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Le "parc marche" dans la militarisation de la conservation des éléphants de forêt au Gabon

Publié le 17/09/2024
Auteur(s) : Stéphane Ondo Ze, docteur en géopolitique, post-doctorant LabEx DynamiTe - université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Université Omar Bongo (Gabon)

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À partir du cas du parc national de Minkébé, dans le Nord-Est du Gabon, l’article introduit le concept de parc marche pour montrer la façon dont les questions militaires, frontalières et sécuritaires recoupent celle de la conservation des espèces protégées. La protection de l’éléphant de forêt relève d’une géopolitique qui va très au-delà d’un problème strictement écologique et de biodiversité.

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Le bassin du Congo est depuis les années 2000 l’une des principales sources d’approvisionnement d’ivoire illégal à destination de l’Asie (Nkoke et al., 2017 ; Wasser et al., 2015). Le braconnage, dont une part importante des revenus est utilisée pour financer des conflits armés, a drastiquement réduit le nombre d'éléphants de forêt (Laguardia et al., 2021 ; Thouless et al., 2016). Dès le début des années 2010, les efforts de protection de l’animal et de son habitat furent orientés vers une militarisation croissante des aires protégées, à l'instar de ce qui se pratique déjà dans la partie orientale et australe du continent.

Les travaux d’Ellis (1994) et de Carruthers (1995) font depuis le siècle dernier le lien entre la protection des espèces sauvages menacées de disparition et le caractère martial des organes de conservation des aires protégées en Afrique australe. Le parc Kruger, à la frontière entre l'Afrique du Sud et le Mozambique, est un exemple emblématique de cette approche. Ce parc est l’incarnation d’une politique de gestion conciliant la protection des écosystèmes avec la régulation des flux migratoires ainsi que le contrôle du territoire (Lunstrum, 2015; Guyot 2006).

Dans le bassin du Congo, l’engagement militaire dans la protection de la biodiversité est un tournant majeur dans la démarche de patrimonialisation environnementale (Mulholland et Eagles, 2002). L’urgence d’une riposte face au risque d’extinction de la biodiversité sauvage est à faire correspondre au contexte sécuritaire régional extrêmement instable (Chauvin et Magrin, 2020). La militarisation des aires de conservation met en exergue la nouvelle stratégie défensive des marges des États du bassin du Congo. Les aires protégées endossent la fonction d’avant-postes tactiques, voire de marche.

Le terme de marche désigne un fief, une zone située à la frontière d'un territoire, et servant de glacis militaire à ce dernier face à des menaces extérieures. La marche est à envisager comme un outil conceptuel ouvrant à l’analyse de la militarisation des parcs nationaux frontaliers, symboles de l’implication du régalien dans la conservation d’une zone frontalière à haute valeur environnementale. Ainsi, nous introduisons le concept de « parc marche » qui articule les impératifs de protection de la biodiversité d'un parc national avec ceux du contrôle territorial et de la maîtrise des frontières, assurés par l’engagement militaire d'un État. Comment le « parc marche » reconfigure-t-il les missions des aires de conservation dans les marges frontalières des États d’Afrique centrale ? 

Document 1. Les parcs nationaux gabonais parmi les principales aires protégées du pays

carte localisation des parcs nationaux gabonais

Conception : Stéphane Ondo Ze ; Réalisation : Sébastien Piantoni 

Notre article débute par un état de lieux des dynamiques sécuritaires en lien avec la conservation environnementale dans le bassin du Congo, principal foyer de peuplement des éléphants de forêt. Cet état de lieux est étendu au golfe de Guinée et à la région des Grands Lacs, faisant partie de l’aire de peuplement de l’animal. Les trois régions sont encore interconnectées, car elles partagent des ressources naturelles ainsi que des défis environnementaux et sécuritaires. La suite de notre argumentaire s’appuie sur un cas d’étude au Nord-est du Gabon, dans le parc national Minkébé (document 1), épicentre du braconnage en Afrique centrale (Wasser et al., 2015). L’idée est d’analyser les raisons justifiant la militarisation de la conservation de la biodiversité dans le septentrion gabonais (Neumann, 2004 ; Blom, 2000). Enfin, nous présenterons les multiples avantages qui font du « parc marche » de Minkébé un outil précieux utile à drainer les ressources diplomatiques, militaires, financières et techniques, dans un contexte géopolitique et environnemental complexe.

1. Dynamiques sécuritaires et conservation environnementale dans l’aire de peuplement des éléphants de forêt

Les questions de sécurité au Gabon et les enjeux géopolitiques provenant des menaces extérieures au territoire sont très peu documentés. Cela s’explique par la stabilité politique dont jouit le pays, notamment dans sa partie continentale. Le Gabon est depuis longtemps en retrait des conflits armés qui gangrènent le golfe de Guinée et le bassin du Congo (document 2). Les questions de géostratégie au Gabon se limitent en grande partie à l’espace maritime. Les nombreux enjeux accumulés sur la côte gabonaise restreignent la plupart des analyses géopolitiques incluant la totalité du territoire gabonais (Ndoutoume Ngome, 2012). Cette stabilité profite de l’absence de conflits notables le long de l’enveloppe frontalière du pays. La gestion apaisée des limites interétatiques est soutenue par des dynamiques transfrontalières importantes entre aires socioculturelles et territoires transétatiques entremêlés (Assako Assako, 2016 ; Ndong Beka II, 2020). Toute chose qui tranche avec le contexte belligène prévalant dans la région (document 2).

Comme dans le golfe de Guinée ou la région des Grands Lacs, les conflits de diverses natures ayant cours dans le bassin du Gabon sont orientés vers les zones stratégiques des territoires étatiques (Tubiana, 2019). Dans ce contexte, les aires protégées deviennent des territoires ressources. Elles sont situées le plus souvent dans des zones peu ou pas appropriées par les États et excentrées dans leurs armatures territoriales. Elles présentent encore des superficies bien trop importantes au regard de l’indigence des investissements humains et financiers consentis dans cette partie du continent (Milian et Rodary, 2008). À cause des ressources qui s’y trouvent, mais aussi du fait de la situation stratégique qu’elles offrent, au cœur des zones grises des États, ces aires protégées sont des objets convoités, autant que des lieux stratégiques.

Document 2. Contexte géopolitique du Gabon dans le golfe Guinée

Carte contexte géopolitique dans le Golfe de Guinée

Conception : Stéphane Ondo Ze ; Réalisation : Sébastien Piantoni 

Sources localement de conflits d’usage et d’aménagements (Kombat Lambini et al., 2019 ; Moussavou, 2010), les aires protégées frontalières participent pleinement aux nouvelles formes de conflictualités, notamment dans le cas de guerres asymétriques. D’autant plus que ces portions de territoire sont purgées d’établissement humain pérenne (Laslaz et al., 2012, p. 18). Aussi les belligérants les mobilisent-ils activement dans des manœuvres hybrides, de type guérilla ou insurrectionnelles. Pour un acteur armé qui fait face à la force de frappe d’un État, l’enjeu est de s’emparer de ces portions de territoire, à transformer en outil défensif ou de projection (Tenenbaum, 2016). Ainsi, dans les aires protégées, « [l’]affrontement politico-guerrier […] alimente aussi un vieil imaginaire collectif autour de la symbolique d’un espace naturel dont le contrôle (ou du moins la prévention des attaques) est synonyme de victoire militaire et de domination politique à l’échelle nationale » (Nakanabo Diallo, 2020, §3).

Le document 3 localise les principales aires de conservation dans le bassin du Congo par rapport aux événements conflictuels entrainant la mort ayant eu cours dans la région entre 2003 et 2019. Ces aires de conservation, mobilisées dans le suivi de l'abattage du programme MIKE (monitoring illegal killing of elephants) en raison de leurs importantes densités d'éléphants de forêt, constituent des aires de conservation prioritaires. Bien que la plupart d'entre elles se situent en dehors des zones de conflit, les populations d'éléphants qu'elles abritent n'en demeurent pas moins exposées à un braconnage intense organisé par des groupes armés (Beyers et al., 2011 ; Binot, 2010, p. 188 ; Mubalama et Sikubwabo, 2002 ; Tubiana, 2019). Les aires protégées sont aussi des lieux stratégiques de replis tactiques et d’avant-postes militaires dans les conflits au sein du bassin du Congo (document 3). De ce fait, elles constituent des points d’équilibre dans la territorialisation des conflits armées dans la région.

C’est aussi le cas dans le golfe de Guinée et en Afrique de l’Ouest où les espaces protégés subissent le contrecoup des conflits régionaux. Depuis 2019, en Afrique de l’Ouest, les parcs nationaux transfrontaliers du W, d’Arly et de la Pendjari, entre le Burkina Faso, le Bénin et le Niger, furent régulièrement le théâtre d’enlèvements impliquant des groupes armés insurrectionnels, au point que le journal Jeune Afrique a pu les qualifier de « vivier d’otages » ((« Menace jihadiste : les parcs nationaux, un vivier d’otages » Jeune Afrique, publié le 20 mai 2019.)).

Document 3. Évènements conflictuels, nombre de morts estimés et sites d'abattage d'éléphants entre 2003 et 2019 en Afrique centrale

Sites MIKE

La période choisie dans la conception de la carte correspond à la période de surveillance du programme MIKE (monitoring illegal killing of elephants). MIKE est un système de surveillance sur le long terme de l’abattage illégal d’éléphants. Le programme permet d’évaluer les tendances d’abattage des éléphants hors de tout cadre légal. Placé sous l’assistance technique de l’UICN / SSC, il constitue une importante base de données portant actuellement sur 68 sites en Afrique. Conception : Stéphane Ondo Ze ; Réalisation : Sébastien Piantoni

En Afrique centrale, l’enjeu que revêt le phénomène du braconnage des éléphants soulève des questions sécuritaires. En effet, le commerce illégal de l’ivoire finance de nombreuses luttes armées dans la région (Tubiana, 2019, p. 12). Au Tchad, en RCA ou en RDC, la situation des éléphants et l’intensité du braconnage ont strictement suivi l’évolution de la percée insurrectionnelle (Chauvin et Magrin, 2020, §16 ; Binot, 2010, p. 188 ; Mubalama et Sikubwabo, 2002). Dans ces pays, les aires protégées constituent des zones de refuge tactiques pour des forces armées et un exutoire démographique en période de conflits (Beyers et al. 2011, p. 7).

En 2003, le conflit au Soudan entre les autorités de Khartoum et l’Armée populaire de libération du Soudan (SPLA, 1983–2005) entraîna l’installation du groupe en rébellion dans la proche périphérie du parc national de Garamba en R.D.C. (Commission européenne, 2019, p. 115). En 2008, c’est au tour de la Lord resistance army (LRA), groupe insurrectionnel originaire d’Ouganda, d’y trouver refuge (Perrot, 2008, p. 158 ; Tubiana, 2019, p. 12). Gervais Ondoua Ondoua et ses collaborateurs de l’ONG Traffic indiquent encore dans un rapport datant de décembre 2017 que : « certains soldats des FARDC ont utilisé des armes à feu et des munitions fournies par le gouvernement pour braconner la faune, et quelques-uns ont été impliqués dans le braconnage d'éléphants » (Ondoua Ondoua et al., 2017, p. 41). À Zakouma au Tchad, un rapport du US forest service présente la situation en ces termes: « […] la population d’éléphants dans le parc de Zakouma était en chute, 4 000 éléphants ayant été braconnés (90 % de la population), en grande partie par les Janjawids [miliciens] soudanais » (Bagha et al., 2021, p. 42).

2. Le parc national de Minkébé, une marche contre le braconnage des éléphants de forêt

Au Gabon, les moyens octroyés par l’État à protection des éléphants de forêt sont à lire « à travers le prisme de [sa] propre sécurité nationale » (Frederick, 1993, p. 758). Ils sont à la hauteur de la perception des menaces que fait encourir la contrebande de l’ivoire à la sécurité du pays. Ce qui s’entend très aisément dans le discours régulièrement mobilisé par l’actuelle junte au pouvoir et, avant cela, par Lee White, ex-ministre gabonais des Eaux et des forêts. Pour ce dernier, il existe « une corrélation entre le trafic d’ivoire et l’insécurité […]. Le trafic d’ivoire sert à financer Boko Haram, donc, s’attaquer à ce trafic, c’est aussi lutter contre les milices. Il n’y aura pas de paix et de sécurité en Afrique sans protection des ressources naturelles » (cité par Mounombou, 2021). Pour l’heure, les liens entre le braconnage à Minkébé et la secte Boko Haram ne sont pas formellement établis. Toutefois, la perspective d’une implication de la secte insurrectionnelle justifie en partie le tournant militaire de la sécurisation de ce puits de biodiversité mondiale.

La chute brutale de la population de pachydermes dans le bassin du Congo a fortement bouleversé la géographie des éléphants dans cette région. La revue PLoS One estima que durant la première décennie des années 2000, 62 % des éléphants de forêt avaient été abattus à cause de contrebande d’ivoire (Hoff, 2013). En 2021, le Gabon comptait 95 110 éléphants (Laguardia et al., 2021, p. 7). Une partie de cette population compose sur le territoire gabonais la plus importante population d’éléphants de forêt au monde (Poulsen et al., 2017), même si le comptage est une entreprise délicate et politiquement sensible (encadré 1).

Encadré 1. Dénombrer les éléphants de forêt, un problème épineux

Document 4. Éléphant de forêt dans le parc national de Loango, au Gabon

Eléphant de forêt au Gabon

Cliché de Nik Borrow, octobre 2022. Sous licence CC BY-NC 2.0 (source).

L’espèce d’éléphant étudiée dans cet article est l’éléphant de forêt (Loxodonta cyclotis, Matschie, 1900), qui doit son nom scientifique à la forme circulaire du lobe des oreilles. Avec l’éléphant de savane (Loxodonta africana, Blumenbach, 1797) il forme les deux espèces d’éléphants arpentant le continent africain. L’ensemble forme avec l’éléphant d’Asie (Elephas maximus, Linnaeus, 1758) les derniers représentants de l’ordre des mammifères proboscidiens (Proboscidea). Le terme proboscidien vient lui-même du grec proboskis qui signifie « trompe ». La proéminence de l’appendice nasal de l’éléphant est en effet une des caractéristiques principales du plus imposant des animaux terrestres.

La question des données est difficile. Elle fait l’objet d’un chapitre entier dans la thèse de l’auteur. En substance, il est très difficile d’avoir des chiffres certains quant aux nombres des éléphants de forêts. Les causes sont nombreuses :

  • la difficulté à faire un décompte dans la forêt dense ;
  • le faible des investissements des États dans la recherche sur le temps long et sur un terrain continu et étendu ;
  • Les nombreux doutes qui décrédibilisent les relevés ;
  • Et surtout la guerre de communication autour des chiffres du braconnage qui varient en fonction des intérêts des acteurs.

Le comptage est l’un des éléments de la géopolitique de la conservation. La donnée est tout sauf neutre, du fait des conséquences qu’elle engendre sur le terrain. Du nombre d’éléphants évalué au départ dépendent l’ampleur de la baisse d’effectifs constatée ensuite, les objectifs chiffrés, les ambitions de protection. Ainsi, lorsqu’un acteur dit la donnée, il s’octroie le droit de contraindre le territoire à ces ambitions.

Si on en croit la dernière mise à jour de la base de données estimant les éléphants de forêt, il resterait aujourd’hui environ 20 000 éléphants de forêt dans la région (contre au moins 20 millions avant la colonisation) majoritairement au Gabon (environ 7 000) et au Cameroun (environ 6 800). Sans doute les nombreux conflits dans les Grands Lacs et surtout les guerres en R.D.C. sont pour beaucoup dans l’effondrement des populations d’éléphants dans les autres États d’Afrique centrale.

Source principale

Dans, le Nord-est du territoire gabonais, les forêts de Minkébé dans lesquelles on retrouve le parc national du même nom (document 5), constituent la principale zone de prélèvement de l’ivoire d’éléphants de forêt destinée à la contrebande et aux marchés asiatiques (Wasser et al., 2015). Les travaux de Poulsen (2017) et de Meiers et al. (2021) font état d'une réduction de 78 % du nombre de pachydermes entre 2004 et 2014. Depuis la fin du siècle dernier, les efforts de conservation n’ont pas réussi à annihiler la pression croissante du braconnage des éléphants dans cette région (Huijbregts, 1999). Les acteurs de la conservation durent repenser, en concertation avec l’État, la stratégie globale de protection de l’animal sur le territoire gabonais de façon à « agir de manière décisive [pour] sauver l’éléphant ». Ainsi, un groupement de gendarmes, comprenant trois compagnies composées d’une centaine de soldats, a été formé en 2011 et dédié à la protection de la faune dans les parcs nationaux en appui aux missions de l’Agence nationale des parcs nationaux (ANPN) (document 6). Depuis 2018, dans le parc de Minkébé, et ses 7 567 km², 106 militaires stationnent de façon permanente dans l’aire protégée et sa périphérie ((Direction générale de la faune et des aires protégées du ministère des Eaux et forêts ; Rapport d’étape du plan d’action national pour l’ivoire de la cites, Septembre 2017 – Aout 2018. Rapport préparé pour la 70esession du Comité permanent de la CITES. SC70 Doc. 27.4, Annexe 27.)).

Document 5. Localisation du Parc national de Minkébé et des principales aires protégées de la région

Localisation du parc de Minkébé

Conception : Stéphane Ondo Ze ; Réalisation : Sébastien Piantoni 

Document 6. L’ancien Président Ali Bongo Ondimba en visite au Parc national de Minkébé
Ali Bongo et agents du parc Ali Bongo et agents du parc

Source : Agence nationale des parcs nationaux, 2016, avec l’aimable autorisation de l’Agence.

La militarisation des aires protégées répond à un contexte global mobilisant des « métaphores de guerre […] dans les cercles de politique intérieure et les affaires internationales, dont une grande partie est « fondée sur […] des conceptions néo-malthusiennes de la rareté et des conflits » (Neumann, 2004, p. 822). Cette conception de la conservation, axée sur le conflit et la guerre, explique le déploiement de dispositifs paramilitaire et militaire répondant tout autant à des enjeux d’influences et de politiques étrangères qu’à l’exercice de la souveraineté de l’État dans cette marge frontalière.

Dès l’époque coloniale, dans le Territoire du Gabon, la maitrise de l’aménagement forestier s’impose autant du fait de l’entreprise commerciale des sociétés concessionnaires que de la conquête militaire du pays par la Marine française. L’établissement de postes de circonscriptions militaires, comme celui de Makokou dans la circonscription de l’Ivindo, au Sud du massif forestier de Minkébé, participe aussi à ce dispositif, au front de conquête du Cameroun. Le lieu-dit Minkébé n’est pas en reste. À cette époque, sa forêt est déjà un point stratégique que se disputèrent Allemands et Français. Dès lors, l’actuelle militarisation des outils de la conservation à Minkébé perpétue le caractère coercitif et dissuasif des forêts bordant la section de frontière nord-est du Gabon (document 6). Plus encore que l’aire protégée, elle nous fait considérer les forêts de Minkébé comme des « glacis défensifs » (Giraut et al. 2004, p. 11). À travers le parc marche de Minkébé, l’État gabonais voit le moyen d’imposer à l’ensemble des acteurs nationaux et régionaux son approche de la marge et surtout de la frontière.

Pour les États du bassin du Congo, l’approche militaire régulièrement employée depuis le début des années 2000 fait assimiler les marges frontalières à des marches territoriales. « Dans un sens particulier, les marches sont des circonscriptions militaires destinées à protéger les frontières des États » (Universalis). Pour Arnaud Cuisinier-Raynal, ces marches territoriales « interdi[sen]t ou restrei[g]n[en]t l’accès à la frontière en créant des parcs naturels, des aires protégées ou des zones réservées » (Cuisinier-Raynal, 2001, §6). Au caractère spontané la relation qu’entretienne la population frontalière ou les acteurs clandestins transnationaux ((Peter Andreas les définit comme « des acteurs non étatiques qui agissent au travers des frontières, en violation des lois nationales, et qui tentent de se soustraire aux efforts d’application de celles-ci » (Andreas, 2003, p. 78).)) avec les marges de son territoire, l’État oppose un ordre régalien. Cet ordre a un « effet de fermeture par le haut tandis qu’existaient des couloirs de passage spontanés au niveau local. Cette situation de blocage spatio-institutionnel des dynamiques du bas intervient surtout dans des zones stratégiques » (Cuisinier-Raynal, 2001, ibid.).

3. « Le parc marche » : une sentinelle environnementale, vectrice de ressources

La contribution des Forces armées gabonaises (FAG) au dispositif de protection des écosystèmes du Nord du Gabon répond à l’utilisation d’armes à feu par des braconniers et certains orpailleurs à l’encontre des écogardes de l’ANPN. Ces armes à feu sont régulièrement saisies lors des patrouilles mixtes qui surveillent le site. Les richesses minérales du bloc forestier de Minkébé, notamment les alluvions aurifères et le gisement de fer de Belinga, restent une des principales causes de l’occupation humaine aux abords du parc (Lahm 1993). Avec l’ivoire des éléphants, ces ressources favorisent une pression anthropique considérable sur le parc national. L'orpaillage clandestin, en particulier, s'est profondément ancré dans les pratiques locales, alimenté par une demande internationale soutenue et par la porosité des frontières (Ndong Beka II, 2020). La proximité de zones d'exploitation forestière et minière a facilité la mise en place de réseaux de contrebande, notamment d'ivoire, profitant de la difficulté du terrain et de la faiblesse des contrôles (Loungou, 1999). Les tentatives répétées pour éradiquer l'orpaillage illégal témoignent de l'enjeu stratégique de maîtriser ces activités, tant sur le plan environnemental que sécuritaire. En effet, la présence d'orpailleurs, souvent étrangers, a contribué à la création de communautés au sein de la forêt, avec leur lot de commerces, de services et, malheureusement, d'activités illégales (Obame et al., 2023, §39). Cette économie parallèle, alimentée par l'exploitation des ressources naturelles, a favorisé la circulation d'armes à feu, régulièrement saisies lors des patrouilles mixtes. En 2016, 45 armes furent saisies à Minkébé ((Rapport des activités de surveillance et de lutte anti-braconnage de l’Agence nationale des parcs nationaux.)). La présence des FAG s’explique d’autant plus que les braconniers ont de plus en plus recours à des armes de guerre venant du territoire de la République du Congo et de la RCA ((Entretien avec Hubert-Claude Ella Ekogha, directeur technique de l’Agence nationale des parcs nationaux, en août 2019 à Libreville (siège ANPN).)). La presse locale se fait l’écho de fusillades survenues lors d’interpellations de braconniers au sein de l’ensemble forestier ((Par exemple : Ondo Albertine, « Environnement : Les écogardes de l’Agence nationale des parcs nationaux du Gabon récupèrent le butin de braconniers suite à une fusillade », lalibreville.com, publié le 2 octobre 2019.)). Le 20 septembre 2017, le président (déchu depuis lors du coup d’état d’août 2023) Ali Bongo Ondimba reconnut que le personnel affecté aux parcs nationaux a été la cible de fusillades de la part de braconniers rencontrés en forêt, qui ont ouvert le feu sans sommation  (European Commission, 2019, p. 40). « À Minkébé, c’est la guerre ! », nous confia en août 2019, Hubert-Claude Ella Ekogha, directeur technique de l’ANPN ((Entretien réalisé au siège de l’Agence nationale des parcs nationaux (Libreville) en août 2019.)).

La position précise des dyades Gabon-Cameroun et Gabon-Congo qui se confondent en certaines sections, respectivement aux limites Nord Nord-est et Est du Parc (document 7), constituent une autre justification à la présence de militaires dans le parc. Ces dyades sont des cas typiques de disputes de position entre États voisins, comme l'ont montré les travaux de Brunet-Jailly (2017) ((Les disputes de position « surgissent lorsque deux ou plusieurs États s’entendent sur une frontière, mais sans se mettre d’accord précisément sur la délimitation de la ligne de démarcation » (Brunet-Jailly, 2017).)). L'implantation d'un drapeau congolais sur un site d'exploitation de fer à Ekata, au Sud de la région de Minkébé en mars 2014, illustre parfaitement ces tensions (document 4). Cet incident justifie, a posteriori, l’initiative du Gabon de déployer un dispositif multifonctionnel offrant à l'armée gabonaise une base avancée pour défendre l'intégrité du territoire national et marquer la présence de l'État gabonais le long de ses frontières. La mission Minkébé s'inscrit dans cette stratégie de déploiement dans les marges frontalières, jusqu'alors dépourvues de marqueurs de souveraineté territoriale.

Document 7. Les menaces sécuritaires dans le Nord-est du Gabon

Enjeux géopolitiques autour du parc de Minkébé

Conception : Stéphane Ondo Ze ; Réalisation : Sébastien Piantoni.

Depuis 2011, la Mission Minkébé vise à militariser le parc national de Minkébé et sa périphérie afin de sécuriser les intérêts économiques dans le bloc forestier. Un second objectif est de repousser les menaces pouvant mettre en péril autant l’équilibre écologique du site mais aussi la sécurité du territoire. La mission est cogérée par l’État-major général des forces armées et l’ANPN. Sur le plan opérationnel, elle consiste à relever tous les 45 jours la centaine de militaires basés dans les postes fixes à Minkébé. Les militaires organisent conjointement avec l’ANPN des patrouilles en forêts sous la supervision de conservateurs des parcs de Minkébé, de Mwagna à la frontière congolaise et de l’Ivindo au Sud de la ville Makokou (document 3). C’est ainsi que les écogardes de l’ANPN, appuyés par les forces de défense de la République, participent pleinement à la sécurisation des forêts et de leurs ressources. La formation paramilitaire des écogardes, au-delà des missions liées à la gestion des écosystèmes des parcs nationaux, leur assure de protéger l’intégralité du territoire de conservation dont ils ont la charge, voire au-delà, si la nécessité s’impose.

La formation paramilitaire des écogardes bénéficie encore du soutien international encourageant la politique de protection des éléphants au Gabon. Ce soutien se manifeste notamment par la formation et l'entraînement de militaires gabonais par des instructeurs militaires étrangers. Ainsi, en septembre 2022, une compagnie de 90 militaires des FAG entama une série d’entrainements spécialisés au Centre d'entraînement commando en forêt équatoriale de l'armée de Terre française situé au Gabon (CEC-FoGa) sous la supervision des Éléments français au Gabon (EFG) (encadré 2). L’objectif de cet entrainement fut d’assurer la préparation opérationnelle des militaires gabonais, avant leur déploiement dans le parc national de Minkébé.

Encadré 2. La présence française dans la formation militaire au Gabon

Le Centre d'entraînement commando en forêt du Gabon (CEC FoGa) est une infrastructure du 6e bataillon d'infanterie de marine de France qui tient garnison à la capitale gabonaise, Libreville. Le centre est dédié à l'aguerrissement et au développement de capacité de survie de troupes en forêt équatoriale.

Éléments français au Gabon (EFG) forme le pôle opérationnel de coopération française à vocation régionale en Afrique centrale. Ils font partie des forces armées française déployées au Gabon. Le 1er septembre 2014, les EFG ont remplacé les forces françaises au Gabon, un groupe présent sur le territoire national depuis août 1960 conformément aux accords de défense en la France et le Gabon. Le pôle compte 350 militaires constituant un réservoir de forces prépositionnées dans la région d’Afrique centrale.

« Dans le cadre du partenariat militaire opérationnel entre la France et le Gabon, les Éléments français au Gabon et les FAG [Forces armées gabonaises] ont programmé six entraînements annuels pour assurer la montée en puissance des militaires gabonais engagés dans la mission Minkébé. Près de 700 militaires et des dizaines d’écogardes de l’agence nationale des parcs nationaux du Gabon participent tous les 2 mois aux exercices organisés par le CEC-FoGa »

(Ministère des Armées de la République Française, 2022).


En 2016 et en 2020, ce sont des soldats du corps des Marines des États-Unis qui supervisèrent des soldats des FAG et des écogardes de l'ANPN autour d’exercices axés sur les techniques de patrouille, la planification de mission et l'adresse au tir de combat. En mai 2021, le ministère de la Défense de la Fédération de Russie fournit gratuitement des armes légères à la République gabonaise en soutien à la campagne de lutte contre le braconnage du gouvernement.

Plus largement encore et dans le cadre de la systématisation des paiements pour les services environnementaux via le mécanisme de réduction des émissions dues à la déforestation et à la dégradation forestière (REDD), la promesse de versement de 150 millions de dollars des États-Unis par la Norvège est venue récompenser la démarche de l’État gabonais en faveur de ses ressources forestières autant floristique que faunistique. Ce versement s’inscrit dans l’Initiative pour la forêt de l’Afrique centrale (CAFI) faisant du Gabon le premier pays à recevoir des paiements pour la préservation de sa forêt. En 2021, le Gabon a ainsi reçu une rétribution de dix-sept millions de dollars des États-Unis, comme premier versement dans le cadre de cet accord. Cette première traite récompense les efforts constatés par des experts indépendants de réductions réalisés en 2016 et 2017, par rapport aux niveaux d’émissions annuels de 2006 à 2015. Cette manne financière vient récompenser les efforts du Gabon dans la réduction des émissions de gaz à effet de serre dues à la déforestation et à la dégradation forestière. La dotation REDD+ vient combler un déficit de financement qui fragilise les efforts de conservation du Gabon. Ce type de financement s'avère crucial, en partie pour répondre aux revendications récurrentes des écogardes en matière de rémunération et de conditions de travail, et pour renforcer les capacités de gestion des parcs nationaux.

Enfin, à la manière du Kenya en Afrique de l’Est, le gouvernement gabonais souhaite tirer parti de sa politique gestion durable de ces ressources dans le but de redorer l’image diplomatique d’un État considéré comme autoritaire (de Sartre et al., 2014, p. 5). La visite du président de la République française, Emmanuel Macron, dans le cadre d'un sommet sur la protection des forêts tropicales, organisé les 1er et 2 mars 2023 à Libreville, est là une démonstration du soft power que constitue l’engament de l’État gabonais en faveur de la protection de ses parcs nationaux.

Conclusion

La position de quelques aires protégées, et tout particulièrement des parcs nationaux, dans les marges frontalières des États fonde leur emploi dans des stratégies de sécurisation du territoire. Au cœur des dynamiques géopolitiques et de la concurrence entre les usages, la militarisation de ces dispositifs de conversation traduit le caractère coercitif et dissuasif de ces aires protégées frontalières. Les menaces auxquelles sont confrontés ces pans de territoire justifient la mobilisation des aires protégées, vectrices de ressources diverses dans l’armature de défense du territoire. Ainsi, le parc national de Minkébé est à considérer comme un « parc marche » utile à l’opérationnalisation de l'armée gabonaise. Il constitue également une vitrine du modèle de protection environnementale gabonais et un moyen de drainer des ressources financières nécessaires à la protection de la biodiversité et au développement de ces territoires. Ceci explique l'engagement environnemental du Gabon, qui a tout intérêt à sécuriser ses parcs nationaux.

Les « parcs marches » sont pertinents pour comprendre les nouvelles missions données aux dispositifs spatiaux de protection environnementale dans les périphéries des territoires étatiques. Ils offrent à l’État la « puissance dominante » lui offrant de s’appuyer sur une « large palette de postures (géo)politiques [et] d’acteurs relais [qui prennent en charge, avec l’État], le contrôle direct du territoire » (Rosière, 2021, p. 400). Le concept de « parc marche » aide à mieux appréhender la militarisation des politiques de conservation dans le bassin du Congo. Le cas du parc national de Minkébé est représentatif de ces nouvelles perspectives données aux dispositifs de conservation, au service de la protection des écosystèmes, mais aussi du contrôle du territoire et de la maîtrise de la frontière.

Mots-clés

Retrouvez les mots-clés de cet article dans le glossaire : aires protégées | biodiversité | conflictualité | conservation | États, territoires et frontières | forêt-frontière | marche | parc national.

Remerciements 

L’auteur remercie l’Agence nationale des parcs nationaux et à l’État-major général des forces armées du Gabon pour la mise à disposition des données nécessaires à ce travail de recherche. L’auteur remercie aussi Sébastien Piantoni, ingénieur d'étude au laboratoire Habiter EA 2076 de l'université de Reims Champagne-Ardenne, pour la réalisation des cartes de cet article.

 

Stéphane ONDO ZE

Docteur en géopolitique, post-doctorant LabEx DynamiTe, université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Université Omar Bongo (Gabon), UMR 8586 PRODIG, HABITER UR 2076, CERGEP

 

Édition et mise en web : Jean-Benoît Bouron

Pour citer cet article :  

Stéphane Ondo Ze, « Le "parc marche" dans la militarisation de la conservation des éléphants de forêt au Gabon », Géoconfluences, septembre 2024.
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-thematiques/changement-global/geographie-des-animaux/parc-marche-elephants-gabon