Rondônia : "anthropisation" d’un État amazonien, 1975-2020
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Il est parfois donné à des géographes de voir un territoire se transformer sous leurs yeux, changer profondément entre le début et la fin de leur carrière, et c’est la chance que j’ai eue en étudiant depuis près de cinquante ans l’État de Rondônia, en Amazonie brésilienne.
C'est là que j'ai fait ma thèse en 1974-1976, j’y suis revenu de multiples fois depuis lors et compte bien le faire à nouveau à l’avenir, pour quelques années encore. J'y ai vu la forêt amazonienne reculer, mais aussi se mettre en place une vaste zone de production agricole, naître des villes, s’ouvrir des accès vers les pays voisins (Bolivie et Pérou) et le temps passe si vite dans cette région que ma thèse a été traduite et publiée comme un document déjà historique, 38 ans après sa rédaction. Dans la courte bibliographie finale, les lecteurs intéressés trouveront des références à d’autres publications (presque toutes accessibles en ligne) échelonnées au long de quatre décennies. Elles leur permettront, s’ils le souhaitent, d’en savoir plus car ici, en fonction de l’inévitable limitation de l’espace disponible dans un article, j’ai donné la priorité aux images.
Pour ne pas entrer dans les controverses entre partisans du développement et de la préservation, j’ai choisi de mettre l’accent sur ce que l’IBGE (Institut Brésilien de Géographie et Statistique), reprenant un mot du vocabulaire général de la géographie, appelle l’« anthropisation » d’un territoire, c’est-à-dire sa transformation par l’action humaine, sans parler de « mise en valeur » ou de « dévastation ». On pourrait fort bien utiliser l’une ou l’autre des deux expressions dans le cas du Rondônia, en insistant sur la création d’espaces productifs, de richesses, de voies de communication, ou au contraire sur les milliers de kilomètres carrés de forêts denses abattus et brûlés et sur la contraction des espaces laissés aux populations indigènes et traditionnelles. Je me garderai donc de jugement de valeur et me concentrerai sur les transformations spatiales, sur le grand retournement qui a transformé un territoire amazonien organisé autour du réseau fluvial (et d’une voie ferrée), vers le nord, en un État intégré au reste du Brésil par un réseau de routes, vers le sud.
Le texte qui suit analyse d’abord l’intégration du Rondônia au territoire national brésilien, puis le mode d’occupation par lequel il est passé, avant d’analyser une série de situations locales en s’appuyant sur des images satellitaires recueillies sur le site Google Earth, qui montre leur évolution de 1984 (ou parfois 1975) à 2020.
1. Le rôle d’un axe routier dans l’intégration du Rondônia au territoire national brésilien
Le point de départ de la structuration du territoire de l'État de Rondônia est sans aucun doute la construction de la route BR364 : jusqu'alors, on ne pouvait arriver à Porto Velho que par avion, ou par bateau depuis Manaus. La quasi-totalité de ce qui était alors le territoire fédéral ((Le statut politico-administratif de territoire fédéral avait été créé dans les années 1940 pour développer des régions considérées stratégiques, placé directement sous le contrôle du gouvernement fédéral.)) de Rondônia était couverte de forêts, habitées uniquement par des groupes indigènes et quelques collecteurs de latex d’hévéa (seringueiros), de noix du Brésil (castanheiros) et d’orpailleurs (garimpeiros), ce qui donnait à ses 237 000 kilomètres carrés une très faible densité de population : en 1950, sa population était de 39 935 habitants (soit une densité de 0,17 habitants par kilomètre carré), et en 1970, elle n’était encore que de 111 064 habitants (soit une densité de 0,46).
L'État du Rondônia compte aujourd'hui près de deux millions d'habitants. Ils sont précisément 1 815 247 en 2021, selon l’estimation de l'IBGE, contre 1 562 409 au recensement de 2010, soit une densité de 8,43 hab./km², beaucoup plus élevée que par le passé mais toujours très faible dans l’absolu (comparable à celle de la Russie ou du Gabon). Sa population a donc été multipliée par quarante en soixante ans, et cette croissance est essentiellement liée à la construction de la route, par laquelle sont arrivés des centaines de milliers de migrants. Des familles d'agriculteurs et d'éleveurs se sont installées en défrichant de vastes étendues de forêt tropicale, des villages ruraux puis des villes de bonne taille ont été créés, ainsi qu'un réseau de chemins et de routes partant de l'axe principal, qui est toujours la BR364. C'est d’abord autour de cette route que s'est structurée l'organisation spatiale de la partie centrale de l'État, suivie de la pénétration vers la vallée du Guaporé, qui était longtemps restée isolée.
La construction de la route avait été décidée par le président Juscelino Kubitscheck, le fondateur de Brasília, le 2 février 1960, lors d'une réunion avec les gouverneurs des États du Nord : la construction du tronçon reliant Cuiabá à Porto Velho et Rio Branco compléterait les segments manquants entre Brasilia et l'Acre, un axe sud-est – nord-ouest répondant en Amazonie occidentale à la route sud-nord Brasilia-Belém, en Amazonie orientale. « JK » avait déclaré vouloir qu’elle soit terminée à la fin de son mandat, il a été obéi et elle a été inaugurée en janvier 1961. Au cours des années 1960 et 1970, le 5e bataillon du génie et de construction (5e BEC) a été chargé de son entretien, toujours difficile en raison des dommages causés par les fortes pluies de l'Amazonie, jusqu’à ce que le tronçon Cuiabá – Porto Velho soit goudronné en 1983. Aujourd'hui BR364 est l'un des principaux corridors du Brésil. Traversant des régions à faible densité de population, elle relie l'Amazonie au reste du pays et elle l'ouvre aux pays voisins, Venezuela, Bolivie et Pérou (document 1).
Document 1. La BR364 et les axes routiers Sud-Nord au Brésil |
Le document 2 montre que cette route a eu un effet structurant dans le nord-ouest du pays : si l'on prend comme critère le PIB par kilomètre carré (insuffisant mais acceptable en première approche) on voit comme toujours un contraste majeur entre les régions proches du littoral plus riche (notamment dans le sud et le sud-est) et les régions de l’intérieur beaucoup plus pauvres. Mais l’on constate aussi que l’ouverture des nouveaux axes vers le nord-ouest a fait apparaître des corridors de développement où le PIB par kilomètre carré est beaucoup plus élevé que celui des régions qu'ils ne traversent pas.
Document 2. PIB et territoire, l’effet des axes routiers |
2. Des modes d’occupation au modèle du front pionnier
Les effets de l’ouverture de la route ont été particulièrement sensibles, pour le meilleur et pour le pire, dans le Rondônia, que la BR364 traverse du sud-est au nord-ouest. Avant ouverture de la route, le territoire fédéral était entièrement couvert de forêts. Après la consolidation de la route, il a été décidé de créer des zones de colonisation publique, et des milliers de paysans ont afflué, attirés par la distribution gratuite de terres. Le document 3 montre qu'en 1984, les effets étaient déjà visibles, avec des défrichements en « arête de poisson » de part et d’autre de la route principale. En 2020, cette structure s'est étendue des deux côtés de l'axe routier et ce qui était un étroit layon le long de la BR 364 est devenu une très grande clairière occupant tout le centre de l'État.
Document 3. Expansion de l'occupation à partir de la routeSource : Google Earth. Voir sur Timelapse. |
Le document 4 met en rapport la structure en « arête de poisson » avec la colonisation menée par l’INCRA, l’Institut National de Colonisation et de Réforme Agraire, qui distribuait des lots de 500 m sur 2 km, avec l’obligation d’en laisser la moitié en forêt. Comme les lots étaient adossés deux à deux, alignés au long de la route principale et des routes secondaires (les linhas), et que ses occupants les défrichaient progressivement en avançant vers le fond de leur parcelle, le paysage qui en résultait était rapidement zébré par l’alternance de bandes défrichées et de forêts encore intactes (document 4).
Cette obligation de garder en état la moitié des lots faisait partie des mesures de protection de l’environnement alors mises en de place, et renforcées ensuite (en réponse aux critiques suscitées par les déboisements), par la création de réserves naturelles de plusieurs types. Si ces dernières sont globalement plutôt bien respectées, comme on le voit sur les images, on y voit aussi que l’obligation de laisser la moitié des parcelles en forêt ne l’a guère été.
Document 4. Le schéma de colonisation |
Cette structure zébrée a occupé progressivement une part croissante du territoire du Rondônia, à mesure que se développait le réseau routier. Car c’est bien l’extension progressive du réseau routier qui a été le vecteur de l'occupation de l'espace : alors qu'en 1974 il n'y avait que deux routes, la BR364 et la BR425 (qui a remplacé le chemin de fer Madeira-Mamoré pour relier Porto Velho à Guajará-Mirim), en 2012 tout un réseau s'était déjà développé autour d'elles pour élargir progressivement la clairière centrale (document 5).
Document 5. Le réseau routier du Rondônia 1974–2012 |
Outre cet axe central, des routes de pénétration avaient été ouvertes pour atteindre à l'ouest la vallée du Guaporé-Mamoré, qui fait frontière avec la Bolivie, et les routes principales et secondaires ont été prolongées par de nombreuses « linhas » (vicinales), qui répétaient à l'infini la structure géométriquement régulière des anciens programmes de colonisation.
L'afflux de population lié à cette occupation progressive du territoire s'est également traduit par la multiplication du nombre de communes, qui ont été créées progressivement à mesure que des groupes d'habitants demandaient à pouvoir s'administrer eux-mêmes. Alors qu'en 1970, il n'y en avait que deux, on en compte aujourd'hui 52, le long de la BR364 et des routes qui en divergent (document 6).
Document 6. Évolution de la population et de la maille municipale |
Outre cet aspect quantitatif, les photographies du document 7 montrent combien la nature de l'occupation a changé, car ces images qui mettent en parallèle la situation de 1974 et celle de 2012 illustrent comment on est passé d'une prise de possession encore précaire à une occupation plus stabilisée : sur les deux premières on voit que la route (sur des tronçons très proches l’un de l’autre) a été goudronnée, ce qui a considérablement facilité la circulation, surtout en saison des pluies. Sur les deux suivantes, prises exactement du même point de vue, au débouché du pont qui permet de franchir le rio Jí-Paraná dans la ville du même nom, on comprend que celui-ci a été élargi pour faciliter le transit des camions, de plus en plus nombreux et de plus en plus gros. À l’arrière-plan, la forêt, encore visible sur le cliché de 1974, a disparu en 2012 et les maisons en bois construites à la hâte ont cédé la place à des constructions plus pérennes et à des immeubles de plusieurs étages. La troisième série (également prise à Jí-Paraná, dans le même quartier aux deux dates) montre en 2012 une ville dont l'aspect ne diffère pas beaucoup de ses équivalents dans des régions d'occupation plus ancienne, plus proches de la côte atlantique, tandis que celle de 1974 avait des airs de Far-West, la seule différence étant que les chevaux y étaient remplacés par des « coccinelles »Volkswagen et des pick-up Ford.
Comme le rapprochement avec la conquête de l’Ouest américain le suggère déjà, ce qui a parcouru le Rondônia au cours de ces décennies s’apparente nettement à l’arrivée, au passage et à la stabilisation d’un front pionnier, comme il y en a eu d’autres dans le monde et notamment au Brésil, lorsque la culture du café a profondément transformé le territoire des États de São Paulo et du Paraná, magistralement étudiés par Pierre Monbeig (voir conclusion).
Document 7. Évolution du paysage à Jí-Paraná dans le Rondônia 1974–2012Clichés d’Hervé Théry, 1974 et 2012. |
3. Du modèle à la variété des situations locales
Pour observer les évolutions locales de différentes parties du territoire du Rondônia on peut utiliser Google Earth : l’avantage de sa version téléchargeable par rapport à l’accès direct via un navigateur est qu’elle inclut une fonction (accessible par une icône en forme de réveil, document 8) qui permet de remonter dans le temps vers des situations antérieures, par des images cadrées exactement de la même façon que l’actuelle.
Document 8. L'outil de retour aux situations antérieures dans Google Earth |
La série d’images ci-après est représentative des évolutions du territoire du Rondônia au cours des quatre dernières décennies, dont la localisation est précisée sur le document 9.
Document 9. Localisation des situations locales étudiées dans les documents 10 à 18 |
On peut débuter la série par le cas de la commune de Buritis, car on dispose sur Google Earth d’une image de 1975, où la région est pratiquement intacte, avant d’aborder la série des images couvrants presque quatre décennies à des dates régulièrement espacées (1984, 1994, 2004 et 2014), plus la dernière situation disponible (2020), série qui sera utilisée sur la plupart des autres images.
Document 10. Buritis 1975–2020Source : Google Earth. Voir sur Timelapse. |
En 1984, les premières « arêtes de poisson » commencent tout juste à apparaître au long d’une unique route pénétrante (la BR421). En 1994 elles ont progressé et atteignent le chef-lieu actuel de la commune. En 2004, les espaces défrichés sont devenus majoritaires en surface. en 2014 et 2020 il ne reste plus que de rares espaces forestiers dispersés et, dans le sud sur l’image, le début de la terre indigène Uru-Eu-Wau-Wau. À ce stade, la structure zébrée a pratiquement disparu.
Document 11. Cerejeiras 1984–2020Source : Google Earth. Voir sur Timelapse. |
Cerejeiras se situe dans le sud-ouest de l’État, à la frontière de la Bolivie (au sud), entre la réserve naturelle du parc d’État de Corumbiaria (à l’ouest) et la terre indigène Nambikwara (plus à l’est, hors de l’image), celle-là même où a séjourné Claude Lévi-Strauss et qu’il décrit dans Tristes tropiques. En 1984, les arêtes de poisson sont bien structurées par quatre axes de pénétration Nord-Sud, qui s’estompent progressivement à mesure que l’ensemble du territoire est défriché, au point d’être pratiquement invisibles sur l’image de 2020. Dans le parc d’État de Corumbiaria, en bas à gauche de l’image, des zones défrichées apparaissent sur l’image de 2004 mais ne s’élargissent guère sur les images suivantes, sans doute parce qu’il s’agit de zones inondables.
Document 12. Costa Marques 1984–2020Source : Google Earth. Voir sur Timelapse. |
Costa Marques est située sur la rive nord du Guaporé, le cours d’eau qui fait frontière avec la Bolivie. En 1984, cette vallée était encore bien à l’écart de l’afflux pionnier qui se produisait sur la BR364 et l’on y distingue tout juste le tracé de la BR429 qui a été ouverte pour la relier à cette vallée jusque-là préservée. À partir de 1994 des défrichements se structurent autour des routes secondaires ouvertes perpendiculairement à elle et qui finissent par permettre un défrichement presque complet, à l’exception de quelques terres protégées, au bord du Guaporé ((Tout en reconnaissant qu'il s'agit d'une vision purement subjective, il est difficile de ne pas voir dans la succession des images l'apparition progressive de la tête d'un félin, peut-être une onça (un jaguar présent dans la région, de son nom scientifique Panthera onca) qui enserre dans sa gueule les derniers fragments forestiers.)). Au nord-ouest se situe le principal groupe de celles-ci dans tout l’État, associant le parc national de la Serra da Cutia, les terres indigènes Uru-Eu-Wau-Wau et Pacaas Novas et la « réserve de cueillette » du Rio Ouro Preto. C’est la seule grande tache verte qui reste dans toute l’image du Rondônia (document 9), derniers vestiges de la forêt qui le couvrait entièrement jusqu’aux années 1970.
Il faut toutefois noter que la cette forêt, qui apparaît comme une tache verte uniforme sur les premières images satellitaires, n’est pas « vierge », comme on le disait jadis, ni même « primaire » comme on le disait encore naguère : c’était un territoire approprié et occupé par des groupes indigènes (ou « Índios » comme ils se nomment eux-mêmes), sillonné d’itinéraires, servant à rejoindre les villages aux terrains de chasse et de cueillette, aux abattis où était cultivé le manioc, et un œil exercé reconnaît encore le site des anciens villages à la présence plus dense d’arbres fruitiers laissés là dans la perspective d’un retour quelques années dizaines d’années plus tard. Cela montre bien que la présence indigène en Rondônia n’est pas seulement une relique et que les Índios résistent et parviennent à préserver une bonne partie de leur territoire, une fois que celui-ci a été reconnu et délimité. Si leur lutte est le plus souvent associative et politique, en plusieurs occasions ils ont même su se défendre, au besoin les armes à la main, face à l’envahissement de chercheurs d’or et de diamants ou à l’empiétement des éleveurs.
Docment 13. Cujubim 1984–2020Source : Google Earth. Voir sur Timelapse. |
Cujubim se situe de l’autre côté de l’État, à l’est de la BR364. En 1984, son finage était encore entièrement couvert par la forêt. En 1994 les défrichements atteignent le siège actuel de la commune, avec des tracés irréguliers qui font penser à une occupation spontanée et moins structurée par les lignes droites des linhas issues ou inspirées de la colonisation publique. Celles-ci, déjà présentes à l’ouest (en bordure de la forêt nationale Jamari, bien préservée), apparaissent en 2004 du côté est et guident des défrichements qui font peu à peu disparaître tout le couvert forestier.
À Cujubim, comme sur les autres images, par quoi la forêt est-elle remplacée ? Du temps de la colonisation agricole, qui avait permis d’installer des milliers de familles paysannes, c’était pour l’essentiel par des cultures vivrières, principalement du riz et des haricots (la base de l’alimentation brésilienne), des arbres fruitiers et quelques cultures de rente comme le café ou le cacao. Mais la plupart de ces parcelles sont aujourd’hui consacrées à l’élevage bovin, soit que la fertilité ait diminué et que les colons aient été contraint de partir défricher d’autres parcelles, ou migrer en ville, soit qu’ils aient trouvé préférable de se consacrer eux-mêmes à l’élevage, au besoin en s’agrandissant grâce aux parcelles laissées par leurs voisins. Dans le sud de l’État, on a vu apparaître la production de soja, mécanisée et sur de grandes surfaces, prolongeant ce qui se produit dans l’État du Mato Grosso. Dans les deux cas, élevage bovin et soja, les productions sont destinées à être exportées vers le sud du pays ou vers l’étranger (Europe et Chine), pas à nourrir les populations locales et régionales.
Document 14. Machadinho d'OesteSource : Google Earth. Voir sur Timelapse. |
Le topopnyme Machadinho d'Oeste pourrait se traduire littéralement par « la petite hache de l’Ouest », une dénomination bien appropriée pour un territoire qui a en effet été presque entièrement défriché, à part quelques arpents de terres protégées. Le nom reprend en fait celui du cours d'eau local, le rio Machado, et il vient de ce que l'on a trouvé, au bord de celui-ci, des haches de pierre façonnées par les groupes indigènes qui y vivaient.
Ici les tracés sont très irréguliers, à commencer par celui des quelques routes déjà ouvertes sur l’image de 1984, à partir desquelles progressent les défrichements, sans la régularité géométrique observée dans d’autres parties du Rondônia.
Sa population continue à s’accroître : on l’estime à plus de 41 000 habitants en 2021, alors qu’elle n’était que de 31 000 au recensement de 2010. Un peu plus de la moitié des machadinhenses habitent en ville ; l’agglomération urbaine est bien visible sur l’image, sans pouvoir rivaliser toutefois avec celles de l’image suivante.
Document 15. Guajará-Mirim, Porto Velho et Ji-Paraná en 1984 et en 2020 |
Comparer sur Google Earth les image prises 1984 et 2020 des deux villes nées aux deux extrémités de la voie de chemin de fer Madeira-Mamoré (Guajará-Mirim et Porto Velho) et Ji-Paraná (née de la route BR364) montre que, bien qu’elles aient en commun un plan hippodaméen, classique des villes coloniales, elles ont évolué très différemment (document 15).
Celle qui a le moins évolué est Guajará-Mirim, avec sa ville jumelle bolivienne de l’autre côté du Guaporé, Guayaramerín. Son origine est l’un des terminus de la voie ferrée Madeira-Mamoré, construite pour exporter (en contournant les chutes qui interrompaient la navigation sur ces deux cours d’eau) la production de caoutchouc bolivien, en échange de l’annexion de l’État d’Acre, en 1903. Comme on le voit sur les deux premières images, elle s’est tout juste un peu étoffée de part et d’autre de son axe central, sa population estimée en 2021 est de 40 174 habitants
Porto Velho a beaucoup plus grandi, ce qui est normal pour la capitale d’un État dont la population a tellement augmenté. Elle a s’est étalée dans toutes les directions, vers le nord et vers le sud, au long du rio Madeira, et vers l’est, dans l’axe de la BR364. Autre changement, on voit sur l’image de 2020 (en bas à gauche) le barrage de Santo Antonio qui a été construit sur les chutes du même nom et dont la retenue a inondé une partie des berges en amont.
La croissance la plus spectaculaire est celle de Ji-Paraná, devenue la seconde ville la plus peuplée de l’État avec plus de 130 000 habitants. La modeste bourgade née autour de la station du télégraphe installé entre Cuiabá et Porto Velho entre 1907 et 1915 par le futur maréchal Rondon ((Dont le nom a été donné à l'État du Rondônia, en hommage à ce fils d’un Portugais et d’une Amérindienne, militaire abolitionniste et républicain, premier européen à entrer en contact avec les Nambikwara, infatigable poseur de lignes télégraphiques. Voir sa fiche Wikipédia qui retrace bien son exceptionnel parcours.)) a connu une croissance spectaculaire avec l’arrivée des migrants par la BR364. Elle s’est appelée successivement Vila Urupá, Presidente Penna e Vila de Rondônia avant de recevoir son nom actuel en 1977, en devenant une commune indépendante, et le chef-lieu de la nouvelle région pionnière, bien que désormais talonnée par une rivale, Ariquemes.
Document 16. AriquemesSource : Google Earth. Voir sur Timelapse. |
Ariquemes est désormais la troisième ville la plus peuplée de l’État, avec un peu plus de 111 000 habitants en 2021, ce qui est d’autant plus spectaculaire qu’elle n’a été créée qu’en 1977 par le transfert d’un minuscule district de Porto Velho depuis la rive du Rio Jamari vers le bord de la BR364, ce qui explique qu’elle n’apparaisse pas sur l’image de 1975. Sa croissance a ensuite été rapide, grâce à l’afflux des migrants, comme le montre la séquence des images des décennies suivantes. Elle a pourtant été freinée à plusieurs reprises par de dures épidémies de malaria, ce qui lui avait fait donner ce surnom, en forme de jeux de mots : « Aqui treme-se » (« ici on tremble »).
Plus spectaculaire encore, bien que n’ayant pas donné naissance à une grande ville, est le cas du réseau urbain qui est apparu dans la partie sud de la région pionnière, autour de Rolim de Moura. Cette partie du territoire du Rondônia a été entièrement structurée selon la maille orthogonale adoptée initialement dans les périmètres de colonisation publique et répétée ad infinitum (pour ne pas dire ad nauseam) dans toute la région. La séquence des images du document 17 montre comment le schéma d’occupation déjà décrit s’y est mis en place, donnant d’abord un paysage zébré de vert et jaune avant que l’occupation et le déboisement de plus en plus complet des parcelles le fasse pratiquement disparaître, à l’exception de maigres parcelles encore forestières.
Document 17. Région de Rolim de MouraSource : Google Earth. Voir sur Timelapse. |
Son empreinte demeure cependant dans le tracé des routes et la localisation des chefs-lieux municipaux. Il est ici intéressant de compléter les images satellitaires par un peu de cartographie thématique qui leur superpose des symboles proportionnels à leur population (document 18).
Document 18. Maille routière et urbaine à l'ouest de la BR364 |
Sur le document 18 a d’abord été ajoutée la maille des routes et des lieux disponibles dans Google Earth. On repère la BR364 à son tracé sinueux dans le coin supérieur droit de l’image, passant par Pimenta Bueno, Cacoal et Presidente Médici ((Dont le nom date la création : Emílio Garrastazu Médici a gouverné le pays entre 1969 et 1974, des années généralement surnommées « les années de plomb », car son gouvernement a été le plus répressif des années du régime militaire (1964-1985).)). On voit bien qu’au sud-ouest de la route, c’est la maille très régulière des routes secondaires et vicinales qui s’est imposée la plupart du temps, avec des tracés parfaitement rectilignes. Les sièges des communes se situent logiquement aux intersections de ces routes avec une prédominance de la commune centrale, Rolim de Moura, qui a aujourd’hui plus de 55 000 habitants.
Conclusion
Cette dernière figure montre tout l’intérêt de l’analyse du cas du Rondônia, bien au-delà de sa valeur purement monographique, car il est rarissime que l’on puisse observer de façon aussi claire la genèse d’un territoire, par la prise de possession et la structuration d’un espace jusque-là pratiquement vide, ou du moins aux densités d’occupation extrêmement basses. Cela n’est souvent pas possible dans le vieux monde européen, asiatique ou dans la plupart des régions africaines, où des milliers d’années d’occupation humaine ont transformé le paysage en un palimpseste difficile à déchiffrer, tant il a été souvent remanié ((On peut toutefois s’y employer, par exemple sur les territoires ruraux européens qui portent encore bien lisibles les remembrements du XXe siècle, les défrichements médiévaux ou le tracé des routes romaines.)). Ce sont donc surtout l’ampleur et la rapidité qui justifient ici l’exceptionnalité de cet exemple, où les changements peuvent se lire en quarante ans sur des images satellitaires.
Dans ce cas, les structures qui sont mises en place sont en effet parfaitement lisibles, et l’on y retrouve des régularités et des configurations spatiales déjà observées sur d’autres fronts pionniers dans le monde, par exemple dans le Middle West des États-Unis, lui aussi structuré par une maille orthogonale de routes et de propriétés aux contours géométriques, selon le principe du township. Dans les deux cas, ou dans celui du rang canadien, la cause de cette régularité est à chercher dans un modèle politique imposé depuis le centre et reproduit sur les marges. Il en va de même pour les villes, dont le plan orthogonal est la traduction d’une fondation ex nihilo par des acteurs allogènes.
On peut même y retrouver, réalisée en une seule génération, des mailles comme celle que Walter Christaller avait détecté dans la plaine bavaroise, où elles étaient le résultat de siècles d’occupation agricole et urbaine ((Le parallèle avec le modèle de Christaller est d’autant plus valable qu’il s’appliquait à des mailles largement préindustrielles, sous l’effet des polarités régionales, dans une économie encore largement agricole et artisanale, situation comparable avec le Rondônia des années 1970-2020.)). Le cas du Rondônia donne à la géographie régionale une valeur presque expérimentale dans la mesure où l’on y voit se mettre en place des formes habituellement déduites, en géographie générale (rurale et urbaine) de modèles théoriques : dans le Rondônia on peut observer leur naissance à l’œil nu, ou du moins sous l’œil des satellites.
Disposant de ces outils d’observation, j’ai été favorisé par rapport à celui qui m’avait originellement orienté vers l’étude du Rondônia, mon directeur de thèse Pierre Monbeig. Il avait eu l’intuition que l’ouverture des routes transamazoniennes allait profondément transformer la région, tout comme celle des voies ferrées avait permis l’expansion du front pionnier du café dans les États de São Paulo et du Paraná.
Pour cela il avait monté le programme de recherche « Amazonies nouvelles » et recruté une équipe où le dernier venu avait été un tout récent normalien de 21 ans, moi-même. Il avait toutefois eu l’honnêteté de me dire que je risquais fort d’être si intéressé par ces fronts pionniers que je voudrais probablement retourner souvent sur ces terrains. Il l’avait fait, avec son habituel sens de l’humour pince-sans-rire, en reprenant la formule lancée lors de la semaine d’Art moderne de São Paulo de 1922, « le Brésil est un pays anthropophage ». Il avait en cela parfaitement raison puisqu’aujourd’hui encore je m’efforce de suivre sa trace en étudiant les fronts pionniers qui parcourent le Brésil, beaucoup plus au nord et à l’ouest que de son temps. Les habitants du Rondônia d’aujourd’hui continuent, dans le même esprit conquérant (pour le meilleur et pour le pire), la marche de ses « Pionniers et planteurs de São Paulo » (Monbeig, [1952] 2022).
Pour compléter
Ce par quoi tout a commencé
- Monbeig Pierre [1952] « Position de thèse : Sao-Paulo », republiée par Confins n° 55, 2022.
40 ans de publications du même auteur sur le Rondônia, une courte sélection par ordre chronologique
- Théry, Hervé (1976), Rondônia, mutations d'un territoire fédéral en Amazonie brésilienne, Thèse de IIIe cycle, École Normale Supérieure, 1976, 309 pages. Version révisée et complétée mise en ligne en 2011.
- Théry, Hervé (1977), « Colonisation et élevage en Rondônia », in Amazonies Nouvelles, Travaux et Mémoires de l'Institut des Hautes Études de l'Amérique Latine n° 30, p. 157-164, IHEAL, 1977.
- Théry, Hervé (1981), « Routes transamazoniennes et réorganisation de l'espace, le cas du Rondônia », p. 5-22, n° 133, Cahiers d'Outre-Mer,1981.
- Théry, Hervé (1997), « Routes et déboisement en Amazonie brésilienne, Rondônia 1974-1996 », p. 35-40, n° 97/3, Mappemonde, 1997.
- Théry, Hervé (2012), Rondônia mutações de um Território federal na Amazônia federal, SK Editora, Curitiba, 2012. 304 p.
- Théry, Hervé (2012), « Rondônia quarante ans après, images d’hier et d’aujourd’hui », carnet de recherche Braises, 27 novembre 2012.
Mots-clés
Retrouvez les mots-clés de cet article dans le glossaire : anthropisation | densité | effet structurant | « forêt vierge » | front pionnier | INCRA | orthogonal, hippodaméen (plan).
Hervé THÉRY
Directeur de recherche émérite au CNRS-Creda - professeur à l'Université de São Paulo (PPGH-USP)
Édition et mise en web : Jean-Benoît Bouron
Pour citer cet article :Hervé Théry, « Rondônia : "anthropisation" d’un État amazonien, 1975-2020 », Géoconfluences, septembre 2022. |
Pour citer cet article :
Hervé Théry, « Rondônia : "anthropisation" d’un État amazonien, 1975-2020 », Géoconfluences, septembre 2022.
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-regionaux/amerique-latine/le-bresil-ferme-du-monde/articles-scientifiques/rondonia-front-pionnier-1975-2020