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Essequibo : crise géopolitique entre le Guyana et le Venezuela

Publié le 18/01/2024
Auteur(s) : Patrick Blancodini, professeur agrégé d'histoire et géographie en lycée et classes préparatoires - lycée Saint-Exupéry et lycée Ampère, Lyon
L'Essequibo, vénézuélien lors de l'indépendance du Venezuela mais rapidement passé sous souveraineté du Royaume-Uni puis du Guyana, a longtemps fait l'objet d'un statu quo. C'est la découverte de gigantesques ressources pétrolières dans la zone économique exclusive du Guyana, au large de l'Essequibo, qui a ravivé des tensions, au risque de l'escalade militaire.

Bibliographie | citer cet article

Depuis quelques mois, l’Essequibo se trouve au centre de tensions géopolitiques entre deux pays d’Amérique du Sud : le Guyana et le Venezuela. L’Essequibo est un vaste territoire du Guyana que le Venezuela a revendiqué au cours de son histoire, de façon de plus en plus insistante selon les périodes. Le point de départ de l’aggravation récente du conflit est une carte montrée par Nicolás Maduro, présentant l’Essequibo comme faisant partie du Venezuela. Le toponyme Essequibo désigne à la fois le nom d’un long et puissant fleuve s’écoulant au Guyana et celui du territoire guyanien compris entre la rive gauche de ce fleuve et la dyade entre le Guyana et le Venezuela. Ce territoire qui porte les noms de Guayana Esequiba ou Territorio Esequibo est devenu l’enjeu de rivalités si graves entre les deux États que la paix sur le continent pourrait être menacée. L’Essequibo couvre une superficie de 160 000 km2 soit les deux tiers du Guyana et un cinquième de la population du pays. C’est dire l’ampleur du désastre pour le Guyana s’il devait perdre ce territoire

 

1. L’Essequibo : contexte géographique, historique, géopolitique et géoéconomique

Le fleuve Essequibo, qui prend sa source au Brésil, coule du sud vers le nord sur près de 1 000 kilomètres avant de se jeter dans l’océan Atlantique. Il serpente à travers les savanes ou la forêt tropicale humide amazoniennes du plateau des Guyanes, au cœur du Guyana (ex-Guyane britannique). Jusqu’à présent, le Guyana, qui ne compte qu’un peu plus de 800 000 habitants, administre légalement l’Essequibo, c’est-à-dire la région comprise entre le fleuve du même nom et la frontière avec son grand voisin, le Venezuela. Ce territoire comporte une dimension hautement stratégique car il est riche en ressources énergétiques et minières : pétrole, or, diamant, cuivre, bauxite, fer…

Or, le Venezuela revendique de longue date l’Essequibo. En effet, depuis 1777, à l’époque de l’empire espagnol, le Venezuela considère le fleuve Essequibo comme sa « frontière naturelle ». Ainsi au moment de l’indépendance du pays en 1811, l’Essequibo fait partie du Venezuela. Mais la frontière est fragile et faiblement tenue car la région n’est pas aménagée et très peu peuplée.

En 1840, les Britanniques, installés depuis le XVIIe siècle sur le plateau des Guyanes, modifient le tracé de la frontière occidentale de leur seule colonie en Amérique du Sud et s’emparent de l’Essequibo malgré les protestations vénézuéliennes. Le Venezuela, alors soutenu par les États-Unis au nom de la doctrine Monroe (« l’Amérique aux Américains »), ne parvient pas à se faire entendre. Un différend s’engage entre le pays sud-américain récemment indépendant et l’Empire britannique, première puissance mondiale au XIXe siècle. Après des négociations infructueuses, les deux parties décident de faire appel à un arbitrage neutre. La France est sollicitée. Après étude du dossier, l’arbitrage de Paris de 1899 entérine le tracé de la frontière sur la ligne souhaitée par les Britanniques : l’Essequibo leur revient. Le Venezuela se plie mais reste insatisfait.

À l’approche de l’indépendance du Guyana en 1966, Londres souhaite régler le contentieux avec le Venezuela en réunissant une commission mixte afin d’assurer la stabilité et la viabilité de son ancienne colonie. Un accord signé à Genève stipule la volonté de résoudre définitivement le différend territorial par des voies diplomatiques. Caracas considère alors que l’arbitrage de 1899 devient caduc. Mais les négociations de Genève n’aboutissent pas et les revendications vénézuéliennes sont gelées.

Le dirigeant Hugo Chavez, se revendiquant du bolivarisme, président du Venezuela de 1999 à 2013, abandonne les revendications sur l’Essequibo : il est alors soucieux de soigner son image de leader panaméricain rassembleur, pacifiste et prônant l’intégration régionale.

La découverte d’énormes gisements de pétrole ravive le différend frontalier. En effet, en 2015, la compagnie américaine ExxonMobil découvre un important gisement de pétrole offshore au large de l’Essequibo. Le Guyana pourrait devenir l’un des pays les plus riches du monde par son produit intérieur brut par habitant, même si le risque est grand d’une très inégale répartition des dividendes de la rente pétrolière qui déboucherait sur un syndrome hollandais et une malédiction des ressources. Or le Guyana demeure encore, au début du XXIe siècle, l’un des pays les plus pauvres du continent sud-américain. La découverte du pétrole relance le contentieux entre les deux pays (Le Monde).

Document 1. Dix premiers États par leur croissance annuelle du PIB en %, moyenne sur trois années (2020–2022)
croissance annuelle du PIB
 

En décembre 2019, l’exploitation du pétrole off-shore commence par ExxonMobil qui semble avoir signé un accord qui lui est très favorable avec l’État guyanien (accord dénoncé par l’opposition au pouvoir en place à Georgetown, la capitale du Guyana). Entre 2020 et 2023, la production de pétrole est multipliée par cinq. Cinq nouvelles compagnies pétrolières forent le pétrole de l’Essequibo, dont l’américaine Chevron ou la compagnie nationale chinoise CNOOC, 3e plus grande compagnie pétrolière chinoise, par ailleurs 20e entreprise chinoise par son chiffre d’affaires. Le Guyana occupe désormais le 31e rang mondial pour la production de pétrole et pourrait accéder au 18e d’ici 2027, devançant le Venezuela où se trouvent pourtant les plus importantes réserves mondiales. En septembre 2023, de nouveaux appels d’offres pour l’extraction sont lancés par le gouvernement de Georgetown. Avec des réserves désormais estimées à 11 milliards de barils (plus que celles du Koweït), l’Essequibo pourrait devenir un « nouvel émirat » pétrolier en Amérique latine (Le Monde). En attendant le Guyana bat des records de croissance du PIB : + 86 % en 2020, +60 % en 2022, +38 % en 2023 ((Sources : Fonds monétaire international, World Economic Outlook Database et revue Géo, « À 38 % en 2023, la croissance folle du Guyana lui fait risquer le "syndrome hollandais" », par Benjamin Laurent sur Geo.fr, 14 septembre 2023.)).

Document 2. Limites de ZEE au large des Guyanes et différend frontalier Venezuela—Guyana

frontières maritimes et conflits autour du pétrole dans la ZEE du Guyana

 

2. Des tensions géopolitiques inédites en Amérique du Sud

La montée des tensions coïncide donc avec le développement de l’activité pétrolière. Dès 2018, la présence militaire vénézuélienne se renforce à la frontière : le Guyana, inquiet et qui dispose d’une très petite armée, sollicite la Cour internationale de justice (CIJ), la plus haute juridiction de l’ONU, dans le but de trancher le différend entre les deux pays.

En 2021, l’armée vénézuélienne commet plusieurs incursions dans la ZEE du Guyana et dans son espace aérien : l’inquiétude grandit au Guyana. Le gouvernement des États-Unis exprime son soutien à un allié (et partenaire économique) dans un contexte de tensions toujours très fortes avec le pouvoir « bolivarien » marxisant de Caracas. Les tensions s’accentuent au cours de l’année 2023. Des appels au calme viennent des organisations régionales : l'Organisation des États américains (OEA), la Communauté caribéenne (CARICOM), la Communauté des États d'Amérique latine et des Caraïbes (CELAC) exhortent les deux parties à trouver un terrain d’entente diplomatique.

L’acmé des tensions est atteint au mois de décembre 2023. Bien que la Cour internationale de justice ait ordonné le vendredi 1er décembre au Venezuela de « s’abstenir de toute action qui modifierait le statu quo dans l’Essequibo » (CIDJ), le président vénézuélien Nicolás Maduro maintient l’organisation d’un référendum pour le rattachement de la région au Venezuela avec comme slogan : « El Esequibo es nuestro » (l’Essequibo est à nous). Le 3 décembre, le référendum donne 95 % de oui, mais avec la participation de la moitié des électeurs seulement (Le Monde/AFP). Par ailleurs, le referendum ne concernait que les habitants du Venezuela, et pas ceux de l’Essequibo. Le Venezuela annonce ensuite qu’il refuse de reconnaitre la compétence de la Cour internationale de justice. Le lendemain, le Guyana fait état d’une incursion sur son territoire par 200 membres des forces spéciales vénézuéliennes déguisés en civils afin de mener des sabotages.

Le 6 décembre, la tension monte d’un cran. Le Venezuela ordonne l’octroi de licences de sa propre compagnie nationale PDVSA pour exploiter le pétrole dans l’Essequibo, semblant annexer de fait le territoire. Par ailleurs, un hélicoptère guyanien s’écrase mystérieusement à la frontière.

Dans ce contexte de fortes menaces, le 7 décembre, les États-Unis décident d’effectuer des exercices militaires aériens « de routine » au Guyana. De son côté, le Mercosur exhorte les deux parties à discuter pour éviter la guerre. Le président brésilien Luiz Inácio Lula da Silva déclare ne pas vouloir de guerre en Amérique du Sud mais renvoie les deux parties dos à dos : Lula, relativement proche idéologiquement de Nicolás Maduro, ne souhaite pas pour autant la disparition du Guyana. Des troupes brésiliennes sont déployées depuis plusieurs mois aux confins du pays le long de la frontière avec le Guyana et le Venezuela.

Le 8 décembre, une réunion du Conseil de sécurité de l’ONU est convoquée : les États-Unis et le Royaume-Uni affirment leur « soutien inébranlable à la souveraineté du Guyana » mais le Venezuela est soutenu par la Russie. Aucun vote n’a lieu mais António Guterres, le secrétaire général de l’ONU, s’est exprimé à plusieurs reprises afin d’éviter le conflit (AFP). Ainsi le 14 décembre, un sommet à Saint-Vincent-et-les-Grenadines, un petit État des Antilles, permet une rencontre entre le président vénézuélien Nicolás Maduro et Irfaan Ali, le président du Guyana, pour faire baisser les tensions. Ils signent une déclaration de paix tout en maintenant leur position respective (Le Monde/AFP).

La décision du Royaume-Uni d’envoyer dans les eaux guyaniennes un navire de guerre, le HMS Trent, afin de soutenir le pays, déclenche la colère de Nicolás Maduro qui annonce vouloir répondre à la « provocation britannique ». Le Royaume-Uni se justifie en précisant que la patrouille est prévue de longue date et s’inscrit dans le cadre d’un accord de coopération du Commonwealth. Le 28 décembre, un exercice militaire ordonné par le président vénézuélien et comprenant 5 600 soldats des forces armées nationales « bolivariennes » à proximité de la frontière avec le Guyana montre la fragilité des accords de Saint-Vincent-et-les-Grenadines (Le Monde/AFP). Nicolás Maduro accuse le Royaume-Uni de nuire à la paix dans la région et à la souveraineté du Venezuela. Il dénonce une forme de néo-colonialisme.

Au Venezuela, l’opposition politique face à Maduro explique les tensions extérieures par l’approche des élections présidentielles dans le pays en 2024. La stratégie nationaliste de Nicolás Maduro servirait à distraire la population vénézuélienne et lui faire oublier les fortes difficultés économiques internes.

Conclusion

On assiste à une montée des tensions géopolitiques sur un continent qui n’avait pas connu de conflit interétatique depuis la guerre des Malouines en 1982. Le Venezuela avait alors apporté son plein soutien à l’Argentine dans un conflit face à un Royaume-Uni perçu comme impérialiste et colonialiste. Il semble se situer sur cette même ligne aujourd’hui, alors même que le Guyana est un État indépendant.

 


Bibliographie

Sources (par ordre chronologique)
Pour compléter avec Géoconfluences
Revue de presse sur le site de notre partenaire, la Clé des langues

 

 

 
Patrick BLANCODINI

Professeur agrégé d'histoire et géographie en lycée et en classes préparatoires, lycée Saint-Exupéry et lycée Ampère, Lyon

 

Édition et mise en web : Jean-Benoît Bouron

Pour citer cette brève :

Patrick Blancodini, « Essequibo : crise géopolitique entre le Guyana et le Venezuela », Géoconfluences, janvier 2024.
URL : https://geoconfluences.ens-lyon.fr/actualites/veille/breves/essequibo-crise-geopolitique-entre-le-guyana-et-le-venezuela