnement incline à tout mesurer à l’aune de son utilité pour les sociétés humaines : « Cet environnement a été créé par l’homme qui croit que le cosmos est une pyramide érigée pour porter l’homme en son pinacle, que la réalité n’existe que parce que l’homme est capable de la percevoir, que Dieu est à l’image de l’homme, et que le monde se réduit à un dialogue entre les hommes » (McHarg, 1968, p. 51). Une telle notion permet d’évoquer comment les sociétés modifient et perturbent ce qui les entoure, tout en tentant parfois de limiter voire de remédier à ces dégradations environnementales. Cette relation entre deux termes – les êtres humains et le reste du monde – est inhérente au concept d’environnement. C’est la raison pour laquelle Michel Serres (1990) préfère la nature à l’environnement. Son conseil est clair : « oubliez donc le mot environnement (…). Il suppose que nous autres humains siégeons au centre d’un système de choses qui gravitent autour de nous, nombrils de l’univers, maîtres et possesseurs de la nature » (p. 60). Le concept de nature permet de substituer une pensée relationnelle au modèle environnemental du contenu et du contenant.
3. Fin ou renouveau de la nature ?
Alors que les notions de « milieu » et d’« environnement » voient leurs étymologies les éloigner et leurs significations communes les rapprocher, la « nature » renvoie à deux définitions opposées. Le langage courant l’emploie pour désigner « ce qui n’est pas modifié par l’homme » : le naturel serait non anthropique et parfois confondu avec le sauvage ou la wilderness. Toutefois, pour beaucoup de géographes adoptant une perspective constructiviste, la nature est aussi « la représentation qu’une société donnée, située historiquement, se fait des composantes biophysiques de l’environnement » (glossaire de Géoconfluences, consulté en septembre 2023).
Au moment où l’anthropocène propose un espace de débat sans cesse plus alliciant (Crutzen, 2002 ; Chin et al., 2016), l’emploi du concept de nature prend une couleur désuète voire anachronique. « En France, lorsque l’on constate la fin de la nature, ce n’est pas pour la déplorer mais pour s’en réjouir. On est en effet persuadé que la nature n’existe pas » (Larrère, 2017, p. 95). Chez Bruno Latour (1991) qui peuple le monde d’objets hybrides, la nature ne fait pas partie de la solution, mais du problème. Loin de promouvoir la nature, il importe dès lors d’en développer la critique.
Pour autant, faut-il renoncer à parler de nature ? Catherine Larrère (2017), par exemple, ne s’y résout pas. Envisageant la nature comme un enchevêtrement de processus (dont les êtres humains ne sont pas exclus), elle en développe une conception relationnelle, plutôt que substantielle. « Distinguer entre nature et société (ou nature et culture), ce n’est pas effectuer une fois pour toutes un "grand partage" entre deux domaines bien tranchés » (p. 106). C’est plutôt se donner des repères : « le naturel ne s’oppose pas tant au social qu’il n’aide à le caractériser » (p. 107). De même, si Jean-Marc Besse (1997) reconnaît qu’il est difficile de dégager une unité sémantique stable dans la nature et que ses significations sont multiples, il en retient néanmoins une conception élémentaire : « la nature est tout ce que ne veut pas l’homme » (p. 35). Ce n’est pas que l’être humain n’en veut pas – au sens où il serait contre – ni qu’il n’en tire pas profit, simplement il ne l’a pas créé. Dans le même ouvrage, Jean-Marc Drouin (1997), philosophe et historien des sciences, opte pour une acception semblable : « un milieu est naturel, non en vertu de quelque mythique virginité, mais par le fait que s’y déploient massivement des processus écologiques, que ceux-ci soient ou non souhaités, provoqués ou utilisés par l’activité humaine. Une forêt, une prairie, un marais, un terrain vague, sont soumis à des contraintes climatiques et écologiques qui sont en partie indépendantes de notre volonté » (p. 83).
Si les activités humaines agissent indubitablement sur la nature, elles n’y parviennent qu’en s’y intégrant ; et il reste difficile d’éviter tout effet pervers induit par ces actions modificatrices. Certes l’être humain peut agir sur ce qu’il n’a pas voulu, mais il ne veut pas toutes les conséquences de ses actions. Ces conséquences procèdent de la complexité de ce sur quoi nous agissons sans le comprendre pleinement. J.-M. Drouin (1997) considère donc également « la nature comme étant tout ce qui, dans notre environnement, nous résiste, nous surprend et nous échappe, nous inquiète ou non enchante, toutes les déterminations causales que nous pouvons étudier, sur lesquelles nous pouvons agir mais que nous ne pouvons pas supprimer » (p. 84-85). Il y a ainsi quelque chose d’irréductible, de spontané – voire d’aléatoire – dans la nature.
Dans la perspective du constructivisme, qui semble largement partagée dans la géographie contemporaine, les définitions que proposent désormais des géographes conçoivent la nature comme une construction sociale, souvent pensée à sens unique. Selon Augustin Berque (2000), la nature « est toujours médiatisée, socialisée, culturalisée du fait même que nous la percevons et qu’a fortiori nous la concevons. Autrement dit, elle est trajective, et non pas objective » (p. 154-155). Michel Lussault (2013) va plus loin : évitant d’en faire une instance extérieure à la société, il définit la nature comme l’« ensemble des phénomènes, des connaissances, des discours et des pratiques résultant d’un processus sélectif d’incorporation des processus physiques et biologiques par la société » (p. 708).
Mais définir la nature par rapport aux êtres humains – même comme ce qu’ils et elles ne veulent pas ou ce qui leur résiste – mène à des abus. À nos yeux, appeler à la réconciliation des êtres humains avec la nature (Fleury et Prévot-Julliard, 2012 ; Fleury et Prévot, 2017), c’est encore exclure la nature de l’humanité. Or, le problème réside précisément dans le fait que nous n’avons pas compris qu’êtres humains et nature ne peuvent pas être séparés (Pyle, 2003).
D’un côté, considérer la nature comme ce qui est extérieur à l’humain conduit à la disparition de la nature, puisque tout ou presque est anthropisé. De l’autre, appréhender la nature comme une construction sociale désinhibe l’activité humaine qui peut s’étendre et s’intensifier sans limite – car la nature serait partout. Une acception plus positive, plus porteuse et moins anthropocentrée consiste à saisir la nature comme ce qui rassemble et relie. Renonçant avantageusement à l’extériorité de la nature, une telle définition se montre efficiente aux différents niveaux de réalité physico-chimique, biologique, psycho-affectif et socioculturel.
Peut-être n’est-il pas si trivial de rappeler que la planète a fonctionné longtemps avant les êtres humains et que son fonctionnement continuera vraisemblablement après la disparition de l’espèce humaine, selon des principes qui lui échappent dans une certaine mesure. Ainsi, quatre forces fondamentales de la nature – dites aussi interactions élémentaires – sont responsables de l’ensemble des phénomènes physiques (Iliopoulos, 2005) : l’interaction nucléaire forte (responsable de la cohésion des noyaux atomiques), l’interaction électromagnétique (responsable de la lumière, de l’électricité, du magnétisme ou encore de la chimie), l’interaction nucléaire faible (responsable d’un type de radioactivité) et la gravitation (responsable notamment des marées, de la sphéricité des corps célestes et de l’orbite des planètes). Ces forces agissent à distance et maintiennent la matière assemblée dans l’espace. La gravitation, mais aussi la conservation de l’énergie ou l’entropie ne peuvent-ils pas se porter candidats à l’intégration de l’ensemble des principes naturels ? De même, la cellule est reconnue comme un élément de base de tout être vivant ; et ce vivant révèle une organisation hiérarchique, depuis les organismes jusqu’aux écosystèmes (Duchesneau, 1987). Les émotions, le langage et la sollicitude animent les réseaux de relations enchevêtrées. Inutile de multiplier les exemples. « La rugueuse nature a encore de beaux jours devant elle » (Arnould et Glon, 2005, p. 7). Cette nature inhabitable qui nous résiste, cette « part inconstructible de la Terre » (Neyrat, 2016) ou encore cette « part sauvage du monde » (Maris, 2018), c’est aussi ce qui nous tient ensemble – êtres humains ou non, vivants ou non – dans des compositions ou des assemblages hétérogènes qui ont une valeur intrinsèque. Selon cette acception, la nature fait ainsi tenir ensemble des réalités hétéroclites.
Document 3. Œuvre d'art mural à Valparaíso (Chili). Sur la partie gauche de cette fresque apparaît la formule suivante : « Apprendre à valoriser la culture des peuples autochtones, c’est respecter la nature ». Cette citation témoigne d’une volonté de subvertir le grand partage entre êtres humains et autres qu’humains et de promouvoir leur cohabitation. Cliché : Y.-F. Le Lay, janvier 2019. |
Ce qui est (ou devrait être) au centre du monde, ce n’est pas l’être humain. C’est la nature ! Georges Bertrand l’écrit dès 1991 : « hier on a voulu chasser le naturel de la Géographie. Aujourd’hui… il revient au galop » (p. 102). J. Baird Callicott (1992) est sur la même ligne ; il intitule (en français) l’un de ses articles « La Nature est morte, vive la nature ! ». Si quelque chose est arrivé à sa fin, ce n’est pas la nature, mais sa conception moderne : « une nouvelle conception postmoderne systémique et dynamique, qui inclut les êtres humains au lieu de les exclure, est en train de prendre forme » (ibid., p. 16).
Conclusion
Milieu, environnement et nature, surtout, ont des sens communs hors du champ de la philosophie, de la géographie ou de l’écologie. Inutile de déplorer leur polysémie, voire les contradictions de leurs significations : si ces trois termes sont employés de manière ambiguë, c’est que nous en avons probablement besoin. Ils questionnent la relation que les êtres humains entretiennent avec les autres qu’humains, vivants ou non, à partir de focales différentes, plus ou moins anthropocentrées, plus ou moins utilitaristes. Ils permettent tous de réfléchir à cette relation non plus comme une sujétion, ni même une séparation intangible, mais comme un dense faisceau de relations constitutif d’un système intégré et évolutif.
Les différentes acceptions de ces trois notions s’adossent à des éthiques qui choisissent des centres de considération distincts. Songeons aux éthiques dites anthropocentrique, biocentrique ou écocentrique qui placent respectivement au cœur de la délibération l’être humain, le vivant ou l’écosystème. Les changements radicalement nouveaux qui affectent actuellement les environnements invitent à envisager une éthique du décentrement, et peut-être mieux encore une éthique de la relation. C’est dans cette perspective que les êtres humains doivent apprendre à co-réhabi(li)ter les mi-lieux qu’ils partagent avec les autres qu’humains. Il s’agit moins de s’approprier des environnements que de les rendre propres à une vie en commun.
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Mots-clés
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Yves-François LE LAY
Professeur des universités en géographie, École normale supérieure de Lyon, UMR 5600 Environnement Ville Société (EVS)
Émeline COMBY
Maîtresse de conférences, Université Lyon 2, UMR 5600 Environnement Ville Société (EVS)
Jean-Benoît BOURON
Professeur agrégé de géographie, responsable éditorial de Géoconfluences, DGESCO, ENS de Lyon
Édition et mise en web : Jean-Benoît Bouron
Pour citer cet article :
Yves-François Le Lay, Émeline Comby et Jean-Benoît Bouron, « Notions en débat. Milieu, environnement et nature », Géoconfluences, novembre 2023.
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/a-la-une/notion-a-la-une/milieu-environnement-nature