La géographie apprise à l’école et au collège : quelques clés de lecture à partir d’une recherche conduite dans plusieurs académies
Anne Glaudel, maîtresse de conférences - Université de Reims, INSPÉ de l'académie de Reims
David Bédouret, maître de conférences - université Toulouse 2, INSPÉ Toulouse Occitanie-Pyrénées
Mickaël Glaudel, docteur en informatique, chargé d'enseignement - université de Reims, INSPÉ de l'académie de Reims
Sylvie Considère, maîtresse de conférences - INSPÉ Hauts de France
Sylvain Genevois, maître de conférences - INSPÉ de La Réunion
Patricia Grondin, formatrice HG, professeure HG du second degré et doctorante en didactique de la Géographie et en Sciences de l'Éducation - INSPÉ de La Réunion et académie de La Réunion
Julie Picard, maîtresse de conférences - université de Bordeaux, INSPÉ de l'académie de Bordeaux
Philippe Charpentier, maître de conférences - université de Mayotte
Maud Verherve, professeure des écoles, formatrice - académie de Lille
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Quelle géographie est apprise dans les classes de cycles 3 et 4 ? C’est la question à laquelle ce texte pose quelques jalons de réponse. La recherche dont il est issu est conduite par des géographes et didacticiens de la géographie travaillant en formation d’enseignants du premier et du second degré en géographie dans plusieurs Instituts Nationaux Supérieurs du Professorat et de l’Éducation (INSPÉ).
Cette recherche s’attache à l’appropriation de savoirs géographiques à l’école, et par inférence à la transmission de ces savoirs, pas à leur seule prescription (programmes, socles communs). Elle s’inscrit dans le champ de la didactique de la géographie, au carrefour d’apports de la géographie scientifique et d’autres sciences (didactiques disciplinaires, psychologie, analyse de discours etc.). Aussi l’intention est-elle bien de faire partager des clés de lecture de la géographie scolaire telle que les élèves en cycle 3 et en cycle 4 se l’approprient.
Dans une première partie, le texte rappelle le contexte d’évolution des prescriptions. Il présente le protocole de recherche mis en œuvre pour permettre aux élèves de développer un raisonnement géographique, de s’exprimer sur les finalités de la géographie scolaire et de se saisir de mots clés de cette géographie scolaire renouvelée.
Dans une seconde partie, nous proposons une revue des questions que posent les résultats de l’analyse du corpus constitué pour la recherche (1 022 élèves issus de huit académies). Cette revue de questions est organisée en grandes problématiques illustrées par des exemples. Les problématiques et les axes d’analyse qu’elles organisent sont prolongés au moyen de fiches du glossaire qui a permis à l’équipe de se construire une culture commune. Des fiches Géodusocle, dans leur version courte, sont ainsi intégrées au glossaire de Géoconfluences : conscience disciplinaire ; discours ; expérience ; habiter ; île, insularité et iléité ; imaginaire et imagination ; langage cartographique ; raisonnement ; représentation.
1. Géodusocle : une recherche pour comprendre comment les élèves se saisissent de la géographie scolaire au cycle 3 et au cycle 4
Le nom même de la recherche, Géodusocle ((L’équipe de recherche Géodusocle comprend : David Bédouret, Philippe Charpentier, Sylvie Considère, Sylvain Genevois, Anne Glaudel, Patricia Grondin, Julie Picard, Jean-François Thémines, Maud Verherve + Mickaël Glaudel (docteur en informatique appliquée aux statistiques, auteur des traitements statistiques de données) Thierry Philippot présent au départ de la recherche et Olivier Roux qui a contribué à la production des données à La Réunion.)), renvoie à des évolutions récentes du cadre prescriptif défini pour l’école élémentaire et le collège (socles communs publiés en 2006 et 2013).
D’importants changements curriculaires
En effet, la géographie scolaire prescrite à l’école élémentaire et au collège a été fortement modifiée depuis le premier socle commun (décret du 11 juillet 2006) et les programmes de 2008 (Bulletin officiel hors-série n° 3 du 19 juin 2008 pour l’école élémentaire, Bulletin officiel spécial n° 6 du 28 août 2008 pour le collège).
Comme tous les enseignements, celui de la géographie est redéfini à partir de l’idée d’un « socle commun [qui] doit devenir une référence centrale pour le travail des enseignants et des acteurs du système éducatif, en ce qu'il définit les finalités de la scolarité obligatoire et qu'il a pour exigence que l'École tienne sa promesse pour tous les élèves » (décret du 31 mars 2015). Dans le premier socle commun (décret du 11 juillet 2006) organisé en sept piliers, le pilier 5, intitulé la culture humaniste, fait explicitement référence à la géographie en rappelant notamment la nécessité de faire partager des repères géographiques. Organisé en cinq domaines, le deuxième socle commun (décret du 31 mars 2015) réfère à la géographie dans le domaine n° 5, intitulé les représentations du monde et l'activité humaine et « consacré [notamment] à la compréhension du monde que les êtres humains tout à la fois habitent et façonnent. Il s'agit de développer une conscience de l'espace géographique et du temps historique ».
Dans le même temps, deux programmes ont été publiés pour l’école élémentaire, en 2008 (BOEN hors-série n° 3 du 19 juin 2008), puis en 2015 (BOEN spécial n° 11 du 26 novembre 2015). Insistant sur les repères à transmettre et procédant par échelles cloisonnées plus qu’elles ne sont articulées, le programme de 2008 laisse la place en 2016 à un programme organisé au cycle 3 sur trois ans (CM1, CM2, 6e) par le concept géographique d’habiter (BOEN spécial n° 11 du 26 novembre 2015).
Les programmes du collège de 2008 (BOEN spécial n°6 du 28 août 2008) mettent fin à un découpage par continents pour privilégier une lecture de la diversité du monde, de ses interdépendances et des enjeux de durabilité des formes d’appropriation humaine de la Terre. Seule la classe de troisième consacrée à l’étude de la France et de l’Union européenne est en relative continuité avec l’enseignement préexistant en classe de quatrième. Les programmes publiés en 2015 (BOEN spécial du 26 novembre 2015) confirment très largement la réorganisation curriculaire ((Curriculum : orientation donnée aux programmes, à leurs finalités et aux activités d’enseignement.)) de 2008 pour la fin du cycle 3 (6e) et le cycle 4 (5e, 4e, 3e). Ils attribuent à la géographie associée à l’histoire et à l’enseignement moral et civique une durée hebdomadaire de 3 heures (3h30 en 3e).
De la façon dont ces changements, inscription dans un socle et réorganisation des programmes, ont pu se traduire dans les classes, nous ne savons que peu de choses, aucune recherche d’ampleur par le nombre d’élèves ou de professeurs enquêtés, n’ayant été conduite, à notre connaissance, depuis celles dirigées par François Audigier et Nicole Tutiaux-Guillon pour l’école élémentaire (2004), Marc Deleplace et Daniel Niclot pour le second degré (2005).
Les évaluations ministérielles par compétences
Le Cycle des Évaluations Disciplinaires Réalisées sur Échantillon (CEDRE) organisé par la Direction de l’Évaluation, de la Prospective et de la Performance (DEPP) du Ministère dresse des bilans d’acquis d’élèves en fin d’école élémentaire et en fin de collège. Menée en 2006, réorganisée en 2012 pour tenir compte du socle commun et rééditée en 2017 auprès de plusieurs milliers d’élèves, cette enquête repère les niveaux de performance par grandes familles de compétences.
L’analyse est quantitative : six groupes d’élèves sont définis par leur niveau de réussite aux différentes catégories d’items. Par exemple, le groupe 3, le plus important numériquement (27,3 % des répondants en 2017 ; 29,4 % en 2012) est ainsi caractérisé : « Ces élèves utilisent leur capacité de mémorisation pour réactiver des notions vues antérieurement […]. Ils montrent des habiletés à produire des inférences simples sur les informations explicites, aisément repérables, contenues dans deux documents différents en prenant appui sur un vocabulaire courant. Ils peinent cependant à effectuer un traitement pertinent sur ces informations pour les interpréter et accéder à leur pleine compréhension. Ils utilisent leurs compétences pour « mémoriser » (mémoire de rappel accrue), « analyser des textes » (avec des textes courts et utilisant un vocabulaire simple), « analyser des images » (description et quelques inférences), « établir des liens » (mise en relation de deux documents) et « conceptualiser » (notions existantes mais inégalement construites) » (DEPP, 2018).
Pour parvenir à ce type de résultat, par exemple, les questions ouvertes évaluant « L’écrit au service de compétences de haut niveau » sont traitées de manière à distinguer la mise en œuvre des compétences : identifier, traiter et interpréter. Mais le traitement n’aborde pas les contenus traités et interprétés. De fait, dans le cadre du socle commun, cette évaluation vérifie la maîtrise de compétences transversales prescrites, et non en quoi cette maîtrise plus ou moins assurée permet aux élèves de mettre en œuvre une pensée et une écriture géographique du monde.
Une recherche en didactique de la géographie
La recherche Géodusocle vise à comprendre dans quelle mesure les élèves se saisissent du cadre de la géographie scolaire pour engager une réflexion qui leur est proposée sur la géographie et sur l’espace.
Trois hypothèses ont guidé la méthodologie et la constitution du corpus.
1°) La géographie scolaire est une discipline poreuse aux expériences des élèves hors de l’école. Ils lui associent des repères, des références et des contenus issus de divers autres cadres de socialisation. Il s’agit de cerner les façons qu’ont les unes et les autres, références scolaires et non scolaires, de composer entre elles une géographie scolaire telle que les élèves la construisent.
2°) Par sa présence en cycles 3 et 4, la géographie scolaire permet des apprentissages de long terme. En particulier, « Le processus de secondarisation […] défini comme une transformation et une reconfiguration cognitives des élèves, consistant à passer d’une maîtrise pratique du monde et des savoirs à leur maîtrise symbolique » (Philippot et Bouissou, 2006) peut s’y ancrer. Mais il reste à documenter ce processus de transformation, à en recueillir des traces. Il faut pour cela se donner les moyens de repérer des continuités et des ruptures dans les apprentissages en relation avec les cycles qui organisent l’enseignement.
3°) La géographie scolaire est inégalitaire dans les apprentissages qu’elle permet, du fait qu’un certain nombre d’activités peut y être assimilé par des élèves à un « faire », à des tâches d’exécution, ce qui leur empêche de cerner les enjeux plus ambitieux qui motivent ces activités. Dans ces conditions, des différences se creusent entre les élèves qui parviennent à ajuster leur représentation de la tâche au fur et à mesure des situations qu’ils rencontrent et ceux qui sont en difficulté parce qu’ils n’opèrent pas cet ajustement. Des recherches conduites sur le premier degré (Netter, 2018) attestent ainsi l’existence d’écarts dans l’apprentissage de la géographie, particulièrement lorsque des cartes sont mobilisées. L’introduction des compétences depuis 2006 a sans doute favorisé une clarification des attentes par les professeurs, mais aucune recherche publiée ne s’est penchée sur les raisonnements effectivement mis en œuvre par les élèves pour le second degré. Il est donc utile de se pencher sur cette question.
Le protocole et le corpus
Ces hypothèses nous ont conduits à concevoir un protocole permettant aux élèves :
- de mettre en œuvre un raisonnement géographique, c’est-à-dire de mobiliser des opérations de pensée caractéristiques de la discipline pour résoudre une question ayant trait au fonctionnement d’une société ;
- de s’exprimer sur leurs représentations de la géographie et de ses fonctions ou finalités ;
- de mobiliser les catégories qui leur permettent de se saisir de concepts scolaires structurant les programmes de géographie.
Trois demandes sont ainsi adressées aux élèves :
- l’attente d’un raisonnement est portée prioritairement par cette consigne assortie d’un fond de croquis : Aménage cette île pour qu’une société puisse y vivre. Il faut que l’on puisse comprendre ce que tu as voulu représenter ;
- la question « Qu’est-ce que la géographie permet d’apprendre ? » permet d’analyser prioritairement les représentations qu’ont les élèves des finalités ou des fonctions de la géographie scolaire ;
- la demande de définition des termes : habiter, ville, paysage, monde (en cycle 3) et mondialisation (en cycle 4) permet d’observer les catégories et les registres de savoirs mobilisés par les élèves pour manier ces concepts importants dans la discipline.
La passation de l’enquête est assurée par les professeurs des écoles et par les professeurs d’histoire-géographie des classes concernées. Elle est présentée par eux comme un protocole utile pour des chercheurs absents lors de cette passation. Les élèves doivent pouvoir interpréter cette passation comme une situation qui, bien qu’elle se déroule dans le cadre de leur travail à l’école ou au collège, n’amène pas une évaluation scolaire de leurs apprentissages. Le but recherché est que les élèves mobilisent les ressources qu’ils pensent devoir mobiliser, sans la contrainte posée par une évaluation scolaire. ((Les professeurs souhaitant faire passer le questionnaire auprès de leurs classes sont invités à prendre contact avec l'équipe aux adresses suivantes : anne.glaudel@univ-reims.fr et jean-francois.themines@unicaen.fr.))
Le corpus (1 022 productions) rassemble les productions d’élèves des cycles 3 et 4, scolarisés en CM1, CM2, 6e, 4e et 3e (document 1). Huit académies de métropole et d’outre-mer sont représentées. Les passations ont été effectuées dans les académies d’exercice des membres de l’équipe de recherche, permettant de réunir des terrains métropolitains et ultramarins. La représentation des trois niveaux du cycle 3 (CM1, CM2, 6e) permet d’observer l’entrée dans la discipline scolaire à partir du CM. La focalisation sur la fin du cycle 4 (classe de 3e) permet d’observer des effets de l’enseignement de la géographie dans la durée. Deux classes de 4e ayant le même professeur ont été intégrées au dispositif, en raison de la connaissance que nous avions de son implication dans la formation continue en géographie dans son académie. L’opportunité nous était ainsi donnée de pouvoir observer un éventuel « effet enseignant ». Il s’agit donc d’un échantillonnage non représentatif : c’est la raison pour laquelle nous ne procédons pas à des comparaisons inter-académiques, ni même interclasses au sein d’un même niveau.
Document 1. Distribution du corpus par niveau de classe et par académie
CM1 | CM2 | 6e | 4e | 3e | TOTAL | |
Bordeaux | 0 | 26 | 0 | 0 | 0 | 26 |
Caen | 24 | 0 | 51 | 48 | 55 | 178 |
La Réunion | 52 | 44 | 93 | 0 | 45 | 234 |
Lille | 57 | 73 | 0 | 0 | 0 | 130 |
Mayotte | 22 | 0 | 0 | 0 | 0 | 22 |
Reims | 30 | 71 | 24 | 0 | 23 | 148 |
Toulouse | 10 | 12 | 53 | 0 | 42 | 117 |
Versailles | 120 | 47 | 0 | 0 | 0 | 167 |
TOTAL | 315 | 273 | 221 | 48 | 165 | 1022 |
Distribution du corpus par niveau de classe et par académie |
true |
Bordeaux ;Caen ;La Réunion ;Lille ;Mayotte ;Reims ;Toulouse ; Versailles |
Académies;Nombre d'élèves enquêtés | true |
CM1 | 0;24;52;57;22;30;10;120 | #F8B900 | ||
CM2 | 26;0;44;73;0;71;12;47 | #E61570 | ||
6e | 0;51;93;0;0;24;53;0 | #CACA00 | ||
4e | 0;48;0;0;0;0;0;0 | #EE7168 | ||
3e | 0;55;45;0;0;23;42;0 | #029F7E |
2. Quelques interrogations majeures sur la géographie scolaire appropriée par les élèves comme ressource pour penser le monde
L’analyse du corpus est organisée autour d’un ensemble de questions centrales pour cerner ce que les élèves apprennent en géographie et comprennent de cette discipline, de ses contenus, de ses démarches et de ses finalités.
La géographie scolaire des élèves : une construction disciplinaire inégale et peu conscientisée ?
Comment les élèves s’approprient-ils la géographie scolaire ? Quelle conscience disciplinaire en ont-ils ? On s’intéresse là aux représentations que les élèves ont de la géographie quand on leur pose une question directe à son sujet (question sur les finalités). On s’attache aussi à leur façon de réaliser une tâche proposée qui peut être associée à des pratiques scolaires en géographie (question sur l’aménagement de l’île).
Les résultats analysés par niveaux de classe laissent penser que des apprentissages disciplinaires ont lieu sur le temps long, par familiarisation, par imprégnation peut-être. La maîtrise des formes d’une expression cartographique fait partie de ces apprentissages à mettre en œuvre pour répondre à la question sur l’aménagement de l’île (encadré 1). L’usage d’un lexique disciplinaire fait partie de tels acquis : tandis qu’en 6e, le lexique est majoritairement constitué de termes communs (71,9 %), à la fin du cycle 4, il emprunte aussi au vocabulaire géographique en 3e (42,4 %). De même, la constitution d’une légende apparaît progressivement. Si elle est absente à 73,6 % des réalisations en classe de CM2, elle est majoritaire dans celles d’élèves scolarisés en 3e (66,7 % proposent une légende complète classée ou non classée).
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Mais ces apprentissages ne sont pas mobilisés par tous les élèves en fin de cycle 4. Si l’imprégnation permet des apprentissages par habitude, elle ne garantit pas l’appropriation par tous les élèves d’un regard propre à la discipline. Typiquement, le fait que la moitié des élèves en classe de troisième ne s’est pas sentie tenue à une représentation zénithale (à la verticale comme sur une photographie aérienne et non comme sur un dessin de paysage) de l’espace à aménager ou encore que la proportion de cartographies en adéquation seulement partielle avec les conventions disciplinaires reste la même du CM2 à la 3e (entre 26 % et 28 %) témoigne d’une mobilisation des ressources de la discipline qui ne va pas de soi. Les réponses à la question sur les finalités de la géographie vont aussi dans ce sens d’un faible repérage, en tout cas d’une faible verbalisation des opérations d’abstraction caractéristiques de la discipline. On observe une dominante de désignation de contenus d’objets géographiques (pays, ville, continent) par rapport aux contenus d’ordre notionnel ou conceptuel. Très présente, la carte est par ailleurs associée à un lexique du repérage et de l’utilité sociale (servir, visiter) (encadré 1).
Enfin, la géographie scolaire apparaît comme une discipline qui produit ou « abrite » des inégalités d’apprentissages. Les réseaux de circulation, qui ont fonctionné comme marqueur d’un raisonnement spatial pour l’aménagement de l’île, sont mobilisés de façon très hétérogène, y compris en classe de 3e. Concevoir l’espace géographique comme un système et apprendre à raisonner sur son organisation sont des capacités peu partagées et soumises, de plus, à un « effet enseignant » (encadré 1).
Comment les élèves investissent la géographie scolaire : un imaginaire du visible
Qu’est-ce que les élèves mettent d’eux-mêmes et de leurs expériences dans la géographie scolaire ? Comment l’investissent-ils ? Si la géographie permet à chaque élève, selon le texte officiel, « de vivre et d’analyser des expériences spatiales et le conduit à prendre conscience de la dimension géographique de son existence » (MEN, 2018a, p. 7), quelles traces trouvons-nous d’une telle finalité dans les productions des élèves ? Quel imaginaire se forge dans le cadre de la géographie scolaire ?
La recherche confirme la porosité de la géographie scolaire avec les pratiques spatiales des élèves et avec des représentations issues de productions culturelles non scolaires. Cette porosité persiste aux différents niveaux de classe même si les références scolaires gagnent logiquement en force en fin de cycle 4. Elle se lit à deux échelles, celle du corpus et celle de chaque production, où se mêlent souvent les références (encadré 2). On peut considérer que la réalisation de la carte, dans la situation de recherche proposée, permet l’expression d’un imaginaire, au sens où il y a bien eu, pour la grande majorité des élèves, essai de conférer une signification et une cohérence à des espaces et des spatialités représentées d’origine possiblement diverse (scolaire et autre que scolaire).
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Chercher cette cohérence, explorer cette signification par le dessin oblige chaque élève à résoudre pratiquement la question de l’échelle utilisée, celle-ci étant laissée libre par la consigne. Si l’échelle dominante en cycle 3 est celle du bassin de vie (quartier, village) devant le microterritoire (échelle inférieure au quartier ou au village) (36,2 % en sixième), en fin de cycle 4, l’échelle de la ville et ses alentours domine (51,5 %) tandis que les échelles de la région et de l’État montent à 20 %. Cette évolution scalaire des espaces représentés correspond à celle des espaces de vie des élèves, qui est globalement fonction de leur âge et des mobilités induites par l’allongement de la distance du lieu de résidence au lieu de scolarisation (école, puis collège) et la fréquentation d’autres lieux de socialisation (amicale, culturelle, sportive). Elle enregistre aussi l’effet sur les références scalaires, de choix effectués dans les programmes (l’espace proche et le microterritoire correspondant à des échelles privilégiées en cycle 3), même si les échelles habituelles en géographie scolaire de la région et de l’État restent minoritaires en fin de cycle 4. Peut-être la demande d’aménagement d’une île, pensée comme nécessairement de taille petite ou moyenne, a-t-elle conduit à minorer l’usage de ces échelles.
La recherche de cohérence à l’échelle des espaces de vie a pour corollaire une prédilection pour les fonctions de résidence et de consommation (alimentation, loisirs) au détriment des fonctions de production de biens (agricole, industrielle, énergétique). L’imaginaire semble n’intégrer d’informations permettant de lier lieux de production, lieux de transformation et lieux de distribution et consommation de biens ou de services, que lorsque des séances spécifiques se sont déroulées peu de temps en amont du protocole de recherche (encadré 2). En dépit d’ouvertures proposées par la géographie prospective (quels espaces pour quelle société demain ?) et l’enseignement d’une géographie des espaces productifs en troisième, c’est un imaginaire du visible qui gouverne les représentations cartographiques, au détriment de l’invisible qui le produit (les liens entre les lieux, les choix collectifs et les arbitrages, les systèmes d’acteurs et de production).
Apprentissage des langages et expérimentation d’une pensée de l’espace
Le socle commun de connaissances, de compétences et de culture (Journal officiel du 2 avril 2015) pose que « le domaine des langages pour penser et communiquer […] implique la maîtrise de codes, de règles, de systèmes de signes et de représentations. Il met en jeu des connaissances et des compétences qui sont sollicitées comme outils de pensée, de communication, d'expression et de travail et qui sont utilisées dans tous les champs du savoir et dans la plupart des activités ». L’expression d’un contenu géographique est ainsi conditionnée à la maîtrise des langages, en particulier du langage cartographique. Mais cette maîtrise s’éprouve et se développe d’autant mieux si les élèves ont à produire un discours, une production langagière contextualisée et peuvent ainsi faire une expérience de pensée disciplinaire. Dans quelle mesure la géographie scolaire est-elle appropriée comme ce cadre d’expérimentation et d’expression d’une pensée de l’espace ?
Penser l’espace avec la carte suppose d’adopter la posture de « bilocation » caractéristique de cet outil (Jacob, 1992, p. 427) : « être au-dessus » de l’espace représenté, « à l’extérieur » de la carte – comme l’œil est au-dessus de la feuille – et « être dedans », dans cet espace représenté, « à l’intérieur » de l’image (de la carte de l’espace proche à la mappemonde). Cette « bilocation » est la condition du « redressement de la vue » (Mottet, 1995) nécessaire à l’expression cartographique d’un contenu géographique. Le corpus montre une progression de ce redressement de la vue au fur et à mesure des années de scolarisation (19 % en 6e ; 51,5 % en 3e) (encadré 3). Si cette posture d’auteur de la carte (au-dessus et au-dedans) est une condition et le résultat d’apprentissages en géographie scolaire, elle n’a donc rien d’une évidence y compris pour des élèves de 3e. On peut aussi penser que pour une partie d’entre eux, la vue zénithale n’est pas aisément mobilisée en situation de production alors même qu’elle est comprise par ces élèves en situation de lecture.
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Le langage cartographique suppose de dissocier et articuler des modalités iconiques non entièrement analogiques (figurés symboliques) et des modalités scripturales (légende, nomenclature) de représentation d’un espace. L’expression d’un contenu géographique requiert donc une rupture avec l’idée que la carte serait le reflet ou l’empreinte de ce qu’elle représente. Dans le corpus, la part des représentations symboliques de l’espace (quand l’analogie ne concerne plus que les contours, les tracés et les positions relatives des lieux) augmente avec les niveaux de classe (19,5 % en fin de cycle 3 ; 57,6 % en fin de cycle 4) ; signe là aussi d’un apprentissage très progressif, mais loin d’être partagé en fin de collège.
Avec ces moyens inégalement maîtrisés, quelle mise en ordre de l’espace géographique les élèves réalisent-ils ? Le corpus montre une montée de la pratique de zonage (l’espace est différencié par surfaces fonctionnelles) au fur et à mesure de la scolarité (encadré 3). La représentation de réseaux est en retrait par rapport à celle des surfaces : 44,2 % des élèves ne représentent aucun élément de réseau alors que 25,6 % ne représentent aucune surface. L’absence d’un penser l’espace par réseaux est le cas le plus fréquent pour tous les niveaux de classe (59,7 % en 6e ; 46,7 % en 3e), alors que les élèves ont été confrontés à de nombreuses cartes de flux en classes de 4e et de 3e. Cette position de retrait des réseaux recoupe le constat d’une difficulté à penser ou à représenter les liens entre les lieux autres que les liens de position (liens fonctionnels de complémentarité, de hiérarchie, de commandement).
L’expérimentation d’une pensée de l’espace ne va donc pas sans la résistance d’obstacles propres aux apprentissages des langages mobilisés dans la géographie scolaire. Le focus opéré en montre certains, spécifiques du langage cartographique : faire l’expérience d’un regard partiellement situé hors du corps tandis que l’objet d’étude renvoie de façon directe ou indirecte à des pratiques spatiales ; rompre avec l’illusion réaliste produite par cet outil à forte dimension visuelle qu’est la carte ; se saisir de cet outil pour penser les rapports entre les lieux en ne les limitant pas aux rapports de position qui constituent le fond analogique de toute carte ou croquis.
Rapports à l’espace et aux lieux : la force de l’existant et les ouvertures possibles
Le concept d’habiter structure les programmes de cycle 3 et sert de fondement à ceux du cycle 4 (Biaggi, 2015). Comme objet d’enseignement, les rapports à l’espace et aux lieux sont censés permettre d’installer une réflexion sur la durabilité des modes d’appropriation humaine de la Terre. Quels rapports à l’espace et aux lieux ont guidé les représentations qu’ont données les élèves de l’aménagement d’une île ?
L’aménagement proposé des îles renvoie de façon majoritaire aux espaces pratiqués par les élèves. Il ressemble davantage à l’existant perçu au quotidien ou dans des pratiques de loisirs et de vacances, qu’à des alternatives glanées dans des sources scolaires (géoprospective) ou non scolaires (heroic fantasy, jeux vidéo). Nul doute que la forte représentation de centres commerciaux, de zones pavillonnaires et de ronds-points porte la marque des espaces perçus contemporains. La retranscription de lieux-repères perçus par le biais de médias culturels (gratte-ciel, Tour de Londres) ou à partir des espaces de vie confirme cette tendance à composer à partir d’une expérience directe qui peut être celle d’une île (la route du littoral, les cônes, enclos et coulées volcaniques pour les élèves scolarisés à La Réunion).
La contribution de la géographie scolaire est notable à deux moments. Les productions d’élèves de CM1 et de CM2 portent la marque de travaux conduits sur le plan du quartier ou du village et d’une sensibilisation à la sécurité routière. Les productions d’élèves de 4e et de 3e incorporent des logiques spatiales apprises avec la lecture et la réalisation de croquis d’échelle régionale (réseaux urbains, axes structurants, organisation radioconcentrique de l’espace). Pour autant, l’insularité de l’espace à aménager n’a pas guidé la réalisation de la majorité des élèves. L’idée d’une organisation mise en place en fonction du littoral n’est guère partagée : 55 % des productions ne manifestent aucun signe de littoralisation (45 % en classe de 3e) et 10,4 % des signes d’une littoralisation partielle (par exemple : plages, complexes hôteliers, accès routier et proximité urbaine). Enfin, la question de la ressource en eau douce ou en énergie dans un territoire insulaire ne s’est que rarement posée.
Le rapport à l’espace et aux lieux semble donc se situer dans le prolongement du monde vécu. Des changements sont possibles, mais les indices d’un « mieux habiter » (proposition de solutions énergétiques, environnementales) sont rares : il en apparait dans 59 des 1 022 dessins ou cartes. Ce résultat qui tendrait à laisser penser que la géographie scolaire construit une image « désenchantée » du monde doit être tempéré. Premièrement, pour proposer des espaces organisés autrement que ceux que l’on pratique, il faut être familier d’espaces lointains (or les pratiques de voyage sont socialement sélectives) ou de démarches projectives ou spéculatives à l’école – en classe de géographie – ou en dehors de l’école ; ce qui n’est sans doute pas le cas de la majorité des élèves. Deuxièmement, la difficulté de la tâche demandée – où il faut « tout » penser d’un espace et de la société qui y vit – pouvait inviter les élèves à se replier sur des éléments sûrs, à savoir leurs espaces de pratique du quotidien. Troisièmement, même peu nombreuses, les représentations d’un autre ordre que la reprise d’espaces pratiqués ou d’espaces « appris » en classe de géographie témoignent d’une possibilité de cultiver, en classe de géographie, d’autres rapports à l’espace et aux lieux que de continuité avec les espaces de vie, des rapports où affleurent la fantaisie, le jeu et la poésie (encadré 4).
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Conclusion
La recherche Géodusocle souligne des continuités dans les apprentissages en géographie, plutôt que des ruptures ou seuils qui seraient associés à des niveaux de classe. Cette tendance générale qui se nourrit d’importants écarts de réalisation entre élèves d’un même niveau de classe, fait pencher pour l’hypothèse d’une logique dominante d’apprentissages au long cours, ancrés dans des habitudes disciplinaires. L’avancée dans la scolarité s’accompagne d’une sorte de socialisation disciplinaire du regard sur le monde.
La recherche met aussi en évidence des échelles de fonctionnement de la géographie appropriée par les élèves. Cette propriété scalaire invite à nuancer le constat précédent. Lorsqu’on demande aux élèves de parler des finalités de la géographie, une logique de représentations (de la discipline) prévaut avec la rémanence d’un noyau dur hérité de l’histoire disciplinaire scolaire (les pays, la carte, la localisation). Mais une logique de renouvellement est perceptible à l’échelle des classes avec un effet enseignement (échelles de référence, contenus relatifs à l’habiter en cycle 3, aux espaces productifs en cycle 4), un effet enseignant sur l’appropriation de langages et démarches disciplinaires et un effet séquence (traces perceptibles dans les réalisations). Enfin, une logique d’ouverture des possibles apparaît à l’échelle de la production d’élèves, que l’on devine tâtonnants face à une consigne ambitieuse, mais s’essayant à mettre de l’ordre, à raisonner et à combiner les références.
Pourtant, il demeure une incertitude quant au passage de la maîtrise de contraintes formelles à celle d’une discipline pratiquée comme une ressource pour penser le monde. Un peu comme si la géographie se faisait d’évidence, d’une évidence qui se consolide avec les habitudes, mais ne s’explicite guère en dépit de la logique de compétences introduite par le socle commun. En somme, s’il est clair pour tous les élèves que la géographie parle du monde et qu’elle use pour cela de langages qu’il faut maîtriser, il n’est pas sûr qu’elle soit bien consolidée comme langue, comme mode spécifique de dire le monde.
Bibliographie
- Audigier François & Tutiaux-Guillon Nicole, (dir.), 2004, Regards sur l'histoire, la géographie et l’éducation civique à l'école élémentaire. Lyon : Institut national de recherche pédagogique (INRP), 337 p.
- Biaggi, Catherine, 2015, « Habiter, concept novateur dans la géographie scolaire ? ». Annales de géographie, 704, p. 452-465,
- Deleplace Marc & Niclot Daniel, 2005, L’apprentissage des concepts en histoire et en géographie. Enquête au collège et au lycée. Reims : CRDP Champagne-Ardenne, 150 p.
- DEPP, 2018. CEDRE 2006-2012-2017 Histoire, géographie, enseignement moral et civique en fin de collège. Note d’information.
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- Mottet Gérard (dir), 1997, Images et construction de l’espace. Apprendre la carte à l’école. Paris : INRP, 253 p.
- Netter Julien, 2019, L'École fragmentée. Paris : Presses Universitaires de France, 265 p.
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Mots-clés
Retrouvez les mots-clés de cet article dans le glossaire : conscience disciplinaire | discours | expérience | géographie scolaire | habiter | île, insularité et iléité | imaginaire et imagination | langage cartographique | raisonnement | représentation.
L’équipe de recherche Géodusocle
Jean-François Thémines, Anne Glaudel, David Bédouret, Mickaël Glaudel, Sylvie Considère, Sylvain Genevois, Patricia Grondin, Julie Picard, Philippe Charpentier, Maud Verherve
Édition et mise en web : Jean-Benoît Bouron
Pour citer cet article :
Géodusocle (équipe de recherche collective), « La géographie apprise à l’école et au collège : quelques clés de lecture à partir d’une recherche conduite dans plusieurs académies », Géoconfluences, mai 2022
URL : https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-thematiques/geographie-espaces-scolaires/geographie-a-l-ecole/geodusocle
Pour citer cet article :
Jean-François Thémines, Anne Glaudel, David Bédouret, Mickaël Glaudel, Sylvie Considère, Sylvain Genevois, Patricia Grondin, Julie Picard, Philippe Charpentier et Maud Verherve, « La géographie apprise à l’école et au collège : quelques clés de lecture à partir d’une recherche conduite dans plusieurs académies », Géoconfluences, mai 2022.
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-thematiques/geographie-espaces-scolaires/geographie-a-l-ecole/geodusocle