Tournant matériel
Le tournant matériel (ou matérialiste) en sciences sociales désigne une approche apparue dans les années 1980, accordant aux objets et aux éléments matériels en général, une importance centrale dans les processus sociaux (et spatiaux, en géographie).
Influencés par les travaux d’Arjun Appadurai, les chercheurs s’intéressent alors à la « vie sociale des choses », pour reprendre un titre de ce sociologue et anthropologue indien (1986). Pour la documenter, les méthodes d’enquête qualitatives sont privilégiées, en particulier la celle dite « follow the things » (suivre les choses) qui consiste à suivre les circulations et les transformations des choses dans toutes les situations où elles apparaissent.
L’idée que les objets ont une vie sociale et culturelle avait déjà été abordée en littérature, de la Comédie humaine de Balzac aux Choses de Georges Perec en 1965, sous-titré Une histoire des années soixante. L’anthropologie, par l’étude des « cultures matérielles », avait également relevé de longue date l’importance sociale de certains objets en raison de leur valeur symbolique. Mais les tenants du tournant matériel révèlent que c’est l’ensemble de la matérialité entourant la vie sociale qui a une place déterminante dans l’existence des sociétés humaines. Sans prétendre exclure les autres approches, l’entrée par les matérialités, étudiées pour elles-mêmes, révèlent des situations sociales et géographiques qui n’auraient pas pu être saisies autrement. C’est également une façon de renouveler l’approche centrée sur les acteurs, qui pouvait tendre à occulter le rôle des agents non acteurs dans les rapports des sociétés avec leurs environnements.
À ce titre, la gamme des objets faisant l’objet d’une étude en tant que tels n’a cessé de s’élargir, pour englober différentes sortes de matières, de matériaux ou de ressources. Une géopolitique du sable (Bueb, 2025), une vie du ciment (Choplin, 2020), une vie sociale des haies (Magnin, 2024), ou les travaux de rudologie (étude des déchets), pour ne prendre que ces quelques exemples, peuvent relever en partie de l’analyse des matières.
Ce type d’approche se révèle d’autant plus crucial depuis l’indentification d’une nouvelle étape dans la matérialité des sociétés qu’on peut qualifier de « grande accélération » : les sociétés humaines extraient chaque année de leurs environnements 100 milliards de tonnes de matériaux, pour alimenter une technostructure qui représente elle-même une masse de 30 gigatonnes. Cet extractivisme est en forte croissance : un rapport de l’ONU estime que ces quantités extraites augmenteront de 60 % entre 2025 et 2060.
Romain Garcier et (JBB), octobre 2025.
Références citées
- Appadurai Arjun (1986), The Social Life of Things. Commodities in Cultural, Cambridge University Press, 1986, 329 p., traduit en français sous le titre : La vie sociale des choses. Les marchandises dans une perspective culturelle.
- Bueb Julien (2025), Géopolitique du sable. Une ressource omniprésente, auxiliaire de puissance et de conflits. Le Cavalier bleu, juin 2025.
- Choplin Armelle (2020), Matière grise de l’urbain. La vie du ciment en Afrique, Genève, MétisPresses, 2020, 252 p.
- Magnin Léo (2024), La vie sociale des haies. Enquête sur l’écologisation des mœurs, La Découverte, août 2024.
Pour compléter avec Géoconfluences
- Dossier : Géographie critique des ressources : énergies, matières, foncier
- Clément Dillenseger, Héloïse Gaboriaud, Margot Favreau et Aliénor de Viry, « Les décharges formelles et informelles en France, de la montagne de déchets à la colline végétalisée », Géoconfluences, novembre 2024.
- Jean-Benoît Bouron et Yves-François Le Lay, « Introduction : peut-on encore faire une géographie des ressources ? », Géoconfluences, juin 2022.
Pour aller plus loin
- Weber Serge (dir.), « Géographie des objets », un numéro de Géographie et cultures, 91–92 | 2014.







