La Bulle spéculative des années 1985-1991 au Japon, à l'origine des formes urbaines actuelles ?
Bibliographie | citer cet article
Introduction : de l'importance des années 1980 pour comprendre la géographie urbaine japonaise contemporaine
Dans les années 1970, décennie succédant à la Haute croissance (équivalent japonais des Trente Glorieuses), le Japon se trouve, comme les grandes puissances occidentales, confronté aux difficultés des chocs pétroliers. Toutefois, à la grande différence de l’Occident, l’archipel parvient à s’extraire de la crise des années 1970, et c’est avec une vitalité particulièrement insolente vis-à-vis des autres économies qu’il entame les années 1980, marquées par un phénomène spéculatif d’une intensité encore inégalée à ce jour : la bulle foncière, financière et immobilière de 1985-1991.
S’il est difficile d’identifier une bulle avant qu’elle ne se dégonfle (voir complément 1), on peut définir le phénomène comme une distorsion entre la valeur nominale d’actifs (comme des actifs immobiliers, fonciers, financiers, autres) et leur valeur dite « fondamentale », avec toutes les difficultés qu’il y a à déterminer cette valeur « fondamentale », qui est, contrairement à ce que son nom pourrait laisser croire, une valeur virtuelle « idéale » et « rationnelle », épurée de toute projection sensible et de toute opération spéculative. Quel que soit le débat au sujet de l’appréhension et de la définition d’une bulle, le dégonflement de la bulle japonaise en 1991, s’il n’est pas brutal et se fait progressivement, fait néanmoins plonger le pays dans une période de déflation des prix et de stagnation économique que les médias ont appelé « la décennie perdue ».
L’expression est pourtant bien loin de la réalité tant ont été intenses les restructurations économiques, politiques, urbaines, territoriales, sociales menées sur l’archipel. En dix ans, les équilibres hérités de la période d’après-guerre se retrouvent transformés, posant les prémices à un changement de régime politique et économique majeur que les années 2000 ont par la suite conforté. Ces dernières sont en effet les années de la « renaissance », en particulier en raison d’une intense politique de renaissance urbaine menée dans les grandes métropoles du pays pour d’une part purger le système financier des actifs fonciers et immobiliers toxiques hérités de la Bulle et d’autre part relancer l’économie nationale, en particulier via le secteur de la construction.
Ces considérations sur l’économie japonaise et son évolution, et le focus sur l’épisode intense de la Bulle, s'inscrivent dans un questionnement plus large qui touche la nature même du capitalisme japonais d'une part, et son rapport au néolibéralisme d'autre part. L'hypothèse d'une convergence des systèmes économiques mondiaux sur le modèle d'un capitalisme de marché d'inspiration américaine perdure jusqu'au début des années 1970 avec la reconstruction des économies européennes et japonaises dans un contexte de guerre froide et de lutte idéologique. Mais les chocs pétroliers mettent à mal à la fois le modèle américain et l'hypothèse de la convergence, poussant dès lors les chercheurs à étudier des modèles de développement alternatifs : le modèle social-démocrate scandinave, l'ordo-libéralisme allemand, le capitalisme japonais (Lechevalier, 2011).
Ces travaux démontrent l'extrême diversité des capitalismes, et la concurrence entre chaque modèle (Albert, 1991). Une première typologie oppose le modèle américain (capitalisme de marché) et le modèle non anglo-saxon (capitalisme coordonné) (Hall et Soskice, 2001). Elle est ensuite affinée en sous-modèles distincts de « capitalismes coordonnés » (social-démocrate, continental, méditerranéen et asiatique) (Amable, 2003). Dans cette effervescence épistémologique, le Japon apparaît non seulement comme un modèle alternatif au modèle nord-américain en crise, mais également comme le fer de lance des études sur la diversité du capitalisme, et donc de son adaptabilité((Les études mettent ainsi en avant la structure des entreprises japonaises qui ne sont pas organisées comme leurs homologues américaines pour le traitement, la transmission et le partage de l'information, ainsi que pour la prise de décision.)).
C’est au cours des années 1970 et 1980 que la théorie du modèle japonais « classique » s’élabore. Elle repose sur trois éléments : le mode d'organisation des entreprises, l'importance de la coordination hors marché et l'absence d'arbitrage entre efficacité et équité pour les compromis sociaux qui déterminent par exemple les inégalités sociales (Okazaki et Okuno-Fujiwara, 1999). À ce titre, il est intéressant de noter que la période des années 1980 au cours de laquelle le gouvernement néolibéral de Nakasone prend des mesures similaires aux gouvernements de Thatcher ou de Reagan correspond au moment où Tokyo se construit en ville globale. La néolibéralisation et la financiarisation de l’économie des années 1980 renouvellent la question de la convergence des économies vers le modèle d'un capitalisme de marché financier de type américain. C'est dans ce contexte que s'inscrit le travail des promoteurs de la ville globale, à la tête desquels se trouve Saskia Sassen. Les ajustements structurels difficiles entre capitalisme et néolibéralisme permettent un temps d'expliquer la Bulle des années 1985-1991 et la période de crise qui s'en est suivie. C’est cette période fondatrice des dynamiques japonaises contemporaines que l’on se propose d’analyser dans ce corpus documentaire.
Complément 1. Mesurer la Bulle
Les valeurs foncières concernent le prix des sols, déclinés en fonction des usages, tels qu’ils sont légiférés par le Code de la Construction (Kenchiku hô) et localement par les plans d’urbanisme. Les valeurs immobilières concernent les surfaces bâties, par opposition aux sols nus. Elles sont directement connectées aux valeurs foncières. La Bulle des années 1980 est d’abord foncière, rendant les autres coûts presque anecdotiques. Dans les espaces centraux des grandes agglomérations japonaises, en particulier à Tokyo, le foncier représentait presque 98 % de la valeur des prix lors des transactions immobilières (Noguchi, 1994) (figure A).
La période 1985-1991 correspond bien à une bulle économique et financière au Japon. Une bulle se définit par une différence notable entre des prix dits fondamentaux (Pf), c’est-à-dire ceux théoriques d’un marché en phase de bon fonctionnement, et les prix réels (Pr), qui sont ceux proposés par le marché à un moment donné. Dans le cas où Pf = Pr, on considère que le marché fonctionne correctement. Dans le cas où Pf < Pr, il y a effectivement bulle. La difficulté réside dans le calcul de Pf.
Figure A. Part du prix du sol dans les prix immobiliers pendant la bulleLes calculs sont fondés sur la base d’un terrain de 167 m² et d’un logement (maison) de 89 m². Raphaël Languillon-Aussel, d’après les calculs de Yukio Noguchi (1994, p. 13). |
Figure B. Différence entre les prix fondamentaux et les prix réelsDifférence entre les prix fondamentaux (Pf) et les prix réels (Pr) à Tokyo (23 arrondissements). Raphaël Languillon-Aussel. Source : Noguchi (1994, p. 23). |
À Tokyo, Nohuchi Yukio a calculé l’écart entre Pf et Pr grâce au modèle qu’il propose en 1994 (figure B). Il a mis en évidence des différences qui allaient du simple au quintuple, comme à Ginza, où, en 1987, Pr était de 23 millions de yens le m², alors que Pf aurait dû être de 12 millions yens le m². À Yokohama, la différence était encore plus nette, avec Pr à 11 400 000 yens le m², et Pf à 2 950 000 yens le m².
Outre le calcul des prix fondamentaux, d’autres indicateurs coexistent et valident l’existence de la Bulle. Ainsi, la part des prix fonciers dans le PIB japonais passe de moins de 1,5 % en 1955 à près de 5 % en 1987. Le rapport entre le prix des logements et le salaire annuel moyen des foyers se creuse, passant de 5,64 dans le grand Tokyo en 1985, à 8,62 en 1989. Or, au-delà d’un rapport de 5, il est impossible pour un couple d’acheter un logement, dont la valeur se désynchronise alors de l’économie réelle ou de l’ordinaire pour ne concerner que l’économie spéculative ou l’exceptionnel, une élite internationale par exemple (Noguchi, 1994).
1. La Bulle, phénomène violent aux implications spatiales radicales
La Bulle spéculative concerne toutes les grandes agglomérations du Japon. Néanmoins, ses manifestations et la puissance de ses effets diffèrent en fonction des espaces, tant au sein du réseau urbain japonais qu’au sein d’une même agglomération. La figure 1 met en évidence que la bulle est maximale à Tokyo, même si la croissance des valeurs est plus forte dans le grand Ôsaka que dans le grand Tokyo, avec un indice de 296,2 pour le premier, et de 250,2 pour le second en 1991, sur une base 100 en 1984. Les valeurs nominales les plus élevées restent toutefois à Tokyo, avec de fortes disparités en fonction des arrondissements.
Figure 1. Évolution des prix résidentiels dans quelques grandes villes japonaises |
||
Raphaël Languillon-Aussel. Source : Yukio Noguchi (1994, p. 14). |
1.1. La spatialisation des valeurs foncières à Tokyo au cours de la période de bulle
Il faut bien distinguer deux observations dans l’évolution de la bulle et de ses effets à Tokyo. Il y a d’une part la croissance nominale des prix, et d’autre part la vitalité de la croissance des prix mesurée en pourcentage ou en indice. À l’échelle régionale de l’aire métropolitaine (daitoshiken), les prix fonciers résidentiels correspondent à une géographie de la centralité (figure 2). Les prix les plus élevés concernent le cœur métropolitain de Tokyo situé à l’intérieur de l’anneau de la yamanote-sen, la ligne circulaire qui enserre le centre de Tokyo, ainsi que les cœurs métropolitains secondaires comme le cœur de Yokohama, le cœur de Kawasaki, et le cœur de Chiba.
L’accroissement des valeurs au cours du temps suit également l’étoile ferroviaire, avec une forme en doigts de gant qui reprend les centralités ferroviaires secondaires des principales lignes radiales, en particulier la ligne JR East de Chûô, essentiellement, puis plus tardivement les autres lignes radiales JR East et des ôtemintetsu, dont les principales sont la ligne privée Keiô vers le sud-ouest, la ligne privée Odakyû vers le sud-sud-ouest, la ligne JR Keihin au sud, la ligne JR Keiyô au sud-est, la ligne JR Sôbu à l’est, la ligne JR Jôban au nord-est-est, et la ligne privée Tôbu au nord-est. Une logique fondée sur une double centralité se met ainsi en place : un effet gradient à l’échelle régionale vis-à-vis de l’éloignement du centre métropolitain qu’est le cœur de Tokyo ; un effet gradient à l’échelle locale vis-à-vis des centres ferroviaires des principales radiales qui partent de l’anneau de la Yamanote-sen.
Figure 2. Évolution des prix fonciers résidentiels à Tokyo entre 1980 et 1997Raphaël Languillon-Aussel. Source : Yahagi, 2002. |
|
||||
À l’échelle des 23 arrondissements de Tokyo, l’effet de centralité est lui aussi important dans la distribution des prix fonciers, qu’ils soient immobiliers ou commerciaux. Les trois arrondissements les plus chers se trouvent dans l’hyper-centre (figure 2), constitué des trois arrondissements de Chiyoda-ku, Minato-ku et Chûô-ku. Néanmoins, les centralités secondaires permettent d’expliquer des prix fonciers élevés également dans les arrondissements de Shinjuku-ku et de Shibuya-ku, c’est-à-dire à proximité des centres secondaires établis dans les années 1980 par le gouvernement métropolitain dans le cadre de sa politique de déconcentration et de multipolarisation. À l’opposition centre-périphérie s’ajoute une opposition entre ville haute et ville basse, historique, qui correspond à la distribution des populations en fonction d’une hiérarchie dans le prestige des espaces urbains : les arrondissements les plus prestigieux sont ceux du centre, puis ceux de l’ouest, et les moins prestigieux se trouvent être ceux du nord, puis ceux de l’est, bons derniers. Cette géographie sensible de Tokyo joue encore de nos jours un rôle majeur dans les choix résidentiels des habitants, et semble comme directement héritée de l’ère Edo.
1.2. Les conséquences de la bulle : l’accélération de l’étalement urbain et l’évidement du cœur métropolitain
La bulle des valeurs foncières a eu un important impact sur les valeurs immobilières, qu’elles soient résidentielles ou commerciales (au premier titre desquelles se trouvent les surfaces de bureaux). Avec l’augmentation des valeurs immobilières résidentielles, une des conséquences de la bulle a été l’évidemment du centre métropolitain de Tokyo (Aveline, 1995a ; 1995b) avec, comme corollaire, un étalement urbain très important dont la croissance a été maximale entre 1985 et 1995. La figure 3 montre le gradient de croissance des prix dans les condominiums (immeubles résidentiels de standing) en fonction de l’éloignement au centre de Tokyo, symbolisé par le kilomètre 0 qui se trouve à Nihonbashi. Il est communément admis que le prix maximal d’un logement que peut acheter un travailleur est l’équivalent de cinq fois son revenu annuel. En 1984, le prix moyen d’un logement de 75 m², qui correspond à un T3-T4 pour un couple avec un ou deux enfants, correspond à peu près à cette limite maximale, avec un salaire moyen annuel estimé à 6,4 millions de yens. La zone où se trouve la plupart des résidences avec des logements dans un rapport de cinq fois le salaire annuel moyen des salariés tokyoïtes se situe entre 20 km et 30 km du centre.
Néanmoins, en 1989, au plus fort de la bulle, les prix moyens dans cette zone sont passés à plus de 8 fois le salaire moyen annuel des salariés tokyoïtes, alors que le rapport est supérieur à 10 dans la zone des 10 km-20 km, et supérieur à 15 dans l’hyper-centre compris entre 0 km et 10 km. Le Grand Tokyo est devenu inabordable pour les salariés moyens, qui se trouvent rejetés plus loin, dans un rayon supérieur à 50 km du centre (Noguchi, 1994), expliquant l’étalement dans la région urbaine de Tokyo, que l’on observe dans la figure 4.
Dans la figure 4, on voit que cet étalement urbain suit les voies ferrées. Il est principalement pris en charge par les compagnies ferroviaires, tant publique avec l’East JR, que privées. Ces compagnies ferroviaires lotissent les terrains le long de leurs lignes privées en partant des gares, puis développent des espaces plus éloignés soit en aménageant des lignes secondaires, soit en installant des lignes de bus qui rabattent les flux sur les gares des principales radiales qui partent de la yamanote-sen. L’argument de la proximité à une gare, dans un rayon de 15 minutes, est alors communément avancé dans les réclames publicitaires. L’accès à la propriété dans les espaces périphériques est d’ailleurs encouragé par le gouvernement qui, par le biais des établissements bancaires publics, propose des taux avantageux pour l’achat de logements en résidence collective dans la deuxième couronne de Tokyo. On peut considérer cet encouragement à l’accès à la propriété dans les espaces urbains périphériques comme une sorte de soutien politique à la stratégie foncière et économique des ôtemintetsu((Voir aussi dans le même dossier l’article de Tomoko Kubo, « Les cités-jardins au Japon : entre urbanisme occidental et hybridation locale ».)).
Figure 3. Évolution du rapport entre le prix des logements et les salaires moyens à TokyoLe rapport de 5 est la limite maximale au-delà de laquelle les salariés moyens ne peuvent pas acquérir de logements. Raphaël Languillon-Aussel. Source statistique : Yukio Noguchi (1994, p. 16). |
Figure 4. Croissance des surfaces bâties de l’aire urbaine de Tokyo entre 1972 et 2002Raphaël Languillon-Aussel, d’après les travaux de Baganet Yamagata, 2012 |
Complément 2. Le creusement démographique du centre de Tokyo
Le phénomène de creusement démographique consécutif à la recomposition du centre de Tokyo s'est d'abord observé à Chiyoda, l'arrondissement le plus central de Tokyo, dont la population est passée de 120 000 habitants en 1960, à 35 000 habitants en 1995. À ce sujet, le quartier de Kanda-Izumi chô, dans l'arrondissement de Chiyoda, a été bien étudié durant les années 1990 (Tezuka et al., 1998). Tout près de la gare d’Akihabara, Kanda-Izumi chô a été rattrapé par le dynamisme et le développement du CBD de Tokyo, autour de la gare centrale et du quartier d’Ôtemachi-Marunouchi-Yûrakuchô (OMY).
Alors que se développaient les immeubles de bureaux le long des artères principales, la population résidente est passée de 2 300 habitants en 1960 à 612 habitants en 1995. Dans le même temps, le ratio entre population diurne et nocturne est passé de 1 à 17, avec 10 739 employés venant travailler chaque jour dans les 585 établissements du quartier (Tezuka et al., 1998). En conséquence de l'effondrement démographique, il était question, à la fin des années 1990, de faire fusionner le chônaikai (association de quartier qui prend en charge une grande partie des services publics de proximité) du quartier avec celui des quartiers limitrophes pour atteindre une masse critique suffisante, éloignant de la vie locale une structure sensée pourtant ordonner la vie des quartiers.
Complément 3. Le départ de la population du centre – questionnement
Une question reste en suspens à ce stade : pourquoi, si le foncier et les prix immobiliers résidentiels étaient si chers, la population n’a-t-elle pas eu recours plus massivement à la location pour se maintenir dans les espaces centraux et éviter de dégrader ses conditions de vie en allongeant les temps consacrés aux transports ? Si certains travaux ont avancé l’argument de l’attachement culturel à la terre ou à la propriété privée, la raison est en fait essentiellement juridique, et tient au Code de la location (Act of Land and Building Lease, shakuchi shakuya hô). Le Code de la location a été formulé au cours de la seconde guerre mondiale afin de renforcer les droits des locataires face à la grande liberté de contrat que garantit aux propriétaires le Code civil (minpô). La principale cause était de protéger les familles mobilisées par l’effort de guerre d’une éventuelle expropriation de leurs locations alors que certains de leurs membres étaient appelés au front. Ainsi, un bail foncier se renouvelle automatiquement pour une période de vingt ans, à moins que le propriétaire ne s’y oppose pour une raison valable sévèrement encadrée par les tribunaux, essentiellement pour usage personnel.
Les loyers des locations foncières et immobilières sont négociés par le bailleur et le locataire. En cas de non entente sur le prix, c’est le locataire qui fixe arbitrairement le montant des loyers, jusqu’à ce qu’un tribunal statue sur le montant et règle le différend. Les propriétaires disposent ainsi d’une très faible marge de manœuvre et d’un poids limité par rapport aux locataires, ce qui explique pourquoi les loyers ont longtemps été plus bas au Japon que dans les autres pays industrialisés((La titrisation immobilière mise en place dans les années 2000 a mis fin à cette spécificité japonaise.)), et pourquoi l’achat est largement plus répandu que la location, qui se limite à des stratégies résidentielles transitoires (la période correspondant aux études supérieures, l’arrivée dans une nouvelle région suite à une mutation, un déménagement suite à un mariage en attendant l’arrivée du premier enfant).
Le Code de la location a ainsi un effet dissuasif important sur la location des terres ou des biens immobiliers résidentiels. L’utilisation des terres pénalise le propriétaire par rapport au locataire, expliquant la grande part des transactions foncières et immobilières par rapport au marché locatif au Japon. (Noguchi, 1994). C’est suite au recours privilégié à l’achat que s’explique l’évidement du cœur métropolitain et les transferts de population vers la périphérie, où se trouvent des conditions plus favorables (pour ne pas dire favorisées tant par le secteur privé que le secteur public) à l’accession à la propriété.
2. Les mécanismes ayant conduit à la formation de la bulle spéculative des années 1980
La Bulle n’est pas un événement spontané : elle se produit au moment où s’amorcent la financiarisation de l’économie japonaise et la transformation de Tokyo en ville globale. La capitale japonaise prend alors le pas sur ses principales concurrentes, en particulier Ôsaka, en ce qui concerne la localisation des sièges sociaux des grandes entreprises japonaises ainsi que des sièges régionaux des entreprises étrangères. L’argument alors répandu expliquait la hausse des valeurs foncières par la concentration de plus en plus importante de grandes entreprises et la croissance du besoin en bureaux afférant.
Cet argument est très limité et insuffisant pour expliquer la Bulle. Jusqu’à la moitié des années 1980, l’accroissement des valeurs foncières et des prix locatifs de surfaces de bureaux suit celui du PIB, laissant apparaître un décrochage à partir de 1985 qui traduit un effet bulle (figure 5). Pourtant, les prix fonciers croissent beaucoup plus rapidement que les prix locatifs, à Tokyo comme à Ôsaka. Cette observation démontre que l’on ne peut pas inférer de la seule concentration des activités économiques de décision à Tokyo l’envolée des prix fonciers, qui aurait dû être accompagnée de la même envolée pour les prix locatifs dans le cas où l’argument aurait été le seul expliquant la Bulle, et ce uniquement à Tokyo mais certainement pas à Ôsaka. D’autres facteurs bien plus essentiels entrent donc en compte.
Figure 5. Évolution des prix fonciers dans les districts commerciaux et des prix locatifs de surfaces de bureaux à Tokyo et à ÔsakaÉvolution des prix résidentiels au m² en indice 100 (référence : 1983), dans quelques grandes villes japonaises pendant la bulle spéculative Raphaël Languillon-Aussel. Source : Yukio Noguchi (1994, p. 14). |
2.1. Les causes géopolitiques et macroéconomiques
La principale cause identifiée est l’endaka, c’est-à-dire la réévaluation du yen et la dévaluation du dollar américain décidées lors des accords du Plaza hotel à New York le 22 septembre 1985 par les membres du G5 (États-Unis, Japon, RFA, Royaume-Uni et France) (figure 6).
Le contexte macro-économique des années 1970 et 1980 explique ces accords, imposés par les États-Unis au Japon. Il se caractérise par trois éléments. D’abord, l’affaiblissement du bloc occidental suite aux chocs pétroliers des années 1970 remet en question le modèle capitalistique anglo-saxon et ses prétentions hégémoniques. Ensuite, l’essoufflement de l’URSS suite au désastre de la guerre en Afghanistan affaiblit la crédibilité économique, militaire et idéologique du bloc soviétique. Troisième élément, l’excellente santé économique du Japon et la montée des Nouveaux Pays Industrialisés d’Asie (NPIA) donnent aux grandes puissances le sentiment d’un basculement du monde vers l’Asie-Pacifique.
La réussite du Japon se traduit par l’augmentation de ses excédents commerciaux avec l’ensemble des pays industrialisés. Le déficit que les États-Unis a avec lui quintuple (figure 7). Pour freiner les exportations japonaises et ainsi réduire leur propre déficit commercial, les États-Unis imposent donc l’endaka.
Figure 6. Le cours du yen dans les années 1980-2000 et les deux endaka de la décennie 1985-1995Raphaël Languillon-Aussel. Source : Federal Reserve Board, 2007. |
Figure 7 : Les balances commerciales du Japon et des États-UnisLes effets des accords du Plaza Hotel de septembre 1985 sur la balance commerciale entre le Japon et les États-Unis. Réalisation : Raphaël Languillon-Aussel. Source : Statistiques de l’Université de Shebrooke [dernière consultation le 31 mars 2014], vérifications ponctuelles auprès du ministère des Finances. |
2.2. Les causes microéconomiques et les effets inattendus de l’endaka
Les effets immédiats de l’endaka ont été très négatifs pour l’économie japonaise, avec une baisse des exportations et des bénéfices des entreprises d’environ 11 % entre 1985 et 1986. Ce chiffre atteint 28 % pour les secteurs de l’industrie et jusqu’à 70 % pour de grands groupes de l’électroménager comme Tôshiba. Néanmoins, très rapidement, la tendance s’inverse à la suite de la mutation des stratégies des entreprises de l’archipel et grâce à des politiques publiques très réactives.
Les entreprises ont recours à un certain nombre de mesures : réduction des marges pour l’export, délocalisation des unités de production dans les NPIA éclatant les chaînes de production à l’ensemble de l’Asie pacifique, réorientation des exportations japonaises vers l’Asie, remise en question du système d’emploi à vie dans les grandes entreprises, externalisation accrue et renforcement des bassins de sous-traitance.
L’État a lui aussi réagi avec une série de mesures importantes : politique de grands travaux, renforcement du marché intérieur, tel que préconisé dans le rapport Maekawa de 1986, libéralisation (jiyûka), internationalisation (kokusaika), privatisation (min’eika).
Ces trois dernières postures (libéralisation, internationalisation et privatisation) ont eu pour objectif commun de remobiliser les immenses ressources financières du pays, en particulier concernant trois sources principales : l’épargne des particuliers, les bénéfices des entreprises (accumulés au cours de la période de Haute croissance, des années 1970 et 1980), les réserves en devises étrangères suite au solde très positif de la balance du commerce extérieur. En raison des difficultés économiques issues de l’endaka, et dans le contexte de l’époque de globalisation financière et de financiarisation de l’économie, la remobilisation de ces trois formes de ressources est devenue un enjeu fort du gouvernement conservateur et libéral de Nakasone.
La libéralisation a ainsi rendu liquides et mobiles les gigantesques capacités financières du Japon, gonflées par ailleurs artificiellement par l’endaka. Ces liquidités ont alors été investies préférentiellement dans trois secteurs : les IDE, en particulier aux États-Unis mais également en Asie, les systèmes productifs industriels((Les investissements productifs augmentent ainsi de 15 % par an en moyenne entre 1985 et 1990 (Bourdier et Pelletier, 2001).)) et le foncier.
2.3. Les causes politiques et la question des intérêts sociaux-économiques derrière la bulle
Quatre grandes causes permettent d’expliquer la formation de la Bulle qui a pris pour actif spéculatif privilégié le foncier.
1) En 1985, le secrétariat d’État au Territoire japonais, le Kokudo-chô édite un rapport estimant à 5 140 hectares les besoins en surface de bureaux dans les principales agglomérations japonaises dans les quatorze ans qui devaient suivre. Ce rapport a créé un effet signal pour les marchés qui ont alors investi le foncier des métropoles afin d’anticiper les besoins en surfaces de bureaux. Les prix ont connu une croissance importante quasi immédiate, au point que le seul foncier du palais impérial valait autant que celui de toute la Californie (Bourdier et Pelletier, 2001) (figure 8).
Figure 8. Évolution des prix fonciers à Tokyo (arrondissements de l’hyper-centre)Raphaël Languillon-Aussel, 2017. |
2/ En 1986, le gouvernement de Nakasone dérégule le code de l’urbanisme dans le cadre d'une première Loi de renaissance urbaine (celle de 2002 diffère), afin d’apporter des garanties au secteur privé et de stimuler sa mobilisation dans la fabrique urbaine (activation du secteur privé, minkatsu). Cette dérégulation est un signal supplémentaire que le gouvernement envoie aux marchés et aux investisseurs privés.
3/ La même année, la Banque centrale du Japon baisse son taux d’escompte((Taux directeur pour les prêts que la Banque du Japon accorde aux institutions publiques et privées et sur lequel s’alignent les taux des prêts consentis par les banques privées.)) qui passe de 5 % à 4,5 % en 1986, puis de 4,5 % à 2,5 % en 1987, un niveau historiquement bas depuis la fondation de la Banque centrale en 1882. Le crédit devient presque « gratuit » au regard des taux d’inflation de l’époque.
4/ La rentabilité des investissements dans les systèmes productifs et boursiers se sont affaiblis à la même période, rendant les investissements fonciers et immobiliers plus intéressants.
Ces quatre grandes causes politiques et économiques expliquent la ruée des liquidités japonaises sur les valeurs foncières et le cercle faussement vertueux qui se met en place, puisque le crédit, non seulement bon marché, est gagé sur les biens fonciers et immobiliers (prêts sur nantissement) dont les valeurs croissantes assurent à l’emprunteur des retours sur investissements importants qui lui permettent d’alimenter la machine spéculative et la frénésie d’achat et de revente. Cette machine se nourrit alors du mythe foncier (tochi shinwa), qui postule de façon irraisonnée un renchérissement sans fin des valeurs foncières sans possible déflation des prix.
3. Aménager Tokyo durant la Bulle
Les années de bulle correspondent à la transformation de Tokyo en ville globale, et à sa première verticalisation. La dérégulation des règles d’urbanisme par le gouvernement Nakasone, les immenses réserves financières mobilisées dans les marchés fonciers et immobiliers, ont conduit à une frénésie urbaine et au réaménagement du tissu de Tokyo. C’est au cours des années 1980 qu’émergent les premiers grands projets pris en charge par le secteur privé, en particulier par les compagnies immobilières des grands conglomérats japonais. Il convient à présent de voir comment la fabrique de la ville a été affectée par les processus spéculatifs des années 1980.
3.1. Les années de bulle : une parenthèse ?
Les grands projets de redéveloppement urbain (toshi saikaihatsu, littéralement « réaménagement urbain ») ne sont pas une spécificité des années 1980. On trouve des projets de grande envergure déjà dans les années 1960 et 1970, essentiellement dans la ville basse et la partie est du cœur métropolitain, à l’extérieur de l’anneau de la yamanote-sen. Il s’agit des projets Shirahige East, Riverbank Shiori, Komatsugawa, Toyôchô et Minami Suna pour ne citer que les principaux, qui sont, pour la plupart, des projets résidentiels de condominiums.
Les années 1980-1990 multiplient les très grands projets de redéveloppement, en particulier avec des tours de bureaux, amorçant une première verticalisation du tissu urbain de l’hyper-centre tokyoïte, par le biais d’un recours heuristique au vocabulaire de la globalisation dont l’effet mobilisateur auprès de l’opinion publique permet de faciliter l’acceptation d’opérations qui privilégient les espaces économiques sur les espaces de vie (Friedmann, 1988). Dans les années 1980, les enjeux de la ville d’exception prennent définitivement le pas sur ceux de la ville ordinaire. Néanmoins, deux éléments ont limité la réalisation d’un grand nombre de projets qui, finalement, se résument modestement à cinq grandes réalisations phares : Ark Hills, Yebisu Garden Place, Riverside City 21, Edo-Tokyo Museum, et l’aménagement de Shinjuku((voir dans le même dossier l’article de Rémi Scoccimarro, « Naissance d’une skyline : la verticalisation du front de mer de Tokyo et ses implications sociodémographiques »)).
Complément 4. Les facteurs limitant l'aménagement de mégaprojets urbains au cours de la Bulle à Tokyo
Le premier facteur limitant a été la nature spéculative des investissements dans le foncier. Cette réduction du foncier à sa seule valeur spéculative a ainsi motivé les achats et les investissements dans la perspective d’une revente et de plus-values substantielles, sans volonté de proposer des projets de développement. Le second facteur limitant dans la réalisation de projets d’envergure a été le très grand déséquilibre entre les prix fonciers et les coûts de construction.
Ce déséquilibre explique d’une part la grande frilosité des acteurs privés et publics à assumer des opérations urbaines rendues coûteuses et donc risquées par des coûts fonciers qui engloutissent près de 90 % des budgets des projets dans les espaces centraux((Un projet de route reliant Toranomon à Shinbashi sur 1,3 km avait été abandonné, car le foncier représentait 99,7% des coûts de l’opération (Hasegawa, 1995).)). Ce déséquilibre explique d’autre part la verticalisation ponctuelle et désordonnée du bâti, dans la recherche d’une rentabilisation maximale des coûts d’achat et de remembrement du foncier par les bénéfices de la revente d’un maximum de surface construite. D’où l’apparition d’immeubles crayons qui ont caractérisé un temps l’image de la ville amibe aux fines tentacules autonomes (pour reprendre l’image d’Ashihara). Finalement, très peu de projets d’envergure ont ainsi été développés dans les années 1980, pour des raisons de risques financiers liés au coût des opérations et à l’impossibilité de remembrer un foncier cher et très morcelé.
Néanmoins, la loi de rénovation urbaine (toshi saikaihatsu) du gouvernement Nakasone de 1986 a permis de faciliter les opérations de redéveloppement. Entre 1986 et 1991, on note ainsi une vingtaine de projets de rénovation achevés, et une cinquantaine en cours de construction (Aveline, 1995a). Ces projets reposent sur le système de la dation en paiement, ce qui permet de développer des projets sur des surfaces importantes malgré l’extrême morcellement du foncier à Tokyo. Les ayant-droit des terrains du périmètre à rénover ne vendent pas leurs biens, mais les échangent contre un droit de propriété sur les nouvelles surfaces construites. Les travaux sont financés à hauteur de 70 % par la vente des surfaces excédentaires, permises grâce à l’augmentation des COS suite à la politique de dérégulation des règles urbanistiques. Ainsi, la loi de rénovation urbaine de 1986 a eu deux impacts urbains : la formation de projets d’aménagement de grande ampleur sans la nécessité d’acquisitions foncières ; la verticalisation du profil urbain de Tokyo.
3.2. Les projets menés par la puissance publique
Au cours des années 1980, le rôle de la puissance publique est double. Il s’agit d’une part d’équiper la ville globale en infrastructures internationales, afin de répondre aux exigences toutes nouvelles de la globalisation. Il s’agit d’autre part de promouvoir le polycentrisme, avec le développement des centres secondaires à l’intérieur des 23 arrondissements. Dans la transformation de Tokyo en ville globale polycentrique, le gouvernement métropolitain prend à sa charge le développement de deux centres : Shinjuku à l’ouest, et le front de mer au sud-est.
Le projet d’aménagement de Shinjuku-ouest s’articule en deux temps. Une temporalité assez longue remonte aux années 1960, lorsque le projet de développement de Shinjuku est validé par le gouvernement central et que l’aménagement est confié à la mairie de Tokyo. Le projet s’étend sur 96 ha, dont une grande partie est possédée par la mairie de Tokyo, en particulier concernant les 34 ha occupés par l’usine de filtrage des eaux de Yodobashi. L’essentiel des travaux publics d’aménagement se déroule entre 1960 et 1968. Au cours de cette période, une régie publique rattachée au gouvernement métropolitain de Tokyo aménage la voirie (40 % du budget), un grand parc (20 % du budget), viabilise les terrains à bâtir, et relocalise l’usine de Yodobashi.
En mai 1968, les infrastructures du centre d’affaires sont achevées, avec le parc de 9 ha, et 11 lots de 1,5 ha en moyenne (figure 9), dont 8 ont été mis aux enchères. Parallèlement, des partenariats public-privés avec des compagnies immobilières (Mitsui, Mitsubishi, Sumitomo essentiellement) et des compagnies ferroviaires privées (Keiô, Odakyû et Seibu) permettent d’aménager des espaces fonctionnels, comme le pôle d’interconnexion « la Plaza », dessiné par l’architecte Sakakura Junzô en 1964, celui-là même qui dirigea les projets d’aménagement d’Ikebukuro et de Shibuya.
La verticalisation de Shinjuku-ouest a été progressive. C’est néanmoins lors d’une seconde phase plus récente, au cours de la bulle, que le quartier acquit son prestige et sa physionomie actuelle, avec en septembre 1985 la décision de déplacer le siège de la mairie de Tokyo de Marunouchi, le CBD traditionnel, à Shinjuku, le vice-centre((Contrairement aux autres centres secondaires dans l’agglomération tokyoïte, Shinjuku est pensé comme un deuxième CBD à proprement parler. Si dans les autres cas nous avons traduit vice center par « centre secondaire », ici nous avons gardé la transposition littérale pour traduire cette hiérarchie.)) promu dans le plan d’aménagement du Grand Tokyo de 1987. La nouvelle mairie fut inaugurée en 1991, en même temps que la fin de la bulle spéculative. À cette époque, Shinjuku-ouest comptait alors une vingtaine de tours, dont la plus basse était celle de Dai-ichi Mutual Life Insurance, de 114 m de haut, et la plus haute celle du bâtiment 1 du gouvernement métropolitain, de 243 m.
Figure 9. L'hôtel de ville de Tokyo inauguré en 1991Cliché : Markus Leupold-Löwenthal, 2005, sous licence CC Attribution et GNU. |
Figure 10. La skyline du vice-centre Shinjuku en 2009Cliché : Morio, 2009, sous licence CC Attribution et GNU. |
Complément 5. L'urbanisation du front de mer, vitrine de la métropole
Alors que Shinjuku devait devenir un second centre d’affaires moderne, le front de mer devait être une nouvelle frontière urbaine vitrine des technologies de pointe. La symbolique était alors forte. L’avantage pour le développement du front de mer était double. Le front de mer se trouve à proximité physique de l’hyper-centre tokyoïte, même si son éloignement systémique, en particulier avec l’absence d’infrastructures de transport le reliant au reste de l’agglomération, a handicapé son développement. Le front de mer est constitué de terre-pleins (umetate-chi) aménagés sur la Baie de Tokyo, c’est-à-dire de terrains appartenant au gouvernement métropolitain. En période de foncier cher, l’absence de coût lié à l’achat du sol assurait des économies substantielles sur le coût total des opérations de développement (Scoccimarro, 2007 ; 2017).
Le projet d’aménagement de l’époque, décidé en 1988, visait à urbaniser les 448 ha de la Zone n° 13, divisée en quatre sous-espaces complémentaires. Un premier sous-espace correspondait au téléport ultra-moderne, adossé à un centre d’affaire, le tout appelé « ville téléport » (terepôto-taun). Un deuxième sous-espace était constitué d’une zone de loisirs et de commerces, un troisième d’une zone résidentielle, et un dernier d’un centre d’exposition, le Tokyo Big Sight (Scoccimarro, 2007). La zone n° 13 était le point de départ d’un projet plus vaste, qui incluait les terre-pleins Harumi et Toyosu. Associé au gouvernement métropolitain, un grand nombre d’acteurs privés étaient chargés de développer le projet : Fuji Sankei, Nisshô Iwai, Suntory, Shiseido, et Mitsui Fudôsan, l’immobilière concurrente de Mitsubishi Jisho.
Figure 11 : Plan d’aménagement de Shinjuku et verticalisation du quartier des années 1970 aux années 2000.Raphaël Languillon-Aussel. Sources : Falquet (1993) et base de données Skyscraper. |
Figure 12 : Les immeubles de plus de 150 m de haut à TokyoJ.-B. Bouron, Géoconfluences, 2017. Source : Skyscraper. |
|||
Voir sur le même sujet la carte de Rémi Scoccimarro : |
3.3. Les projets privés : Ark Hills, le précurseur
La multiplication des projets privés à Tokyo relève plus de la politique de dérégulation et d’encouragement de Nakasone, que de la bulle elle-même qui, au contraire, par le renforcement des prix, limite les projets de grande taille. Au cours des années 1980, le projet qui fait référence est celui d’Ark Hills, inauguré en 1986, au début de la bulle, par la compagnie immobilière Mori Biru. Ark Hills n’est cependant pas le fruit des politiques ni des événements des années 1980. Il faut remonter aux années 1960 pour en comprendre la genèse. En 1968, le gouvernement central édicte la Loi de régénération urbaine, qui ne rencontre pas le succès escompté mais explique l’apparition des grands projets de redéveloppement urbain au tournant des années 1970. C’est dans la lignée de ces projets que Mori Biru achète un terrain d’un hectare à Ark Hills, pour y construire un important condominium. Néanmoins, le gouvernement métropolitain de Tokyo pousse dès 1971 Mori Biru à développer un grand projet de redéveloppement urbain qui utilise la loi de 1968, rejoint rapidement par le gouvernement local de Minato-ku en 1973. Après une longue phase de concertation avec les habitants et quatre projets successifs, le plan de redéveloppement est arrêté en 1979, et les travaux commencent en 1983, pour s’achever en 1986 en plein cœur de la bulle. Le projet final est passé de 1 hectare à 5,6 hectares. Si les mécanismes ayant conduit à Ark Hills relèvent d’événements mis en place dans les années 1960 et 1970, son inauguration tardive en fait le grand modèle des opérations de renouvellement urbain prises en charge par une entreprise privée, mêlant fonctions résidentielles et de bureaux, ainsi que d’importants équipements privés comme un hôtel ou une salle de concert. Ce modèle a été par la suite repris dans les années 1990 par les projets initiés au cours de la bulle, en particulier à Roppongi. Ark Hills inaugure aussi le premier immeuble intelligent du Japon. Au final, le projet comprend une tour de bureaux de 37 étages, un hôtel de 36 étages, trois tours d’habitation, une salle de concert, ainsi que le siège et les studios de la chaîne de télévision Asahi National Broadcasting. Son succès commercial a été vif et immédiat. |
Figure 13. La tour Ark Hills en 2012Cliché de Rs1421, sous licence CC Attribution. |
Complément 6. Le projet Manhattan de Mitsuibishi pour le CBD de Tokyo (Marunouchi)
Si Ark Hills est le précurseur des grands projets de redéveloppement privés, le plan de redéveloppement de Marunouchi dans les années 1980 propose pour la toute première fois un changement d’échelle radical dans les plans d’aménagement privé, en passant de l’îlot à l’ensemble d’un quartier. Ce plan est pris en charge par la compagnie immobilière qui possède une grande partie des terrains dans le secteur de Marunouchi, à proximité de la gare centrale de Tokyo : Mitsubishi Jisho.
L’objectif de Mitsubishi Jisho est de réagir au plan du gouvernement métropolitain de développer le vice-centre de Shinjuku et le front de mer. Alors qu’au cours des années 1970 Tokyo, et tout particulièrement Marunouchi, le CBD initial de l’agglomération, manquaient de surfaces de bureaux, les années 1980 voient les différents vice-centres d’affaires entrer en concurrence directe avec le CBD aménagé par Mitsubishi Jisho. C’est dans le cadre de cette concurrence entre quartiers d’affaires, qui masque également un affrontement entre le gouvernement métropolitain et Mitsubishi Jisho, que cette dernière propose en 1987 un Plan de redéveloppement de Marunouchi, surnommé « Plan Manhattan ».
Alors qu’en 1987 le gouvernement métropolitain annonçait qu’il allait aménager 145 hectares de bureaux supplémentaires à Tokyo, en particulier à Shinjuku et sur le front de mer, le plan Manhattan prévoyait la construction à Marunouchi de soixante tours de plus de 200 m de haut, avec un COS de 2000. En 1988, est ainsi créé le Conseil pour le redéveloppement du district d’Ôtemachi-Marunouchi-Yûrakuchô. Si le projet avorte avec le retournement des marchés en 1991, la structure perdure, et continue à jouer un rôle important dans le devenir de cet espace hautement stratégique pour Tokyo, comme pour Mitsubishi Jisho.
Les très grands projets de redéveloppement ont été peu nombreux dans les années 1980. Les projets urbains sont essentiellement de petits projets, portant sur des emprises foncières réduites, à l’exception de quelques cas notables qui ont paradoxalement d’autant plus marqué les esprits qu’ils étaient peu nombreux. Cette multitude de petits projets, associés aux quelques très grands projets de redéveloppement, ont profondément transformé le tissu urbain de Tokyo.
Au niveau de la microstructure urbaine, les opérations de renouvellement en centre-ville et l'exode urbain ont modifié en profondeur la structure et le fonctionnement des quartiers japonais. Les anciens quartiers de la ville japonaise traditionnelle étaient marqués par de petites ruelles, des maisons en bois, de petites rues commerçantes de proximité (shôtengai), des organisations de quartiers et des associations de voisinage (chônaikai) fortes entretenant les temples locaux, les festivals, les parcs, et les services anti-incendie (Bestor, 1985). Ces quartiers ont été radicalement transformés par la politique de dérégulation de l'urbanisme développée par le gouvernement de Nakasone.
Cette politique de rénovation urbaine déstructure les communautés locales, verticalise et modernise les bâtiments au profit des bureaux et au détriment des logements (Sorensen, 2003). Ces mutations urbaines engendrées par la construction de Tokyo en ville globale ont ainsi décomposé les relations sociales de proximité, et détruit un certain nombre d'équipements et d'aménités de la ville ordinaire. Ces destructions ont été plus ou moins acceptées par les populations tant que la bulle assurait une dynamique de croissance. Néanmoins, avec le retournement des marchés en 1991, les sacrifices consentis dans les années 1980 ont été remis en question, et les excès destructeurs des prétentions de la ville d’exception ont été dénoncés par une population qui s’est sentie spoliée (Saito et Thornley, 2003).
Conclusion. Les années post-bulle, une crise pour tous ?
Les années 1980 sont fondamentales pour comprendre l'évolution des espaces urbains et de la société japonaise des décennies ultérieures et du Japon contemporain des années 2010. Un très grand nombre de transformations et de caractéristiques de l'urbain actuel puise ses racines dans les mécanismes mis en place dans les années 1980 : la néo-libéralisation, la financiarisation de l'urbain, les méga-projets privés, la verticalisation, le polycentrisme, l'aménagement du front de mer… L'événement qui affecte le plus l'aménagement urbain reste cependant le dégonflement de la Bulle en 1991.
Le dégonflement de la Bulle à partir de 1991 a été d’abord perçu comme un ralentissement conjoncturel, avant que les autorités et les acteurs ne prennent réellement conscience de la dimension structurelle de la crise. Pourtant, loin d’être inutiles, les années 1990 ont permis une réappropriation des centres urbains par des projets qui avaient été rendus impossibles au cours de la Bulle en raison de la cherté démesurée des prix fonciers, si bien que l’on peut aussi bien considérer la période comme une décennie de « réajustements spatiaux ».
Complément 7. Après la bulle, quel bilan ?
La crise qui suit le dégonflement de la Bulle affecte en profondeur et durablement l’économie et la société japonaises. Pourtant, elle n’a pas été vécue par tous de la même façon. Le fait qu’il n’y ait pas eu éclatement mais bien dégonflement montre à quel point la Bulle a été contrôlée par les instances politiques et financières du Japon. La question est alors de savoir à quoi et à qui tout cela a profité.
Si la Bulle a permis de mobiliser l’épargne populaire et de l’injecter massivement dans le système financier dérégulé mis en place par les politiques libérales du gouvernement de Nakasone, elle a eu également pour effet d’utiliser ces capitaux pour investir massivement dans le système productif. Ainsi, alors que la quasi-totalité des valeurs issues de la spéculation financière s’est évaporée avec le dégonflement de 1991, les investissements physiques et réels dans le système productif opérés grâce aux plus-values et aux facilités de crédit issues de la Bulle sont restés (Van Wolferen, 1998).
Elle a eu aussi, sinon pour objectif initial, du moins comme conséquence, de transférer d’immenses quantités de richesses de l’épargne populaire vers le secteur industriel et le système productif, dans une période où le renchérissement du yen avait rendu nécessaire une restructuration profonde et rapide de l’industrie japonaise.
Le dégonflement de la Bulle a eu également une conséquence sociale majeure. Alors que les petits porteurs et les petites maisons de titres ont fait faillite, ne trouvant pas les ressources financières nécessaires pour surmonter la crise, les actifs fonciers dépréciés gérés par ces petites entités ont été rachetés en masse par les grandes entreprises. Ces rachats importants ont ainsi permis le transfert non négligeable de droits de propriétés, aboutissant à une concentration accrue aux mains de quelques grandes entreprises (essentiellement les compagnies immobilières, fudôsan).
Bibliographie
- Albert Michel (1991), Capitalisme contre capitalisme, Paris, Seuil, coll “Histoire immédiate”.
- Amable Bruno (2008), “The Heterogeneity of Competing Capitalisms and Business Systems”, Socio-economic Review, n°6-4, pp. 771-775
- Ashihara Yoshinobu (1986), Kakureta chitsujo. Nijûisseiki no toshi he mukatte, Tokyo, Chûôkôronsha. Traduction française (1994), L’ordre caché. Tokyo, la ville du XXIème siècle ?, Paris, Hazan
- Aveline Natacha (1995b), « Peut-on encore devenir propriétaire au Japon ? », Urbanisme n° 283, p. 84-85.
- Aveline, Natacha (1995a), La bulle foncière au Japon, ADEF, Paris, 1995 [pdf].
- Bagan Hasi and Yamagata Yoshiki (2012), “Landsat analysis of urban growth: How Tokyo became the world's largest megacity during the last 40 years”, Remote Sensing of Environemnt, n°127, pp. 210-222
- Bestor Theodore C. (1985), “Tradition and Japanese Social Organization: Institutional Development in a Tokyo Neighborhood”, Ethnology, n°24-2, pp. 121-135
- Bourdier Marc et Pelletier Philippe (dir.) (2001), L’Archipel accaparé. La question foncière au Japon, Paris, Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, 310 p.
- Falquet Jean-Christian (1993), « Shinjuku, urbanisme et environnement d’un quartier d’affaires », Historiens et Géographes, n° 342, p. 247-258.
- Friedmann J. (1988), Life space and economic space: Contradictions in regional planning, in life space and economic space: Essays in third world planning, Transaction Books, New Brunswick, N. J., p. 93–108.
- Hall Peter and Soskice David (dir.) (2001), Variety of Capitalism. The Institutional Foundations of Comparative Advantage, Oxford, Oxford University Press.
- Hasegawa Tokunosuke (1995), Tochi honi keizai daihôkai (L'effondrement de l'économie fondée sur le foncier), Tokyo, Fudôsan Kinyû Kenkyûkai, 252 p.
- Languillon-Aussel Raphaël, 2013, « Crise immobilière et privatisation de l'aménagement à Tokyo », Métropolitiques [en ligne].
- Lechevalier Sébastien (dir.) (2011), La grande transformation du capitalisme japonais, Paris, Les Presses de Sciences Po, 419 p.
- Noguchi Yukio (1994), "Land prices and houses prices in Japan", in Noguchi Y., Poterba J. (dir.), Housing Markets in the US and Japan, Chicago, Chicago University Press, pp. 11-28
- Okazaki Tetsuji et Okuno-Fujiwara Masahiro (dir.) (1999), The Japanese Economic System and its Historical Origin, Oxford, Oxford University Press
- Saito Asato et Thornley Andy (2003), “Shifts in Tokyo’s World City Status and the Urban Planning Response”, Urban Studies, n°40-4, pp. 665–685
- Scoccimarro Rémi (2007), Le rôle structurant des avancées sur la mer dans la baie de Tokyo. Production et reproduction de l'espace urbain, Thèse de doctorat en géographie, aménagement et urbanisme de l'Université Louis Lumière Lyon 2, sous la direction de Philippe Pelletier, 271 p.
- Scoccimarro Rémi (2017), « Naissance d’une skyline : la verticalisation du front de mer de Tokyo et ses implications sociodémographiques », Géoconfluences, 2017.
- Sorensen André (2003), “Building world city Tokyo: Globalization and conflict over urban space”, The Annals of Regional Science, n°37, pp. 519-531
- Tezuka Akira, Takahashi Nobuo, Tabayashi Akira et Ugawa Kana (1998), « Structure et dynamisme d'un quartier dans le centre-ville de Tôkyô », Annales de géographie, n° 602, p. 410-430.
- Van Wolferen Karel G. (1998), « Le Japon et la crise financière en Asie », Le Débat : histoire, politique, société, n° 101, p. 4-20.
- Yahagi H. (2002), “Tôkyô no Risutorakucharingu to Sekai Toshi no Yume Futatabi” [Restructuring of Tokyo and the dream of the world city again], in: Kodama T. (dir.), Daitoshiken heno Kousou [New strategy for Metropolitan Restructuring], Tokyo, University of Tokyo Press, pp. 135-164
Raphaël LANGUILLON-AUSSEL
chercheur de la Confédération Suisse – Université de Genève, chercheur associé – UMR 5600, Université de Lyon
ancien boursier du Comité International Olympique
Mise en web : Jean-Benoît Bouron
Pour citer cet article :Raphaël Languillon-Aussel, « La Bulle spéculative des années 1985-1991 au Japon, à l'origine des formes urbaines actuelles ? », Géoconfluences, octobre 2017. |
Pour citer cet article :
Raphaël Languillon-Aussel, « La Bulle spéculative des années 1985-1991 au Japon, à l'origine des formes urbaines actuelles ? », Géoconfluences, octobre 2017.
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-regionaux/japon/corpus-documentaires/bulle-speculative