Le "mall" ou la circulation mondiale d’un objet urbain "made in USA"

Publié le 21/11/2023
Auteur(s) : Cynthia Ghorra-Gobin, rédactrice en chef de L'Information géographique, directrice de recherche émérite - CNRS-CREDA

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Le « mall » n'est pas, ou pas seulement, un centre commercial. C'est bien un espace marchand, mais les produits vendus ne sont pas seulement matériels : divertissement, loisirs, restauration... Espace privé, il tend à effacer la rue et les espaces publics traditionnels, dans un mouvement de privatisation des espaces propre à la société de consommation. Condensé de la mondialisation, le mall permet aussi d'en souligner les excès, à l'exact opposé d'une recherche de sobriété.

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Le mall se définit comme un lieu dédié au divertissement, à la consommation, et à la déambulation dans un univers relevant d’un imaginaire consumériste et ludique. Il véhicule l’idée d’un espace partagé dont la fréquentation est marquée par une diversité sociale, raciale et ethnique. Ce n’est pas entièrement faux mais c’est loin de se vérifier partout : il participe souvent de la ségrégation sociale et spatiale, notamment par le contrôle de ses accès. Si le mall peut se laisser traduire par « centre commercial » en français, il s’en différencie sensiblement : le centre commercial est conçu comme un lieu fonctionnel destiné aux courses essentielles, c’est-à-dire principalement alimentaires ; le supermarché y occupe plus de place que les boutiques (la « galerie marchande »). Dans le mall au contraire, le supermarché s’efface au profit de la surface de boutiques (souvent de luxe), d’une restauration incluant une variété de cuisines, d’aires de jeux pour les enfants et d’activités ludiques pour les jeunes et les adultes. Intégrer un food court dans un mall peut faire de la restauration un des moteurs de son attractivité. En France, un immense food court a ainsi été inauguré en 2021 dans le centre commercial de Cergy, Trois Fontaines. C’est ce qui permet aux concepteurs et promoteurs du mall de revendiquer le principe d’un lieu propice à une expérience partagée en famille (enfants, parents et grands-parents).

Si le mall fut inventé en tant que « destination urbaine » aux États-Unis, il ne tarde pas à devenir un outil privilégié d’aménagement et d’attractivité pour les villes enclines à participer à la mondialisation et à la globalisation ((Le Dictionnaire critique de la Mondialisation différencie la mondialisation (la prise de conscience du lien entre sociétés nationales et humanité) et la globalisation (la financiarisation extrême d’un capitalisme s’appuyant la circulation des capitaux). Cette distinction entre les deux termes se retrouve également dans les travaux d’Alain Supiot au Collège de France (2019).)). Inscrit dans les processus de métropolisation se traduisant par des circuits globaux de la consommation, des loisirs et du tourisme, il relève de la catégorie des grands projets urbains. On peut citer, parmi les plus emblématiques, le Mall of America aux États-Unis, le Mall of Africa à Johannesbourg, le Mall of Asia de Manille, l’Iconsiam à Bangkok, le Place Vendôme au Qatar, le Dubai Mall et le Mall of the Emirates à Doubaï ((Le Dubai Mall est le plus grand des Émirats arabes unis, mais le Mall of the Emirates est le plus célèbre parce qu’il inclut une station de ski alimentée par la fabrication d’une neige artificielle.)), le JK Iguatemi à São Paulo, le Costanera Center à Santiago du Chili, ou encore le West Hills Mall à Accra (Ghana). À la fin du XXe siècle, il est devenu le symbole des villes insérées dans les flux de la mondialisation et globalisation et de la touristification du monde. Si l’Europe du Nord fait référence au terme mall comme le Mall of Scandinavia à Stockholm, dans certains pays européens, en France ou en Espagne par exemple, le terme est peu utilisé, il lui est préféré celui de « centre commercial » ou « shopping center ».

 
Document 1. Exemples de malls en images
1a. Le Place Vendôme au Qatar

L’architecture extérieure de ce mall est inspirée de l’architecture parisienne entre coupoles pseudo-haussmanniennes et façades néoclassiques. Parmi les restaurants, des sushis, de la cuisine australienne, ou encore le « Relais de l’entrecôte », en français dans le texte. Construit à proximité des stades de la coupe du monde de 2022, le mall joue sur l’image d’Épinal de Paris et sur les liens commerciaux entre le Qatar et la France, notamment dans l’industrie du football.

place vendome mall au qatar

L'architecture extérieure, censée rappeler un décor parisien. Extrait d’une vidéo promotionnelle diffusée sur le site internet du mall, capture d’écran de novembre 2023.

place vendome qatar

Exemples d’activités proposées sur la page « Entertainment » du site internet du mall, capture d’écran de novembre 2023.

1b. L’Inconsiam à Bangkok (Thaïlande)

Le plus grand mall de Thaïlande et l’un des plus grands d’Asie du Sud-Est inclut des boutiques de luxe et une grande diversité de restaurants, comme le Blue (Alain Ducasse). Des boutiques de street food thaï emploient des marchands autrefois ambulants. L’ensemble du projet abrite aussi un musée et deux tours résidentielles qui sont les plus hauts bâtiments de Thaïlande.

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L’architecture extérieure reprend les codes internationaux. Elle a mobilisé plusieurs cabinets dont celui du « starchitecte » Norman Foster. Cliché de Tris T7, novembre 2018, licence CC (source).

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À l’intérieur, vue de « l’atrium » dont l'esthétique est conforme aux besoins du consumérisme mondialisé : façades vitrées, lumière diffuse, exposition de voitures et logotype de la multinationale de prêt-à-porter H&M. Cliché de Supanut Arunoprayote, décembre 2018, licence CC (source).

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Quelles furent les principales étapes de la fabrique du mall aux États-Unis ? En quoi condense-t-il les caractéristiques d’une mondialisation associée aux réseaux économiques et à l’émergence d’une société globale de consommateurs en quête de divertissement et de dépaysement ludique ? Ne peut-on pas enfin questionner la durabilité du mall, en tant qu’objet urbain étranger aux ressources et à l’environnement naturel, dans un contexte caractérisé par le changement climatique et l’impératif d’une politique de la transition écologique et solidaire ?

 

1. L’invention d’une icône par la « République des consommateurs »

Avant de symboliser la société globale de consommateurs, le mall a représenté une figure architecturale de l’American way of Life, c’est-à-dire d’un quotidien organisé à partir de la maison individuelle entourée d’un jardin, de la voiture et de la fréquentation d’un « shopping center ». La référence au monde de la consommation s’inspire de l’ouvrage « La République des consommateurs » de Lizabeth Cohen (2003) alors qu’elle étudiait la transformation des circuits commerciaux. L’historienne explique la construction des premiers centres commerciaux du début du XXe siècle au fur et à mesure de la construction des suburbs (Jackson, 1985). Dans un article publié en 1996, elle insiste sur l’idée de la transformation de la notion de « centre-ville », en tant que lieu privilégié du marché, de la rencontre et d’une certaine forme d’animation sociale. Elle démontre que le « shopping center » a tout simplement remplacé le centre-ville pour répondre aux besoins des habitants des suburbs dont l’accès à la ville était devenu difficile, compte tenu de la distance à parcourir. Le terme de city est parfois utilisé pour désigner un centre commercial, comme celui de Westfield Stratford City, ce qui permet de rappeler qu’il est bien un « objet urbain ».

Cohen a fait le choix de la problématique de la consommation pour expliquer le « shopping center » parce que les économistes y accordaient une grande attention. Dès les années 1980, ils affirmaient que « le consommateur représente la clé de notre économie » (« The consumer is the key to our economy »). Ce constat avait également été fait en France, avec une approche beaucoup plus critique, par le sociologue Jean Baudrillard (1996). À ses débuts dans les années 1920, le « shopping center » a représenté un élément de réponse à la demande des suburbains. Il ne figurait pas encore dans les schémas d’aménagement des premiers lotissements (Stilgoe, 1988). À partir des années 1950 et 1960, alors que l’urbanisation se traduisait par une forte suburbanisation (Jackson, 1985), il est intégré dans les plans d’aménagement en tant que « regional shopping center » (RSC). Sa superficie s’agrandit : il inclut de vastes aires de stationnement (désormais abritées) et un plus large éventail de magasins. En tant que RSC, il ne comprend plus de supermarché ou d’hypermarché. Il se présente comme un lieu doté d’une belle architecture intérieure autorisant la déambulation, les achats et la rencontre éphémère avec des individus partageant des modes de vie souvent identiques (Lange, 2022).

Le regional shopping center, qui fut une invention propre à la banlieue résidentielle, a fait ensuite son entrée dans la ville, à la fin des années 1980. La figure architecturale qui avait réussi à cristalliser le développement suburbain et à le structurer, devint un outil de reconquête de la ville aux États-Unis (Frieden & Sagalyn, 1992) et ailleurs. Ainsi, en Asie, les malls sont principalement situés dans la ville et non dans la banlieue pour être accessible par les transports en commun, comme à Bangkok, Singapour et Manille. Le mall est alors érigé comme un « haut lieu d’urbanité et de modernité » (Ghorra-Gobin, 2000) pour les habitants de la ville, des suburbs et du périurbain (exurbs). Le refus, tant par les élus que par les promoteurs, de toute distinction entre ville, suburbs et exurbs ((Les Angloaméricains font usage de deux termes pour évoquer le périurbain : exurbs et outer ring suburbs.)) confirme le caractère polycentrique du fait métropolitain (Longstreth, 1997). Le mall a été précédé, au Royaume-Uni puis ailleurs en Europe, par les « grands magasins » dans la seconde moitié du XIXe siècle. À Paris, les précurseurs sont le Bon Marché et la Samaritaine dont l’inauguration remonte respectivement à 1869 et 1870 dans un contexte d’intense spéculation immobilière décrit par Émile Zola dans Au bonheur des dames (1897). Mais contrairement au mall dont l’accessibilité est liée dès le début à l’usage de l’automobile, le grand magasin est d’abord accessible aux piétons, au transport hippomobile et aux transports en commun de l’époque. Tout comme le mall, le grand magasin est doté d’une architecture intérieure remarquable, sa superficie comprend plusieurs étages et il participe à l’émergence d’une nouvelle urbanité.

Document 2. Les grands magasins, ancêtres du mall.
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Le Bon Marché. À gauche, l’extérieur, cliché de Guillaume Speurt, sous licence CC (source). À droite, les galeries intérieures, gravure d’Hubert Clerget, 1872, Bibliothèque nationale de France, domaine public. Remarquer combien l'organisation des volumes intérieurs a finalement peu évolué entre cette gravure de 1872 et le mall Inconsiam de Bangkok (document 1).

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La Samaritaine. À gauche, vue depuis le pont Neuf. Cliché d’Arthur Weidmann, avril 2022, sous licence CC (source). À droite, l’intérieur : escaliers restaurés à prix d’or par la multinationale du luxe LVMH. Cliché d’Angelo Brathot, octobre 2021, sous licence CC (source).

Un récent article de The Economist (2022), centré sur les malls asiatiques, rappelle qu’au début du XXe siècle, le phénomène des grands magasins était également présent au Japon. Là-bas, les entreprises privées du chemin de fer prenaient l’initiative de les construire à proximité de la dernière gare de la ligne qu’elles géraient pour y créer une animation urbaine. À Hong Kong aujourd’hui, l’entreprise privée de chemin de fer est l’opérateur du plus grand mall de la ville. Un article de la journaliste Nicole Vulser souligne le rôle d’un milliardaire chinois qui au cours de la décennie 2010 préfigure un nouveau type de centres commerciaux mêlant art contemporain et espaces verts pour les villes chinoises (Vulser, 2013).

Rappeler la dimension historique du mall et l’associer à l’American Way of Life, s’avère ainsi une démarche utile pour retracer sa trajectoire aux États-Unis et pour souligner les différentes formes d’adaptation par la suite dans des cultures urbaines variées.

 
Encadré 1. L’expérience étasunienne des trois générations : Le « shopping center », le « regional shopping center » et le « mall »

Aux États-Unis, certains historiens considèrent « Roland Park », construit en 1908 dans la banlieue de Baltimore, comme le premier « shopping center ». D’autres se réfèrent au « Country Club Plaza » du promoteur Nichols et de l’architecte Delk réalisé dans la banlieue de Kansas City en 1923. Les réalisations des années 1930 comme « Upper Darby Center » à Philadelphie, « Highland Park » à Dallas et « River Oaks Center » à Houston s’inspirèrent toutes de l’expérience de Kansas City. La deuxième génération de centres commerciaux, qui remonte à la fin des années 1940 et début 1950, correspond à la période où il figure explicitement dans les plans et programmes de lotissements. Pensé au début comme un simple hangar où étaient rassemblés les marchandises, il devint un objet architectural assurant la fonction d’urbanité.

Le « Northgate Regional Shopping Center » de 1950 dans la banlieue de Seattle (Washington) connut, aussitôt achevé, un grand succès. Son attractivité est à mettre en relation avec la forte croissance de l’agglomération, en raison de l’expansion de l’industrie aéronautique avec la firme Boeing. Mais les historiens reconnaissent également le talent du promoteur Allison et de l’architecte Graham qui ont évité de réduire le dessin du centre commercial à une simple fonctionnalité. Les professionnels ont su le doter d’un air d’urbanité similaire à celui des rues commerçantes du centre-ville. Ils ont tenté d’y intégrer un théâtre, une piste de patinage, une garderie pour enfants et un centre de soins. Mais ces activités s’étant révélées peu rentables, elles ont aussitôt été éliminées.

L’objet « regional shopping center » devient un argument de vente pour les promoteurs de lotissements suburbains, comme le confirme l’architecte Victor Gruen qui réalisa en 1956, « Southdale Shopping Center » à Edina, une banlieue à l’ouest de Minneapolis. Il est localisé non loin de Bloomington, une autre banlieue de Minneapolis plus au sud, où le « Mall of America » (MOA) a été inauguré en 1992. Ce dernier représente l’emblème de la troisième génération : l’idée du divertissement (dont le parc à thème) pour les différents membres de la famille y est introduite, suite à l’expérience réussie d’Edmonton Hall (Canada). Le gouverneur du Minnesota a demandé aux promoteurs et professionnels de penser cet objet architectural comme une « destination » afin de contribuer au rayonnement de la métropole de Minneapolis-Saint Paul auprès des touristes américains, canadiens et internationaux. Il souhaite « mettre Minneapolis sur la carte » (traduction de « to put Minneapolis on the map »).

>>> À ce sujet et de la même autrice, lire aussi : Cynthia Ghorra-Gobin, « Institutionnaliser la métropole aux États-Unis. L’expérience de Minneapolis Saint Paul (Minnesota) », Géoconfluences, octobre 2020.

Aujourd’hui, les entreprises globalisées qui gèrent des centres commerciaux dans de nombreuses villes du monde n’utilisent le terme « mall » qu’aux États-Unis. Ailleurs, seul le terme « shopping center » est utilisé, en anglais non traduit.

CGG


Pour aller plus loin

Cet encadré s’appuie sur deux articles de l’autrice :

  • Cynthia Ghorra-Gobin (2000). « Les centres commerciaux : morceaux de villes ou simulacres de villes ? », Quaderni, n° 41, p. 79–91 et 2002,
  • Cynthia Ghorra-Gobin (2000). « Inscription territoriale d'un équipement et légitimité politique à l'échelle de la région urbaine : le cas du "Mall of America" ». Flux, 50, p. 44–52.

 

2. À la conquête du monde : le mall s’adapte aux spécificités du local

Après avoir entraîné la « mallisation des États-Unis (« malling of the United States ») (Kowinski, 1985) et participé à la métropolisation au même titre que l’edge city, le mall ne tarde pas à conquérir le monde. Comme l’écrit Margaret Crawford (1992), « le monde se reconfigure dans le mall » (The World in a Shopping Mall). L’urbaniste cite la phrase du promoteur de West Edmonton Mall reprise par l’article de Rob Shields (1989) : « Ce que nous avons fait signifie que vous n’avez pas besoin d’aller à New York, à Paris, à Disneyland ou à Hawaï. Vous avez tout ça à un seul endroit, ici à Edmonton, Alberta, Canada. » ((« What we have done means you don’t have to go to New York or Paris or Disney or Hawaii. We have all it here for you in one place, in Edmonton, Alberta, Canada ». Traduit par Géoconfluences.)). Autrement dit, alors que l’objet mall circule et inscrit les villes dans les réseaux globaux, ses concepteurs proposent d’offrir leur version du monde. L’urbaniste Crawford confirme la rapidité de la diffusion du mall en insistant sur la haute technicité que sa fabrique exige. Cette dernière se traduit par le recours à des maîtres d’œuvre, des designers et des techniciens bénéficiant d’une reconnaissance à l’échelle mondiale. Elle demande une conception architecturale de grande qualité ainsi qu’une coordination subtile et flexible de professionnels et de techniciens relevant d’une grande diversité de métiers. L’assemblage de ces divers éléments s’avère d’une grande complexité. D’où l’idée d’associer la fabrique du mall à une « science » (Crawford, 1992).

Le sociologue chilien Rodrigo Salcedo (2003) reconnaît l’idée de la reconfiguration du monde dans le mall mais il insiste sur l’image d’un mall tenant compte des spécificités culturelles locales. Sa fabrique relèverait d’un processus de « glocalisation » : un mall en Chine ou au Moyen-Orient n’est pas une copie du mall en France ou aux États-Unis. Dans les pays chauds comme dans les pays froids, le mall répond aux besoins des consommateurs en ayant recours à la climatisation : rompre avec le froid ou rafraîchir les températures. Dès le début de sa trajectoire aux États-Unis, le mall soulève l’enthousiasme des consommateurs, ravis d’être protégés des intempéries du climat. S’il fait froid, s’il vente, s’il pleut ou s’il neige, les malls dans le Minnesota proposent une ambiance climatique agréable ((Cet argument a été souligné lors des entretiens avec des responsables du Mall of America, lors d’une première mission à Minneapolis (Minnesota) en 1997. Dans cet État situé à proximité de la frontière avec le Canada, avec un climat continental rigoureux et des vents parfois violents, il neige plusieurs mois de l’année (Ghorra-Gobin, 2002).)). Le Mall of America est ainsi ouvert au public tôt le matin pour les joggeurs habitant non loin et souhaitant s’exercer dans un environnement favorable à la course à pied. Cet argument sur les conditions climatiques est valable pour les malls localisés dans d’autres régions climatiques comme The Mall of the Emirates ou le Dubai Mall. À Hong Kong, la fréquentation des malls est nettement plus élevée durant les mois où il fait chaud, la climatisation régulant également le taux d’humidité qui accentue la perception de la chaleur à l’extérieur.

Document 3. Images du Dubai Mall. Un centre commercial ou un parc d’attractions ?

Burj Khalifa

Ludification des paysages urbains : mise en lumière de la Burj Khalifa à proximité du Dubai mall. Cliché de Laure Semple, juin 2022.

sport indoor

Little explorers, un parcours de découverte scientifique pour enfants. Cliché de Laure Semple, juin 2022.

Bowling

Salle de bowling et bornes d’arcade. Cliché de Laure Semple, juin 2022.

Ifly

Simulateur de chute libre à l'intérieur du mall. Cliché de Laure Semple, juin 2022.

Terrains de tennis et de football « indoor ». Cliché de Laure Semple, juin 2022.

Outre une protection des usagers face aux variations météorologiques, le mall offre un environnement présenté comme « sécurisé ». S’adressant principalement à la classe de consommateurs en quête de divertissement, il invisibilise la pauvreté et va jusqu’à l’exclure. Des vigiles sont présents pour assurer le « bien-être » du consommateur… en restreignant l’accès à toutes les populations jugées indésirables. Ce faisant, l’exclusion peut concerner les pauvres mais aussi les groupes victimes d’une assignation raciale ou ethnique. Cette critique de l’exclusion se retrouve dans de nombreux articles dénonçant ainsi la dimension néolibérale de la globalisation par le centre commercial, par exemple dans les travaux de Guénola Capron (2000) sur le cas de Buenos Aires ou dans un texte de Christine Chivallon et al. (1998) sur le centre commercial Rives d’Arcins à Bègles (banlieue de Bordeaux).

 

3. Prendre distance avec le récit officiel du mall et contribuer au débat sur la transition écologique et solidaire

Prendre distance avec le récit officiel du mall comme haut lieu de l’urbanité et de la modernité, c’est d’abord rappeler ses effets négatifs sur le plan social et environnemental (énergétique notamment) et sur son modèle économique peu durable, dans les deux sens du terme. Outre le phénomène de l’exclusion de la pauvreté dont le mall est responsable, il participe du mouvement de privatisation des espaces publics (Ghorra-Gobin, 2020). Tout au long de l’histoire de la ville, les espaces publics correspondaient aux espaces de la mixité sociale et de la mise en scène de la société dans sa diversité sociale. Surtout, les espaces publics étaient aussi des lieux de la contestation et des revendications sociales, comme l’ont montré, parmi bien d’autres exemples, le rôle de la place Tahrir dans le printemps égyptien (Pagès-El Karoui, 2014), ou bien les travaux de l’historienne Danielle Tartakowsky et son équipe (2022).

Au cours des dernières décennies, des malls désertés (dead malls) ont fait leur apparition dans le paysage urbain aux États-Unis ((Pour plus d’informations, consulter le site https://www.deadmalls.com dédié aux malls désertés. Les images sont saisissantes.)). Ce phénomène s’explique en raison de la désindustrialisation et des crises économiques ayant touché certaines villes et leurs populations (Lawless, 2020). À Cleveland (Ohio), la crise des subprimes (2007) a entraîné la fermeture en 2009 du « Randall Park Mall » inauguré en 1976. Aujourd’hui la ville fait face à un vif débat public depuis qu’Amazon (connue pour les conditions d’exploitation de ses salariés, l’absence de syndicalisme interne et son ambition de reconfigurer les villes par le biais de la logistique) a proposé de l’acheter pour le transformer en un centre de traitement de commande et d’entrepôt. Pour sa défense, l’entreprise affirme être en mesure de créer 2 000 emplois dans une ville frappée par le chômage.

Peu de médias font état des difficultés de la survie des malls lorsque les cycles économiques s’avèrent peu propices à la croissance. Les journalistes, par exemple Céline Prudhomme (2022) ou Alexandra Lange (2022) insistent plutôt sur la capacité de certains dirigeants de malls de les convertir en leur attribuant de nouvelles fonctions. Des magasins sont remplacés par des bureaux, relevant d’entreprises privées, d’administrations publiques ou de centres médicaux. L’Université médicale de la Caroline du sud a ouvert une clinique dans le Citadel Mall de Charleston. Et si la fréquentation d’un mall est susceptible de diminuer lors d’une pandémie, comme celle du covid-19, cette période est limitée dans le temps, comme le précise Alexandra Lange (ibid.) relatant l’expérience de l’Indiana Mall (Indiana). Lors des fêtes de la fin de l’année 2022, le mall a réouvert et a organisé des fêtes pour accueillir enfants et adultes. Au printemps 2023, les propriétaires et gestionnaires de Westfield San Francisco Mall, ayant fait le constat d’une sérieuse diminution de sa fréquentation (suite à la diffusion du télétravail et à la baisse démographique de la ville, compte tenu des prix de l’immobilier), ont décidé de le céder. La maire de San Francisco, London Breed, se demande alors s’il ne serait pas opportun de le détruire pour imaginer un objet urbain différent pour assurer la centralité de la ville dans le quartier de Union Square. Les médias évoquent l’idée d’un centre dédié au sport.

L’ampleur prises par le commerce électronique lors de la récente pandémie permet à certains auteurs d’y voir un sérieux défi pour l’avenir du mall. Les journalistes (par exemple Wetz, 2020 ou Bayle, 2022), s’appuyant sur des enquêtes minutieuses auprès du Centre national des centres commerciaux en France, font le constat de la croissance rapide des achats en ligne. Mais ils estiment que ce phénomène ne signifie pour autant le déclin ou la disparition du mall dans la mesure où toute opération d’achat relève à présent d’une plus grande complexité. Dans le jargon professionnel, on parle de « web to store » pour signifier que les entreprises se servent des technologies de l’information et du numérique pour optimiser la fréquentation du mall. Les consommateurs appréciant la flânerie dans une ambiance ludique, musicale et festive associant parfois un parfum diffusé à cet effet, incitent les designers à redessiner magasins et boutiques pour en faire des showrooms et imaginer les temps forts de la mode, comme les « fashion weeks ». Autrement dit, les consommateurs, qu’ils habitent au Nord ou au Sud, partagent le plaisir de la fréquentation de lieux uniformisés et le sentiment d’appartenir à une société globalisée de la consommation et où tous les problèmes de sociétés comme la pauvreté sont exclus.

La célèbre journaliste californienne Joan Didion, (1934–2021) reconnue comme la spécialiste de la contre-culture américaine dans les années 1960-70, avait longuement scruté la fréquentation du mall : elle avait noté que si les consommateurs passaient une demi-heure dans le regional shopping center, ils restaient environ trois heures dans les malls. En 1991, dans un entretien au New York Times, l’architecte européen Leon Krier critiquait tout autant l’invention des suburbs que celle des malls : « La faillite de la banlieue est attestée par la façon dont les femmes et les adolescents s’agglutinent dans les malls. Malgré tout ce que la banlieue compte d’espaces ouverts, il n’y a pratiquement aucun espace public, à l’exception du centre commercial » ((« The bankruptcy of the suburb is proved by the way women and teenagers congregate in the malls. Despite all the open space in the suburb, there is virtually no public space other than the shopping mall. » Traduit par Géoconfluences.)) (Steiner, 1991).

Ce constat qui confirme combien le mall, indissociable du capitalisme consumériste, réussit à se transformer au gré des événements et de l’évolution de la société, incite à réfléchir à l’heure où il est impératif de décarboner l’économie et l’énergie tout en construisant le récit de la sobriété. En France, suite à la loi Climat et Résilience (2021) et à l’adoption du ZAN (zéro artificialisation nette), des projets comme celui d’Europa City dans le Val d’Oise non loin de l’aéroport de Roissy, ont entraîné une forte mobilisation sociale hostile à l’idée de la consommation des terrains agricoles. L’État a finalement décidé de l’abandon de ce projet par ses promoteurs. De leurs côtés, les entreprises qui gèrent les centres commerciaux, ayant pris la mesure de l’impératif de s’inscrire dans la transition écologique, se donnent de nouveaux objectifs pour réduire la production de CO2 de 50 % sur toute la chaîne de valeur d’ici 2030 ((Voir par exemple la stratégie du groupe Unibail-Rodamco-Westfield intitulée Better Places 2030.)). L’annonce est ambitieuse : elle exige toutefois de s’interroger sur la mise en œuvre de la stratégie. S’agira-t-il d’un simple effet d’annonce, voire de greenwashing ?

 

Conclusion : le Mall, une question politique

Le mall, indissociable à ses débuts de la diffusion de l’automobile, contribue à l’artificialisation des sols, du recours à l’électricité, souvent issue des énergies fossiles, pour assurer une température idéale en toute saison (climatisation). Il participe aussi à l'avènement d'une société de consommation globalisée. Après avoir été imaginé comme le lieu privilégié de la société de l’abondance (Baudrillard, 1996), c’est-à-dire une « société hors-sol » pour reprendre l’expression du philosophe Bruno Latour, il est nécessaire d’inscrire la question du mall dans le débat public.

Si le centre commercial peut être qualifié d’« icône de la modernité » à l’heure d’une urbanisation généralisée à l’échelle mondiale (Lange, 2022) ou d’« hyper-lieu de la mondialisation» (Lussault, 2017), il pose problème quant à son modèle économique et sa durée dans le temps. En tant que condensé de la mondialisation et de la globalisation, il s’inscrit certes dans la politique de l’attractivité de nombreuses villes dans le monde mais il concentre également tous les effets négatifs de l’ère néolibérale. Fort nombreux sont les travaux de sciences sociales, en France comme aux États-Unis, qui dénoncent l’idéologie néolibérale et l’ancrage du capitalisme financiarisé et globalisé dans la ville et l’urbain : ils contestent les grands projets urbains et l’influence exercée par les investisseurs et les promoteurs auprès des élus. Ils soulignent également la façon dont une forme outrancière de capitalisme consumériste entrave la construction d’une société de sobriété, à l’heure du changement climatique et de la perte de la biodiversité. En étant le reflet de la mondialisation et en la condensant, le mall en concentre les effets négatifs les plus visibles.

 


Bibliographie

Mots-clés

Retrouvez les mots-clés de cet article dans le glossaire : espace public | grands projets urbains | loisirs mall | métropolisation | mondialisation | suburbs | tourisme.

 

 

Cynthia GHORRA-GOBIN

Directrice de recherche émérite (CNRS-CREDA), rédactrice en chef de L'Information géographique

 

 

Édition et mise en web : Jean-Benoît Bouron

Pour citer cet article :  

Cynthia Ghorra-Gobin, « Le "mall" ou la circulation mondiale d’un objet urbain "made in USA" », Géoconfluences, novembre 2023.
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-regionaux/etats-unis-espaces-de-la-puissance-espaces-en-crises/articles-scientifiques/malls