Vie de géographe. Peter Haggett

Publié le 04/09/2025
Auteur(s) : Nicolas Szende, doctorant en géographie - UMR 8504 Géographie-cités / ULR 4477 TVES

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Peter Haggett (1933 – 2025) est un géographe britannique, figure de la "révolution quantitative" en géographie et premier prix Vautrin-Lud.

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Survenue en février 2025, quelques semaines après celle de Brian Berry, autre géographe influent dans l’institutionnalisation de la géographie quantitative, la mort de Peter Haggett est l’occasion pour nous de rappeler quelques traits saillants de la New Geography et de la « révolution quantitative » dont elle s’est fait l’écho à partir des années 1960. Cette révolution résulte du travail d’une « génération 1930 » ((Cette formule a été d’abord mobilisée par Claude Bataillon (2009) pour évoquer les analogues français de la génération de Haggett, dont le travail est par ailleurs grandement influencé par la New Geography.)) de géographes britanniques dont l’influence sur le paysage mondial de la géographie universitaire se ressent encore aujourd’hui.

Formation au cœur de la géographie britannique après-guerre

Haggett naît dans une famille d’ouvriers agricoles, dans le Somerset rural (sud-ouest de l’Angleterre). Produit de l’élitisme local des Grammar Schools, ce qui lui permet d’aller par la suite étudier à l’Université de Cambridge, Peter Haggett est d’abord introduit à la géographie par le biais de la géomorphologie et de la glaciologie. En 1954, c’est la découverte des traductions en anglais des traités d’économie urbaine d’August Lösch – travaux précurseurs de la géographie quantitative – qui fait office de point de bifurcation vers la géographie humaine pour Haggett. Peut-être par illusion biographique, Peter Haggett se rappelle dans un entretien rétrospectif (Geographers on film, 2000) que la théorie des lieux centraux de Lösch et Christaller lui plaît car elle lui rappelle, à l’époque, à l’organisation spontanée des cristaux dans les formations glaciaires.

Cambridge

Document 1. L’université de Cambridge. Un pont sur la rivière Cam aux pieds du collège Saint-John. Photographie de Jean-Luc Benazet, libre de droits.

Les premiers travaux de Peter Haggett suivent en apparence l’orthodoxie des travaux idiographiques à l’échelle régionale, et qui sont légion au Royaume-Uni après-guerre et sous l’égide des travaux de Richard Hartshorne (The Nature of Geography, 1939). Après un rapide passage (entre 1955 et 1957) à University College London, où la gouvernance du département de géographie est à ce moment assez conservatrice sur le sujet des thèmes d’enseignement et de recherche, Peter Haggett retourne à Cambridge. Le « terrain » comme convention s’impose à Haggett, qui choisit le monde agricole au Brésil comme aire d’étude.

Mais très vite, Haggett se saisit des brèches de liberté que la faculté de Cambridge lui offre dans son service d’enseignement pour dériver des études aréales et enseigner la Locational Theory (« Théorie de la localisation »), notamment l’économie territoriale de Johann von Thünen (début du XIXe siècle) puis August Lösch et Walter Christaller (entre-deux-guerres). Réactivée de l’autre côté de l’Atlantique à partir des années 1950 par des géographes (notamment les « Space Cadets » de l’Université du Washington) intéressés simultanément par la théorie économique et les méthodes statistiques avancées, mobilisables plus rapidement grâce à l’installation des premiers ordinateurs dans les universités, la Locational Theory n’est pas pour autant saisie pour argent comptant par Haggett.

En témoigne son premier ouvrage, Locational Analysis in Human Geography (1965). Donnant le ton à ce qui sera sa méthode de travail pour la majeure partie de sa carrière, Locational Analysis in Human Geography est avant tout une synthèse. L’intention de Haggett est de reformuler un siècle de théories de l’organisation régionale comme autant de modèles d’investigation – terme clé dans son œuvre.

étapes dans analyse des systèmes

Document 2. « Étapes dans l’analyse des systèmes régionaux : A. Mouvements, B. Réseaux, C. Nœuds, D. Hiérarchies, E. Surfaces » (Haggett, 1965, p. 18)

Mobilisant, dans une démarche méta-analytique, la Théorie générale des systèmes pour donner cohérence à des recherches à l’époque classées en économie ou dans les Regional Studies naissantes, Peter Haggett écrit pour la géographie dans sa totalité.

Réformer la discipline : Haggett et la New Geography

Les années 1950 du monde universitaire britannique sont marquées par le Brain Drain transatlantique. Au Royaume-Uni, les jeunes chercheurs sont nombreux à être recrutés par des universités étatsuniennes en expansion rapide, mais la majeure partie d’entre eux retournent en Europe dans les années 1960, à mesure que les universités britanniques se massifient à leur tour (Balmer et al., 2009). Il faut ici mentionner la rencontre entre Peter Haggett et Richard Chorley, géomorphologue ayant suivi la vague du Brain Drain et recruté ensuite à Cambridge en 1958 : elle est indispensable à la compréhension du parcours de géographe de Haggett.

En l’espace de quelques années, Haggett et Chorley gagnent en influence. Leur production éditoriale continue et profuse a probablement joué dans la construction de leur réputation. Ils coéditent cinq ouvrages de synthèse entre 1967 et 1973, et lancent en 1965 et avec leurs proches collègues Christopher Board et David Stoddart l’anthologie d’articles Progress in Geography, qui prend dès 1977 la forme de deux revues à très grande diffusion : Progress in Human Geography et Progress in Physical Geography.

Peter Haggett agit avec son entourage dans le but d’affirmer la légitimité d’une « nouvelle géographie » (New Geography). En s’appuyant notamment, et de manière autoréférentielle, sur Thomas Kuhn et le succès de la Structure des révolutions scientifiques (Kuhn, 1962) ((Pour aller plus loin au sujet de la centralité de la New Geography dans les premiers usages de Kuhn, je vous invite à consulter mon article « Une discipline en "révolution permanente" ? Les premiers usages de la Structure des révolutions scientifiques de Thomas Kuhn en géographie académique (circa 1965-circa 1980) », Revue d’histoire des sciences humaines, 2025, à paraître.)), il associe la production de modèles quantitatifs en géographie à l’avènement d’un nouveau « paradigme » en géographie (Chorley et Haggett, 1967). Réformateur sans être iconoclaste, mettant sa recherche et ses pratiques d’enseignement au service de sa foi en l’unité de la discipline, Haggett obtient en 1966 et à l’âge précoce de 33 ans un poste de professeur à l’Université de Bristol. Plusieurs géographes de renommée internationale et d’obédience variée se forment auprès de Peter Haggett, comme le « radical geographer » David Harvey ou bien Nigel Thrift, personnage incontournable de la géographie culturelle britannique. Explanation in Geography (1969), le premier ouvrage de David Harvey, est d’ailleurs en grande partie un commentaire direct de Models in Geography (dir. Chorley et Haggett, 1967).

Peter Haggett commence à s’intéresser à la géographie des épidémies à la fin des années 1960 par hasard, au gré d’une rencontre avec des hauts responsables de l’OMS (Organisation Mondiale de la Santé) à Genève (Haggett, 2000). C’est l’occasion pour lui de montrer l’importance des variables géographiques dans la construction de modèles socio-environnementaux. La géographie des contagions et infections, en particulier dans les milieux insulaires (Islande, Îles du Pacifique) constitue, à partir des années 1970, le principal champ d’application des travaux de Haggett, travaux qu’il publie surtout en compagnie de son étudiant puis collègue Andy Cliff. L’idée est, toujours dans une démarche synthétique, d’intégrer une grande diversité de modélisations et de types de données géospatiales à l’étude de territoires afin d’en dégager une « écologie spatiale ».

Haggett et Chorley

Document 3. Peter Haggett (gauche) et Richard Chorley en 1962 (extrait de Haggett, 2008, p. 342)

De l’autre côté de la Manche, c’est Philippe Pinchemel qui, deux ans après avoir fait traduire Brian Berry (Besse et al., 2007) est à l’initiative de la traduction en français de Locational Analysis in Human Geography, sous le titre L’analyse spatiale en géographie humaine (tr. Fréchou, 1973). L’articulation entre synthèse théorique et traitement quantitatif du géospatial est par ailleurs nodale dans le lancement de la revue L’Espace géographique par Roger Brunet en 1972. Cela signe l’ancrage éditorial de la « nouvelle géographie » à la française, directement inspiré par les travaux de Peter Haggett et son entourage :

Il y avait des ouvrages un peu orientés économiquement de Brian Berry, qui commençait à être tracassé par les modèles et les calculs […] Il était critiqué pour ça d’ailleurs Brian Berry. Mais il y avait Haggett, et deux ou trois autres qui avaient commencé à se préoccuper de modèles. […] Bref, les Anglais commençaient à avoir des réflexions un peu sérieuses, à s’intéresser aux modèles, aux méthodes de calcul, donc à une certaine scientificité… et à des éléments d’épistémologie. Et je me suis dit : faut qu’on ait ça en France…

Entretien avec Roger Brunet, réalisé par Fabrice Ripoll in Ripoll, 2022, p. 304.

Influence dans la gouvernance universitaire britannique et reconnaissance internationale

Peter Haggett multiplie, tout au long de sa carrière, les séjours de recherche aux États-Unis et en Suède, les « points chauds » de la géographie quantitative dans le paysage universitaire mondial. Mais contrairement à une grande partie de ses contemporains, il demeure à la School of Geography de Bristol, qu’il ne quitte pas de sa carrière. De 1975 à 1980, il est doyen de la Social Sciences Faculty de Bristol, et assume le rôle de président par intérim de l’Université de Bristol en 1984. Sous l’ère Thatcher, Haggett est impliqué dans les premières campagnes d’évaluation de la recherche dans les années 1980, notamment le Research selectivity exercise de 1989 où il préside le comité qui évalue les unités de géographie.

C’est à la fin de sa carrière que Peter Haggett contribue le plus à l’historiographie interne de la géographie, c’est-à-dire la production d’articles et d’ouvrages portant sur l’histoire (récente) de la discipline, et ce du point du point de vue d’un acteur qui l’a, pour partie, vécue. Revenant à plusieurs reprises sur « le caractère local de la révolution [quantitative] » (Haggett, 2008), Peter Haggett est conscient de son pouvoir et influence sur le champ, et n’hésite pas à mobiliser des outils de modélisation spatiale pour rendre compte des changements que sa génération a occasionnés sur la discipline. 

Le tout premier prix Vautrin-Lud est décerné à Peter Haggett en 1991. Créé à l’initiative d’Antoine Bailly et attribué à l’occasion du Festival International de Géographie, le prix entend reconnaître les personnages « ayant contribué de manière majeure à l’avancée scientifique de la discipline » (Bailly, 1999, p. 288). Peter Haggett est peut-être l’incarnation parfaite du genre de personnages que le Vautrin-Lud souhaite reconnaître : c’est un prix qui, par construction, impose que son récipiendaire soit populaire et reconnu internationalement.

Jusqu'à la fin de sa vie, c'est en tant que géographe passionné par sa discipline qu'il écrit : son dernier ouvrage est d’ailleurs une biographie historique – somme toute assez traditionnelle – des Quantock Hills, dans son Somerset natal (Haggett, 2012). Personne n’exprime mieux que lui sa passion du métier de géographe – et ce avec une touche d’humour britannique caractéristique de son écriture : « Je n’aurais pas fait un très bon vétérinaire » (Haggett, 1991, p. 184).


Bibliographie

Références citées
Pour aller plus loin
Peter Haggett : publications majeures

Ouvrages de synthèse

  • Haggett Peter, 1965. Locational analysis in human geography. Londres, Edward Arnold, 337 p.
  • Haggett Peter, 1973. L’analyse spatiale en géographie humaine. Traduit de l’anglais par Hubert Fréchou. Paris, Armand Colin, 352 p.
  • Chorley Richard J. et Haggett Peter, 1967. (dir.) Models in geography. Londres, Methuen, 816 p.
  • Haggett Peter et Chorley Richard J., 1969. Network analysis in geography. Londres, Edward Arnold, 348 p.
  • Haggett Peter, 2001. Geography: a global synthesis. Harlow, Pearson Education, 512 p.

Géographie des épidémies

  • Haggett Peter, Cliff Andrew, et Ord J. Keith 1986. Spatial aspects of influenza epidemics. London, Pion, 280 p.
  • Cliff Andrew et Haggett Peter, 1988. Atlas of disease distributions. Oxford, Blackwell, 300 p.
  • Haggett Peter, Smallman-Raynor Matthew et Cliff Andrew, 1992. International atlas of AIDS. Oxford, Blackwell, 430 p.
  • Cliff Andrew, Haggett Peter et Smallman-Raynor Matthew, 1998. Deciphering global epidemics: analytical approaches to the disease records of world cities, 1888–1912. Cambridge, Cambridge University Press, 471 p.
  • Cliff Andrew, Haggett Peter et Smallman-Raynor Matthew, 2004. World atlas of epidemic diseases. London, Edward Arnold, 212 p.

Ouvrages et mélanges dédiés à Peter Haggett

  • Peet, Richard, et Nigel Thrift, éd. 2002. New Models in Geography - Vol 1: The Political-Economy Perspective. 1st edition. London, Routledge.
  • Macmillan, W., editor, 1989, Remodelling geography. Oxford: Basil Blackwell.
  • Cliff, Andy, Peter R. Gould, Anthony G. Hoare, et Nigel Thrift, éd. 1991, Diffusing Geography: Essays Presented to Peter Haggett. 1st edition. Oxford, Wiley-Blackwell.

Ressources sur la « révolution quantitative » en géographie britannique et étatsunienne

  • Perspectives d’acteurs
    • Unwin, David J., 1978, « Quantjtative and Theoretical Geography in the United Kingdom ». Area 10, no 5 : 337-44.
    • Berry, Brian J.L., 1993. « Geography’s quantitative revolution: initial conditions, 1954-1960. A personal memoir. ». Urban Geography 14, no 5 : 434-41. https://doi.org/10.2747/0272-3638.14.5.434.
    • Gould, Peter, et Forrest R. Pitts. 2002. Geographical Voices: Fourteen Autobiographical Essays. Syracuse, Syracuse University Press
  • Perspectives d’historien et historiennes de la géographie
    • Gyuris, Ferenc, Boris Michel, et Katharina Paulus (eds). 2022. Recalibrating the Quantitative Revolution in Geography: Travels, Networks, Translations. London : Routledge.
    • Orain, Olivier, 2016. Le rôle de la graphique dans la modélisation en géographie. Blanckaert, C., Léon, J., Samain, D. Modélisations et sciences humaines. Figurer, interpréter, simuler, L'Harmattan, Histoire des Sciences Humaines, 978-2-343-09294-2. 
    • Szende, Nicolas, 2024. « "L’axe Bristol-Cambridge", ou la carrière d’un schème historiographique dans la production de la New Geography britannique ». Terra Brasilis: Revista da Rede Brasileira de História da Geografia e Geografia Histórica, 2025, no 21.

Mots-clés

Retrouvez les mots-clés de cet article dans le glossaire : géographie quantitative | épidémies | modélisation spatiale | prix Vautrin-Lud | théorie des lieux centraux.

 

Nicolas SZENDE

Doctorant en géographie, UMR 8504 Géographie-cités / ULR 4477 TVES

 

Édition et mise en web : Jean-Benoît Bouron

Pour citer cet article :  

Nicolas Szende, « Vie de géographe. Peter Haggett », Géoconfluences, septembre 2025.
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-thematiques/epistemo/vies-de-geographes/peter-haggett