Au Bhoutan, des villages construits par la Chine
Bibliographie | mots-clés | citer cette brève
Situé à environ 4 300 mètres d’altitude, le village de Gyalaphug est officiellement dans le dzongkhag (district) de Lhuntse, dans le nord du Bhoutan, à quatre kilomètres au sud de la frontière chinoise. Pourtant, il a été construit entre 2015 et 2024 par la Chine, qui considère qu’il fait partie de la Région autonome du Tibet et l’appelle Jieluobu. Peuplée par seulement 150 habitants (bergers, militaires, ouvriers, officiers de renseignement, policiers, fonctionnaires), cette petite localité abrite une base militaire, une zone industrielle, un dispensaire, une centrale hydroélectrique alimentée par un barrage et cinq postes de police, le tout relié à la République populaire par une centaine de kilomètres de routes. Le Parti communiste chinois (PCC) y a installé deux bureaux arborant le drapeau chinois, l’un pour ses réunions, l’autre pour les assemblées villageoises.
En 2025, Google Maps représente la souveraineté sur cet espace par des tirets, indiquant une souveraineté contestée. À 12 kilomètres à l’est de Gyalaphug, le village de Demalong abrite une vingtaine de barres d’immeubles et arbore le drapeau chinois. À l’instar du village de Jieluobu, Demalong est située de façon stratégique au pied d’un col permettant de traverser l’Himalaya. Ce réseau de routes, villages et camps militaires témoigne du franchissement de la frontière sino-bhoutanaise et de l’occupation d’une portion du Bhoutan par la Chine. En tout, l’annexion chinoise porte sur une superficie de 825 km², soit 2 % du territoire bhoutanais.
Ces implantations s’inscrivent dans une politique chinoise au Tibet, qui passe par l’édification de plus de 600 nouveaux villages afin de faire face à l’augmentation des capacités militaires indiennes sur sa frontière himalayenne. L’objectif du gouvernement de la région autonome du Tibet est de sécuriser la frontière méridionale du pays en contrôlant les principaux axes routiers vers le Sud et de favoriser l’installation de populations tibétaines. Mais cette politique permet aussi d’affirmer sa souveraineté et de revendiquer des vallées contestées du côté bhoutanais de la frontière, en dépit d’un traité signé par les deux pays en 1998 qui reconnaît l’intégrité territoriale du Bhoutan par la Chine.
Différends frontaliers et pression chinoise sur le Bhoutan

Carte de Laura Margueritte parue dans Carto n° 70, 2022, mise à jour en 2025. Avec l'aimable autorisation de l'autrice et de l'éditeur.
L’implantation chinoise a lieu dans une zone importante pour la culture bhoutanaise et bouddhiste. Non loin de Gyalaphug se trouve la vallée de Kuri Chhu, où s’élève le monastère Singye, lieu sacré depuis la venue du maître Padmasambhava (717-762), fondateur du bouddhisme himalayen tantrique, attirant des centaines de pèlerins chaque année. Le village ancestral de la famille royale bhoutanaise est situé à Dungkar, désormais à moins de 5 kilomètres de la région contestée dans le Beyul Khenpajong par la Chine.
Ce n’est pas la première fois que la Chine fait des incursions au Bhoutan. Au début des années 2000, l’armée bhoutanaise contrôlait la partie septentrionale du Beyul Khenpajong, l’ensemble de vallées bordant le village de Gyalaphug, afin d’éviter les affrontements avec les bergers tibétains. Les éleveurs bhoutanais reprochaient aux Tibétains de couper du bois dans les forêts et de faire pâturer de grands troupeaux de yaks du côté bhoutanais, dégradant ainsi le milieu.
La politique de développement menée par la Chine dans le nord du Bhoutan se matérialise par la présence d’au moins cinq villages dans le Beyul Khenpajong dont quatre sont habités (Gyalaphug, Qujielong, Demalong, Semalong). Le tibétologue britannique Robert Barnett (2024), auteur du rapport de référence sur le sujet, estime que la Chine a construit une vingtaine de villages et d’avant-postes permettant de loger environ 7 000 personnes. Chaque chinois s’installant dans ces villages reçoit une allocation annuelle de 20 000 yuans. Des touristes chinois entreprennent même des « visites patriotiques ».
Mais les ambitions chinoises vont plus loin. Cette implantation dans le nord du Bhoutan est un outil pour revendiquer des territoires contestés à proximité de la frontière indienne. L’abandon des prétentions sur la vallée Kuri Chhu est ainsi conditionné à l’obtention d’une souveraineté sur 269 kilomètres carrés dans l’ouest du royaume, autour du plateau du Doklam, stratégique pour faire face à l’armée indienne. Les différentes rencontres menées en 2023 et 2024 entre les diplomates chinois et bhoutanais ont échoué (MAERPC, 2024). Dès 2017, la Chine avait déjà commencé la construction d’une route, avant d’arrêter le chantier. La région est sensible, car New Delhi et Pékin militarisent leur frontière commune, et les escarmouches entre soldats sont fréquentes. Le contrôle sur le plateau du Doklam permettrait à la Chine de surveiller étroitement le corridor de Siliguri, distant de 25 kilomètres, qui relie les provinces indiennes de l’est (Arunachal Pradesh, Sikkim, Assam) au reste de l’Inde.
L’influence indienne est prépondérante au Bhoutan : plus de 70 % des importations du pays viennent d’Inde, la monnaie (le ngultrum) est alignée sur la roupie indienne et le pays n’a pas rejoint le projet chinois des Nouvelles routes de la soie. En appliquant une stratégie déjà employée au Népal, la Chine souhaite contrer l’influence indienne dans cet État fermé et enclavé, et ouvrir une ambassade à Thimphu, la capitale.
Avec le refus du Bhoutan de concéder ses territoires de l’Ouest, l’implantation chinoise dans le Nord pourrait devenir permanente. Objet de convoitises et d’influences de la part de ses voisins (Oliveau et Buisson, 2015), classé comme un PMA jusqu’en 2023, le royaume himalayen a pour l’instant choisi de rester discret, au risque de perdre une partie de sa souveraineté.
Bibliographie
- Barnett Robert (2024), Forceful Diplomacy: China’s Cross-Border Villages in Bhutan. Turquoise Roof Bulletin no. 6., October 2024.
- McCarthy Simone et Gan Nectar (2024) “China is building new villages on its remote Himalayan border. Some appear to have crossed the line”, CNN, November 5, 2024.
- MAERPC (ministère des Affaires étrangères de la République populaire de Chine), « Joint Press Release of the 14th Expert Group Meeting on the China-Bhutan Boundary Issues », 22 août 2024.
- Oliveau Sébastien et Buisson Anne, « Le quasi-continent indien à l'épreuve du modèle de l'empire-monde », Géoconfluences, mars 2015.
Mots-clés
Retrouvez les mots-clés de cet article dans le glossaire : différend frontalier | dyade frontalière | enclavement | frontière | Himalaya | PCC | souveraineté.
Antoine BARONNET
Professeur agrégé d’histoire-géographie dans l’académie de Nantes
Édition et mise en web : Jean-Benoît Bouron
Pour citer cette brève :
Antoine Baronnet, « Au Bhoutan, des villages construits par la Chine », Géoconfluences, juin 2025.
URL : https://geoconfluences.ens-lyon.fr/actualites/veille/breves/au-bhoutan-des-villages-construits-par-la-chine



Mode zen



