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Le conflit autour du projet minier « Montagne d’or » en Guyane au prisme de la géopolitique locale

Publié le 29/03/2022
Auteur(s) : Fabrice Clerfeuille, professeur d'histoire et géographie - lycée Michelet de Vanves

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Le projet « Montagne d'or », initié en 2011, prévoyait de creuser une immense fosse à proximité d'une réserve biologique intégrale dans la forêt guyanaise pour en extraire 85 tonnes d'or. À partir de 2016, une opposition locale au projet se structure ; le conflit devient rapidement national. La vigueur de l’opposition, les maladresses du porteur de projet mais aussi des considérations électoralistes expliquent que le projet ait été, pour l'instant, abandonné.

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De juillet 2016 à mai 2019, le projet « Montagne d’or » dans l’ouest guyanais a fait l’objet d’un conflit, à bien des égards emblématique d’une tendance de fond observée au cours des quatre dernières décennies : la multiplication des conflits locaux autour des projets d’aménagement. Dans un contexte de remise en cause de l’autorité de l’État, de développement des préoccupations environnementales mais aussi du phénomène nimby, de multiples projets ont vu se dresser face à eux des oppositions, qui sont parfois parvenues à les modifier voire à les enterrer : aéroport de Notre-Dame des Landes (Renard et Rialland-Juin, 2013), EuropaCity, Center Parcs de Roybon (Egon et Laslaz, 2020), etc.

Comme les conflits internationaux ou les guerres civiles, objets traditionnels (et longtemps uniques) de la géopolitique, les conflits locaux ont pour enjeu le contrôle d’un territoire par un ou plusieurs acteurs. Mais ils s’en distinguent par l’échelle du territoire concerné (généralement de petite dimension), par le caractère principalement local des acteurs et des enjeux du conflit, et enfin par leur degré de violence nettement moins élevé et une couverture médiatique bien plus limitée. Les spécificités de ce type de conflits et leur multiplication (Subra, 2018) au cours des dernières décennies expliquent le développement en France, depuis une trentaine d’années, de la géopolitique locale ((Pour une présentation approfondie de la géopolitique locale, se reporter à la bibliographie (Giblin, 1990 ; Subra, 2008, 2012, 2016, 2018).)). Celle-ci tente d’éclairer les origines, les modalités et l’issue des conflits locaux en analysant les stratégies développées par les différents acteurs et en insistant sur l’importance des représentations dans ce type de conflit.

Le conflit autour du projet « Montagne d’or » constitue un excellent exemple de conflit local et révèle tout l’intérêt de la géopolitique locale pour essayer d’en rendre compte. Initié en juillet 2016, avec la création du collectif citoyen « Or de question ! », il s’est achevé en juin 2019 lorsque l’exécutif, qui l’avait longtemps soutenu, a annoncé l’abandon du projet. Pour autant, la victoire des opposants au projet n’est pas forcément définitive puisque la décision politique du président de la République est, nous le verrons, contestée devant les tribunaux. Il est donc envisageable que le conflit puisse reprendre.

 

1. « Montagne d’or » : un projet de mine d’or qui a opposé deux groupes d’acteurs

De façon classique voire archétypale, le conflit oppose principalement les intérêts économiques (la croissance et les emplois) d’un côté, et les arguments environnementaux (ici associés aux questions sociales) de l’autre.

1.1. Une immense mine d’or à ciel ouvert dans la forêt amazonienne de Guyane

« Montagne d’or » est un projet de mine d’or industrielle à ciel ouvert pour exploiter un gisement primaire (profondément enraciné dans le sol, à la différence des gisements alluvionnaires) découvert dans les années 1990 dans le secteur Paul Isnard, à 125 km de piste au sud de Saint-Laurent-du-Maroni. La mine devait être creusée entre les deux parties de la Réserve Biologique Intégrale (RBI) de Lucifer/Dékou Dékou, sur l’une des 8 concessions détenues par la compagnie minière Montagne d’or (CMO), au lieu-dit « Bœuf mort ».

Document 1. Localisation du projet « Montagne d’or »

Carte localisation projet montagne d'or

Pour voir la carte en très grand, cliquez ici.

Document 2. Le site du projet « Montagne d’or », octobre 2017

Mine montagne d'or

Le site de « Bœuf mort », à proximité de l'emplacement prévu pour la fosse, sur la base du versant nord du massif du Dékou-Dékou. Cliché : Jody Amiet, AFP, 12 octobre 2017, avec l’aimable autorisation de l’auteur.

Document 3. Coupe simplifiée de la fosse minière

Source : Compagnie minière Montagne d’Or.

 

L’exploitation du gisement impliquerait le creusement d’une gigantesque fosse de 120 à 220 mètres de profondeur sur 800 hectares (2,5 km de long sur 400 m de large en moyenne), ce qui en ferait la plus grande mine d’or jamais exploitée en France. Prévue pour 12 ans (2022-2034), l’exploitation devait permettre d’extraire 85 tonnes d’or au total.

Le projet commence en 2011 (premières explorations et forages) dans un contexte d’explosion du cours de l’or depuis 2006 et d’une vive concurrence entre sociétés minières pour la suprématie mondiale. Il est porté par la Compagnie minière Montagne d’Or (CMO), un consortium russo-canadien.

 
Encadré 1. La Compagnie minière Montagne d’Or (CMO)

À l’origine de la CMO se trouve la petite compagnie minière SOTRAPMAG. Créée en 1986 par des entrepreneurs guyanais, elle disposait de 8 concessions sur le secteur Paul Isnard, dont celle où a été découvert le fameux gisement primaire.

À partir de 2011, elle passe sous le contrôle de deux firmes transnationales du secteur minier : Columbus Gold (société canadienne) et Nordgold (société britannique dont l'actionnaire majoritaire est russe). En juillet 2016, celles-ci rebaptisent la SOTRAPMAG Compagnie minière Montagne d’Or (CMO), du nom du projet qu’elles entendent développer. Ce nom a aussi l'avantage de donner l’impression que ce projet était porté par une entreprise guyanaise plutôt que par des multinationales étrangères.

Le 14 septembre 2017, NordGold devient l’actionnaire majoritaire de la CMO avec 55,01 % des parts de la compagnie. Elle nomme à sa tête Pierre Paris, un spécialiste des mines qui a déjà travaillé pour quelques-uns des plus importants acteurs de l’industrie minière : Rio Tinto, Vale et BHP Billiton.


 

Ce projet a mis face à face deux camps, qui se sont progressivement étoffés et affrontés pendant trois ans.

1.2. Un projet qui divise, en Guyane et en métropole

Pour rendre compte d’un conflit, la géopolitique locale s’attache tout particulièrement à analyser le système d’acteurs, c’est-à-dire l’ensemble formé par les nombreux acteurs concernés par le projet (et intervenant dans le conflit) et les relations qu’ils entretiennent.

Document 4. Schéma simplifié des principaux acteurs du conflit

schéma d'acteur mine d'or en guyane

 

Pour mener à bien son projet, la Compagnie minière Montagne d’Or pouvait compter sur des soutiens de poids, aussi bien en Guyane qu’à l’échelle nationale. Le premier d’entre eux est celui d’Emmanuel Macron qui, lors d’une visite en Guyane en août 2015 alors qu’il était ministre en charge de l'Économie, déclarait vouloir « tout faire pour qu’un projet de cette envergure puisse voir le jour ». Deux ans plus tard, alors qu’il était devenu président de la République, Emmanuel Macron réitérait son soutien au projet lors d’une nouvelle visite en Guyane le 27 octobre 2017. Il était alors question pour lui de relancer le secteur minier français (et européen) en le démarquant du « modèle » chinois par la prise en compte de normes environnementales à travers le concept de « mine responsable ».

À l’échelle locale, la plupart des élus de la Collectivité de Guyane se sont prononcés en faveur du projet ((Certains élus se sont néanmoins très tôt opposés au projet, par exemple Patrick Lecante, maire de Montsinéry-Tonnégrande, également président du Comité de l’eau et de la biodiversité de Guyane et administrateur de l’Agence française pour la biodiversité.)), notamment Rodolphe Alexandre, alors Président de l’Assemblée de Guyane, et Léon Bertrand, maire de Saint-Laurent-du-Maroni jusqu’en 2018. Un même consensus s’observe chez les acteurs économiques guyanais, que ce soit la Chambre de commerce et d'industrie de Guyane ou la Fédération des opérateurs miniers de Guyane (FEDOMG).

Face à ce camp extrêmement puissant et influent, l’opposition au projet « Montagne d’or » s’est développée autour du collectif citoyen « Or de question ! », qui allait jouer un rôle central tout au long du conflit. Né le 14 juillet 2016, il fédère au départ 25 associations guyanaises, autour de Maiouri Nature Guyane, créée en février 2007 pour s’opposer (avec succès) à un premier projet de mine industrielle sur la Montagne de Kaw. Le collectif est ensuite rapidement soutenu par une centaine d’ONG nationales et internationales, surtout écologistes (Sauvons la forêt) mais aussi de défense des droits de l’Homme (LDH) et altermondialistes (ATTAC). Certaines d’entre elles ont joué un rôle autonome et déterminant, notamment WWF France et France Nature Environnement (FNE). Les Amérindiens, autochtones de Guyane, ont constitué un autre acteur majeur dans l’opposition à un projet qui les concernait au premier chef (encadré 2). Enfin, l’Union des Travailleurs Guyanais (UTG), première centrale syndicale de Guyane et qui a joué un rôle majeur dans le mouvement social du printemps 2017, s’oppose aussi nettement à « Montagne d’or ».

 
Encadré 2. Les Amérindiens de Guyane

Premiers habitants de la Guyane, les Amérindiens sont aujourd’hui environ 9 000 (moins de 5 % de la population guyanaise), répartis en 6 groupes. Les Kali’na, qui vivent dans le Nord-Ouest de la Guyane, sont les plus nombreux (environ 1/3 de la population amérindienne).

Victimes de la colonisation, de l’orpaillage et de politiques d’assimilation (scolarisation forcée, etc.), les Amérindiens se sont affirmés dans l’espace politique guyanais à partir du discours fondateur de Félix Tiouka en 1984. Les revendications autochtones qu’ils portent ne sont que très lentement prises en compte par les autorités françaises : si un Conseil consultatif des populations amérindiennes et bushinengués* (CCPAB) a vu le jour en 2007, la question foncière, centrale pour les Amérindiens, reste entière.

Le mouvement social du printemps 2017 a constitué une étape supplémentaire dans l’affirmation politique des Amérindiens. En effet, les organisations amérindiennes sont alors apparues comme des acteurs incontournables du débat sur l’avenir de la Guyane, notamment en ce qui concerne les projets aurifères : le CCPAB revendique par exemple un droit de veto sur les projets miniers dont les mesures de préservation de l'environnement ne seraient pas jugées suffisantes.

En outre, c’est lors de ce conflit social que naît un nouveau mouvement, la Jeunesse Autochtone de Guyane (JAG), qui allait rapidement s’affirmer comme l’un des opposants les plus virulents au projet « Montagne d’or », tout en restant en dehors du collectif « Or de question ! », à la différence d’autres organisations amérindiennes comme la FOAG (Fédération des Organisations Autochtones de Guyane).

Source principale : Tiouka, 2016.

*Les bushinengués désignent en Guyane les peuples descendants d'esclaves africains ayant fui les plantations (« marronnage ») du Suriname et dont certains se sont installés sur la rive droite du Maroni, en Guyane française (où ils constituent une part importante de la population, environ 100 000 individus).


 

Entre les échelles locale et nationale, Gabriel Serville, député de la 1re circonscription de Guyane de 2012 à 2021 ((Depuis cette date, Gabriel Serville a succédé à Rodolphe Alexandre comme président de l'Assemblée de Guyane.)), a joué un rôle important en portant l’opposition au projet au Parlement. Dans une moindre mesure, Christiane Taubira, grande figure politique guyanaise, a clairement pris parti contre le projet. Elle avait dès 2000 adressé un rapport au Premier Ministre intitulé « L’or en Guyane : éclats et artifices ».

À l’échelle nationale, deux personnalités politiques se sont très clairement opposées au projet : Yannick Jadot, député européen Europe Écologie Les Verts (EELV), qui a notamment fait le choix d’inscrire Alexis Tiouka, militant kali'na particulièrement investi contre le projet minier, sur la liste Europe-Ecologie Les Verts pour les élections européennes de 2019 (c'est la première fois qu’un Amérindien de Guyane figurait sur une liste nationale) ; au sein du gouvernement, Nicolas Hulot, ministre de la Transition écologique jusqu’à sa démission en septembre 2018, dont la position différait donc de celle du Président de la République et du Ministre de l’économie, Bruno Lemaire.

Dans ce dossier, comme c’est le cas dans la plupart des conflits autour d’un projet d’aménagement local, l’Etat était donc tout sauf un acteur unifié. En outre, les positions des acteurs et institutions étatiques ont pu évoluer au gré des rebondissements du conflit, et l’État a ainsi eu le plus grand mal à jouer son rôle d’arbitre. Il s'est souvent distingué par son ambivalence, multipliant les signaux contradictoires et les louvoiements, qui ont suscité tour à tour espoir, méfiance et incompréhension au sein des camps qui se sont affrontés.

 

2. Des visions et des arguments irréconciliables

Dans la plupart des cas, un conflit autour d’un projet d’aménagement naît de la confrontation entre deux visions d’un territoire et de son devenir. En l’occurrence, le projet « Montagne d’or » posait au plus haut point la question, centrale en géopolitique locale : « à quoi et à qui doit servir le territoire ? ». Les arguments développés par les deux camps révèlent les représentations diamétralement opposées que les acteurs du conflit ont d’un même territoire, mais aussi du modèle de développement que la Guyane devrait, selon eux, adopter. ((Encore que, pour les multinationales qui se cachent derrière la CMO, l’objectif n’est (évidemment) pas de favoriser le développement de la Guyane mais de profiter de l’envolée du cours de l’or qui s’observe depuis 2006 (la CMO espère gagner plus de 3,5 milliards d’euros grâce à ce site minier).)).

2.1. Les arguments des partisans du projet sont essentiellement d’ordre économique

Reprenant un argumentaire classique pour tenter de légitimer ce genre de projets, la CMO et ses soutiens présentent « Montagne d’or » comme un « catalyseur de développement économique » pour le territoire où il doit s’inscrire. Cet argument pèse lourd tant la Guyane cumule les difficultés et apparaît, au moment où le projet est présenté, en état d’urgence économique et sociale : en 2016, le taux de chômage y était de de 22 % – près de 50 % chez les moins de 25 ans – et le taux de pauvreté de 42 %. L’infographie publiée sur le site internet de la CMO (document 5) insiste sur trois types de bénéfices que ce projet aurait pour la Guyane : la création d’emplois (750 emplois directs et 3 000 indirects), un plan de formation aux métiers de la mine (notamment pour faire en sorte que 90 % de ces emplois puissent bénéficier à des Guyanais) ; enfin des retombées fiscales estimées à 420 millions d’euros ((Patrick Lecante estime cependant que « la redevance des mines qui sera versée aux collectivités locales représente moins de 0,36 % de la valeur de l’or déclaré. »)), dont une partie au profit des collectivités territoriales, d’où le soutien de la plupart des élus locaux au projet. On peut y ajouter l’aménagement d’une piste (permettant le désenclavement relatif de l’ouest guyanais) et d’une ligne électrique haute tension, bien que leur intérêt pour les populations amérindiennes concernées soit très discutable. En somme, le projet est présenté comme une « montagne d’or » pour remédier à la pauvreté guyanaise.

Ces promesses ont été passées au crible d’une étude économique approfondie par certains des opposants au projet. Ainsi, selon l’analyse publiée par WWF France en septembre 2017, « […] le projet « Montagne d’or » est un mirage en termes de développement pour la Guyane et un gouffre pour l’argent des contribuables ». L’ONG affirme en effet que la rentabilité du projet est extrêmement fragile dans la mesure où elle repose sur des hypothèses très optimistes. En outre, puisque le projet bénéficierait de 420 millions d’euros de subventions, chaque emploi créé sur le site aurait un coût exorbitant de 560 000 euros d’argent public. Une estimation reprise dans l’infographie publiée en mai 2019 sur le site du collectif « Or de question ! » (document 6), qui considère en outre que le nombre d’emploi indirect est « largement surestimé » et doute que les emplois mis en avant par le porteur de projet profitent majoritairement aux Guyanais.

Sans vraiment expliquer comment, la CMO affirme par ailleurs que son projet permettrait de lutter contre l’orpaillage illégal, qui ne cesse de se développer en Guyane, cause de nombreux problèmes (pollution, violence…) et explique les représentations très négatives attachées au secteur minier dans ce territoire. Pour les contrer et emporter l’adhésion, la CMO promet un modèle de « mine éco-responsable », présentant toutes les garanties sur le plan environnemental (document 5). Ce discours relève clairement du greenwashing, ce que les opposants se sont employés à démontrer en insistant sur les multiples dangers de ce projet.

Document 5. Les avantages du projet selon la compagnie minière

Document 6. La dangerosité du projet selon « Or de question ! », mai 2019

arguments opposés à la mine d'or en Guyane

Les deux infographies présentent des points communs. L’utilisation de chiffres (beaucoup plus nombreux à droite qu'à gauche) vise à donner une impression de sérieux et de scientificité, même lorsqu’ils sont fondés sur des estimations impossibles à vérifier (par exemple les emplois induits à gauche, la part de la biodiversité française à droite). Le vert est utilisé dans les deux cas pour évoquer la nature, et on retrouve la silhouette cartographique de la Guyane sur les deux images. Noter qu’à gauche, la Guyane apparaît comme un espace vierge à mettre en valeur (grâce à une piste et une ligne à haute tension), tandis qu’à droite elle est représentée comme un espace de nature peuplé seulement d’animaux. Dans les deux cas les humains sont absents. Outre ces procédés communs, l’affiche de droite en utilise d’autres, qui relèvent du registre de la dénonciation. Plusieurs éléments évoquent le danger : la couleur rouge, les zones de texte en forme d’explosion, et les pictogrammes « bombe », « usine », « danger de mort », « tube à essai ». Enfin, la surenchère dans les logos en pied d’affiche est destinée à donner aux destinataires l'image d'un front uni, formé d’un très grand nombre d’acteurs locaux, d’autant que beaucoup de ces logos sont des déclinaisons de la silhouette cartographique de la Guyane (au moins huit logos). Les champs lexicaux sont évidemment opposés, avec l’usage d’un vocabulaire destiné à rassurer à gauche (responsable, rigoureuse, respect, développement) face à un vocabulaire de la menace à droite (coûts, risques, précarité, déchets, toxiques…)

2.2. L’opposition au projet met surtout en avant des arguments écologiques mais aussi la défense des peuples autochtones

Sur l’infographie ci-dessus (document 6) comme dans la plupart de ses actions, « Or de question ! » insiste sur l’incompatibilité radicale entre le projet minier et l’extraordinaire biodiversité de la forêt guyanaise, a fortiori à proximité immédiate (moins de 500 m) de la plus grande et la plus riche réserve biologique intégrale (RBI) française. L’avalanche de chiffres, en particulier sur les énormes quantités de produits chimiques qui seraient employés (notamment le cyanure, nécessaire pour détacher l’or de la roche, tellement toxique que les députés européens ont demandé à la Commission européenne via deux résolutions votées en mai 2010 et avril 2017 de l'interdire dans l’industrie minière des États membres, sans succès) a évidemment pour but de frapper les esprits sur les risques qu’ils font peser sur l’écosystème. Les opposants ne manquent pas de s’appuyer sur un exemple récent, la catastrophe survenue dans l’État du Minas Gerais au Brésil, le 5 novembre 2015. Une gigantesque coulée de boue cyanurée consécutive à la rupture d’un barrage avait fait au moins 17 morts et causé l’une des pires catastrophes écologiques de ces dernières années.

Document 7. Coulée de boue cyanurée consécutive à la rupture du barrage de Bento Rodrigues le 5 novembre 2015

coulée de boue au brésil licence CC

Cliché de Rogério Alves / TV Senado, Senado Federal, licence CC (source).

 

« Or de question ! » craint aussi que ce projet n’ouvre la voie à d’autres mégaprojets miniers. Le collectif s’appuie d’ailleurs sur les propos de la FEDOMG, pour qui ce projet pourrait structurer la filière minière guyanaise sur le long terme et favoriser l'émergence d'autres projets. Ces craintes sont partagées par les Amérindiens, dont les arguments diffèrent néanmoins de ceux de leurs alliés écologistes. Ils n’ont en effet pas les mêmes représentations de la forêt amazonienne : non pas une nature à sanctuariser pour elle-même mais parce qu’elle constitue leur milieu de vie, dont ils tirent leur subsistance. En outre, ils attachent une forte dimension spirituelle à la forêt, terre sacrée de leurs ancêtres, qu’un tel projet viendrait immanquablement souiller. Celui-ci est perçu, notamment par les jeunes Amérindiens de l’ouest guyanais (incarnés par la figure charismatique de Christophe Yanuwana Pierre, porte-parole de la JAG) comme une étape supplémentaire dans le processus pluriséculaire de spoliation et de mépris dont ils sont victimes.

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« Autour du site de la Montagne d’or existent quinze montagnes couronnées, des sites sacrés, des vestiges de nos ancêtres, de notre passé, de notre histoire. Comprenez que nous ne pouvons tolérer qu’un tel sacrilège soit fait sur notre territoire. »

Discours d’Amandine Mawalum Galima, porte-parole de « Jeunesse Autochtone de Guyane » (JAG) dans le cadre des auditions finales du débat public sur le projet « Montagne d’or »

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L’exemple de « Montagne d’or » montre donc bien qu’un conflit local n’est pas seulement le résultat d’un projet ou d’une activité contestée, il dépend tout autant des caractéristiques du territoire dans lequel ce projet est prévu. « Le conflit est le produit de la rencontre d’un projet ou d’une activité et d’un territoire. » (Subra, 2008). Associations écologistes, altermondialistes et amérindiennes s’accordent pour dénoncer un modèle de développement archaïque, fondé sur l’extraction minière par et pour des acteurs extérieurs (en l’occurrence des firmes transnationales jugées prédatrices), aux dépens de la Guyane et des Guyanais. L’enjeu va donc bien au-delà du seul projet « Montagne d’Or » et porte sur le modèle de développement susceptible de répondre aux défis qui se posent à la Guyane. Ces deux visions irréconciliables ne pouvaient que déboucher sur un conflit.

 

3. Les étapes et modalités du conflit, la stratégie des acteurs

Durant les trois années du conflit, ce sont principalement les opposants qui sont à l’initiative. Ils se sont évertués à mobiliser l’opinion publique guyanaise, nationale et internationale, en insistant sur la dangerosité et l’inutilité du projet, mais aussi en pointant l’incohérence de celui-ci avec les engagements internationaux de la France. Trois phases peuvent être distinguées dans ce conflit.

Document 8. Schéma chronologique de l'intensité du conflit

schéma d'intensité

Conception : Fabrice Clerfeuille, réalisation : J.-B. Bouron. D’après la méthode de l’ « électrocardiogramme » du conflit environnemental par Lionel Laslaz dans sa thèse de doctorat (2005).

 

3.1. De juillet 2016 à février 2018 : naissance et extension du conflit

On peut considérer que le conflit débute avec la création, le 14 juillet 2016, du collectif « Or de question ! ». Pendant un an (jusqu’à ce qu’il soit rejoint par certaines grandes ONG), celui-ci s’oppose seul ou presque au projet porté par la CMO. Notons toutefois la mobilisation, dès fin 2016, du Conseil Consultatif des Populations Amérindiennes et Bushinengués (CCPAB) qui, dans un courrier du 4 décembre 2016 adressé au président de la République, dénonce le projet « Montagne d’or » et en demande la suspension immédiate.

Le conflit s’intensifie dans le contexte du mouvement social qui agite la Guyane au printemps (20 mars-21 avril) 2017. Apparaît alors une opposition irréductible entre deux camps et deux modèles de développement pour la Guyane : en schématisant quelque peu, un camp incarné par les élus locaux, avides de développement, quelles qu’en soient les modalités (et donc favorables à l’exploitation aurifère) ; un autre issu de la société civile, qui défend un développement endogène, lequel passerait par l’exploitation de l’« or vert » (développement de l’écotourisme, de l’agroforesterie, etc.) plutôt que de l’or jaune.

Le 22 mai 2017, « Or de question ! » adresse une lettre ouverte (qui est aussi une pétition) au tout nouveau Président de la République pour réclamer l’abandon de « Montagne d’or » et de tout autre projet minier en Guyane. Quelques mois plus tard, le collectif porte le fer devant les tribunaux, inaugurant une bataille judiciaire appelée à durer : ainsi le 9 février 2018, l’association Maïouri Nature Guyane, membre fondateur de « Or de question », dépose un recours contre le permis d’exploitation octroyé par la Préfecture de Cayenne à la compagnie Montagne d’Or le 13 décembre 2017, dénonçant un passage en force et surtout plusieurs conflits d’intérêt (voir les communiqués sur le recours et sur sa réussite).

Dans les mois qui suivent, l’opposition au projet se renforce considérablement avec l’arrivée de grandes ONG (Ligue des droits de l’Homme, France Nature Environnement, France-liberté, etc.) qui lui apportent une expertise technique (ce qui renforce sa crédibilité) et une audience nationale et internationale. La Ligue des droits de l’Homme insiste (logiquement) plus que les autres ONG sur les méfaits du projet pour les Amérindiens. « La LDH considère que sous ce projet de mine, c’est d’une part le modèle de développement des DOM qui est en question mais aussi la façon dont la France assume sa responsabilité anthropologique envers les peuples autochtones. » (LDH, 2017). En novembre 2017, France-liberté décerne le prix Danielle Mitterrand à « Or de question ! », distinction qui contribue à la médiatisation du combat mené par le collectif.

Cet élargissement géographique du champ de bataille permet de rééquilibrer un rapport de force d’abord nettement défavorable aux opposants à l’échelle locale. Les ONG disposent d’une force de frappe pour alerter l’opinion publique nationale et la convaincre que les opposants défendent l’intérêt général face à ce qu’elles présentent comme l’égoïsme et la cupidité des multinationales, soutenues par le pouvoir politique.

 

Document 9. Extrait de la tribune publiée par Pascal Canfin et Isabelle Autissier dans La Croix
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« Il y a quelques jours, le gouvernement a fait preuve de cohérence en annonçant, après des dizaines d'années d'errements, l'abandon du projet d'aéroport à Notre-Dame-des-Landes. Cette décision offre l'opportunité de tourner la page des modèles de développement du passé et de se diriger, enfin, vers le 21e siècle.

« Emmanuel Macron l'a dit lors du One Planet Summit devant plus de cinquante chefs d'État, « on est en train de perdre la bataille » et « on ne pourra pas dire qu'on ne savait pas ». En effet, plus de 15 000 scientifiques de 184 pays ont encore récemment rappelé qu'il serait bientôt trop tard ! Pourtant, à l'instar de Notre-Dame-des-Landes, plusieurs grands projets incompatibles avec nos engagements climatiques continuent de voir le jour en métropole et dans les Outre-mer.

« C'est le cas du projet Montagne d'Or, nouvel emblème de ces projets inutiles qui détruisent l'environnement et gaspillent l'argent public. Qu'un gouvernement au fait de la crise environnementale apporte son soutien à un tel projet nous semble inconcevable. »

« Montagne d'Or, prochain Notre-Dame-des-Landes ? » Par Pascal Canfin et Isabelle Autissier - WWF France. Tribune publiée par La Croix, 23 janvier 2018

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Elles peuvent par exemple, à l’instar de cette tribune (document 9) publiée par Isabelle Autissier et Pascal Canfin (WWF France), attirer l’attention du grand public sur l’incohérence entre les engagements de l’État et son soutien à des projets écocides comme celui de « Montagne d’or ». La référence à Notre-Dame-des-Landes constitue une menace à peine voilée : si le gouvernement veut se prémunir contre le risque d’un embrasement de ce conflit (et, par exemple, d’une nouvelle ZAD), il ferait bien de tourner le dos à « ces modèles de développement du passé » (ce qui est plus encore le cas de l’industrie minière). C’est aussi grâce à ces ONG que le projet « Montagne d’or » a fait l’objet d’un débat public, lequel a constitué un moment crucial du conflit.

3.2. Du 7 mars au 7 juillet 2018 : le débat public, paroxysme du conflit et première victoire pour les opposants

Le 7 août 2017, FNE saisit la Commission Nationale du Débat Public (CNDP) pour qu’un débat public ait lieu sur ce projet, saisine à laquelle la CNDP répond favorablement un mois plus tard. 

 
Encadré 3. Le débat public en France

Le débat public a été institutionnalisé en 1995 par la loi Barnier (relative au renforcement de la protection de l'environnement) qui, pour l’organiser, a institué une Commission Nationale du Débat Public (CNDP). Celle-ci doit veiller au respect des droits à l’information et à la participation du public au processus d’élaboration des projets, plans et programmes qui présentent de forts enjeux socio-économiques ou ont des effets significatifs sur l'environnement (ce qui est évidemment le cas du projet « Montagne d’or »). La CNDP a donc pour mission de s’assurer que la concertation se déroule dans de bonnes conditions. Elle ne prend pas position sur l’opportunité du projet, plan ou programme mais éclaire le décideur sur ses conditions de faisabilité. Instance collégiale de 25 membres (élus, magistrats, représentants de la société civile organisée), sa diversité est une garantie d’indépendance et d’impartialité.

Depuis sa mise en place, la CNDP a été saisie 350 fois, elle a organisé 95 débats publics et plus de 250 concertations sous une autre forme.

Pour le projet « Montagne d’or », le débat public a été organisé en Guyane par une commission particulière du débat public (CPDP), composée de 6 membres indépendants (2 métropolitains, 2 créoles, 1 bushinengué et 1 amérindien) et présidée par Roland Peylet.

À la fin du débat public, la CPDP en a rédigé un compte rendu et la présidente de la CNDP (Chantal Jouanno) en a dressé un bilan.


 
Document 10. Manifestation contre le projet, avril 2018

manifestation

Manifestation organisée par la JAG lors du premier débat public sur la « Montagne d'or » à Saint-Laurent-du-Maroni, le 3 avril 2018. Cliché : Jody Amiet / CNDP, avec l’aimable autorisation de l’auteur.

 
Document 11. Capture d’écran d’une vidéo mise en ligne par « Or de question ! » sur YouTube

 

Ce débat a joué un rôle très important dans l’issue du conflit, permettant aux opposants, qui l’ont utilisé comme une tribune, de se faire entendre. Selon François Catzleflis, membre de l’association Maiouri-Nature-Guyane contacté en novembre 2020, « cela a été un moment fort pour que l’opinion publique et les services préfectoraux (Cayenne) et ministériels (Paris) réalisent le bien-fondé de [leur] opposition ». Très majoritaires lors des réunions publiques, ils ont également organisé des manifestations, notamment la JAG (document 10), en pointe dans le combat. Conscient du rôle majeur des réseaux sociaux pour atteindre et convaincre l’opinion publique, « Or de question ! » les a abondamment utilisés, diffusant infographies et vidéos chocs sur les méfaits de ce projet. Telle est le cas de la vidéo mise en ligne sur Youtube le 18 juin 2018 (document 11) qui synthétise l’argumentaire du collectif. Celui-ci y glisse habilement un court extrait d’une interview de Nicolas Hulot, alors ministre de la Transition énergétique, pour qui il s’agit d’un « projet purement spéculatif […] pas vraiment fait pour créer de l’emploi ». C’est aussi par le biais des réseaux sociaux (document 12) que Christiane Taubira prend clairement position contre le projet.

 
Document 12. Tweet de Christiane Taubira, 3 avril 2018

 

Durant le débat public, les ONG écologistes ont produit plusieurs cahiers d'acteurs remettant en cause le modèle de « mine responsable » mis en avant par la CMO. C’est notamment le cas de celui remis par WWF-France en mai 2018 et intitulé Montagne d'or, désastre écologique et mirage économique. Le sondage que l’ONG commande à l’IFOP et publie le mois suivant révèle et médiatise l’opposition de la société guyanaise au projet : 81 % des sondés considèrent que « Montagne d’or » constitue un risque important pour l’environnement, 69 % sont hostiles au projet et seuls 25 % y sont favorables (IFOP, juin 2018).

Face à cette opposition déterminée, la compagnie minière CMO a commis de graves erreurs. Après avoir essayé d’éviter la tenue de ce débat, elle n’y a guère participé et n’a pas joué le jeu de la transparence. Le compte-rendu de la CPDP relève par exemple que la question pourtant cruciale des risques environnementaux n’a pas pu être correctement éclairée car le porteur de projet n’a pas transmis d’étude d’impact ou d’équivalent.

Selon Claude Brévan, vice-présidente de la CPDP contacté en avril 2021, « il était très difficile de travailler avec le porteur de projet, à la fois crispé et méprisant ». Un épisode en particulier témoigne de la maladresse, sinon du mépris, de la CMO à l’égard des Amérindiens : le 22 mai, celle-ci n’a pas honoré l’invitation du Conseil coutumier amérindien sous prétexte que ce n’était pas le lieu prévu du débat. « La réunion locale à Village Pierre avec les chefs coutumiers fut particulièrement utile et ce fut une grave erreur du maître d’ouvrage de refuser d’y assister » estime la présidente de la CNDP, Chantal Jouanno, dans le bilan qu’elle dresse du débat public. Publié le 7 septembre 2018, celui s’avère très critique à l’égard du porteur de projet, ce qui n’est pas anodin dans la mesure où cette ancienne ministre de Nicolas Sarkozy peut difficilement être soupçonnée de militantisme écologique ou altermondialiste.

Dans son bilan, Chantal Jouano insiste par ailleurs sur le fait que le débat a révélé l’importance de l’opposition au projet et les fractures qu’il a créées au sein de la société guyanaise, « plus particulièrement entre les populations autochtones et les dirigeants économiques ou politiques ». Cela a évidemment été interprété comme une victoire par les opposants, d’autant que deux jours plus tôt, François de Rugy, le nouveau ministre de la Transition écologique et solidaire, affirmait sur France Inter : « ma conviction est déjà qu’on ne peut pas le faire tel quel, c’est clair et net […] le débat public a montré à quel point cela suscitait des tensions, des oppositions en Guyane ».

La couverture médiatique du débat public, largement favorable aux opposants (notamment dans les colonnes du Monde) n’est peut-être pas étrangère à cette volte-face de l’exécutif. Elle révèle en tout cas que les opposants ont largement gagné la bataille de l’opinion, ce qui est absolument crucial dans ce genre de conflit.

3.3. De septembre 2018 à mai 2019 : le conflit perd en intensité jusqu’à sa résolution

Au cours de ces neuf mois, chaque camp est dans l’attente d’une décision de l’État, qui tarde à venir. Le 5 octobre 2018, un collectif de plus de 1 700 scientifiques prend position dans une tribune du Monde contre « un projet minier destructeur qui ne rapportera quasiment rien, sinon en termes de pollution » et qui présente d’énormes risques, renforçant ainsi la légitimité des arguments avancés depuis deux ans par les opposants au projet.

Le 16 novembre 2018, la CMO annonce amender son projet, mais essentiellement sur le volet approvisionnement énergétique de la mine (une centrale électrique fonctionnant surtout à l’énergie solaire serait construite sur place). Ces modifications sont jugées « cosmétiques » par Pascal Canfin, alors directeur général de WWF France, et selon lui elles n’atténuent guère la nocivité du projet. WWF France appelle donc le gouvernement à ne pas renouveler la concession « Montagne d’or », « afin d’acter définitivement l’abandon de ce projet ». En ne répondant pas à la demande de la CMO dans le délai imparti (décembre 2018), le ministre en charge de l’Économie, Bruno Lemaire, ouvrait effectivement la voie à l’abandon du projet.

Le 10 janvier 2019, le Comité de l’ONU pour l’élimination de la discrimination raciale « somme » la France, soit de reprendre son processus de consultation des populations autochtones concernées par le projet, soit de suspendre ce dernier (Le Monde, 11/01/2019). Il estime en effet que l’opposition des Amérindiens a jusqu’ici été « totalement ignorée » alors qu’ils sont « les premiers concernés » par le projet. C’est la première fois que la France était rappelée à l’ordre pour un manque de respect des droits autochtones, élément supplémentaire qui a pu peser sur l’issue du conflit.

Pour autant, plus de quatre mois se sont encore écoulés avant que l’exécutif finisse par trancher. Et le moment choisi n’est pas anodin : c’est à la veille d’élections européennes qui s’annonçaient favorables aux écologistes et difficiles pour la majorité que le président de la République a souhaité verdir son image, notamment en obtenant le ralliement de Pascal Canfin, grande figure de l’écologie politique française. L’abandon du projet « Montagne d’or » était semble-t-il une condition pour qu’il accepte de figurer en deuxième position sur la liste LREM (Libération, 26/03/2019). L’abandon du projet s’expliquerait donc aussi par des considérations électoralistes.

Il est acté en deux temps : le 6 mai 2019, le président de la République déclarait que « l’état de l’art » de ce projet n’était pas « compatible avec une ambition écologique, et en matière de biodiversité » ; le 23 mai, à l’issue du premier Conseil de défense écologique puis à l’Assemblée Nationale, François de Rugy, ministre en charge de l’Écologie, annonçait l’abandon du projet en raison de son incompatibilité avec les exigences environnementales du gouvernement.

 

Conclusion : comment expliquer la victoire des opposants au projet ?

On peut tout d’abord considérer que la nature même du projet qu’ils combattaient a pu leur faciliter la tâche : une des industries les plus polluantes au monde sur un territoire à la biodiversité exceptionnelle ; des risques énormes pour extraire quelques tonnes d’or (« pour fabriquer des bijoux destinés à une élite », raillent certains opposants), dans un contexte de prise en compte croissante de l’environnement mais aussi des droits des peuples autochtones. Mais que les opposants au projet défendent la biodiversité, le climat et les Amérindiens, et qu’ils puissent, à bon droit, prétendre défendre l’intérêt général face à l’intérêt de multinationales minières, ne suffit pas à expliquer leur victoire.

C’est aussi qu’ils se sont montrés particulièrement déterminés et qu’ils ont pu compter sur le soutien d’acteurs variés et de poids, qui ont su développer des stratégies efficaces pour convaincre l’opinion publique, guyanaise et métropolitaine, du caractère inutile et même dangereux du projet. Les opposants ont largement gagné la bataille, décisive, de l’opinion ; ils sont parvenus à convaincre de la justesse de leur combat et à lui conférer une valeur emblématique, tout comme au territoire défendu.

À l’inverse, la compagnie minière et ses alliés ne sont jamais parvenus à renverser les représentations très négatives attachées à l’orpaillage en Guyane et à convaincre de l’intérêt du projet « Montagne d’or », d’autant que la CMO a négligé sa communication. Comme si le porteur de projet n’avait pas anticipé l’opposition que son projet pouvait susciter, ou comme s’il pensait que le soutien des milieux politiques et économiques suffirait pour qu’il voie le jour. Le fait que l’actionnaire majoritaire de la CMO, un groupe russe peu habitué à ce que ses projets (surtout développés dans les pays du « Sud ») soient combattus, n’est sans doute pas pour rien dans la négligence dont la CMO a fait preuve en matière de communication et de concertation, notamment lors du débat public.

Les annonces de mai 2019 ont mis un terme au conflit, non pas dans le sens où les opposants l’ont définitivement emporté ou peuvent être assurés que le projet ne verra pas le jour, mais dans la mesure où l’État, qui soutenait initialement le porteur de projet, a finalement tranché en leur faveur. Si, à l’heure actuelle, le sort de « Montagne d’or » n’est toujours pas résolu (il est entre les mains de la justice, encadré 4), il ne fait plus, pour l’instant, l’objet d’un conflit. Ou du moins celui-ci a largement changé de nature et perdu en intensité.

Les opposants restent néanmoins mobilisés, non seulement parce qu’ils ne peuvent que constater la faible motivation de l’État face au recours juridique de la CMO (encadré 4) mais aussi en raison du soutien que celui-ci apporte à un autre mégaprojet minier dans l’ouest guyanais, le projet « Espérance » (Reporterre, 04/05/2020), qu’ils considèrent comme une « Montagne d’or bis ». Le 13 mai 2020, dans une tribune publiée par Libération, qui est en fait une lettre ouverte à Emmanuel Macron, « Or de question ! » et ses alliés demandent un moratoire sur l’exploitation minière industrielle en Guyane, revendication reprise par la Convention citoyenne sur le climat (source), en ne manquant pas de rappeler les promesses du président de la République en faveur de la biodiversité et du climat.

Ces promesses sont réitérées par un président en pré-campagne électorale, le 3 septembre 2021, dans son discours d’ouverture du congrès de l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN) : « Ces combats [pour la biodiversité et le climat] sont des combats indispensables pour non seulement la bonne santé de la planète, mais pour la survie des peuples autochtones. [Pour les mener à bien] nous devons changer les paradigmes financiers qui sont les nôtres comme gouvernements […] ». On voit mal comment il pourrait, à moins de se déjuger, soutenir à nouveau le projet « Montagne d’or » ou tout autre projet minier écocide en Guyane.

 
Épilogue : « Montagne d’or », un projet entre les mains de la justice depuis 2020

L’abandon du projet par l’exécutif ne signifie pas pour autant qu’il ne verra jamais le jour. D’abord car, en la matière, l’État se doit de respecter un code minier considéré depuis longtemps comme obsolète, mais dont la réforme n’a toujours pas abouti. Serpent de mer depuis des décennies, elle a bien été lancée par le gouvernement fin 2020 (notamment pour qu’à l’avenir les considérations environnementales soient prises en compte dans l’obtention d’un titre minier) mais elle n’a toujours pas abouti et ne peut donc être prise en compte par les juges dans le différend qui oppose actuellement l’État à la CMO.

Les opposants au projet n’ont cependant pas manqué de souligner la faible motivation de l’Etat face au recours juridique lancé par la CMO. En effet, celle-ci attaque l’État devant le tribunal administratif de Cayenne parce qu’il n’a pas répondu à sa demande de prolongation de deux de ses concessions minières (dont celle de « Montagne d’or »). Et, lors de l’audience du 3 décembre 2020, l’État n’a pas brillé par la qualité de sa défense : non seulement il n’a envoyé aucun avocat pour le représenter au tribunal, mais il semble avoir fait preuve de la plus grande légèreté dans son argumentation juridique. C’est du moins ce que souligne le juge du tribunal de Cayenne dans sa décision rendue trois semaines plus tard, laquelle « enjoint à l’État de prolonger » les concessions de la CMO (Le Monde, 27/12/2020). Cette attitude a renforcé les doutes quant à la sincérité du gouvernement dans ce dossier et a été dénoncée comme une trahison par les opposants au projet.

L’État réaffirme néanmoins son opposition au projet minier « Montagne d’or » en déposant, le 3 février 2021, un recours contre la décision du tribunal administratif de Cayenne. Mais le 16 juillet, la cour administrative d’appel de Bordeaux a confirmé le jugement en première instance : l’État n’a aucune raison de refuser le renouvellement des concessions à la CMO puisque, d’après le Code minier en vigueur, ce renouvellement ne dépend que des capacités techniques et financières du porteur de projet à poursuivre l’exploitation, et non des éventuels effets environnementaux du projet. L’État s’est néanmoins pourvu en cassation devant le Conseil d’État.

La réforme du Code minier en cours pourra-t-elle contrarier l’actuel projet de « Montagne d’or » ? « Ce n’est pas certain. Ce sont des questions juridiques délicates et le chemin de crête est très étroit » souligne Olivier Gourbinot, juriste à France Nature Environnement. Il préconise plutôt d’utiliser les directives européennes et la Charte de l’environnement adossée à la Constitution pour contrer juridiquement le projet : « À ce jour, rien n’est toutefois acquis, puisque l’article 21 du projet de loi Climat renvoie la réforme à l’adoption d’une ordonnance par l’exécutif […] dans les dix-huit mois, elle sera donc certainement prise sous la prochaine présidence » (Reporterre, avril 2021).


 

Bibliographie

Ouvrages et articles sur la géopolitique locale
  • Giblin B., La Région, territoires politiques. Le Nord-Pas-de-Calais, Fayard, 1990
  • Subra P., Géopolitique de l’Aménagement du Territoire, Armand Colin, 2018 (3e édition).
  • Subra P., La géopolitique locale : territoires, acteurs, conflits, Armand Colin, 2016
  • Subra P., « L'aménagement, une question géopolitique ! », Hérodote, 2008
  • Subra P., « La géopolitique, une ou plurielle ? Place, enjeux et outils d'une géopolitique locale », Hérodote, 2012
Sur le conflit autour du projet « Montagne d’or »

Ouvrage scientifique

  • Denis Rolland, Hervé Théry (dir.) La Guyane, frontières visibles et invisibles, Sépia éditions, Paris, 2021, pages 77 et 78

Articles de presse

Rapports, analyses et sondage

Pétitions, lettres ouvertes, tribunes et communiqués

Sur les revendications des Amérindiens de Guyane
Articles sur d’autres conflits autour de projets locaux

Mots-clés

Retrouvez les mots-clés de cet article dans le glossaire : conflit environnementalfirmes transnationales | géopolitiquegreenwashing | mégaprojet.

 

 

Fabrice CLERFEUILLE
Professeur d'histoire et géographie, lycée Michelet de Vanves

 

 

Édition et mise en web : Jean-Benoît Bouron

Pour citer cet article :

Fabrice Clerfeuille, « Le conflit autour du projet minier « Montagne d’or » en Guyane au prisme de la géopolitique locale », Géoconfluences, mars 2022.
URL : https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-thematiques/changement-global/articles-scientifiques/montagne-dor-guyane

Pour citer cet article :  

Fabrice Clerfeuille, « Le conflit autour du projet minier « Montagne d’or » en Guyane au prisme de la géopolitique locale », Géoconfluences, mars 2022.
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-thematiques/changement-global/articles-scientifiques/montagne-dor-guyane