La crise climatique crée-t-elle une situation d’urgence dans les atolls ?
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La question climatique globale s’est progressivement imposée dans les sphères scientifique, médiatique et sociétale depuis la fin des années 1980, qui marque la création du GIEC (1988). Deux notions se sont successivement imposées dans les médias, celles de crise climatique à partir de 2006 puis d’urgence climatique dès 2019 (Wilson et Orlove, 2019, 2021). Alors que la première renvoie à la sévérité du problème – d’ici à 2100, le risque climatique global sera multiplié par 2 à 4 selon le scénario climatique qui se réalisera (Magnan et al., 2021) –, décréter l’urgence climatique convoque l’action et sans délai (injonction climatique). Ainsi, la notion d’urgence politise la question du climat, et soulève deux questions fondamentales, une question éthique relative à la démocratie (quelle place dans un contexte d’urgence ?) et une question opérationnelle, relative au temps (incompressible ?) requis pour penser et mettre en œuvre des solutions éclairées permettant d’éviter la maladaptation ((Maladaptation : décisions et mesures qui ont un effet contre-productif en renforçant le risque climatique sur le long terme.)).
Cet article interroge l’urgence climatique à partir de l’exemple des atolls, territoires climato-sensibles s’il en est. Ces terres hyperocéaniques, constituées d’îles petites et basses (< 1 km2 et < 4 m), sont les seules terres émergées bio-construites (par les coraux) occupées par des humains. Les sociétés qui les peuplent depuis 800 à 3 000 ans font face aux impacts croissants du changement climatique sur trois facteurs de contrôle de leur subsistance : (1) le climat (hausse des températures atmosphériques, intensification des cyclones de catégorie 4 et 5 et des épisodes pluvieux intenses, augmentation des sécheresses) ; (2) l’océan (réchauffement, élévation du niveau de la mer, intensification des houles de tempête, acidification) ; (3) l’écosystème récifal, dont le déclin constitue l’un des neuf points de basculement climatiques globaux : 70 à 99 % des coraux auront disparu en 2100 (IPCC, 2019). Parce que les récifs coralliens alimentent les îles en sédiments, atténuent les vagues de tempête, et nourrissent les populations, leur effondrement pourrait remettre en cause l’habitabilité des atolls (Duvat et Magnan, 2012 ; Mycoo et al., 2022). Cela soulève la question de la migration climatique, avec son cortège de questionnements juridiques (statut des réfugiés climatiques), financiers (qui doit payer ?), et surtout, identitaires et culturels (comment maintenir des cultures sans support territorial ?).
Dans ce contexte, on traitera ici la question suivante : les atolls sont-ils déjà dans une situation d’urgence climatique qui les menace de devenir inhabitables au cours des prochaines décennies ? Pour y répondre, on commencera par interroger les discours de l’urgence, médiatiques, politiques et citoyens. Il s’agira ensuite de les confronter à la réalité du terrain : existe-t-il un écart, et si oui de quelle ampleur, entre discours et réalités locales ? On terminera l’analyse en interrogeant les solutions d’adaptation à la crise climatique.
>>> Lire aussi, il y a neuf ans : Esméralda Longépée, « Les atolls, des territoires menacés par le changement climatique global ? L’exemple de Kiribati (Pacifique Sud) », Géoconfluences, avril 2015. |
1. Quels discours de l’urgence climatique dans et au sujet des atolls ?
La question des discours de l’urgence climatique relatifs aux atolls est complexe et pourrait à elle seule faire l’objet d’un article. Sans prétention d’exhaustivité, il s’agira ici de montrer la dissonance des discours politiques, médiatiques et citoyens.
1.1. Des discours politiques contrastés : de l’urgence à la négation de la crise climatique
La création de l’AOSIS en 1990 (premier rapport du GIEC) constitue l’acte de naissance politique des petits États insulaires vulnérables en tant qu’entité spécifique sur la scène internationale et climatique. Dans la mobilisation de ces États pour démontrer la situation d’urgence qui est la leur, trois années occupent une place particulière. D’abord 2009, qui a mis en scène l’urgence climatique dans les atolls, sous la forme d’un engloutissement par la montée des eaux : afin d’influencer les négociations climatiques de Copenhague (COP 15), le président de la République des Maldives, Mohamed Nasheed, a organisé un conseil des ministres sous-marin (Lechat, 2022) abondamment relayé par les médias (par exemple dans Le Monde, 17 octobre 2009). La deuxième année importante a été 2015 : les petits États insulaires ont obtenu des signataires de l’Accord de Paris (COP 21), traité international contraignant ((Cet accord impose aux pays de soumettre leurs Contributions nationales déterminées (mesures visant à réduire leurs émissions de gaz à effet de serre à moyen terme) et de mettre en place des stratégies de développement faibles émissions sur le long terme. Voir le glossaire)), qu’ils s’engagent à limiter l’augmentation de la température à 1,5°-2°C au-dessus des niveaux préindustriels en 2100 pour éviter des impacts sévères du changement climatique. Dans ce contexte, le Président de Kiribati, Anote Tong, revendiquait le droit pour sa population de pouvoir, en cas de nécessité, « migrer dans la dignité » : « Nous ne voulons pas que les gens migrent à la dernière minute. L’objectif, c’est qu’ils acquièrent des compétences grâce à des formations pour trouver de bons postes et répondre à des besoins spécifiques dans des pays comme le Japon, l’Australie ou la Nouvelle-Zélande » (Le Monde, 18 août 2015). La troisième année-clé est 2022 : elle correspond à la revendication par Tuvalu, lors de la COP 27 à Charm-el-Cheikh, de financements internationaux pour pouvoir réaliser son Plan d’adaptation au changement climatique. Ce dernier consiste à surélever et à agrandir l’île-capitale de Fogafale, qui compte 6 716 habitants (63 % de la population totale), sur une superficie de 1,6 km2 (5,9 % de la surface émergée du pays). Le choix de cette solution se justifie par les résultats de travaux de modélisation ayant montré que cette île très basse sera, suivant un scénario climatique pessimiste (RCP 8.5), submergée quotidiennement à marée haute sur 50 % de sa surface en 2050 et sur 95 % de sa surface en 2100 (source). L’année suivante, l’Australie acceptait d’offrir l’asile climatique aux Tuvaluans.
Si les Petits États insulaires indépendants constitués d’atolls sont devenus les chefs de file de la revendication climatique, les territoires dépendant d’États continentaux (Îles Marshall pour les États-Unis ou Polynésie pour la France), qui ne sont pas représentés à la tribune des Nations unies, sont moins engagés politiquement, au point dans certains cas d’ignorer ou de nier la crise climatique. Par exemple, des entretiens réalisés en Polynésie française auprès de représentants des institutions publiques ont montré que le changement climatique ne figure pas parmi leurs préoccupations, les trois problèmes majeurs de la Polynésie étant, selon eux, le chômage, la pollution et les problèmes fonciers (Terorotua et al., 2020).
1.2. Des discours médiatiques catastrophistes qui affirment l’urgence climatique
Les discours médiatiques internationaux dominants ont dès les années 2000 été catastrophistes et fortement influencés par des ONG puissantes, comme Alofa Tuvalu (document 1). De 2000 à 2015, ces discours ont affirmé sans hésiter la disparition en cours des atolls : « Tuvalu est le premier pays dont la population cherche à partir à cause de l’élévation du niveau de la mer » (ONG Earth Policy Institute, États-Unis, 2001) ; « Visiter les Maldives revient à être le témoin de la mort lente d’une nation » (BBC News, 2004) ; « Les scientifiques ont établi que la majorité du petit État insulaire qu’est Kiribati aura disparu d’ici à 25 ans » (BBC, 2009). Quelques scientifiques ont contribué à les alimenter, comme Connell (2003), McAdam (2010) ou Dickinson (2009, p. 8) : « Les îlots coralliens des atolls s’éroderont bien avant que la mer ne les submerge ». En parallèle, les publicités relevant du « tourisme de la dernière chance », qui cible les « pays en disparition », se sont multipliées (document 2).
Document 1. La médiatisation ancienne de la disparition des atolls : le rôle des ONG (Alofa Tuvalu, 2009)Source : couverture de la brochure éditée par Alofa Tuvalu et l’ADEME, À l’eau, la Terre, mars 2009 |
Document 2. Quand les îles « englouties » deviennent des lieux touristiques : l’émergence du tourisme de la dernière chance
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En prenant un angle d’approche indirect, la dégradation de l’environnement dans les atolls (au lieu des impacts du changement climatique), et en s’appuyant sur l’analyse de 138 articles de presse française publiés entre 1991 et 2018, on aboutit à une plus grande diversité de discours : la thèse climatiste attribue la dégradation de l’environnement à l’élévation du niveau de la mer, et rejoint le discours dominant ; la thèse localiste, alimentée par le climato-scepticisme, nie le rôle du changement climatique et est peu présente ; la thèse composée, qui mêle les deux précédentes, est bien représentée dans ce corpus (Goldberg et Duvat, 2019).
1.3. Des discours citoyens mal connus, mais témoignant du vécu de la crise climatique
Bien qu’il existe peu de données sur la perception du changement climatique par les populations des atolls, celui-ci fait partie des problèmes qu’elles jugent préoccupants. Par exemple, deux séries d’enquêtes réalisées auprès des habitants de Rangiroa et de Tikehau (Polynésie française) entre 2014 et 2017 ont montré que l’élévation du niveau de la mer (2e rang), les cyclones (3e rang), le blanchissement corallien (3e rang), l’érosion côtière (5e rang) et la submersion marine (7e rang) étaient au cœur des préoccupations des habitants, après la pollution (1er rang) et avec la malnutrition (6e rang) (Goeldner-Gianella et al., 2019). Ces résultats concordent avec ceux d’une étude en cours dans les Îles Marshall (Barnett, pers. com). Pour autant, il n’existe à Rangiroa pas de sentiment d’urgence climatique : 74 % des habitants pensent que l’élévation du niveau marin sera un problème en 2050, mais 43 % seulement que les habitants situés en première ligne accepteront alors d’être relocalisés.
2. Les discours à l’épreuve de la science : l’urgence climatique n’est pas (encore) au rendez-vous
Jusqu’en 2010, l’absence d’études scientifiques sur l’évolution des îles coralliennes dans un contexte d’accélération de l’élévation du niveau de la mer (de +1,7 mm/an au 20e siècle à +3,8 mm/an à partir de 1993) a contribué à l’affirmation des discours sur l’urgence climatique.
2.1. Des îles qui se maintiennent face à l’élévation du niveau marin, mais jusqu’à quand ?
En 2010, la première étude mesurant l’évolution récente (1950-Présent) de la surface des îles coralliennes était publiée (Webb et Kench, 2010). Basée sur un échantillon de 27 îles réparties entre quatre atolls et trois pays (Tuvalu, Kiribati, États Fédérés de Micronésie), elle a produit des résultats inattendus : 14 % de ces îles avaient perdu de la surface, 43 % avaient été stables et 43 % s’étaient agrandies. Parce que la plupart des îles étudiées étaient naturelles, leur comportement ne pouvait s’expliquer que par leur ajustement vertical à l’élévation du niveau marin. D’autres études ont suivi (McLean et Kench, 2015), et en 2018 une revue de littérature rassemblant les données produites sur 709 îles réparties entre 30 atolls des océans Pacifique et Indien soumis à une élévation significative du niveau marin (+2 à +5,1 mm/an) confortait ces résultats : 11,4 % de ces îles s’étaient contractées, 73,1 % avaient été stables et 15,5 % s’étaient agrandies, (Duvat, 2018, voir document 3).
Document 3. La majorité des îles coralliennes n’ont pas perdu de surface entre 1943 et 2014Évolution de la surface de 653 (sur 709 analysées) îles coralliennes des océans Pacifique et Indien au cours des dernières décennies (1943-2014). La marge d’erreur est de 3 % et permet de définir trois comportements : gain de surface (évolution > 3 %), perte de surface (évolution < 3 %) et stabilité relative (entre –3 et +3 %). |
En parallèle, il a été démontré que les événements climatiques extrêmes (cyclones et dépressions tropicales, épisodes El Niño causant une forte mortalité corallienne) avaient dans de nombreux cas des effets constructeurs sur les îles des atolls en les alimentant en sédiments, leur permettant ainsi de s’agrandir tout en s’exhaussant (Duvat et al., 2020a ; Ford et Kench, 2016 ; Kayanne et al., 2016 ; Perry et al., 2020). Des travaux de reconstruction géomorphologique portant sur leur formation et leurs réponses aux variations holocènes du niveau marin apportaient également la preuve que des îles s’étaient formées pendant des phases d’élévation du niveau de la mer, puis adaptées aux changements environnementaux (Kench et al., 2005, 2023).
Parce que les réponses passées de ces îles ne présagent pas de leur réponse future à des pressions climatiques fortes et génératrices de changements environnementaux majeurs, des travaux de modélisation s’imposent. Les premiers et seuls réalisés à ce jour ont consisté à modéliser en laboratoire la réponse d’une île-prototype aux pressions exercées par l’élévation du niveau marin (+ 0,5 m et + 1 m) et des vagues de tempête de 3 et de 4 m (Tuck et al., 2019). Bien qu’entachés d’incertitudes relatives à l’évolution du récif et de ses fonctionnalités, les résultats sont instructifs : ils indiquent qu’après une phase de réorganisation sédimentaire au cours de laquelle l’île est plus exposée à la submersion, celle-ci s’ajuste horizontalement (migration vers le lagon, réduction de largeur) et verticalement (réduction d’altitude), et perd une partie de son volume émergé (réduction de 55 %). Si ces résultats et d’autres (par exemple Masselink et al., 2020) attestent du probable maintien d’une certaine capacité d’adaptation de ces îles dans le futur, ils indiquent aussi que celle-ci implique des ajustements morphologiques incompatibles avec une occupation humaine. L’adaptation verticale des îles implique leur submersion régulière (qui apporte du matériel sédimentaire), laquelle affectera négativement leur habitabilité (Storlazzi et al., 2018). Enfin, le déclin amorcé et futur des récifs anéantira leur capacité à soutenir l’adaptation géomorphologique des îles, à une échéance difficile à prévoir (Cornwall et al., 2021, 2023 ; Eddy et al., 2021 ; Perry et al., 2018).
2.2. Promouvoir une analyse de la crise climatique plus holistique et systémique
Pour déterminer quand il y aura urgence climatique pour les atolls, il est fondamental d’élargir le débat scientifique à des considérations autres que géomorphologiques, en s’appuyant sur des concepts qui permettent d’appréhender de manière holistique, systémique et territorialisée l’évolution de ces territoires. Le concept d’habitabilité est porteur, car il permet de prendre en compte d’autres piliers que la seule présence de terres émergées sûres, tels que l’accès à l’eau, à des ressources alimentaires, à un environnement bâti pourvoyeur des services essentiels et à des revenus (Duvat et al., 2021). Une étude prenant en compte ces piliers de l’habitabilité des atolls a montré, à partir de projections à 2050 et à 2090 et pour les scénarios optimiste RCP2.6 et pessimiste RCP8.5 du GIEC, que les répercussions des submersions sur l’environnement bâti et l’effondrement des ressources alimentaires constitueraient des menaces sévères à partir de 2050, en particulier à Tuvalu (document 4). Ce pays cumulera les impacts négatifs du changement climatique : submersions majeures, intensification des cyclones, effondrement des récifs et de la pêche (Duvat et al., 2021). Les approches fondées sur le concept d’habitabilité se développent, prenant aussi en compte des facteurs culturels, comme la perception par les populations locales de ce qu’est un territoire habitable (Farbotko et Campbell, 2022).
Document 4. Évaluation du risque menaçant l’habitabilité de quatre îles aux échéances 2050 et 2090Évaluation du risque menaçant l’habitabilité de quatre îles appartenant aux atolls de Male’, Nolhivaranfaru, Fogafale et Tabiteuea, dans les océans Indien et Pacifique, aux échéances 2050 et 2090, pour les scénarios climatiques du GIEC optimiste (RCP2.6) et pessimiste (RCP8.5). Ici, cinq piliers de l’habitabilité sont considérés : l’existence de terres émergées propices à l’occupation humaine, la sûreté des habitations et des infrastructures essentielles (énergie, eau…), la disponibilité de ressources alimentaires et d'eau douce, et le maintien d’activités économiques génératrices de revenus monétaires. |
3. Quelles solutions d’adaptation face à la crise climatique ?
L’adaptation au changement climatique inclut deux dimensions, une dimension naturelle qui renvoie à la capacité d’adaptation des écosystèmes, et une dimension sociale qui désigne les actions mises en œuvre pour réduire le risque et exploiter les effets positifs du changement climatique (IPCC, 2022). Une politique d’adaptation ambitieuse implique d’agir sur les trois composantes du risque, l’aléa (par exemple, en s’appuyant sur les écosystèmes qui ont la capacité de s’adapter naturellement en suivant l’élévation du niveau marin), l’exposition (en protégeant mieux ou en relocalisant les enjeux humains) et la vulnérabilité (en réduisant la sensibilité des enjeux et en renforçant la capacité d’adaptation). Des politiques d’adaptation ambitieuses permettraient de réduire le risque climatique global de moitié, quel que soit le scénario climatique, et de le réduire significativement dans les atolls (Magnan et al., 2019). À la condition d’être alimentés en sédiments, de nombreux écosystèmes (mangrove, herbier marin, système côtier végétalisé, marais maritimes), ont la capacité de s’exhausser et de compenser ainsi l’élévation du niveau marin, ce qui annule ses effets à la côte (maintien du niveau marin relatif).
3.1. S’adapter à la crise climatique dans les atolls
Document 5. Les stratégies d’adaptation côtières au changement climatique et leur degré d’utilisation dans les bassins océaniques tropicauxSource : traduit et adapté de Mycoo et al., 2022, par Virginie Duvat pour Géoconfluences, 2024. |
On distingue six stratégies d’adaptation.
- (1) Le laisser-faire face à un risque pourtant connu : cette stratégie domine là où le risque est jugé acceptable et où le manque de moyens, notamment financiers, limite la capacité à agir.
- (2) La protection lourde des enjeux menacés (par exemple murs de protection, brise-lames…) : cette stratégie inspirée des méthodes occidentales est prédominante dans les atolls. Elle a souvent été mise en œuvre dans l’urgence après des événements extrêmes (Duvat, 2013 ; Duvat et Magnan, 2019 ; Naylor, 2015). À l’exception de quelques cas où elle contient le risque (Malé aux Maldives ; Hinkel et al., 2023), elle est peu efficace en raison de la mauvaise conception et de l’absence de maintenance des ouvrages, dues au manque de capacités techniques, humaines et financières de ces territoires (Mycoo et al., 2022). Ces ouvrages ont également des effets pervers : disparition des plages, report de l’érosion sur les sites adjacents, réduction de l’accessibilité (Duvat et al., 2013, 2017 ; Kench, 2012 ; Pillet, 2020). En dépit de ces limites, certains pays comme les Maldives privilégient cette stratégie (Duvat et Magnan, 2019 ; Hinkel et al., 2023 ; Ratter et al., 2019).
- (3) L’accommodation : elle consiste à réduire la vulnérabilité des enjeux exposés. Un exemple est le développement de l’habitat anticyclonique sur pilotis (Magnan et al., 2018). En dépit de l’efficacité de cette solution et du subventionnement par le gouvernement dont elle bénéficie en Polynésie, elle reste peu employée, car elle est coûteuse et ne s’applique pas aux constructions existantes.
- (4) La relocalisation (recul stratégique, recomposition territoriale) : cette solution consiste à déplacer les enjeux exposés vers des zones sûres. Considérée comme peu pertinente dans les atolls (Connell, 2012 ; Storlazzi et al., 2018), cette stratégie a pourtant été pratiquée de longue date par leurs populations qui ont pu identifier au fil du temps des îles moins exposées que d’autres (Canavesio, 2014 ; Spennemann, 1996). Dans les atolls qui possèdent des îles relativement hautes (> 6 m) comme Rangiroa (Polynésie française), la relocalisation interne pourrait constituer à terme une alternative à la migration vers les îles hautes (comme Tahiti) (Duvat et al., 2022 ; document 6).
- (5) La contre-attaque, avec surélévation des îles : cette option consiste à créer des îles ou des zones plus hautes que les îles actuelles. Bien qu’elle ait été créée pour amortir la pression démographique qui pèse sur Malé et non pour faire face au risque climatique, l’île artificielle d’Hulhumalé (Maldives), qui accueille des infrastructures majeures (aéroport international, port) et des activités économiques et commerciales, en plus de vastes zones d’habitat, constitue un exemple d’île artificielle non submersible à l’échéance 2100 (Brown et al., 2019). Cette option coûteuse n’est rentable que dans les pays dans lesquels la pression foncière est forte et la création de terres requise pour faire face aux défis du développement et de l’aménagement du territoire (Bisaro et al., 2019). Cette voie est celle que le gouvernement de Tuvalu privilégie dans son plan d’adaptation au changement climatique (cf. infra). Il ne sera pas possible de créer un nombre élevé d’îles artificielles, aussi cette solution impose-t-elle des relocalisations internes.
- (6) L’adaptation fondée sur les écosystèmes : cette option consiste à s’appuyer sur la capacité d’adaptation des écosystèmes marins et côtiers, en la renforçant par des actions de protection, de gestion durable, de restauration ou de création d’écosystèmes (Barnett et al., 2022). On a peu d’informations sur le degré d’utilisation de cette mesure dans les atolls. Un recensement réalisé en France d’Outre-mer a cependant montré qu’elle était utilisée en Polynésie, par exemple dans les atolls de Hao (revégétalisation de la crête de plage océanique) et d’Anaa (restauration de la forêt intérieure) (Duvat et Hatton, 2023).
3.2. Construire des trajectoires d’adaptation pour éviter les situations d’urgence climatique
Ces six stratégies d’adaptation présentent des délais de mise en œuvre et de réduction du risque et des durées de vie très variables. Comparons la protection lourde et la relocalisation : la première est rapide à déployer et immédiatement efficace, mais elle a une durée de vie de quelques décennies seulement ; la seconde exige un temps long de conception et mise en œuvre (environ 30 ans) qui retarde d’autant la réduction du risque, mais elle a une durée de vie très longue (> 100 ans). La hausse continue des pressions climatiques qui rendra certaines options obsolètes au fil du temps et les temporalités spécifiques à chacune de ces mesures invitent à penser l’adaptation en termes de trajectoire, c’est-à-dire de combinaisons de solutions évolutives dans le temps (Hasnoot et al., 2021 ; Magnan et Duvat, 2020 ; document 6). Cette approche permet de développer une approche prospective visant à éviter toute situation d’urgence climatique. Les mesures les plus ambitieuses imposent de dépasser les limites souples ((Par opposition aux limites dures (par exemples biophysiques, telles que la mort des récifs coralliens), les limites souples sont celles que l’on peut repousser en renforçant les efforts d’adaptation.)) à l’adaptation, relatives aux contraintes politico-institutionnelles, juridiques, financières, humaines et techniques, qui expliquent le déficit d’adaptation actuel et sont particulièrement marquées dans les États insulaires (Mycoo et al., 2022 ; Nicholls, 2018).
Document 6. Un exemple de trajectoire d’adaptation pour un atoll : Rangiroa, Polynésie françaiseSource : traduit et adapté de Duvat et al., 2022 par Virginie Duvat pour Géoconfluences, 2024. |
Conclusion
La question posée était de savoir si les atolls sont dans une situation d’urgence climatique qui les menace de devenir inhabitables au cours des prochaines décennies.
Pour y répondre, on retiendra qu’à l’opposé de ce qu’avaient annoncé les médias dans les années 2000, ces territoires ne sont ni en voie de disparition, ni menacés de l’être au cours des prochaines décennies. Les îles ont jusqu’à présent compensé l’élévation du niveau de la mer en s’exhaussant. Cependant, des incertitudes demeurent sur le maintien de leur capacité d’ajustement dans le futur, et certaines, comme la capitale de Tuvalu, sont déjà régulièrement submergées. Le changement climatique préoccupe les populations des atolls qui vivent ses impacts et mobilisent les dirigeants des petits États insulaires qui disposent de ressources limitées pour s’adapter.
Le risque climatique augmentera significativement dans la seconde moitié du XXIe siècle pour devenir élevé en 2090 dans la majorité des atolls si le scénario climatique pessimiste du GIEC (RCP8.5) se réalise. Au-delà des impacts des submersions, un point critique sera l’effondrement des ressources alimentaires liées à la pêche récifale. Des actions sont requises dès maintenant pour pouvoir limiter les impacts du changement climatique à des niveaux acceptables après 2050. L’action climatique doit combiner la réduction des émissions de gaz à effet de serre, urgente pour produire des bénéfices à une échéance raisonnable en raison des effets d’inertie de la machine climatique, et la mise en place de trajectoires d’adaptation permettant d’engager dès 2050 des solutions transformationnelles de long terme, comme la relocalisation des populations les plus menacées sur des îles artificielles surélevées, comme cela est envisagé par la République de Tuvalu.
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Mots-clés
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Virginie DUVAT
Professeuse de géographie, UMR LIENSs, La Rochelle Université – CNRS. Titulaire d'une chaire senior Innovation à l'Institut Universitaire de France (2023-2028), autrice principale des 5e et 6e rapports du GIEC (Groupe de Travail n° 2, chapitre "Petites îles").
Édition et mise en web : Jean-Benoît Bouron
Pour citer cet article :
Virginie Duvat, « La crise climatique crée-t-elle une situation d’urgence dans les atolls ? », Géoconfluences, mai 2024.
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-thematiques/changement-global/articles-scientifiques/crise-climatique-urgence-atolls