Le paysage sous-marin existe-t-il ? De la connaissance à la reconnaissance d’un concept émergent
Tiphaine Deheul, Consultante environnement et paysage
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Traditionnellement, les travaux des géographes ont privilégié les portions terrestres des littoraux et se sont moins intéressés aux espaces marins (mers et océans) alors qu’ils constituent une immense ressource permettant d’en faire des hauts lieux de nature et de biodiversité.
Cette frange littorale sous-marine n’en constitue pas moins un espace investigué par les chercheurs qui y trouvent un objet d’étude intéressant (Clément, 2012 ; Deheul, 2016 ; Le Du-Blayo, 2014 ; Musard et al., 2007 ; Musard et al., 2014a). Les géographes se sont d’abord intéressés à la morphologie littorale puis à la cartographie des fonds marins leur permettant d’identifier des formes et d’appréhender la dynamique du système côtier. L’approche naturaliste les a conduits à analyser la couverture végétale et à travailler avec des biologistes marins en établissant une lecture d’unités biogéographiques en interaction les unes avec les autres. Plus récemment, ils en ont livré une définition plus anthropocentrée plaçant l’homme au cœur d’un processus de territorialisation où se déploient des pratiques liées à la richesse patrimoniale et identitaire du territoire observé (Deboudt et al., 2014 ; Parrain, 2012 ; Robert, 2011). Territoire encore méconnu, la frange littorale sous-marine se structure socialement et économiquement autour d’images et de représentations où se mêlent esthétisme, émotions et sensibilités. Si cette mise en scène confère une valeur d’existence au paysage sous-marin, elle n’en donne pas une définition claire, qui soit commune et acceptée par la communauté scientifique (Jolly, 2017 ; Musard et al., 2014 b).
Dans ce contexte peu favorable, le paysage fait pourtant l’objet d’une forte attente sociétale, même si elle n’est pas toujours facilement identifiable. Le grand public et un certain nombre d’acteurs issus de la société civile se mobilisent souvent dans le cadre de réactions à des projets (éoliennes, infrastructures…)…)((Voir dans le même dossier l’article d’Annaig Oiry : « Développer les énergies marines renouvelables sur la façade atlantique française : entre contestation et planification », novembre 2018)) et les médias attirent l’attention du public sur des dérives mettant en péril la beauté des océans (Guézel et al., 2009 ; Petit-Berghem, 2013). Les enjeux sont liés pour une grande part à la gestion durable des milieux et aux prospectives de politiques publiques (exploitation, valorisation, protection). Ces enjeux sont d’autant plus forts en bordure du continent car les paysages sous-marins littoraux sont les plus accessibles et font l’objet d’une mise sous pression croissante.
Face à ces difficultés, l’obstacle que constitue la relative complexité du paysage, avec la méconnaissance et l’incompréhension qui en résultent, doit se transformer en opportunité : les composantes matérielles du paysage tout comme celles issues des perceptions et représentations sociales sont en fait des réalités à même d’être objectivées (Luginbühl, 2012). Dans ces conditions, le paysage ne constitue-t-il pas un outil permettant d’intégrer de nouvelles dimensions culturelles et sociales à la gestion des territoires maritimes ? Comment le chercheur peut-il se saisir de cet outil et en faire un instrument de politique publique servant un double objectif de protection de la nature et de gestion durable des ressources ? Ces questions conduisent à articuler nos propos en quatre temps. La notion de paysage sous-marin est d’abord recontextualisée et mise en scène au filtre de la représentation qu’elle véhicule au fil du temps ; les progrès techniques permettent à la notion de se transformer progressivement en un concept qui peine toutefois à se définir clairement ; l’étude du paysage sous-marin n’est possible que par l’hybridation des savoirs et la co-construction des connaissances ; le paysage sous-marin est à la fois un objet d’étude mais aussi un outil permettant de rapprocher les hommes et de fédérer les actions ainsi que les projets en mer.
1. Émergence d’une notion peu étudiée en géographie
Tandis que les mers et les océans recouvrent une grande partie de la planète (Pézard, 2011), les scientifiques ne connaissent ni leur géographie précise, ni leur potentiel de ressources minérales et vivantes, ni leurs capacités à offrir un certain nombre d’aménités alors que le milieu marin est très affecté par les changements climatiques (Deboudt et al., 2014) et qu’il n’a jamais été une priorité lors des débats publics orientant les axes programmatiques et les grands projets d’investissement des gouvernements.
Face aux difficultés techniques et au peu de moyens alloués aux chercheurs en sciences humaines et sociales, les géographes n’ont pas privilégié une approche géographique intégrée de l’espace marin littoral et ont encore moins investigué les fonds marins qui sortaient du champ de leurs recherches consacrées à la mer, et plus globalement, aux faits maritimes et aux populations littorales mises en regard avec insularité, avec cadre juridique, avec tourisme ou économie littorale de sociétés entretenant une relation privilégiée avec la mer. Le paysage n’a pas été convoqué dans ces approches, sauf celui perçu depuis la terre ou depuis la mer, en se basant le plus souvent sur des lieux connus voire emblématiques (récifs, îlots, phares, etc.) identifiés et reconnus comme tels. Les réflexions n’ont pas cherché à analyser un paysage dont on connaissait déjà l’existence par le témoignage ou la représentation par l’image (Musard, 2003 ; Roux, 1997).
A contrario, sur terre ou en bordure de la mer, le concept de paysage a donné lieu à de nombreux débats épistémologiques et réflexifs contribuant à renouveler les méthodes et à faire avancer la discipline (Beroutchachvili et Rougerie, 1991 ; Bertrand, 2002 ; Bonin, 2004 ; Luginbühl, 2012). Les paysages littoraux marins ont fait l’objet de visions multiples et d’approches hybrides croisant les caractéristiques à la fois physiques et anthropiques des espaces côtiers. Face au changement climatique et aux conséquences induites en termes de risques pesant sur la frange littorale (érosion, inondation…), les géographes sont progressivement devenus des lanceurs d’alerte en appelant le législateur à renforcer la préservation des paysages littoraux dès lors qu’ils sont nécessaires au maintien des équilibres écologiques ou qu’ils présentent un intérêt écologique. Pour autant, les géographes n’ont pas étendu leurs réflexions en mer et les paysages sous-marins n’ont pas suscité autant de travaux. En dehors des travaux pionniers sur la morphologie côtière (encadré 1) et des sensations qu’offre une plongée sous la surface des eaux, le paysage sous-marin n’a pas fait l’objet d’études systématiques et la connaissance de ce paysage est en grande partie à construire.
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En conséquence, pour les géographes qui ne pratiquent pas la plongée et l’observation directe des fonds, le sujet ne peut être abordé qu’indirectement au travers de la représentation car chacun se fait une image de la mer à partir de sa propre expérience, sa culture personnelle mais également par les images et les discours véhiculés par la société.
Cette représentation du paysage sous-marin renvoyant à l’esthétique du sublime s’est construite au fil du temps.
L’histoire des représentations (encadré 2) montre que le rapport des hommes à la mer est ambivalent : vie-mort, sérénité-crainte, désir-répulsion. Il faut attendre le dix-neuvième siècle pour que l’innovation technique fasse évoluer cette représentation. Durant les années 1850, les premiers câbles télégraphiques sous-marins sont posés entre la France et l’Angleterre puis vers l’Irlande, la Belgique, les Pays-Bas, l’Algérie et enfin le Canada. Ces câbles étant parfois endommagés, ils étaient remontés à la surface pour réparation, ce qui permit la découverte d’animaux fixés à leur surface et bouscula l’idée que, du fait de la pression et de l’obscurité, il n’y avait pas de vie dans les abîmes. D’autres découvertes bouleversent les champs du visible et du sensible comme le montrent les premiers clichés sous-marins réalisés par le biologiste et photographe Louis Boutan (1854-1939) au début du vingtième siècle (Boutan, 1900) ou encore la sortie du film Paysage du silence de Jacques-Yves Cousteau en 1947.
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La notion de paysage sous-marin est revisitée quand de nouvelles avancées techniques apparaissent. Grâce aux submersibles, les recherches récentes ont permis de mettre à jour des trésors miniers, énergétiques et biologiques insoupçonnés. Elles ont mise en évidence des formes de vie spectaculaires et inattendues, à l’image des vers et mollusques bivalves géants découverts autour des sources hydro-thermales sous-marines, ou encore des bactéries « chimiosynthétiques » vivant en symbiose avec des animaux, leur apportant tout ou partie de leur nutrition et leur permettant d’atteindre localement des biomasses très importantes. On peut aujourd’hui cartographier les fonds marins, analyser la colonne d’eau depuis la surface à l’aide d’engins autonomes, de forages ou de prélèvements recueillis sur des échantillons d’eau, de roches, ou d’organismes vivants (Duperron et Gaill, 2017). L’exploration des abysses se révèle mais, en dépit de ces avancées scientifiques, les paysages ne sont pas analysés dans le cadre d’une construction sociale car les scientifiques en font un objet ressource étudié par l’expert et déconnecté de la société (figure 2).
Figure 2. L’observation du paysage sous-marin sous le prisme de l’évolution des techniques
Illustration : Tiphaine Deheul, 2017. La lecture des paysages sous-marins dépend de la position de l'observateur et de la profondeur de champ dont il bénéficie. Cet observateur se déplace au sein d'une masse d'eau ou à sa surface, avec des conditions aléatoires de visibilité et de lisibilité pouvant être modifiées par la topographie. À grande profondeur, l'exploration et l'étude de visu ne peuvent se faire qu'à l'aide de véhicules autonomes, des submersibles habités ou des robots téléopérés. |
2. Un monde qui inspire mais un concept encore flou
Cette question de la représentation est importante car elle contribue aussi à façonner notre regard et à influer sur la lecture paysagère des lieux (Besse et Roussel, 1997 ; Rivière-Honegger et al., 2014). Par le processus d’artialisation, Alain Roger a bien montré dans son court traité du paysage (1997) comment les représentations jouent dans la construction de notre vision du monde et dans la valeur que l’on accorde aux paysages.
Bien évidemment, les représentations peuvent aussi se construire par différents médias tels le dessin, la peinture, la photographie, le photomontage mais aussi les films ou les maquettes 3D. Récemment, la multitude d’images sous-marines et l’apparition de nouveaux outils (cartographie 3D du milieu benthique((Le milieu benthique qualifie les substrats des fonds des mers et des océans ainsi que les organismes aquatiques en relation directe avec ces fonds.)), radar…) ont montré que l’avancée technologique permet de pallier le manque de visibilité dû à la profondeur et à la turbidité des eaux.
Si cette avancée permet de bouleverser les expériences du visible et du sensible, elle souligne aussi que la question du paysage sous-marin ne relève pas exclusivement de la géographie mais qu’elle s’inscrit dans un cadre plus large inter et même transdisciplinaire (encadré 3).
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Depuis une dizaine d’années, les progrès de la science conjugués au renouvellement des approches portant sur la géographie de la mer et des territoires maritimes ont permis quelques avancées épistémologiques et des définitions circulent désormais dans la littérature.
Olivier Musard, auteur d’une thèse sur les pratiques subaquatiques au sein des aires marines protégées de Méditerranée (2003), travaille sur la question depuis de nombreuses années et en propose la définition suivante du paysage sous-marin :
« mosaïque identifiable de biotopes organisés spatialement et de ses biocénoses associées, il est observé et représenté globalement ou en partie, suivant des conditions de perspectives et de profondeurs de champ variables et suivant une grille de lecture dont le niveau d’objectivité et de subjectivité dépend de la culture de l’observateur ». Lorsqu’il s’agit du proche espace sous-marin, sa matérialité biophysique est appréhendable à l’échelle du territoire de plongée ou d’observation ; une analyse de type géomorphologique et/ou biogéographique met en évidence les reliefs, les différents substrats, les communautés végétales (figure 3).
Figure 3. Le paysage sous-marin vu dans sa matérialité biophysique
Dans sa composante biophysique, le paysage de la réalité visible est composé d'un ensemble de formes de relief et de communautés végétales et animales reconnaissables dans le cadre d'un territoire de plongée ou d'observation. |
Le géographe s’interroge sur la place à accorder à cette notion et emploie volontiers le terme dans ses publications et l’ouvrage qu’il coordonne Underwater Seascapes. From geographical to ecological perspectives paru aux éditions Spingler en 2014. Cet ouvrage interdisciplinaire fait suite à un séminaire scientifique et technique organisé à Brest en 2011 par l’Agence des aires marines protégées. À cette occasion, il est d’ailleurs intéressant de noter qu’aucun accord sur la définition de ce qu’est un paysage sous-marin n’avait été trouvé, chacun portant un regard spécifique sur le sujet selon son expertise et sa qualification (Le Du-Blayo et Musard, 2014).
Lorsque des définitions sont proposées, celles-ci s’entendent sur des structures spatiales identifiables avec une forte connotation physique et/ou biologique et insistent sur le manque de visibilité lié notamment à la turbidité des eaux.
L’absence d’une définition reconnue et admise par tous tient notamment au problème de la visibilité et de la perception globale d’un paysage qui reste difficile à appréhender. Comme le souligne Yves Lacoste (2003), toute vue d’un espace n’est pas paysage car la distance entre en ligne de compte et une vision trop proche empêche que l’on se saisisse d’un objet qui, dès lors, paraît tronqué.
Les réflexions en cours ne parviennent pas à définir les contours d’un concept qui ne fait pas consensus. Il semble bien que les approches traditionnelles (cartographie, inventaire…) demeurent aujourd’hui insuffisantes. Les naturalistes ont cartographié les fonds puis ont laissé libre court aux représentations sans faire le lien entre ces représentations et les matérialités biophysiques et sociales inhérentes à la construction des paysages. Les géographes contemporains ne s’y retrouvent pas car le paysage est pour eux un concept intégrateur qui doit être pensé comme un processus évolutif dans l’interaction entre différentes matérialités. Beaucoup en ont fait un sujet aux frontières de la recherche géographique alors qu’il est un lien pour les sociétés et aussi un pont intra et interdisciplinaire (Le Du-Blayo et Musard, 2014). Quand des collaborations existent, elles sont surtout dans le registre de la protection ou de la conservation des écosystèmes. Dans ce cas, les chercheurs privilégient la fonctionnalité des paysages en les considérant davantage comme des milieux interconnectés mobiles et fragiles. Lorsque la question patrimoniale est pointée, elle n’a pas de dimension globale et fédératrice comme le montrent les archéologues qui ne se sont intéressés qu’aux épaves et aux paysages ensevelis dont certains seulement pouvaient entrer dans la voie de la patrimonialisation (Cann, 2014).
Ces approches sectorielles semblent totalement insuffisantes et le paysage sous-marin est encore un champ d’étude à explorer. L’analyse paysagère ne peut se contenter d’un travail d’observation conduisant à repérer des formes identifiables in situ selon les conditions techniques offertes à l’observateur, elle doit aussi s’accompagner d’une méthode permettant à la fois d’identifier des paysages, de les étudier selon des schèmes perceptifs simples et appréhendables pour le plus grand nombre, et surtout de les faire reconnaître afin que le concept devienne réellement mobilisable par les structures et acteurs publics.
3. Étudier le paysage sous-marin : la nécessaire hybridation des champs
Puisque le paysage est un concept traversier qui convoque les disciplines mais aussi les dépasse, la méthode adoptée ne peut être l’apanage d’une théorie définie par une science ou d’une pratique issue de l’expérience (figure 4). Elle doit en fait combiner les deux – sciences et pratiques –, au service d’un projet commun, en mettant à contribution les acteurs directement concernés par l’exploration des paysages sous-marins, et en particulier ceux dont les compétences techniques leur ont déjà permis d’avoir un premier socle de connaissances (scientifiques, vernaculaires) mais dont ils n’ont pas encore pu en déchiffrer le sens ou la portée (figure 5).
La méthode consiste à repérer un site aisément accessible, lieu de pratique et d’exploration des paysages, puis à l’étudier par des observations participantes en décloisonnant les champs et en mutualisant les connaissances. Cette démarche nécessite de procéder en plusieurs temps.
Figure 4. Le paysage sous-marin : un concept intégrateur à la croisée des chemins
Le paysage est un concept intégrateur qui doit être pensé comme un processus évolutif dans l'interaction entre différentes matérialités. Le paysage ne se résume pas à un objet contemplé par son observateur, c'est avant tout une œuvre collective conçue comme une construction de l'ensemble de la société et comme un cadre de vie élaboré par des acteurs dans une mise en scène organisé. Ces acteurs ont leurs manières de se représenter le paysage qui tiennent aux organes de sens mais aussi aux cultures individuelles et aux modes de pensée de chaque individu (ou collectif). |
Figure 5. Le paysage sous-marin : du concept à l’outil
Le paysage est un concept polysémique. D'un point de vue géographique, c'est un objet de la réalité visible qui renvoie à des matérialités appréhendables dans leurs dimensions spatiales et fonctionnelles. Puisqu'il est une représentation territorialisée de l'environnement, le paysage objet est aussi un paysage sujet : il se construit par des acteurs et non uniquement par des observateurs simplement préoccupés par ce qu'ils voient et par le sentiment qu'ils en retirent. En articulant la réflexion sur ce continuum de la relation sujet/objet sans chercher à ne privilégier ni l'un ni l'autre, le paysage devient un outil permettant de se rapprocher des hommes et d'établir les bases d'un projet collectif. |
La première étape consiste à recenser les informations déjà disponibles puis à les rassembler en constituant une banque de données territoriales et environnementales : données géologiques, biologiques, anthropiques, etc., si possible localisées et géoréférencées. Ce travail permet de recueillir des informations factuelles à dire d’experts et de les contextualiser avec des cadres de référence épistémologiques. Il permet un premier travail interdisciplinaire et de décloisonner les approches en mettant en perspective des paradigmes et des démarches propres à chaque corpus scientifique concerné. Ainsi, le langage propre à chaque discipline est conservé, ce qui permet de voir que le paysage peut être saisi de différentes manières, et s’apparenter parfois à une simple fraction d’espace déshumanisé ou à un milieu. Ce travail ne nécessite pas une approche de terrain, elle suppose toutefois que les données soient disponibles et que leur origine soit connue.
La méthode envisage ensuite une seconde phase, beaucoup plus longue (encadré 4), qui consiste à aborder par la pratique le paysage sous-marin. Ce travail nécessite de faire appel à des plongeurs-observateurs et d’enclencher une démarche itérative s’inscrivant dans le domaine des théories et pratiques paysagistes et cristallisant autour d’elle des enjeux liés à la question de la gouvernance et de la gestion durable des mers et des océans.
L’objectif de la démarche est de parvenir à une fabrication mentale du paysage par le plongeur. Ce dernier représente ce qu’il perçoit mais fabrique aussi son univers sous-marin en l’habillant de ses formes, ses contours, ses couleurs, donc une réalité tangible mais qui laisse la place à l’imaginaire, aux effets de matière, et aux propres affects du plongeur qui reste libre de codifier l’information dont il retranscrit la trace par l’acte de représentation. Il est certain que les observateurs peuvent par la représentation dessinée fabriquer plusieurs images qui par leurs caractéristiques plastiques laissent apparaître des formes et des paysages différents
Lorsque le même espace a été prospecté par un nombre suffisant de plongeurs, il importe dès lors de synthétiser les informations et de parvenir à un langage commun (figure 6). Comment y parvenir ?
Les représentations ont un grand intérêt à condition qu’elles soient comprises et discutées lors de réunions au cours desquelles les plongeurs échangent leurs informations et discutent de la manière dont ils ont appréhendé puis retranscrit leur propre expérience des lieux. Toutefois, pour passer d’une connaissance partagée confinée à un groupe de plongeurs à une conscience paysagère plus globale, une autre étape doit être franchie, celle de la mise en dialogue entre des savoirs issus de l’expérience et construits par la pratique avec ceux délivrés par les sciences. La porosité entre ces deux formes de connaissances est possible lors de workshops ou d’ateliers où les plongeurs sont invités, d’une part à réagir aux données et représentations « expertes » porteuses d’informations qu’ils apprennent à décrypter, d’autre part à montrer à leur tour leurs propres représentations susceptibles de révéler des enjeux environnementaux, paysagers et territoriaux du site prospecté. Dans les dispositifs de participation et/ou de concertation, le dialogue mobilisant des outils de représentation variés (récits, dessins, croquis) invente ainsi de nouvelles manières de lire le territoire et lui permet de devenir un instrument de reconnaissance valorisant des savoirs subjectifs et institutionnels.
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Figure 6. De la représentation du paysage au langage commun
Illustration : Tiphaine Deheul, 2017. L'exploration du paysage sous-marin est celle d'un parcours géographique où défilent des formes, des motifs et où s'entremêlent des jeux de lumière et de matière. L'observateur ne se limite pas à la perception d'une réalité tangible, il fabrique aussi, par la représentation, son univers marin en laissant place à son imaginaire et à son propre affect. C'est en recoupant toutes les observations et en s'interrogeant sur le sens des représentations qu'un langage courant pourra émerger. Ce langage est à la base d'un dialogue constructif et un préalable à tout projet engageant la responsabilité citoyenne. |
En somme, le paysage sous-marin est donc le fruit d’une hybridation entre des données factuelles, des perceptions sensibles et la technicité de la représentation. C’est aussi une hybridation des champs et des savoirs, donc une démarche partagée, co-construite, qui exprime le déroulement d’une pensée reliée aux pratiques et aux combinaisons d’expériences. C’est en procédant de la sorte que l’on parviendra à un observatoire partagé des paysages sous-marins dont la finalité sera de parvenir à une meilleure reconnaissance de ces paysages.
4. De la connaissance à la reconnaissance des paysages sous-marins
L’acquisition d’un socle de connaissances co-produites sur les paysages sous-marins permet de dépasser une vision partielle, normative ou technicienne et de parvenir à une prise de conscience plus générale aboutissant ensuite à la reconnaissance de ces paysages. Aujourd’hui, le contexte semble favorable car cette reconnaissance est l’objectif fixé par des opérateurs publics porteurs de projets comme les parcs et les aires marines protégées (Gervois, 2014). Ces structures, auparavant réticentes à développer des approches paysagères évoluent, comme le montre une étude originale((Cette étude s’est limitée à la production de représentations dessinées, une approche paysagère artistique dont le principal objectif était de développer l’appropriation du site par les riverains et leur compréhension des enjeux de préservation.)) réalisée en 2014 par le Parc marin d’Iroise qui a engagé Maxime Aubinet, paysagiste, pour produire une étude des paysages marins et sous-marins du Cap de la Chèvre.
Pour ces projets, la nécessaire transition énergétique couplée à la mise en place de nouvelles politiques publiques laissent entrevoir une nouvelle manière de considérer la mer et surtout d’associer le citoyen en l’impliquant directement dans la production de savoirs comme le montrent les nombreux projets de sciences citoyennes, souvent présentés comme une réponse aux injonctions à la participation habitante qui se multiplient ces dernières années dans de nombreuses sphères de l’action publique (encadré 5).
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Parallèlement, la Convention européenne du paysage pousse également à la création d’observatoires participatifs et à l’archivage de données documentaires sur le paysage tout en facilitant la sensibilisation des acteurs et de la population aux dynamiques paysagères. Déjà, les observatoires photographiques de paysage (OPP) permettent une prise en compte formelle de la participation et incitent à des suivis des dynamiques en lien direct avec la population locale. Différents OPP ont vu le jour en Bretagne et permettent d’engager des collaborations avec les Conseils d’architecture, d’urbanisme et d’environnement, les Parcs naturels régionaux et le Conservatoire du littoral (Guittet et Le Du-Blayo, 2013). D’autres projets ont permis de rendre compte de la diversité des territoires maritimes vue depuis la mer sans pour autant aborder l’étude des fonds marins. C’est le cas de l’Observatoire Photographique du Paysage Littoral Vu depuis la Mer (OPPLVM) créé à l’initiative de la Direction régionale de l'environnement, de l'aménagement et du logement de la région Provence-Alpes-Côte d’Azur (PACA) en 2014, soutenu par l’Agence de l’eau Rhône Méditerranée Corse, l’UE et la Région. Piloté par l’Agence régionale pour l’environnement de la région PACA, la construction de l’outil a consisté à sélectionner au sein d’ateliers citoyens, les 150 sites d’un itinéraire capable de rendre compte de la diversité et de la richesse des paysages littoraux, et de la complexité des enjeux de l’aménagement du territoire. Par sa double dimension – artistique et scientifique –, les OPP sont destinés aux aménageurs et gestionnaires des territoires, mais aussi à la sensibilisation du grand public.
Dans les parcs naturels marins, le contexte juridico-politique n’est pas opposé à ces démarches malgré une réglementation parfois contraignante axée sur la protection de la flore et de la faune sous-marines. En effet, la loi pour la reconquête de la biodiversité((Loi n° 2016-1087 du 8 août 2016 pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages. Lire sur Légifrance)) consacre le principe de solidarité écologique qui ajoute la dimension sociale, économique et politique à la notion d’interdépendance entre les composantes des écosystèmes. Certaines structures comme le Parc national des Calanques se sont saisies de ces nouveaux dispositifs pour en faire un principe de base de leur stratégie scientifique. La solidarité écologique donne sens aux lieux en dépassant le simple échange de points de vue et permet de construire une vision partagée du fonctionnement d’un territoire en clarifiant les responsabilités et les rôles de chacun dans la gestion de l’environnement.
En dépit de ces conditions plutôt favorables, certains freins existent (encadré 6), il importe de les connaître puis de les lever afin de ne pas produire un travail qui n’aurait pas de retombée opérationnelle.
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Conclusion
Puisque le paysage sous-marin n’est pas encore un concept opératoire, les décideurs sont encore frileux à le prendre en compte et le considèrent davantage comme un outil pédagogique, lien entre terre et mer, patrimoine à la fois matériel et immatériel. Il y a encore peu de marqueurs des paysages sous-marins, les plus emblématiques sont ceux qui se voient en surface et à hauteur d’homme dont le phare en est le parfait représentant terrestre.
Parvenir à mieux connaître ces paysages sous-marins passe par un travail collaboratif interdisciplinaire et citoyen. Le géographe doit s’appuyer sur des collaborations multi-niveaux et transdisciplinaires. La combinaison de la subjectivité avec la matérialité du territoire (et donc du paysage) justifie ici de dépasser un raisonnement par opposition entre homme et nature. Pour appréhender le paysage, il faut en effet le considérer comme un concept intégrateur, et reconnaître que les éléments qui le constituent sont des hybrides qu’il faut analyser mais aussi apprendre à mettre en relation (notion de système, d’interrelation). Le paysage sera ainsi considéré comme un système ouvert se nourrissant des apports des sciences tout en tenant compte de la vision des différents groupes sociaux des territoires sous-marins (institutions, riverains, usagers de la mer…). Cette démarche se positionne à la base d’un dialogue citoyen.
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Yves Petit-Berghem
Docteur et HDR en géographie, professeur à l’École nationale supérieure de paysage (Versailles-Marseille)
Tiphaine Deheul
Géographe, consultante en ingénierie environnementale et projet de paysage
Mise en web : Jean-Benoît Bouron
Pour citer cet article :
Yves Petit-Berghem et Tiphaine Deheul, « Le paysage sous-marin existe-t-il ? De la connaissance à la reconnaissance d’un concept émergent », Géoconfluences, novembre 2018. |
Pour citer cet article :
Yves Petit-Berghem et Tiphaine Deheul, « Le paysage sous-marin existe-t-il ? De la connaissance à la reconnaissance d’un concept émergent », Géoconfluences, décembre 2018.
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-thematiques/changement-global/articles-scientifiques/paysage-sous-marin