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Prospective : de l’ingénierie territoriale et urbaine à la pédagogie scolaire

Publié le 28/09/2017
Auteur(s) : Stéphane Cordobes - CGET

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Née avec l'aménagement du territoire, la prospective territoriale fut longtemps une prérogative de l’État. Avec la décentralisation et la culture du projet, elle est devenue une ingénierie plébiscitée par les collectivités et acteurs territoriaux. Sa transposition dans le domaine scolaire marquera une nouvelle étape du foisonnement fertile qu’elle connaît depuis quelques années. La géographie prospective appliquée à la pédagogie scolaire, intéressante par son apport dans les classes et pour préparer les citoyens de demain, est aussi riche d'enseignements pour les territoires : elle souligne la parenté largement négligée entre démarche prospective et processus d’apprentissage.

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Avec son demi-siècle de pratiques, la prospective est devenue une composante de notre paysage institutionnel, politique et territorial. Son entrée dans les collèges et lycées pour contribuer à l’enseignement de la géographie et du développement durable ouvre une nouvelle page de son histoire. Passer des territoires à la classe, de l’aménagement et de l’urbanisme à l’enseignement, est plus qu’une simple extension de son domaine d’activité. Matériaux et méthodes de réflexion prospective conçus dans les territoires vont enrichir l’arsenal pédagogique des enseignants et diversifier les modes d’apprentissage des élèves. À la lumière des expérimentations et résultats déjà obtenus, entre autres dans l’académie de Lille, le bénéfice à en attendre est prometteur. Au-delà de cet apport éducatif, c’est aussi une occasion pour la prospective territoriale et urbaine elle-même d’enrichir par ses nouveaux usages en classe, grâce à leur dimension pédagogique affirmée, ses approches, ses méthodes et, plus fondamentalement, la compréhension qu’elle a de son action et de son efficace. Autour de la prospective, un vaste champ d’échange, d’hybridation, d’expérimentation, de capitalisation et de réflexion s’ouvre entre les acteurs de l’éducation et ceux des territoires. Il convient de l’investir comme l’IFÉ et le Commissariat général à l’égalité des territoires (CGET) ont commencé à le faire, avec leurs partenaires éducatifs et territoriaux. Avec l’ambition pour la prospective et ses zélateurs de donner aux jeunes habitants des territoires et futurs citoyens, la capacité et l’envie d’en devenir des acteurs engagés et responsables.

 

1. Une brève généalogie de la prospective territoriale et urbaine

La prospective territoriale est consubstantiellement liée à l’aménagement du territoire. Lorsqu’après-guerre se joue la reconstruction du pays et que s’ébauchent les principes et outils de l’aménagement du territoire, la prospective au même titre que la planification fait partie de ces derniers. Le souci de l’avenir est alors manifeste. Il s’agit d’anticiper, de prévoir, de se donner les moyens de penser le long terme et répondre aux enjeux de modernisation et développement équilibré du pays. Cette parenté historique entre la prospective d’un côté, la prévision et la planification de l’autre, ne saurait amener à les confondre. La prospective, au contraire de la prévision, suppose que l’avenir ne peut être connu et que malgré l’essor des outils et méthodes prévisionnels, de la statistique d’hier à la modélisation jusqu’au big data, l’avenir est par définition incertain et fondamentalement à construire. Paul Ricœur (1966) souligne fort à propos combien la prospective trouve nécessairement sa place dans l’interstice de ces techniques prévisionnelles. Gaston Berger, inventeur de la prospective dans les années 1950, l’affirme aussi sans détour : l’avenir est le domaine de l’incertitude et de la liberté (Berger, 1967). C’est également celui de notre responsabilité.

Les premiers exercices de prospective territoriale sont portés par la DATAR à partir des années 1960. Cette activité s’est poursuivie jusqu’à la disparition de la délégation en 2014 et son dernier programme Territoires 2040. On se souvient encore du premier opus emblématique de prospective territoriale, La France de l’an 2000, et de son scénario de l’inacceptable qui esquissait en 1971 une France coupée en deux : des territoires dynamiques portés par l’industrie florissante au nord, à l’est, dans le bassin parisien, le sillon rhodanien et quelques poches à l’ouest, tandis que d’autres, laissés en dehors de cette modernisation économique du pays, plus ruraux, moins attractifs, semblaient condamnés à ne pas décoller. Le scénario ne s’est pas réalisé : y voir un succès de la prospective serait exagéré. Il faut plutôt retenir s’invente alors une façon particulière d’envisager l’avenir territorial, avec des outils, des méthodes, des savoirs, savoir-faire et même des savoir-être – Gaston Berger signale l’importance de l’attitude prospective, composée d’un esprit d’ouverture au monde, de souci de l’homme, d’analyse transversale et profonde des transformations sociétales, de prise de risque intellectuel – qui peu à peu vont constituer l’ingénierie prospective. C’est néanmoins à partir des années 1990 que la prospective territoriale connaît son essor : jusqu’alors ingénierie associant des experts légitimés par les institutions d’État, scientifiques, hauts fonctionnaires, grands élus, celle-ci est aspirée par le souffle de la décentralisation. Les collectivités locales prennent en main leur destin : elles doivent construire des projets de territoire et voient dans la prospective un outil à la mesure de ce défi. Cette appropriation ouvre la voie à un enrichissement de l’approche prospective : il ne s’agit plus seulement de travailler avec des scientifiques et experts, mais avec les acteurs territoriaux eux-mêmes. Aux objectifs de production de connaissance interdisciplinaire, de prise en compte du temps long ainsi que d’élaboration politique interministérielle, s’ajoutent ceux de mobilisation de ces nouvelles parties prenantes, qui construisent les territoires et ont la responsabilité de penser et porter les projets qui engagent leur futur.

 
La France de l'an 2000 : le scénario de l'inacceptable (1971)

Stéphane Cordobes — Scénario de l'inacceptable DATAR

Source : DATAR

On parle souvent de « démarche » de prospective mise en œuvre par les collectivités dans les territoires. Il faudra attendre pour que la prospective devienne plus, à savoir une fonction exercée par les collectivités. Sa diffusion et son internalisation se fait lentement : au temps nécessaire à l’appropriation par les collectivités s’ajoute la rareté des personnes qualifiées, faute d’offre de formation suffisante, et ce malgré le rôle déterminant du CNAM Paris et de l’équipe aujourd’hui dirigée par Philippe Durance, ainsi que quelques offres privées comme celle de Futuribles. La plupart des démarches sont donc mises en œuvre par des cabinets spécialisés qui accompagnent les collectivités dans leur conception et leur déploiement. Certains territoires sont plus entreprenants que d’autres et il y a incontestablement une géographie de la prospective. Géographie malheureusement imprécise faute de disposer encore aujourd’hui d’un recensement rigoureux et exhaustif des démarches effectuées dans les territoires depuis les années 1990. Géographie dont il est encore plus difficile de préciser les déterminants : culture, souci d’innover, opportunité, leadership… L’échantillon est conséquent et comprend plusieurs centaines d’exercices. Il mériterait d’être investi par les chercheurs. Il faudrait cependant, dans cet écheveau, préciser ce que l’on désigne comme relevant vraiment de la prospective : entre des travaux locaux de prévisions démographiques et des démarches d’élaboration de projet comme ceux mis en œuvre par le Pays basque, autre lieu emblématique de la prospective territoriale, l’écart est grand. Certaines études qui se disent prospectives n’en ont que le nom et relèvent beaucoup plus de la prévision et de la planification quand d’autres, qui ne s’en réclament pas, pourraient parfaitement figurer dans ses meilleures pratiques.

 

DATAR cget prospective France 2012 2040

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2. De la démarche type de prospective territoriale au processus de réagencement sociospatial

Mais qu’entend-on alors par démarche de prospective ? La diversification des pratiques dans les territoires et les villes rend difficile la présentation d’une démarche type.  Cette profusion relève de plusieurs facteurs : les collectivités aguerries adaptent davantage les dispositifs à leurs situations et besoins réels ; l’internalisation de la fonction fait que de démarches ponctuelles, on passe à l’animation de processus prospectifs en continu qui dans le temps recourent à différents types de travaux, à des formes et intensités d’activité variées, tantôt cognitives, tantôt exclusivement politiques, plus ou moins visibles, publiques ou stratégiques. Les cas de Millénaire III à Lyon et des fabriques de la région des Hauts-de-France, sont emblématiques de ce glissement tout comme « Territoires 2040 » au niveau de l’État central. La prospective territoriale s’hybride et s’enrichit avec les approches créatives, le design de politique publique, la gestion de projet, le Web 2.0, la participation citoyenne, l’expérimentation, les techniques d’empowerment, les pratiques d’immersion et de recherche appliquée… Des projets aussi divers que ceux menés par Stéphane Juguet à Saint-Nazaire, Vincent Pacini dans l’Yonne ou le Bassin annécien, Martin Vanier avec « Pays de la Loire 2040 » et « Dessine-moi le Pays basque », Bernard stiegler à Plaine commune sur l’économie contributive, le CGET autour des gares du Grand Paris ou avec les intercommunalités XXL, ou encore prochainement les instituts Convergences dirigés par Michel Lussault à Lyon participent sans l’épuiser de cette effervescence. Les protocoles sont moins linéaires et stéréotypés, ils tentent de dépasser des frontières traditionnelles, souvent préjudiciables à leur efficacité : connaissance d’un côté, action de l’autre, experts légitimes contre acteurs des territoires, démarche institutionnelle versus capacitation des acteurs, approche sectorielle ou territoriale contre interdisciplinarité et interterritorialité.

De la prospective par le haut aux initiatives locales multiformes
 

Millénaire 3 prospective

Millénaire 3 à Lyon (ci-dessus) et la Ferme de Saint-Nazaire (à droite),
captures d'écran.

La Ferme de Saint-Nazaire

 

Difficile, on le voit, de parler de démarche type sans travestir la réalité des pratiques sauf à considérer l’intérêt didactique d’une telle simplification, laquelle permet d’esquisser un cadre et de fixer synthétiquement les idées. Cette hypothétique démarche type comprend souvent trois phases, qui répondent à des objectifs et recourent à des méthodes d’analyse et d’animations variées. La première relève du diagnostic ou de l’état des lieux. Il s’agit de comprendre la situation territoriale abordée. On peut recourir à l’observation et aux outils statistiques. Mais les approches quantitatives, souvent plébiscitées pour leur objectivité, leur rigueur, sont insuffisantes. Elles ont tendance à imposer une vérité qui, aussi robuste soit-elle, est un point de vue sur le territoire, dépendant du choix et de la construction des indicateurs ainsi que de la qualité du recueil des données. La prospective relevant d’une épistémologie pragmatique, c’est autant cette connaissance froide qui nous intéresse que celle permettant d’interférer avec la réalité et de la transformer. D’autres éléments plus qualitatifs, parfois controversés, propices au débat, doivent être pris en compte : quelles sont les représentations des acteurs, les rapports de forces, les inerties liées à l’histoire, à la culture et aux habitudes, les embrayeurs de changements, les opérateurs, humains ou non, à considérer ? La prospective territoriale et urbaine se dote ainsi d’un vocabulaire : on y parle de tendances lourdes ou pas, de facteurs et de germes de changement, d’acteurs et d’opérateurs spatiaux, de signaux faibles, de scénarios, de transition, de rupture, de trajectoires, d’alternatives… L’état des lieux prospectif ne prend pas seulement en compte la situation dans son immédiateté, mais considère celle-ci de manière diachronique, rétrospective. L’état des lieux débouche souvent sur l’énoncé de forces et faiblesses, de menaces et opportunités, sur la description d’une trajectoire et d’un jeu d’acteurs qui la détermine. Il caractérise les grandes problématiques du territoire concerné et les coups partis.

La deuxième phase est dite exploratoire. Si l’état des lieux va du passé au présent, la phase exploratoire est orientée du présent vers l’avenir. La première fait avant tout appel à la raison, lorsque la seconde laisse une plus grande part à l’imagination. On ne peut cependant considérer celle-ci comme un pur jeu créatif. Les méthodes utilisées par la prospective visent à doter ce travail d’imagination d’une rationalité procédurale qui lui donne sa robustesse indispensable. Il s’agit de penser des futurs possibles, cohérents, crédibles. Ces futuribles sont des hypothèses qui doivent surmonter l’épreuve du débat contradictoire et faire l’objet d’une validation collective par les pairs. Dans cette phase exploratoire, les scénarios tiennent souvent une place majeure. On peut évidemment explorer le futur sans faire de scénarios, mais malgré les critiques dont il fait l’objet – « trop de scénarios et pas assez de projets ! », clame Michel Godet (2011), un des promoteurs de la prospective en France – ils restent, en tant que récits, des éléments fondamentaux de la prospective. C’est souvent la force du récit qui permet de bousculer les représentations, d’obtenir l’adhésion, de donner du sens, de rendre compréhensible et convaincant ce qui, sans cela, relève de la prose absconse d’expert. De ce point de vue, le recours aux cartes, images, visuels infographiques, bandes dessinées, films constituent également des médias déterminants de cette phase exploratoire. Ils sont d’ailleurs de plus en plus utilisés. Le recours à l’image et à la narration facilite l’accès à la prospective : elles élargissent les possibilités de la réflexion et du débat. Enfin la phase exploratoire doit déboucher sur l’énoncé d’enjeux. Qu’est-ce qu’un enjeu prospectif ? C’est un problème territorial qui est déterminant pour l’avenir d’un territoire et sur lequel on est obligé de se positionner. C’est une question qui engage à tel point le futur d’un espace et de ces habitants, que ne pas le considérer serait déjà en soi une manière d’y répondre. Assurément pas la plus pertinente, efficace et responsable. Ajoutons que les enjeux, bien plus que les scénarios, forment le point névralgique, le pivot de la prospective. La clé du futur c’est la réponse à apporter à ces enjeux. Leur formulation est donc structurante : mal posée, on se trompe de sujet ou on se trouve dans l’incapacité d’y répondre.

La troisième phase relève de la stratégie : elle vise à imaginer et construire les actions, les projets qui répondront à ces enjeux. Elle permet aussi de forger une vision commune, partagée par les acteurs du territoire sur l’avenir qu’il souhaite, du projet qu’il juge préférable. Au-delà de la définition et du partage de cette vision, de l’identification des actions, il s’agit également de constituer les collectifs d’acteurs qui les porteront, souvent de lever les blocages liés aux situations de rente, de pouvoir, d’antagonismes sociaux et culturels. La question est en effet moins d’imaginer les actions qui dans l’absolu répondraient aux problèmes identifiés – la prospective n’est pas non plus une utopie et tant les scénarios, les enjeux que les projets qui y répondent, doivent être réalistes et situés – mais bien celles qui en conditions réelles, dans un environnement souvent fortement contraint, vont pouvoir effectivement être mis en application et déboucher sur une transformation concrète de la situation sociospatiale. Les questions de la priorisation, de l’impact croisé et global de chaque action sur le territoire, de leur efficience sont centrales. Tout comme celle de l’engagement collectif des acteurs dont elles dépendront. Si l’on considère la globalité du processus qui la sous-tend, on comprend que la prospective territoriale et urbaine produit essentiellement des réagencements  : réagencements des représentations, de connaissances, des configurations actorielles, des situations sociospatiales. Ce sont ces réagencements qui permettent de poser des enjeux pertinents et de trouver les réponses adaptées. L’ensemble de ces actions, les moyens qui y sont alloués, le calendrier et les conditions de leur déploiement, la gouvernance et les acteurs mobilisés, les modes de pilotage et d’évaluation retenus, forment le projet de territoire qui peut se traduire en schémas, plans, contrats territoriaux et urbains.

Cette modélisation des démarches de prospective territoriale est séduisante. Sa lisibilité a largement contribué à la diffusion de la pratique dans les territoires ainsi qu’à la commercialisation des offres de conseil associées. Sa simplicité est néanmoins trompeuse. Les démarches de prospective se déroulent rarement de manière conforme tant à cette recette qu’à ce que l’on imaginait. Beaucoup font l’objet d’adaptation in itinere, certaines ne débouchent pas, ou débouchent sur des résultats bien en deçà des espoirs suscités. La prospective territoriale ne fait non seulement pas de miracle, mais ses applications sont difficiles à mener et réussir. Entendue comme un processus de réagencement sociospatial, elle relève de productions et d’une conduite de changement par nature complexes et difficile. Elle nécessite pour tous ceux qui sont impliqués un véritable effort, au sens philosophique du terme. Effort pour ouvrir les yeux sur une situation passée, présente et future. Effort pour changer ses modes individuels et collectifs de penser, d’agir, de décider, de gouverner, fondamentalement de cohabiter. Modifier les habitudes et comportements collectifs n’a rien d’évident. Faire évoluer les modes d’exercice du pouvoir et de prise de décision non plus. En catimini, les prospectivistes mentionnent parfois avec amusement des interventions limites, ces rôles qu’ils endossent pour débloquer des situations et qui interrogent leur déontologie : ici on est à la limite de la psychothérapie avec un élu ou un directeur de projet ; là on se fait diplomate et on cherche des compromis pour sortir d’une impasse ; ailleurs on bouscule un groupe de travail avec vigueur pour le sortir de son quant à soi et des idées reçues qui le paralysent. Les dispositifs qui réussissent et vont à leur terme ne sont pas exempts de tensions et d’efforts pour les surmonter. Ils nécessitent aussi de l’improvisation et mobilisent une expertise et de l’agilité qui par bien des aspects se rapprochent du bricolage que décrit Michel de Certeau dans les sciences sociales (de Certeau, 1990).

 

3. De l’intérêt d’une approche par la pédagogie et l’apprentissage pour penser et faire évoluer la prospective territoriale et urbaine

Le passage de la prospective territoriale et urbaine en classe marque une nouvelle étape de son cheminement avec pour horizon probable de nouvelles évolutions des pratiques. Libérés de la finalité politique et de la nécessité de construire un projet qui engagera l’avenir d’un territoire, élèves et enseignants se lancent dans des exercices avec une grande spontanéité et inventivité. Forts d’un objectif moins politique qu’éducatif – si tant est qu’une telle distinction fasse sens – les protocoles mis en œuvre en classe s’écartent des standards consacrés par l’État aménageur et les collectivités : Il faut parcourir la somme des expérimentations menées et appréhender leur diversité pour mesurer tout l’intérêt et la richesse de ce qui est entrepris, tant pour les élèves et l’enseignement que pour la prospective elle-même. Les travaux plus « libres » demeurent cependant ancrés ou étroitement connectés aux territoires. Ils passent par de véritables investigations, des enquêtes documentaires et de terrain, qui permettent aux élèves de s’immerger et de comprendre la situation sociospatiale ciblée. Dans certains cas, la scène éducative rejoint la politique : des élèves débattent avec les élus et autres acteurs faisant preuve d’une compétence spatiale qui surprend ; ailleurs, comme des prescripteurs, ils activent les parents et les sensibilisent au territoire, à ses problématiques et à sa construction. L’école s’ouvre sur la cité. Cependant l’objectif de la prospective territoriale en classe ne repose pas sur l’élaboration d’un projet politique susceptible d’être mis en application, mais sur la convocation d’une méthode qui permette aux élèves d’appréhender différemment la géographie et le développement durable. La prospective territoriale en classe est avant tout pédagogique : il s’agit de les doter de connaissances et de compétences, sur le territoire en particulier, en géographie et développement durable plus généralement. Les résultats sont surprenants par la qualité des productions, l’intensité de l’investissement personnel et collectif, les réagencements qui interviennent dans la classe. Les évaluations devraient confirmer cet intérêt pour les élèves. À plus long terme sans doute aussi pour les territoires.

 
La prospective territoriale en classe

Travaux d'élèves prospective territoriale

Landrecie 2040, travail d'une élève, 2014.

Par effet miroir, les expérimentations menées dans les classes soulignent en effet combien la prospective territoriale est affaire d’apprentissage, individuel, collectif, organisationnel. Comment imaginer que l’on puisse réagencer, autrement dit transformer des représentations et savoirs, réactiver des acteurs, recomposer des collectifs, remédier des réalités sociales et économiques, relever des enjeux jusqu’alors aporétiques, se tourner vers l’avenir avec cet optimisme méthodologique (Durance et Cordobes) qui caractérise la prospective sans qu’un processus d’apprentissage intervienne ? Les expérimentations menées en classe viennent ainsi documenter ce ressort de la prospective territoriale et urbaine trop ignoré. Cette perspective a certes été empruntée par Jean-Philippe Bootz (2001) dans ses travaux de recherche en science de gestion, mais le cas reste isolé. On oublie aussi que Gaston Berger, philosophe, inventeur de la prospective, directeur général de l'enseignement supérieur, a lui-même écrit des articles sur l’éducation et la pédagogie. On peut ainsi légitiment penser qu’il y là matière et opportunités d’ouvrir un champ extrêmement fécond non seulement pour l’enseignement de la géographie, mais aussi pour la prospective telle qu’elle est menée à des fins politiques dans les territoires. Cela change-t-il notre compréhension de la prospective territoriale et urbaine si l’on y voit un processus d’apprentissage, et non seulement une ingénierie au service de la construction de projet ? En quoi le changement de perspective modifie-t-il notre manière de penser la prospective, de concevoir des protocoles, d’animer des démarches ? Quel impact sur les méthodes ? Sur les modes d’animation et de production ? Sur la manière de capitaliser et de diffuser l’information ? Sur les formats de restitution ? Sur la manière de penser la participation et les moments de débat public ? Sur la mobilisation des expertises qu’elles soient savantes ou d’usage ? Sur la temporalité des travaux ? Sur le déploiement des projets ? Sur l’activation des acteurs ? Sur la consolidation du capital social des territoires ? Sur les modes de coopération ? Ces questions méritent d’être posées et l’entrée de la prospective en classe est de ce point de vue une aubaine à prendre en compte avec sérieux par les professionnels de la prospective – des chercheurs aux utilisateurs – comme par les pédagogues. Car c’est bien en croisant ces domaines d’expertise et de pratiques que l’on pourra en tirer de fructueux bénéfices.

Le passage de la prospective en classe enrichit la pédagogie de l’enseignement de la géographie. Cet enrichissement est à évaluer, consolider, poursuivre encore. L’engagement de nombreuses académies devrait y contribuer. La réciproque est vraie : la pratique de la prospective en classe offre aux professionnels de la prospective la possibilité de questionner et d’améliorer leurs approches à l’aune de cette perspective pédagogique. La création d’un lieu commun entre ces deux univers pour partager les retours d’expérience, capitaliser, échanger et réfléchir ensemble en semble constituer une condition indispensable. L’engagement du Commissariat général à l’égalité des territoires aux côtés de l’IFÉ va dans ce sens. Il traduit le souci d’améliorer l’ingénierie territoriale prospective. Mais il marque aussi et avant tout l’espoir que ce déploiement de la prospective territoriale et urbaine en classe donnera aux futures générations de citoyens des outils et capacités pour mieux comprendre les territoires et en devenir pleinement parties prenantes, par leurs usages et leur engagement. Dans un monde en transition, qui devra pour tout ou partie réinventer ses modes de cohabitation, former par la prospective et à la prospective ses futurs acteurs territoriaux n’est pas un luxe. C’est sûrement participer à la construction de l’avenir de nos territoires et de leurs habitants.

 
Le portail « Géographie et prospective » de l'IFÉ

Portail Ifé prospective

Capture d'écran du portail de l'Institut français de l'éducation consacré à la géographie prospective

 

Bibliographie

  • Berger, Gaston, Étapes de la prospective, Presses universitaires de France, 1967
  • Gaston Berger, L’homme moderne et son éducation, Paris, PUF, 1967
  • Bootz, Jean-Philippe. « Prospective et apprentissage organisationnel, Travaux et Recherches de Prospective , Travaux et Recherches de Prospective Futuribles International » , Travaux et Recherches de Prospective, Futuribles International, n° 13, janvier 2001.
  • Cordobes, Stéphane. « Quelles représentations pour penser le futur des territoires ? » Les entretiens Albert-Kahn, Cahier 27, juin 2017
  • Cordobes, Stéphane. « Comment la prospective territoriale renouvelle-t-elle l’action publique ? », Millénaire 3, juin 2014
  • Cordobes, Stéphane. « La possibilité d’une prospective urbaine », in Durance Philippe (dir.) La Prospective stratégique en action, Paris, Odile Jacob, 2014
  • Une interview de Stéphane Cordobes réalisée pour Millénaire 3 La prospective à la DATAR et sur Territoires 2040 : http://www.millenaire3.com/dossiers/la-prospective-une-pratique-a-redecouvrir/la-prospective-a-la-datar-et-sur-territoires-2040
  • de Certeau, Michel, 1990, L’invention du quotidien. 1. Arts de faire, Paris, Gallimard.
  • Durance Philippe, Cordobes Stéphane, « Les Entretiens de la Mémoire de la Prospective : Edith Heurgon », 2004.
  • Godet, Michel, Philippe Durance, La prospective stratégique pour les entreprises et les territoires, Dunod, 2011
  • Ricœur, Paul, « Prévision économique et choix éthique », Revue Esprit février 1966
Pour aller plus loin

 

 

 

Stéphane CORDOBES

Responsable de la prospective et des études au Commissariat général à l’égalité des territoires,
Enseignant au Conservatoire national des arts et métiers à Paris en prospective territoriale et urbaine

 

Mise en web : Jean-Benoît Bouron

 

Pour citer cet article :

Stéphane Cordobes, « Prospective : de l’ingénierie territoriale et urbaine à la pédagogie scolaire », Géoconfluences, septembre 2017.
URL : https://geoconfluences.ens-lyon.fr/programmes/outils/prospective-ingenierie-pedagogie

 

Pour citer cet article :  

Stéphane Cordobes, « Prospective : de l’ingénierie territoriale et urbaine à la pédagogie scolaire », Géoconfluences, septembre 2017.
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-thematiques/geographie-espaces-scolaires/geographie-a-l-ecole/prospective-ingenierie-pedagogie