L’extractivisme sans extraction ? Au Groenland, des politiques de développement territorial entre volontarisme minier et dépossessions
Bibliographie | citer cet article | français | italiano
L’auteure tient à remercier ses relecteur·trices ainsi que l’ensemble des acteur·trices rencontrés lors de son travail de terrain, à Nuuk, Copenhague et ailleurs.
« Suliffissanik ! » lançait un élu local aux opposants d’un projet de mine dans le sud du Groenland, lors d’une manifestation en 2013((« Donnez-nous du travail ! », en Kalaallisut. Citation rapportée en entretien par une militante du groupe Urani Naamik Narsaq.)) : ce type de projet d’aménagement symbolise le grignotage d’une « dernière frontière » par la culture consumériste occidentale (Blangy, Tester, 2013 ; Sejersen, 2015) dont les modes de mise en œuvre sont conflictuels. Au Groenland, comme dans l’ensemble de l’Arctique, les changements globaux se traduisent en effet par des transformations profondes des modes de vie des populations locales. La région se réchauffe plus vite que le reste du globe (GIEC, 2014) et à cela s’ajoute d’autres mutations spatiales, comme la sédentarisation de l’habitat et l’industrialisation (Collignon, 1999 ; Blangy, Tester, 2013 ; Sejersen, 2015). Les ressources du sous-sol sont à la fois porteuses de ces transformations comme elles en sont la conséquence : les changements globaux ont transformé et accéléré les modes de « mise en ressource » de l’environnement arctique, où les glaces marines et terrestres perdent en volume et se forment plus tard dans l’année (GIEC, 2014 ; Khan et al., 2015), facilitant ainsi l’accès aux éléments exploitables. La zone au nord du cercle polaire serait particulièrement riche, contenant environ 90 milliards de barils de pétrole ainsi qu’une grande quantité de gaz et de minerais (USGS, 2008)((Le choix est fait de ne pas donner d’appréciations en pourcentage des réserves mondiales en raison de la forte variabilité des estimations globales.)). Dans ce contexte, l’extraction apparaît comme une perspective de développement économique de choix pour des régions marginalisées et marquées par les inégalités spatiales((Le taux de chômage au Groenland atteint 9,1 % quand celui du Danemark s’élève à 3,8 % (moyennes de l’année 2015). Côté canadien, le taux du chômage du Nunavut est l’un des plus élevé (16,3 %) du Canada, dont le taux global est de 6,3 % au premier semestre 2017. Ces éléments généraux ne doivent pas faire oublier qu’à l’intérieur de ces régions demeurent de très fortes disparités, notamment entre espaces ruraux et urbains. Données des bureaux statistiques nationaux.)). Malgré des difficultés techniques d’exploitation qui perdurent et la forte volatilité des cours des matières premières, les projets extractifs demeurent intéressants pour les firmes transnationales (Wilson, Stamler, 2016).
Au Groenland, ces perspectives de développement et les transformations spatiales qui y sont associées soulèvent bien des interrogations et les impacts environnementaux et sociaux de grands projets extractifs restent mal connus. Pour M. Nuttall, ces évolutions indiquent la mise en place d’une « Greenlandic Ressource Frontier » (Nuttall, 2012) : un espace relationnel d’opportunités, d’exploitation, mais aussi de contestations qui est dessiné par les acteurs locaux et nationaux. En effet, l’exploitation du sous-sol pourrait devenir une ressource pour l’indépendance de la région, colonisée puis intégrée au Royaume de Danemark au début des années 1950 : l’économie est l’une des dernières barrières qui empêche l’indépendance du Groenland sans perte de qualité de vie pour ses habitants. Cela se traduit par un volontarisme politique vis-à-vis du développement minier, mené au nom d’un certain sens de l’intérêt général. Mais alors que l’exploitation du sous-sol est censée permettre la « réappropriation » du territoire Groenlandais après les spoliations coloniales danoises, ce sont davantage des logiques de dépossession qui apparaissent.
Récemment, le projet de développement d’une mine à ciel ouvert de terres rares et d’uranium dans le sud de l’île à Kuannersuit a montré que ces transformations socio-spatiales font débat : à bien des égards, les pratiques d’une compagnie minière et celles du gouvernement groenlandais rappellent certaines des « maladies de l’extractivisme » (Acosta, 2013) plus communément identifiées en Amérique du Sud ou en Afrique, qui bafouent les droits des populations locales et les privent des retombées économiques de l’extraction. L’extractivisme pose globalement trois types de problèmes : environnementaux, socio-économiques et politiques. Au Groenland, la priorité donnée à ce « modèle » de développement prend une coloration particulière : alors qu’il a été associé aux modes d’appropriation coloniaux tant des espaces que des ressources (Acosta, 2013), c’est à un renversement de la logique à laquelle on assiste. Les orientations des politiques publiques en la matière ont clairement pour objectif de proposer un mode de financement de l’indépendance. Certaines de ces « maladies de l’extractivisme » (Acosta, 2013), ont déjà été évoquées par quelques auteur·e·s, notamment l’occultation d’autres modes de penser l’avenir autour du projet de Kuannersuit (Bjørst, 2016) ou encore le faible engagement des populations locales dans le processus décisionnel aussi bien dans ce projet que dans d’autres (Nuttall, 2013 ; Nuttall, 2015). Cependant, le lien entre ces phénomènes et la notion d’extractivisme n’a pas réellement été interrogé. Cet article propose une approche plus globale de ces « maladies de l’extractivisme » : il se concentre sur les aspects sociaux et politiques de la controverse de Kuannersuit, étudiés à partir d’une enquête qualitative menée en mars 2017 à Nuuk. Il permettra ainsi de voir comment le cas groenlandais permet de relire la notion d’extractivisme, en la considérant non pas seulement comme un modèle économique mais avant tout comme une logique politique qui produit des formes d’exclusion par et avec l’espace. Si d’une part, il est un modèle économique visant à affirmer l’intégration aux dynamiques de la mondialisation de ce qui était jusqu’alors considéré comme une marge, il engage d’autre part, en tant que modalité de gestion et de gouvernance d’un territoire postcolonial, la reproduction de logiques de mise à l’écart des processus décisionnels qui rappellent les modes d’appropriation coloniaux.
Figure 1. Le port de Nuuk
La plus grande partie des biens consommés sont importés. Pour encourager l'industrialisation, les carburants sont gérés par un monopole gouvernemental qui fixe les prix. Cliché : Marine Duc, 2017. |
Complément 1. L’extractivisme comme notion opératoire
L’extractivisme est une notion désignant un mode spécifique d’accumulation de richesses, reposant sur des « activités qui extraient d’importantes quantités de ressources naturelles qui ne sont pas transformées (ou qui le sont seulement dans une faible mesure) principalement destinées à l’export. L’extractivisme ne se limite pas seulement aux minerais ou au pétrole, il est également présent en agriculture, en sylviculture, ainsi que dans le secteur de la pêche ». (Acosta, 2013). Cette mise en ressource intensive peut alors se traduire spatialement par des logiques de front pionnier, qui déplacent les limites entre espaces « productifs » et espaces « improductifs » (Svampa, 2011). Ce concept mobilisé surtout en études critiques du développement et en approches critiques de l’environnement (Svampa, 2011 ; Bednik, 2015) désigne des logiques économiques prédatrices et a principalement été adopté pour l’analyse des situations socio-économiques en Amérique du Sud et plus secondairement, en Afrique. Le terme vient du portugais « extractivismo », initialement employé pour désigner l’exploitation commerciale des produits forestiers au Brésil (Emperaire, 1996). Il désigne à l’origine un mode d’accumulation capitalistique qui s’est structuré avec les empires coloniaux, et qui reposait sur l’export massif de matières premières vers les métropoles. La variété des cas, et notamment les variations spatiales et temporelles des contextes politiques a permis d’en préciser les usages : de l’extractivisme au sens strict se distingue alors le néo-extractivisme, qui désigne une situation où l’État prend en charge une partie des orientations économiques – à travers les nationalisations des mines par exemple – en pensant les industries extractives comme une clé pour le développement (Gudynas, 2009 ; Acosta, 2013). Mais pour Gudynas et C. Acosta, néo-extractivisme et extractivisme ne sont que les « deux faces de la même malédiction » (Accosta, 2013, p. 61) : si le néo-extractivisme est le propre de politiques menées par des gouvernements socialistes souhaitant une meilleure redistribution des richesses, la structure économique du pays n’est pas pensée de manière différente et elle reste totalement dépendante des marchés internationaux. Par conséquent, les économies concernées restent en position de faiblesse et de dépendance.
L’extractivisme est souvent identifié dans des régions caractérisées par la pauvreté et les fortes inégalités sociales, qui cohabitent avec des sols et sous-sols riches en matériaux exploitables. Pour certains auteurs, la « malédiction des ressources » (Acosta, 2013 ; Gilberthorpe, Hilson, 2014) est visible lorsque l’exploitation des ressources naturelles ne se traduit pas nécessairement en amélioration du bien-être des populations d’une région donnée et l’effet de percolation attendu par l’implantation d’une exploitation (minière, pétrolière, forestière …) n’a pas lieu.
1. Le Groenland et la politisation du sous-sol
1.1. Réappropriation du sous-sol, réappropriation territoriale ?.
Au-delà des compétences régaliennes, ce sont bien les transferts financiers venant de l’État danois qui indiquent que le Groenland est toujours un territoire dépendant du Danemark. Chaque année et conformément aux conditions fixées par l’accord du Selvstyre (2009), Naalakkersuisut((Les institutions politiques nationales groenlandaises : Naalakkersuisut est le gouvernement et Inatsisartut le Parlement. J’utiliserai ici prioritairement les toponymes et appellations groenlandaises, tout comme je refuse la projection conforme à petite échelle. L’objectif est de limiter la reproduction des rapports de pouvoirs coloniaux qui sont donnés à voir par les cartes et les signifiants. En revanche, si le choix est fait de parler de « Groenland » et de « Groenlandais.es » plutôt que de Kalaallit Nunaat ou de Kalaallit, c’est parce que les Groenlandais.es eux-mêmes ont tous choisi cette traduction lors des entretiens, pour se désigner ou désigner leur pays. L’emploi du terme Kalaallit sera alors réservé à la désignation des héritages culturels autochtones.)) touche une dotation de 3,6 milliards de couronnes (soit plus de 483 millions d’euros) – ce qui représente près de 24 % du produit intérieur brut groenlandais((Pourcentage calculé en prix courants pour l’année 2015 (taux de conversion utilisé : 1DKK = 0,13 €). Toutes les données statistiques citées ci-après viennent de Statistics Greenland.)).
Figure 2. Nuuk, capitale du Groenland
À droite, la tour de Nalaakkersuisut et à son pied le bâtiment sombre d'Inatsisartut. Cliché : Marine Duc, 2017. |
Les accords du Selvstyre signent une réappropriation légale (partielle) du territoire groenlandais par les Groenlandais grâce au transfert de compétences qu’il permet : les organes exécutif et législatif disposent du droit de produire la loi dans un domaine donné et sont responsables de son application et de son financement (Statsministeriet, 2012). Ces accords vont vers une inversion progressive des rapports de pouvoir entre Groenlandais·es et Danois·es, puisque jusqu’alors, les voix groenlandaises n’avaient été que peu prises en considération dans l’écriture du droit, rédigé en danois par des Danois·es - et a ainsi constitué un instrument de spoliation dans la colonisation. Ces accords font donc avancer la réappropriation politique du territoire groenlandais par les populations locales, en statuant sur les conditions de production de la norme juridique le régissant. L’actualisation du Groenland comme Kalaallit Nunaat – la terre des Groenlandais.es – prend aussi un sens matériel dans ces transformations juridiques : alors qu’elle relevait d’une gestion conjointe depuis 1979, la compétence extractive revient entièrement à Naalakkersuisut en 2010. La réappropriation spatiale passe alors par une réappropriation du sous-sol (Inatsisartut, 2009). Cette loi construit ainsi le cadre normatif nécessaire pour désigner les matériaux du sous-sol comme propriétés nationales, et établit ainsi les ressources de l’indépendance.((Si l’acquisition de la compétence totale est exclusive et que les revenus qui peuvent découler de l’exploitation sont directement payables à Naalakkersuisut, une clause précise que dans le cas où les revenus issus de l’extraction atteignent un certain seuil, la subvention danoise sera réduite de la moitié de la valeur des revenus annuels de l’extraction. Il s’agit donc d’une politique de long terme, pensée pour être bénéfique aux deux parties.)) Préparée peu de temps après des publications ayant réactualisé les connaissances du sous-sol arctique (USGS, 2008), cette loi porte à l’écrit l’idée que les industries extractives sont détentrices d’un pouvoir de reconstruction politique, où la réappropriation des ressources est construite comme réappropriation de l’espace : ainsi que le déclare un ancien premier ministre groenlandais, « le changement climatique a déjà ouvert de nouveaux espaces à l’exploitation des ressources minérales alors que la couverture glacière se retire. Et avec la combinaison du contrôle politique et économique de nos ressources minières, cela va ouvrir de nouvelles opportunités pour le Groenland de gagner une plus grande indépendance économique et politique par rapport au Danemark. » (J. Motzfeldt cité par Nuttall, 2008, p.70). |
Figure 3. Couverture de la newsletter Uulex
Éditée par le Bureau of Minerals and Petroleum, mai 2017. |
Complément 2. Aperçu historique de la construction politique du Groenland
Le Groenland fait partie du Royaume du Danemark depuis le XVIIIe siècle, mais les premières arrivées des Vikings scandinaves venus d’Islande datent du Xe siècle (Gulløv, 2004). Le projet colonial dano-norvégien commença en 1721 par une mission protestante. Même si la colonisation n’a pas été sanglante, elle a apporté de grands changements dans la société groenlandaise. Comme Søren Rud l’a montré, les premières décennies de colonisation étaient caractérisées par de nombreux efforts danois pour décourager les Groenlandais·es d’adopter un mode de vie « civilisé » correspondant aux standards occidentaux, au nom de la préservation des héritages culturels inuits. Mais il s’agissait davantage d’une politique visant à préserver le monopole danois sur les pêches et le commerce des produits du phoque en contrôlant les pratiques sociales des Groenlandais·es que d’une préservation altruiste des cultures locales (Rud, 2014). Au début du XXe siècle, l’économie de subsistance devenant de moins en moins viable, les autorités danoises ont commencé à encourager la transition vers un modèle reposant sur l’exportation des produits de la pêche. Cela s’est matérialisé par la construction d’usines de transformations et de logements adjacents – ce qui a considérablement encouragé les migrations internes et la sédentarisation (Gulløv, 2004 ; Grydehøj, 2016).
Après la Seconde Guerre mondiale et l’indépendance de l’Islande en 1944, le développement des mouvements décoloniaux rendait urgente la nécessité de réformer le statut du Groenland. Le gouvernement danois a organisé et structuré cette modification sans tenir compte des voix groenlandaises et le Groenland devenait par modification constitutionnelle un département danois comme un autre : « il a été "décolonisé" formellement, par une intégration à l’État danois, en devenant théoriquement l’équivalent de n’importe quelle autre circonscription danoise de même niveau. » (Grydehøj, 2016, p. 105). Cette transformation en département a été la justification (dans un objectif d'équité territoriale) de lourds investissements dans les infrastructures, l'école et le logement. Mais jusqu’aux luttes du « Dégel printanier groenlandais » (Brøsted, Gulløv, 1977), conduisant par la suite à l’introduction du Home Rule – ou Hjemmestyre – adopté en 1979 après un référendum favorable à 70,1 % à l’autonomie élargie (Statsministeriet, 2005), les voix groenlandaises n’ont apporté qu’une très faible contribution à la construction territoriale du Groenland. Après ce premier transfert de compétences, le gouvernement groenlandais disposa d’un parlement et les lois n’étaient plus que formellement approuvées par le Folketing (le parlement danois). Ce transfert de compétences s’est accompagné de l’établissement d’une dotation annuelle fixée par les accords du Home Rule (Satsministeriet, 2005). Face à davantage de revendications et une volonté accrue de la société Groenlandaise de prendre part à la « construction de la nation » (Hansen, 2017), un autre référendum est organisé en 2008 et aboutit à l’adoption du Self-Rule – ou Selvstyre – en juin 2009. Il reconnaît le droit à l’auto-détermination du peuple Groenlandais, le kalaallisut comme langue officielle, fixe le montant de la dotation danoise et accorde la gestion des ressources naturelles. Seule la monnaie, une partie des affaires étrangères et la défense restent des compétences danoises (Statsministeriet, 2008).
1.2. Les trois temps du volontarisme politique : de l’extraction vers l’indépendance à l’extraction pour l’indépendance
Depuis 2009, les discours indépendantistes qui lient la question extractive aux opportunités politiques ont connu un certain nombre d’inflexions et démontrent finalement la sinuosité voire l’instabilité des orientations choisies en la matière, qui varient en fonction des partis dominants au pouvoir. Alors que la valorisation des ressources pétrolières offshore était largement prioritaire avant 2009, (Rasmussen, 2007), le parti Siumut arrivé au pouvoir en 2013 a assuré donner la priorité aux mines, l’extraction offshore étant considérée comme trop dangereuse pour l’environnement (Macalister, 2013). Mais l’extraction minière pouvant elle aussi constituer un risque environnemental, l’explication la plus probable de ce revirement est certainement la chute des cours du pétrole après 2008 combinée aux difficultés techniques de son exploitation en Arctique. L’arrivée de ce gouvernement annonce un certain volontarisme politique en la matière : si dans la dernière stratégie quadriennale (2014-2018), le lien entre indépendance et extraction n’est jamais clairement établi, il s’agit davantage de présenter ces politiques comme moyen d’encourager « la prospérité et le bien-être de la société groenlandaise » (Naalakkersuisut, 2014, p. 7), en mobilisant des argumentaires socio-économiques : développer l’industrie minière permettrait d’une part de stabiliser les finances publiques et d’autre part de créer de nouveaux emplois. Concrètement, cela se traduit par la mise en place d’un marketing territorial multiforme : publication de lettres d’information (figure 3) ; conférences à l’étranger, qui ciblent des hauts-lieux de la finance ou du marché des matières premières, comme le Greenland oil and gas event organisé en 2016 à Londres et à Calgary ; ou encore d’autres colloques ayant eu lieu à Toronto, Perth et Houston, ainsi que dans les places boursières des économies « émergentes » (Tianjin en 2011). Seulement deux grandes conférences ont été organisées au Groenland, signe que les autorités groenlandaises vont davantage rencontrer les investisseurs que l’inverse. Suite à un scandale de corruption, une nouvelle coalition gouvernementale réunissant les partis Siumut, Demokratiit et Atassut (les deux derniers étant moins ouvertement indépendantistes) est élue en 2014. C’est sûrement cette configuration politique qui explique les registres discursifs mobilisés dans la stratégie quadriennale, publiée sous ce gouvernement : l’économie est davantage mise en avant que l’indépendance.
Mais le changement de gouvernement en 2016 a repris les priorités établies par Siumut en 2013. À l’automne, les partis indépendantistes Inuit Ataatigiit et Partii Naleraq se joignent à Siumut. Ainsi, le nouvel accord de coalition mentionne cette fois, dès les premières lignes, l’objectif central de ce nouveau gouvernement : la mise en place d’une commission constitutionnelle, guidant la création d’un État groenlandais. Le développement et la stabilité économique n’est évoqué que par la suite : « Les parties s’accordent à créer […] un cadre de travail stable pour le développement de solutions politiques […]. La coalition s’intéressera tout particulièrement à la promotion des affaires et de l’industrie, pour permettre au pays de devenir plus autosuffisant sur le plan économique. » (Naalakkersuisut, 2016, p. 2). Le développement économique apparait plus ici comme un moyen qu’une fin en soi.
1.3. Un volontarisme minier sans mines ?
Malgré les encouragements du gouvernement aux investissements, des doutes subsistent sur la capacité des industries extractives à assurer le financement de l’indépendance. D’une part, les revenus conjoints de plus d’une vingtaine de mines seraient nécessaires sur une période d’au moins vingt-cinq ans pour financer l’indépendance et garantir la stabilité financière de l’État à venir (Ilisimatusarfik, Université de Copenhague, 2014). Or, en juillet 2017, ce sont seulement six licences d’exploitation qui sont effectives en ce qui concerne les minerais, dont trois ont eu des activités de production non commerciales (mais l’une d’entre elles a abandonné sa licence) et dont une autre est en activité commerciale effective.
D’autre part, les difficultés techniques et l’instabilité politique relative influent négativement sur l’attractivité du pays : le Fraser Institute((Think tank canadien, le Fraser Institute publie un rapport annuel sur les compagnies minières et l’attractivité des différents pays du monde selon une quarantaine de critères.)) a montré que le Groenland avait perdu 29 places par rapport à l’année précédente dans le classement des pays les plus attractifs pour les investissements miniers (Fraser Institute, 2017).
Si disposer d’une licence d’exploitation signifie disposer du droit à l’exploitation et n’est pas nécessairement synonyme d’exploitation commerciale, il existe un décalage entre ce droit à l’exploitation et son effectivité (figure 4). À l’heure actuelle, seule une mine de rubis, inaugurée en mai 2017 (Mølgaard, 2017) est en activité au Groenland. Les trois principaux projets présentés comme ayant eu des « activités opérationnelles » par l’administration groenlandaise((Correspondance avec un administrateur de l’autorité des ressources minérales, mai 2017 : « Trois d'entre elles ont déjà, à un moment donné, eu des activités opérationnelles. Cependant, il existe de nombreuses activités nécessaires à la mise en place d'une mine commercialement active, et pour la majorité des licences, ces activités préparatoires correspondent à ce qui a été entrepris à ce jour. »)) sont en réalité loin de l’exploitation commerciale : l’une des compagnies a renoncé à sa licence d’exploitation au printemps 2017 (Bureau of Minerals and Petroleum, 2017), un autre projet de mine d’or dans le sud de Kommune Kujalleq a fermé en 2013 après huit années d’activités mais a été rachetée récemment (Shultz-Lorentzen, 2017). En ce qui concerne les autres licences d’exploitation actives, leur situation est loin d’être stabilisée pour deux d’entre elles : la compagnie propriétaire d’une mine de fer (Isua project) au nord de Nuuk a également stoppé ses activités après avoir fait faillite et la licence a été rachetée par le groupe chinois General Nice en 2015. Le projet est toujours contesté pour ses impacts environnementaux et sociaux, mais aussi pour le manque de considération des populations locales dans sa mise en place (Nuttall, 2015). En ce qui concerne la licence d’exploitation obtenue en 2016 par Ironbark dans le nord-est du Groenland, dont la localisation est sujette à tensions : le parc Kalaallit Nunaanni nuna eqqissisimattiaq est le parc naturel plus grand et le plus septentrional au monde. Elles concernent pour l’instant l’industrialisation d’un parc naturel par un projet de mine à grande échelle et les conditions risquées d’exportation du minerai en hiver. Mais les contestations sont pour l’instant limitées à celles émanant des associations environnementales telles que World Wide Fund for Nature (WWF) Greenland et Avataq.
Figure 4. Les mégaprojets miniers au Groenland
Carte de Marine Duc, 2017. |
2. Le conflit de Kuannersuit comme révélateur de « maladies de l’extractivisme » (Accosta, 2013)
Le 24 octobre 2013, Inatsisartut vote la levée de la « tolérance-zéro » vis-à-vis de l’uranium (Mølgaard, 2013). La politique danoise, très restrictive envers toutes les activités nucléaires, s’appliquait également au Groenland. Un accord datant de la fin des années 1980 avait scellé la prohibition de l’extraction et de la transformation de l’uranium au Groenland, rappelée dans la Stratégie Arctique du Royaume de Danemark en 2011 : « le gouvernement du Groenland ne permet pas l’exploration ou l’exploitation de dépôts contenant des éléments radioactifs, que ce soit comme produit principal, comme sous-produit, ou comme résidu. » (Kingdom of Denmark, 2011, p. 25)((Pour certains auteurs, le Groenland n’aurait jamais réellement statué sur la question et la « levée » de la « tolérance zéro pourrait n’être que le résultat d’un processus spéculatif destiné à attirer les investisseurs (Vestergaard, Thomasen, 2016).)). En suivant Patrice Melé, on peut dire que cette décision politique a transformé ce qui était de l’ordre d’une tension locale autour d’un projet d’aménagement en un conflit national lorsque qu’il est médiatisé comme tel et un « saut qualitatif » (Melé, in Melé, Larrue, Rosemberg, 2003) a eu lieu. Il correspond à un engagement direct des parties, notamment par des manifestations : en rendant visible les oppositions, elles ont crédibilisé les positions de chaque parti (voir complément 3). Inédit, parce qu’il a rassemblé le plus grand nombre de participants à une manifestation de l’histoire du Groenland((Entretien avec un journaliste, mars 2017.)), le conflit de Kuannersuit est aussi multidimensionnel : il se joue tant à l’échelle locale qu’à l’échelle nationale, et potentiellement à l’échelle internationale, faisant varier un large éventail de registres argumentatifs. |
Figure 5. Le mont Kuannersuit (centre), au nord ouest de Narsaq
Cliché : Mariane Paviasen, hiver 2017. Avec l’aimable autorisation de l’auteure. |
Complément 3. Le conflit de Kuannersuit : acteurs, espaces et temporalités
Alors que localement, les craintes portaient surtout les éventuels risques pour la santé et sur de possibles conflits d’usages de l’espace, le « saut scalaire » (Ripoll, 2008) qui a eu lieu a transformé les revendications, et le débat porte davantage à l’échelle nationale sur les régimes d’exploitation de la nature et les modalités économiques de la construction d’un État indépendant, brouillant définitivement l’apparente unité des acteurs et des argumentaires selon leur échelle d’action. Les premières tensions datent de la fin des années 2000 (voir complément 3), lorsque Greenland Minerals and Energy, (GME) une compagnie minière australienne, obtient une licence d’exploration pour des terres rares à Kuannersuit, au Nord-est de Narsaq (sud du Groenland) en 2007 (figures 3 et 4). L’entreprise s’est d’abord centrée sur un projet d’extraction pluri-éléments devant prendre la forme d’une mine à ciel ouvert. Les premières études de faisabilité ont montré que le gisement polymétallique de Kuannersuit était l’un des plus richement dotés au monde (GEUS, 2014), où l’uranium pouvait être exploité comme sous-produit (GME, 2017 ; Orbicon, 2015). S’il n’est ici qu’un sous-produit, c’est pourtant la matérialité de ce minerai qui est un facteur de conflictualité. Pour certains collectifs d’opposants, tel que Uran Info ou Urani Naamik, ce n’est pas l’aménagement en soi qui est problématique, mais bien la spécificité de la ressource ciblée qui nécessite une attention spécifique et qui cristallise les incertitudes.
Pourtant, si les critiques sont vives et dépassent l’échelle locale, « tout le monde au Groenland a une opinion sur l’uranium »((conversation informelle avec un chauffeur de taxi, mars 2017.)) et le projet anime également les espoirs et déclenche des manifestations de soutien, notamment à Narsaq, où le projet est prévu. Mais surtout, le projet était avant 2016 majoritairement encouragé par les pouvoirs publics, puisque Siumut est favorable à l’extraction de l’uranium contrairement aux deux autres partis de la coalition (Inuit Ataqatigiit et Partii Naleraq). Cette situation bloque tout débat sur l’avancée du projet, puisqu’au sein du gouvernement la question est devenue un tabou. Mais finalement, les résultats des dernières élections aboutissant à la mise en place de cette coalition de partis pro- et anti-extraction de l'uranium sont révélateurs du clivage représentationnel à l’œuvre qui met en scène des modes différents d’usage des ressources.
En adoptant une approche constructiviste du conflit, où il s’agit de le lire non pas comme un problème mais comme l’expression d’un problème (Melé, 2003 ; Khirat, Torre, 2008), on peut voir ici une remise en cause du modèle de développement économique valorisé par les derniers gouvernements groenlandais, qui ont souhaité mettre l’accent sur le développement minier comme moyen de financer l’indépendance. Mais les intérêts financiers tant des acteurs politiques que des acteurs économiques ont mené à des choix qui rappellent à bien des égards ce qu'Alberto Accosta nomme des « maladies de l’extractivisme » (2013). Ainsi, le conflit de Kuannersuit permet d’en identifier deux sur le plan social : d’une part de grands espoirs de développement local qui peuvent aller jusqu’à l’occultation d’autres modes de penser le futur, d’autre part avidité et autoritarisme dans le processus décisionnel qui se traduit par une faible consultation des populations locales, des mécanismes de production d’ignorance et un manque de transparence.
>>> Voir aussi, sur un conflit autour d’un barrage en Islande : Lionel Laslaz, « Kárahnjúkar, le diable dans l’éden. Hydroélectricité et espaces protégés en Islande », Image à la une de Géoconfluences, septembre 2016 |
2.1. La « culture du miracle » (Coronil, 2002)
« Je ne vois pas l’uranium comme un problème mais comme une opportunité formidable et unique pour le Groenland »((Entretien informel avec une membre du parti Siumut, mars 2017.)) : à l’échelle locale comme à l’échelle nationale, le projet de mine est érigé en solution miracle par ses partisans·es qui cherchent à le légitimer en mobilisant une rhétorique du sauvetage : L. Rastad Bjørst avait déjà montré qu’à l’échelle locale, élu·es, employé·es de la compagnie minière et partisan·es du projet cherchaient à opérer un glissement des registres discursifs mobilisés pour évoquer Kuannersuit : il s’agit alors d’expliquer que l’extraction ne se fera pas seulement au Groenland, mais pour le Groenland. Ce glissement rhétorique articule ainsi échelle locale et échelle nationale, en dissimulant le fait qu’il n’existe pas de « plan B » pour le développement économique du Groenland (Bjørst, 2016). En effet, la région de Narsaq est particulièrement marquée par les difficultés socio-économiques : le taux de chômage à Narsaq (15 %) se situait au-dessus du taux national (9,1 %) en 2015. La fermeture d’une usine de traitement de crevettes en 2009 a porté un coup dur à l’économie locale, qui repose majoritairement sur la pêche. La situation économique fragile explique une situation démographique préoccupante, qui suit la tendance inverse de celle que connait l’ensemble de la population Groenlandaise (figure 6).
Figure 6. Évolutions démographiques comparées, Narsaq et ensemble du Groenland
Si depuis le début des années 2010, l’ensemble de la population groenlandaise diminue, en raison d’un nombre de départs élevés, on constate malgré tout un taux de variation positif de 13,3 % entre 1977 et 2016, lorsque sur la même période, la population de Narsaq chute de près de 26 %. Réalisation : Marine Duc, 2017. |
2.2. Les usages de l’espace : de l’espace à partager à l’espace à consommer
À l’échelle locale, deux phénomènes évoquent la mise en place d’un modèle extractiviste. Si les conflits d’usage de l’espace ne sont pas propres à ce modèle d’exploitation des ressources, le conflit environnemental, qui repose sur une opposition forte entre des acteur·trices en co-présence peut néanmoins en être un indicateur puisqu’il exprime souvent une remise en cause d’un type de développement économique. (Laslaz, 2015). À l’été 2017, l’étendue spatiale des installations minières est encore limitée, mais la présence d’une mine et d’activités de transformation prévoyant de rejeter dans le fjord de Nordre Sermilik les déchets de l’industrie suscitent de nombreuses craintes parmi la population locale, qui vit essentiellement de la pêche et de l’élevage ovin extensif – et le sud du Groenland est la seule région agricole de l’île (figure 7). Face au manque de main d’œuvre et de compétences locales, il est prévu de faire venir environ 900 travailleurs·euses étranger·ères pour la construction des infrastructures, dont 400 demeureront sur place pendant la phase opérationnelle – alors que les estimations d’embauche des populations locales sont de 200 personnes pendant la phase de construction et de 325 par la suite (Orbicon, 2015). L’arrivée de ces groupes est ainsi un facteur d’inquiétude parmi les opposant·es au projet, qui dénoncent le manque de retombées financières – qui sert pourtant à sa légitimation parmi les partisan·es. Mais on pourrait également s’attendre à une mise en place progressive d’enclaves résidentielles réservées aux travailleur·euses étrangers·ères sans communication avec le reste du village, puisque GME envisage de construire un village d’hébergement de ce type au nord de Narsaq (Orbicon, 2015). Or, ce phénomène de production d’enclaves extraterritoriales est bien identifié comme « maladie de l’extractivisme » (Acosta, 2013), où l’espace est une fabrique des rapports de force entre habitant·es et entreprises extractives.
Surtout, le projet de Kuannersuit et le volontarisme minier provoquent un conflit entre régimes juridiques d’utilisation de l’espace. Les usages de l’espace sont mis en exclusivité et cela participe pleinement du processus de production d’enclaves extraterritoriales : il passe tant par les modes d’occupation de l’espace que par l’utilisation du droit qui le régit. En effet, il n’existe pas au Groenland de droit privé de la terre. Héritage des traditions autochtones, la terre est pensée comme étant à tous. Il est seulement possible d’en louer l’usage après en avoir fait la demande auprès des autorités locales (Inatsisartut, 2010). On peut ainsi posséder une maison, mais jamais le sol qui la supporte. Le mode de fonctionnement des concessions minières repose sur un régime d’usage exclusif de l’espace sur de grandes superficies (figure 7). Il contribue ainsi à renforcer les délimitations fonctionnelles reposant sur l’usage des sols : il devient complexe dans l’espace délimité par la concession de chasser, pêcher, de récolter des baies, de laisser pâturer des moutons ou encore d’exploiter à petite échelle du minerai. Cette modification des régimes juridiques traduit ainsi une marchandisation de la terre qui va contre les représentations kalaallit traditionnelles de l’espace, qui n’est plus un partage mais un bien de consommation, où payer confère l’exclusivité des droits de l’usage de l’espace : l’importation de modèles juridiques occidentaux rentre ainsi en conflit avec le droit coutumier. |
Figure 7. À l'échelle locale, des tensions autour des usages de l'espace
Carte de Marine Duc, 2017. |
2.3. Construire le Groenland indépendant sans les Groenlandais ? Participation citoyenne et processus décisionnels
Les modèles extractivistes ont également tendance à remettre en cause les logiques démocratiques de co-production de l’espace en excluant les populations des processus décisionnels. C’est précisément ce qui est à l’œuvre dans le cas du conflit de Kuannersuit. Bien que le groupe des opposant·es soit particulièrement hétérogène et développe des registres argumentaires très variés, la demande de tenue d’un référendum est récurrente et a fait l’objet d’une proposition de loi (refusée) à Inatsisartut en 2016 (voir complément 3). Mais le caractère non démocratique des procédures décisionnelles concernant l’extraction minière se lit également dans l’attribution des licences. Si leur obtention est soumise à examen après la réalisation d’enquêtes publiques via des consultations publiques obligatoires pour l’établissement des Environnemental Impacts Assessements (EIA) et les Social Impact Assessements (SIA) dans lesquels les populations peuvent en théorie exprimer leurs craintes et obtenir des explications, la décision finale est uniquement administrative et dépend seulement du pouvoir exécutif. Il n’existe pas de rétrocontrôle parlementaire sur l’attribution des licences (figure 8). Le refus du dialogue s’exprime enfin dans les pratiques spatiales des élu·es. Si le Groenland est caractérisé par les discontinuités topographiques et topologiques, ces déplacements sont utilisés comme un moyen de diminuer le sentiment d’éloignement des centres décisionnels. Mais le conflit est l’occasion d’une modification de ces pratiques de mobilité, où les élu·es mettent en place des stratégies d’évitement de la ville à proximité du projet de mine : « nous voulons vraiment les rencontrer et discuter avec eux, mais ils disent qu’ils n’ont pas le temps de venir à Narsaq. […] Aucun·e ministre n’est venu·e à Narsaq dans les deux derniers gouvernements. »((Entretien avec une militante du groupe Urani Naamik Narsaq, mars 2017.)). Il s’agit bien d’une stratégie volontaire d’évitement puisque les villes voisines, notamment Qaqortoq, à moins de vingt minutes d’hélicoptère, ont été visitées à plusieurs reprises((Précisé lors des entretiens avec une militante du groupe Urani Naamik Narsaq et lors d’un entretien avec un membre de Inuit Ataatigiit.)). C’est finalement un processus de marginalisation qui est à l’œuvre, où ce ne sont pas le centre urbain et la périphérie rurale, qui s’opposent, mais le regardé et l’occulté par les décideurs·euses. |
Figure 8. Les acteurs institutionnels de la politique minière au Groenland
Source : Greeland mineral ressources act 2016. Réalisation : Marine Duc, Géoconfluences, 2017. |
2.4. « Il ne s’agit pas de dire que nous voulons ou ne voulons pas de l’uranium, mais de dire que nous voulons être des personnes informées. » : vers des mécanismes de production d’ignorance
((Citation de l’intertitre extraite d’un entretien avec une membre du collectif Uran Info.))Le manque d’information disponible sur le projet complète le sentiment de dépossession et indique des pratiques qui ne respectent pas la nécessité du « consentement préalable, — donné librement et en connaissance de cause » tel qu’il est décrit dans la déclaration des droits des peuples autochtones (ONU, 2007, p. 6). Bien que le gouvernement groenlandais ne soit pas un gouvernement ethnique, ses pratiques et celles menées par GME entrent ainsi en contradiction avec un indépendantisme revendiqué comme reposant sur l’autochtonie. L’inégalité d’accès à l’information passe d’abord par des discriminations linguistiques qui avaient déjà remarquées par M. Nuttall dans un projet de mine de fer à Isua (Nuttall, 2015), contribuant finalement à la reproduction de rapports de pouvoirs coloniaux. Le danois est la langue coloniale, surtout parlée dans les plus grandes villes - le kalaallisut n’étant langue officielle que depuis les accords du Self-Rule en 2009 (Statsministeriet, 2012). Or, face à la complexité de la procédure de traduction en kalaallisut (il existe plusieurs mots pour dire « neige », mais aucun pour parler de « radioactivité ») le danois est majoritairement utilisé dans l’ensemble des publications liées au projet (Fægteborg, Olsen Siegard, 2015) et la publication d’un rapport de la Conférence Circumpolaire Inuite n’a pas changé la donne (figure 9). L’information géographique est également un médium support de cette production de flou informationnel autour du projet de Kuannersuit. Les cartes utilisées tant par les autorités gouvernementales que par l’entreprise servent les intérêts du projet d’aménagement en en disant le minimum (figure 10) : la « carte du projet Kvanfjeld » disponible sur le site de GME n’est en réalité qu’un insert d’une carte Google Earth où aucune précision n’est donnée quant au projet (aucune localisation des installations industrielles ni même une délimitation de la concession n’est donnée). En ce qui concerne les acteurs décisionnels publics, seule une carte globale des concessions minières est consultable en ligne. La sélectivité de l’information représentée est uniquement centrée sur l’étendue spatiale des concessions minières (la concession 2010/02 étant celle où GME dispose des droits d’exploration) et dissimule ainsi tout potentiel conflit d’usage de l’espace (elle ne montre pas l’étendue de l’habitat, les zones de pêche, ni les espaces de culture ou d’élevage). De même, le choix de l’aplat de couleur comme figuré représentatif des concessions donne une forte impression de bornage qui accompagne la mise en exclusivité de l'usage d'une aire. |
Figure 9. Capture d'écran du site web de Greenland Minerals and Energy (juillet 2017)
Alors qu'un accord dano-groenlandais statuant sur l'exportation de l'uranium a été ratifié en janvier 2016 et étant essentiel à sa commercialisation (en tant que minerai stratégique, sa gestion relève des affaires étrangères qui demeure une compétence danoise), aucune version en groenlandais du document n’a encore été publiée. |
Au-delà du strict contenu, ce sont également les pratiques informatives qui sont excluantes. Si les consultations publiques sont garanties par la loi (Inatsisartut, 2014), il s’agissait aux premiers temps du projet de réunions où les populations locales sont conviées pour écouter plutôt que pour être entendues (Nuttall, 2013). Mais surtout, les dates choisies par l’entreprise et les autorités locales pour organiser ces rencontres montrent un décalage total avec les réalités empiriques du terrain : journées ensoleillées d’été, très souvent consacrées à la récolte de fruits et de plantes, à la chasse ou à la pêche dans l’objectif de faire des réserves alimentaires pour l’hiver ou encore premier dimanche de l’ouverture de la saison de chasse. Les réunions d’information ont donc bien lieu, mais sont qualitativement inadaptées aux attentes des populations, à Narsaq comme à Nuuk. Elles sont le signe d’une approche « hors sol » de l’aménagement, où le sens de « l’intérêt général » défendu par les porteurs du projet ne correspond pas à celui défendu par les opposants. En plus de l’exclusion des processus décisionnels, on retrouve donc ici la logique extractiviste dans la tendance à occulter les autres modes de développement possibles, et en particulier ceux qui reposent sur un usage extensif des ressources.
Figure 10. Usages et mésusages de la carte comme outil de diffusion de l'informationCaptures d’écran réalisées en août 2017 du site NunaGIS (à gauche) et du site de GME (à droite).
|
2.5. Quand la transparence manque
Enfin, la dernière « maladie de l’extractivisme » (Acosta, 2013) qui est exprimée par la controverse de Kuannersuit est celle de l’absence de transparence des décisions, qui se traduit par une influence directe de la compagnie minière sur les décisions politiques et des formes de népotisme. Au mois de mars 2017, GME a demandé au gouvernement de ne pas publier le rapport intermédiaire de l’EIA, dont la consultation est garantie par la loi qui régit les activités minières. Deux organes de presse avaient en effet demandé à consulter le rapport et se sont vu refuser l’accès sans justification (Lindqvist, 2017). Or, si en vertu de l’Information Act (1994), le gouvernement a le droit de garder secret une information qu’il considère comme fragilisant ses positions dans le processus décisionnel (Landsting, 1994), il doit impérativement donner les raisons de ce secret. Au-delà de rentrer dans l’illégalité, le gouvernement opère également une sélectivité de l’accès à l’information puisque le gouvernement avait autorisé l’accès à ces documents avant de le restreindre (NOAH et al., 2017). Par ailleurs, si les caractéristiques démographiques (56 000 habitant·es reliés par une forte connexité) font du népotisme un phénomène assez présent, les proximités entre le secteur minier et les élu·es sont fréquentes : Kuupik Kleist, ancien premier ministre, est désormais consultant pour une compagnie minière, et le président d’Inatsisartut Lars Emil Johansen a également été président du conseil d’administration de GME pendant trois ans et est désormais consultant dans le secteur minier (Borberg, 2017). Ces contacts troublent alors la confiance des opposant·es au projet de Kuannersuit dans la capacité des élu·es à prendre des décisions allant dans le sens d’un intérêt général co-construit, de la manière la plus démocratique possible. |
Figure 11. Les bureaux de GME à Nuuk
Cliché : Marine Duc, mars 2017. |
Conclusion
Alors que l’exploitation du sous-sol est censée permettre la « réappropriation » du territoire Groenlandais après les spoliations coloniales danoises, ce sont davantage des logiques de dépossession qui apparaissent : dépossession matérielle, exclusion des processus décisionnels et mise à l’écart des populations par des mécanismes informatifs qui produisent davantage d’ignorance que de savoir. Le conflit de Kuannersuit donne ainsi à voir un extractivisme paradoxal, où le désir d’obtenir des revenus de l’industrie minière donne l’illusion d’une ressource déjà-là, par la mise en place de mécanismes de marginalisation informative, politique et spatiale. Le conflit apparait alors comme un révélateur de la fragilité des structures démocratiques. Le gouvernement groenlandais, sur le chemin de la décolonisation et de l’indépendance cherche sa légitimité par l’aménagement minier. La matérialisation de sa politique extractiviste donne pourtant à voir une confiscation du sens et des modes de construction de l’intérêt général.
L’extractivisme peut ainsi être abordé non pas seulement comme une notion opératoire pour l’analyse des mécanismes effectifs d’une marchandisation à grande échelle des ressources naturelles, mais également comme un mode de volontarisme politique pouvant se développer sur des projets plus que sur des réalisations matérielles. Enfin, en exprimant deux manières différenciées de penser les usages de la nature, le conflit exprime le paradoxe d’un régime d’appropriation des ressources qui montre que le gouvernement groenlandais reproduit dans une certaine mesure ceux des anciens empires coloniaux.
Bibliographie
-
Une référence pour en savoir plus sur la fabrique du droit autochtone : Hirt I., Collignon B., « Quand les peuples autochtones mobilisent l'espace pour réclamer justice », Justice Spatiale / Spatial Justice, n° 11, mars 2017.
Références de l’article
- ACOSTA, Alberto. “Extractivism and neoextractivism: two sides of the same curse”. Beyond Development, 2013, p. 61 [pdf].
- BEDNIK, Anna. Extractivisme: exploitation industrielle de la nature: logiques, conséquences, résistances. le Passager clandestin, 2016.
- BJØRST, Lill Rastad. “Saving or destroying the local community? Conflicting spatial storylines in the Greenlandic debate on uranium”. The Extractive Industries and Society, 2016, vol. 3, n° 1, p. 34–40.
- BRØSTED, Jens et GULLØV, Hans Christian. "Recent trends and issues in the political development of Greenland”. Arctic, 1977, vol. 30, n° 2, p. 76–84.
- COLLIGNON Béatrice, 1999, « La construction de l’identité par le territoire, quelques réflexions à partir du cas des Inuit, d’hier (nomades) et d’aujourd’hui (sédentarisés) » dans BONNEMAISON, Joël, CAMBRESY Luc, QUINTY-BOURGEOIS Laurence, (dir.), Les territoires de l’identité. Le territoire, lien ou frontière, tome 1, Paris, l’Harmattan, p. 93–109.
- CORONIL, Fernando. El Estado mágico. Naturaleza, dinero y modernidad en Venezuela. Nueva Sociedad, 2002.
- EMPERAIRE, Laure. La Foret en jeu (the Forest at Stake): L'extractivisme en Amazonie centrale (Extraction in Central Amazonia). IRD Éditions, 1996.
- GILBERTHORPE, Emma et HILSON, Gavin (ed.). Natural resource extraction and indigenous livelihoods: Development challenges in an era of globalization. Routledge, 2016.
- GUDYNAS Eduardo, « Diez tesis urgentes sobre el nuevo extractivismo : contextos y demandas bajo el progresismo sudamericano actual », in Jürgen Schludt et al., Extractivismo, política y sociedad, Quito, CAAP/Claes, 2009, p. 187–225 [pdf].
- GULLØV, Hans-Christian, 2004, Grønlands forhistorie, Copenhagen, Gyldendal A/S, 434p.
- GULLØV, Hans-Christian, 2008, “The nature of contact between native Greenlanders and Norse”. Journal of the North Atlantic, 2008, vol. 1, no 1, p. 16-24.
- GRYDEHØJ, Adam. “Navigating the binaries of island independence and dependence in Greenland: Decolonisation, political culture, and strategic services”. Political Geography, 2016, vol. 55, p. 102–112.
- HANSEN, Klaus Georg, 2017, Fra passiv iagttager til aktiv deltager, Nuuk, Forlaget Atuagkat A/S, 184 p.
- JENSEN, GULLØV, APPELT, « Les premiers hommes du Groenland : des paléoeskimaux aux Inuit », in MASSON-DELMOTTE V., GAUTHIER E., GREMILLET D., HUCTIN J-M., SWINGEDOUW D. (2016), Groenland. Climat, Ecologie, Société, Paris, CNRS Editions, 334 p.
- KIRAT Thierry, TORRE André (dir.), 2008, Territoires de conflits. Analyses des mutations de l’occupation de l’espace, L’Harmattan, Paris, 324 p.
- KHAN, Shfaqat A., ASCHWANDEN, Andy, BJØRK, Anders A., et al. 2015, "Greenland ice sheet mass balance: a review". Reports on progress in physics, vol. 78, n° 4.
- LASLAZ Lionel, 2015, « Conflit environnemental », Hypergéo, (consulté en juillet 2017).
- MELÉ Patrice, LARRUE Corinne, ROSENBERG, Muriel, 2004, Conflits et territoires, Tours, Presses universitaires François Rabelais, 224 p. [en édition ouverte].
- NUTTALL, Mark. “Self-rule in Greenland-towards the world's first independent Inuit state”. Indigenous Affairs, 2008, vol. 8, n° 3-4, p. 64–70.
- NUTTALL, Mark. “Imagining and governing the Greenlandic resource frontier”. The Polar Journal, 2012, vol. 2, n° 1, p. 113–124.
- NUTTALL, Mark. “Zero-tolerance, uranium and Greenland’s mining future”. The Polar Journal, 2013, vol. 3, n° 2, p. 368–383.
- NUTTALL M., 2015, “subsurface politics : Greenlandic discourses on extractive industries” in JENSEN L-C., HØNNELAND G, , Handbook of the Politics of the Arctic, Cheltenam,Edward Elgar Publishing, p. 105–128.
- RASMUSSEN, Rasmus Ole. “Oil exploration in Greenland”. Indigenous affairs, 2007, no 2-3/06, p. 40–48.
- RIPOLL, Fabrice, 2008, « Espaces et stratégies de résistance : répertoires d’action collective dans la France contemporaine », Espaces et sociétés, 2008, n° 3, p. 83–97.
- RUD, Søren. “Governance and tradition in nineteenth-century Greenland”. Interventions, 2014, vol. 16, n° 4, p. 551–571.
- SEJERSEN, Frank. Rethinking greenland and the arctic in the era of climate change: new northern horizons. Routledge, 2015.
- SVAMPA, Maristella. « Néo-"développementisme" extractiviste, gouvernements et mouvements sociaux en Amérique latine ». Problèmes d'Amérique latine, 2011, no 3, p. 101-127.
- TESTER, Frank James et BLANGY, Sylvie. « Introduction: développement industriel et impacts miniers ». Études/Inuit/Studies, 2013, vol. 37, n° 2, p. 5–14.
- WILSON, Emma et STAMMLER, Florian. "Beyond extractivism and alternative cosmologies: Arctic communities and extractive industries in uncertain times”. The Extractive Industries and Society, 2016, vol. 3, n° 1, p. 1–8.
- FÆGTEBORG M. et OLSEN SIEGARD M., 2015, Ajorpoq ! – Vi får ingen svar !, rapport pour le bureau du Groenland de la Conférence inuite circumpolaire, 87 p. [pdf].
- Fraser Institute, 2017, Survey of mining companies 2016, 74 p. [pdf]
- Geovidenskabelige undersøgelser (GEUS), 2014, An evaluation of the potential for uranium deposits in Greenland, 98 p.
- Groupement interétatique d’experts sur le climat (GIEC), 2014, Changements climatiques 2013, les éléments scientifiques. Résumé à l’intention des décideurs, résumé technique et foire aux questions, 222 p.
- Inatsisartut, Inatsisartutlov nr. 17 af 17. november 2010 om planlægning og arealanvendelse.
- Inatsisartut, 2014 (dernier amendement, première publication en 2009), Mineral Ressources Act, 33 p.
- Illimatusarfik, Copenhagen university, 2014, To the benefit of Greenland. The commitee for Greenlandic Mineral Resources to the benfit of Society, 50 p.
- Kingdom of Denmark, 2011, Strategy for the Arctic 2011-2020, 60 p.
- Landsting, 1994, Landstingslov nr. 9 af 13. juni 1994 om offentlighed i forvaltningen.
- LINDQVIST A., 2017, “GME standser VVM-aktindsigt”, Sermitisaq AG, 8 mars 2017
- Naalakkersuisut 2014, Greenland oil and mineral strategy, 2014 – 2018, 102 p. [pdf].
- Orbicon, 2015, Greenland Minerals and Energy Limited, Kvanefield Project, Environmental Impact Assessment (Draft), 247 p.
- MACALISTER, 2013, ”Greenland halts new drilling licences”, The Guardian, 27 mars 2013.
- MØLGAARD, N, 2013, « Nultolerancen over for uran er ophævet », Sermitsiaq AG, 24 octobre 2013.
- MØLGAARD N., 2017, « Rubinmine officielt åbnet af Kim Kielsen », Sermitsiaq AG, 22 mai 2017.
- NOAH Friends of Earth, Avataq, Urani Naamik, Danish ecological council, VedvarendeEnergi, Nuup Kangerluata Ikinngutai, Press release of march 10th 2017, 3 p.
- Organisation des Nations Unies (ONU), 2007, Déclaration des Nations Unies sur les droits des peoples autochtones, 18 p. [pdf].
- SCHULTZ-LORENTZEN C., 2017, « Islændinge på guldjagt i Sydgrønland », Sermitsiaq AG, 19 juillet 2017
- Statsministeriet, 2005, « Den grønlandske hjemmestyreordning ».
- Statsministeriet, 2012, « Den grønlandske selvstyreordning ».
- Siumut, Inuit Ataqatigiit, Partii naleraq, 2016, Coalition agreement 2016-2018, 21 p.
- United States Geological Survey (USGS), 2008, Circum-Arctic Resource Appraisal: Estimates of Undiscovered Oil and Gas North of the Arctic Circle, 4 p. [pdf].
- VESTERGAARD C., THOMASEN G., 2016, Governing uranium in the danish realm, DIIS report, 34 p. [pdf].
Sitographie
- Greenland Minerals and energy A/S (site institutionnel). GME A/S est une entreprise australienne qui travaille au Groenland depuis 2007. GME est la seule entreprise qui dispose d’une licence d’exploration pour les terres rares et notamment l’uranium au Groenland. Le site présente une dimension très marquée de marketing territorial et cherche à montrer le bien fondé du projet d’exploitation. (dernière consultation juillet 2017)
- Bureau of Minerals and Petroleum, Naalakkersuisut, (site institutionnel). Portail du Bureau des minerais et du pétrole, qui dépend du gouvernement Groenlandais. Mis à jour régulièrement, il fait connaître toutes les opérations en cours liés à l’industrie du pétrole et du minerai au Groenland : évènements, nouvelles licences octroyées, état des recherches ... et publie chaque année un rapport sur la question (dernière consultation juillet 2017)
- Statistics Greenland, StatBank, (site institutionnel). Site institutionnel dédié aux statistiques concernant le Groenland. Il rassemble des données chiffrées réparties en différents champs thématiques. Les données disponibles s’étoffent avec les années. L’institut n’existe que depuis 1989. (dernière consultation juillet 2017)
- NunaGIS (site institutionnel). Service d’information géographique en ligne, qui propose un certain nombre de cartes du Groenland (topographiques et thématiques). Il est géré par le bureau de l’aménagement du territoire Groenlandais (landsplan). Il permet notamment de visualiser les différentes licences d’exploration et d’exploitation minérales et pétrolières. (dernière consultation août 2017)
Marine DUC,
agrégée de géographie, doctorante contractuelle à l'Université Bordeaux-Montaigne (UMR 5319 Passages).
Ce travail a été réalisé grâce au soutien financier de la mention Territoires, Espaces, Sociétés de l'EHESS.
Mise en web : Jean-Benoît Bouron
Pour citer cet article :
Marine Duc, « L’extractivisme sans extraction ? Au Groenland, des politiques de développement territorial entre volontarisme minier et dépossessions », Géoconfluences, novembre 2017. |
Pour citer cet article :
Marine Duc, « L’extractivisme sans extraction ? Au Groenland, des politiques de développement territorial entre volontarisme minier et dépossessions », Géoconfluences, novembre 2017.
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-regionaux/arctique/articles-scientifiques/extractivisme-mines-groenland