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Les dynamiques de l'eurorégion Danube-Kris-Mures-Tizsa (DKMT) en Europe centrale

Publié le 16/10/2008
Auteur(s) : Emmanuel Bioteau - université d'Angers
Bénédicte Michalon - CNRS
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NB. Le contenu de cet article donne des informations disponibles au moment de sa publication en 2008.

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L'entité transfrontalière Danube-Kris-Mures-Tizsa (DKMT) fut fondée en 1997. Cette eurorégion s'est construite sur la base de trois territoires politiques, qui correspondent à des découpages internes aux États : la région administrative Dél-Alföld (Grande plaine du Sud) en Hongrie, la région de développement Ouest en Roumanie et la Voïvodine serbe qui, si elle a un temps bénéficié d'une autonomie territoriale, est aujourd'hui dirigée depuis Belgrade. Ces territoires sont de grande taille et de poids démographiques sensiblement équivalents. Ils couvrent à eux trois une superficie de 71 867 km² et recensent une population totale de plus de 5,3 millions d'habitants. Si l'ensemble eurorégional ainsi créé ne permet pas de développer des projets portant sur l'intégralité de son territoire, le partage d'actions permet de dépasser les clivages interétatiques, voire identitaires et des projets communs voient le jour, malgré les frontières. Retirant de leurs contacts avec l'extérieur des expériences singulières, les acteurs locaux sont à même de produire des initiatives novatrices. Mais la constitution de ces territoires transgressant les frontières tend à induire de nouvelles discontinuités internes aux territoires des États.

L'eurorégion DKMT est le fruit d'une initiative conjointe des départements Timis (Roumanie) et Csongrad (Hongrie). Assemblée de départements hongrois et roumains elle associe cependant dès l'origine le territoire serbe de Voïvodine. La réflexion conduisant à la réalisation de l'eurorégion s'était amorcée dès 1992 dans la perspective de refonder le Banat historique à l'appui de la coopération transfrontalière. L'eurorégion DKMT est dans sa quasi totalité une vaste plaine (partie méridionale du bassin pannonien) avec pour seul relief une partie des monts Apuseni en Roumanie. Elle est rainée par un important réseau hydrographique (Danube, Mures, Kris, Tisza…) qui représente 26% des voies navigables internes et 61,5% des canaux d'Europe centrale et du sud-est. Leur utilisation en tant qu'éléments fédérateurs est peut-être plus neutre que la référence à la "région historique" du Banat qui renvoie à une région homogène, reconnue sur le plan historique et faisant sens pour les habitants. Mais le Banat est peu connu en Europe, d'où le choix d'une dénomination à partir des fleuves et rivières qui bornent et irriguent le territoire de cette eurorégion souvent dénommée le "Territoire des quatre rivières".

La dénomination de l'eurorégion d'après les quatre cours d'eau permet une reconnaissance extérieure plus aisée, par la référence explicite à la toponymie fluviale, largement plus connue en Europe, au moins pour le Danube et la Tisza. La référence aux fleuves et rivières se surimpose au Banat, fondant une identité territoriale forte par laquelle les habitants montrent une volonté de coopérer. La réalisation du projet eurorégional pouvait a priori s'effectuer sans l'adjonction de la Voïvodine. Le rétablissement d'une image d'ouverture et de respect mutuel, de même que nombre de contacts administratifs internes, en auraient notamment été facilités. Mais la présence de populations d'ethnicité roumaine et, surtout, magyare dans le nord du territoire serbe, justifie pour partie son rattachement. Associer la Voïvodine consiste à recomposer le Banat historique, en l'élargissant sur ses pourtours occidentaux.

Les territoires administratifs constituant l'eurorégion DKMT ont peu de capacité de prise de décisions. À titre d'exemple, en Roumanie, tout projet de coopération locale doit être visé par les ministères concernés. Il en va de même pour l'octroi de subventions et pour la gestion des fonds européens alloués. La Voïvodine, elle, n'existe plus à proprement parler en tant qu'entité territoriale. Les décisions la concernant sont prises depuis Belgrade, hors du champ territorial eurorégional. Enfin, la région hongroise concernée reste sous l'influence économique et politique directe de Budapest. L'eurorégion peut alors être assimilée au seul assemblage de trois vastes entités territoriales frontalières. Elle est perçue de la sorte par les populations difficilement sensibilisées à cet outil de coopération pénalisé par un déficit d'image. Les acteurs entrepreneuriaux et associatifs rencontrés dans les petites villes frontalières en témoignent, l'eurorégion est une construction encore floue et peu productive à leurs yeux. Paradoxalement, c'est le conflit yougoslave qui a conféré à la construction eurorégionale l'un de ses identifiants majeurs. Durant quelques années, alors que l'espace de voisinage se ferme, la prise de conscience des possibilités offertes par une frontière ouverte s'affirme ce qui joue en faveur de meilleures interactions frontalières en Europe centrale. Des financements sont donc alloués par les États et par l'UE pour soutenir le projet DKMT.

L'identité banatéenne est au cœur de la réflexion transfrontalière et la création de l'eurorégion DKMT fournit le cadre de recomposition d'un territoire passé. Les élus à l'origine du projet poursuivaient l'objectif de "recomposer une structure territoriale autour des villes de Timişoara et Szeged qui s'appuie sur l'identité du Banat (…) au plus proche des limites de cette province". L'eurorégion se doit de fonder de nouveau, non pas tant le territoire, mais bien l'image véhiculée par le Banat compris dans ses limites antérieures aux découpages frontaliers, un territoire marqué par le caractère pluriculturel de l'ancien Empire d'Autriche-Hongrie. De fait, sans la portion ex-yougoslave de l'ancien Banat, toute référence à l'identité territoriale antérieure se trouverait tronquée.

La référence banatéenne est perçue comme gage d'ouverture du fait d'une pluriconfessionnalité et d'un multiculturalisme passés. L'eurorégion DKMT est susceptible de garantir un renouvellement des rapports culturels entre des populations désormais séparées par la frontière. Auparavant, Allemands, Hongrois, et Orthodoxes (Serbes et Roumains) assuraient un équilibre tripartite. Désormais, de poids démographiques équivalents dans l'eurorégion, Serbes, Hongrois et Roumains composent l'essentiel du peuplement de ce territoire.

Il transparaît derrière cette construction territoriale transfrontalière l'idée suivant laquelle les différentes composantes du Banat historique conservent la capacité de construire entre elles des liens durables. De là se forme l'idéal d'un modèle banatéen, soutenu par quelques élus et entrepreneurs. Les premières coopérations menées dans le contexte eurorégional visent à renforcer l'altérité transfrontalière, par le développement de parcours touristiques, l'organisation de rencontres et l'édition d'une revue trilingue. Désormais, le renforcement des connexions transfrontalières permet d'envisager la recomposition d'une "région" Banat.

Des effets de calques sont identifiables entre l'eurorégion DKMT et le territoire de la province historique du Banat. La régionalisation en cours en Hongrie contribue au retrait, au début de l'année 2004, du département (ou comté) de Jasz-Nagykun-Szolnok qui n'est pas membre de la région du Dél-Alföld où se retrouvent les trois autres comtés hongrois de l'eurorégion qui se concentre sur le territoire originel du Banat. Cette adaptation témoigne d'un recentrage des actions eurorégionales. Le département roumain d'Hunedoara, l'ouest de la Voïvodine, de même que le district hongrois de Bacs-Kiskun, sont considérés comme des "espaces en marge", pour lesquels "l'intérêt de la coopération eurorégionale résulte d'une volonté politique extérieure plutôt que d'une implication locale", suivant l'un des responsables du Bureau des relations internationales et eurorégionales de la Mairie de Szeged. L'eurorégion s'organise autour des trois grandes villes polarisant leurs régions respectives que sont Timişoara (région de développement V-Ouest en Roumanie), Szeged (région Dél-Alföld) et Novi Sad (Voïvodine). Celles-ci forment un réseau de villes au cœur duquel prennent place la plupart des projets coopératifs : infrastructures de transport, protection des milieux naturels, projets de développement touristique transfrontalier, etc.

L'eurorégion DKMT peut prétendre redevenir un pôle carrefour des relations internationales dans le Centre-sud de l'Europe élargie bien que les contrôles aux frontières soient désormais plus contraignants [1], pour les Serbes surtout. Elle est située à égale distance de Budapest et de Belgrade, mais aussi proche de Sofia et de Vienne. Elle reste proche de Bucarest. L'association eurorégionale entend désormais jouer de sa situation, laquelle est jugée "nettement plus favorable que celle de l'eurorégion Carpates" [2].

La fonction de rupture de la frontière, née de la stricte application du droit conventionnel, n'est plus tant spatiale que sociale. À charge pour les collectivités territoriales concernées de rendre la frontière accessible et appropriée par leurs habitants. Les apports attendus en retour (investissements, mobilisations sociales) sont essentiels au devenir collectif et la frontière devient enjeu de développement dans la mesure où elle contribue à infléchir les recompositions territoriales dans les limites de l'application du pouvoir légitime de l'État. Le questionnement formulé par Michel Foucher, demandant si l'on passe en Europe centrale de "la division" à "des divisions plus locales", se confirme.

Ces nouvelles limites internes entre des régions sont perçues comme des frontières. Ainsi, vu de Roumanie, l'espace frontalier hongrois représentait une porte d'entrée de l'UE. Cette frontière  constitue aujourd'hui la limite orientale de l'espace Schengen, auquel aspirent la Roumanie et ses habitants. Prochainement, cette même limite pourrait être celle de la zone euro à laquelle la Hongrie demande l'accession. L'UE reste encore aujourd'hui, aux yeux des Roumains, gage d'une modernité qui fait encore défaut au pays : en témoignent les migrations continues en direction de l'Europe occidentale. Certes aussi, la proximité géographique de la Grèce, donc le passage par la Bulgarie et la frontière danubienne, constitue une autre porte d'entrée de l'UE ; mais celle-ci reste lointaine vu de l'ouest roumain.

Quelques grandes entreprises investissent dans l'est de la Hongrie, franchissant la frontière. Des travailleurs et des étudiants font le choix d'une émigration temporaire en Hongrie peut-être appelée à se pérenniser. Ils s'établissent essentiellement dans l'intervalle spatial séparant la frontière de Budapest. Peu de citoyens roumains vivent dans l'ouest de la Hongrie. En parallèle, en Roumanie, hormis à Bucarest, peu d'implantations hongroises se localisent hors de l'ouest du pays, à proximité de la frontière ainsi que dans une région, le "Pays Sicule", situé au cœur de la Roumanie et peuplé en majorité de magyarophones.

Pour les Hongrois comme pour les Roumains, les incidences spatiales de la frontière s'étendent et un gradient apparaît dans l'espace frontalier. Au sein des territoires étatiques des régions frontières peuvent être identifiées. Elles sont nimées par la proximité du tracé frontalier, ainsi qu'en témoignent les performances économiques des régions de développement situées dans l'ouest de la Roumanie. L'extension de l'intermédiaire frontalier s'opère par étapes qui correspondent à celles de l'intégration dans le système d'échanges européen. L'unité territoriale des États n'est pas pour autant remise en question. Il faut lire dans l'extension des espaces qualifiés d'intermédiaires (au regard de la frontière) l'accroissement de leurs potentiels de développement, auparavant limités par des schémas organisationnels qui faisaient des bordures frontalières des espaces clos. Cet exemple démontre que l'espace frontalier redevient un facteur de cohésion.

 

Sources :

  • Bioteau E. - Des frontières et des Hommes. Approche des recompositions territoriales frontalières. L'exemple de l'Ouest roumain - Thèse de Doctorat, Université d'Angers, 2005
  • Popa N. - Frontiere, Regiuni transfrontaliere si Dezvoltare regionala în Europa mediana [Frontières, Régions transfrontalières et Développement régional en Europe médiane], ouvrage en langue roumaine - Editura Universitatii de Vest, Colectia Terra, Timisoara, 2006

 

Notes

[1] Le journal roumain Evenimentul Zilei, daté du 3 mai 2004 (source : www.lecourrierdesbalkans.org ) rapporte ainsi les difficultés rencontrées par les transporteurs routiers roumains souhaitant franchir la douane de Nadlac, suite au changement de régulations consécutif de l'entrée de la Hongrie dans l'Union européenne, le 1er mai 2004. Les files de camions attendant le contrôle sont, suivant l'auteur de l'article, "interminables" et "inadéquates avec les discours prônant une meilleure coopération". Au point que dès ce jour l'opportunité de l'élargissement est remise en cause, en Roumanie, par quelques observateurs.

[2] Ilies A. - România. Euroregiuni. [Roumanie. Eurorégions] - Editura Universităţii din Oradea, Oradea, 218 p. - 2004 - p.62.

Emmanuel Bioteau, Université d'Angers, CARTA (UMR 6590)

et Bénédicte Michalon, CNRS, ADES (UMR 5185),

pour Géoconfluences le 16 octobre 2008

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Pour citer cet article :  

Emmanuel Bioteau et Bénédicte Michalon, « Les dynamiques de l'eurorégion Danube-Kris-Mures-Tizsa (DKMT) en Europe centrale », Géoconfluences, octobre 2008.
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/doc/typespace/frontier/popup/BiotMichal4.htm