Naissance d’une skyline : la verticalisation du front de mer de Tokyo et ses implications sociodémographiques
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Le regard des enseignants
Étudier les villes-monde passe souvent par l’étude des CBD et de leur verticalité. Cet article remet en question ce présupposé pour le Japon, en étudiant la verticalité du front de mer de Tokyo. La verticalisation du front de mer résulte d’un programme de revitalisation urbaine. Par ailleurs, ce n’est pas le centre d’affaires qui a été verticalisé mais des immeubles d’habitations, changeant notre point de vue sur l’organisation du bâti dans une ville mondiale. Plusieurs documents sont utiles en cours : la carte 1 et la photo 2 pour étudier et localiser cette nouvelle verticalité. Le Japon permet d’ouvrir de nouvelles perspectives en terminale pour l’étude des centres des villes-mondes : « Depuis la fin des années 1990 les villes japonaises, en premier lieu Tokyo, ont connu une accélération rapide de leur verticalisation. Cette nouvelle verticalité s’est étendue aux immeubles résidentiels qui ont essaimé à proximité du centre. ».
A. F. / Atelier pédagogique de l’APHG de Lyon
Historiquement plus basses que leurs homologues nord-américaines ou européennes, les villes japonaises ont connu une accélération rapide de leur verticalisation depuis la fin des années 1990 (Perez, 2014). Après l’éclatement de la bulle foncière (1991), la dérèglementation des Coefficients d’Occupation des Sols (COS) fut en effet un des principaux outils pour tenter de juguler la déflation foncière. Le CBD historique de Tokyo (le Toshin), dans le quartier de Marunouchi-Ginza a pu être ainsi entièrement rénové avec un doublement des hauteurs (Languillon, 2013 ; 2017). Dans le même temps, de nouvelles tours multifonctionnelles ont fait leur apparition dans le paysage tokyoïte, hors du CBD, comme les « Hills » de l’immobilière Mori (Cybriwsky, 2011).
Cette nouvelle verticalité ne s’est cependant pas limitée aux seuls immeubles de bureaux mais s’est étendue aux immeubles résidentiels, jusque-là rarement supérieurs à une dizaine d’étages pour les plus hauts. L’apparition de tours d’habitation de plus de 50 étages, les kôsômanshon, constitue peut-être l’aspect le plus novateur de la verticalisation récente des villes japonaises, en premier lieu à Tokyo (Koizumi et al., 2011 ; Kubo, 2014). Leur construction s’est généralisée à proximité du centre. Leur nombre dépasse même aujourd’hui celui des tours de bureaux, modifiant la nature et le profil des CBD qui se retrouvent de moins en moins monofonctionnels.
En effet alors que la maison individuelle était le modèle dominant, avec une nappe urbaine dense, marquée par la dichotomie pavillonnaire-résidentiel/immeuble-tertiaire, la part de l’habitat collectif devient majoritaire dans les constructions de nouveaux logements((À l’échelle nationale, la part du pavillonnaire en bois à un étage est passée de 39 % en 1988 à 25 % en 2008 (Sources : Bureau des statistiques nationales).)). Le passage du pavillon à structure de bois et deux étages, à la tour de 50 étages sur 160 m de hauteur, engendre des modifications profondes des modes de vie et de sociabilité. C’est particulièrement le cas sur le front de mer où une forêt de tours d’habitations a remplacé les friches industrielles et tertiaires (Saito, 2003 ; Scoccimarro, 2007).
Après avoir rappelé les processus à l’œuvre dans cette vague de verticalisation, nous proposons de questionner le produit urbain de cette transformation et ses implications en termes de mode de vie, de pratiques urbaines et de paysages. Cela nous conduira à montrer que les complexes résidentiels érigés sur le front de mer sont plus diversifiés socialement qu’ils n’y paraissent. Destinés aux classes moyennes et aux familles, ils sont également les outils d’une densification et d’un repeuplement des centres-villes, ainsi que d’une urbanité nouvelle pour le Japon.
1. Les processus à l’œuvre dans la verticalisation des villes japonaises
1.1. Les trois aires de verticalisation de la mégapole de Tokyo
Comparée aux autres métropoles de même taille et de même rang, la nappe urbaine de Tokyo reste basse, constituée encore majoritairement d’un pavillonnaire à deux étages sur de petites parcelles. Même au sein des espaces centraux de la mégapole de Tokyo (30 millions d’habitants), la verticalité concerne surtout les espaces de gares et les fronts d’avenues (photographie 1 ci-dessous).
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Photographie 1 : La nappe urbaine de Tokyo vue de Shinjuku
Cliché : Rémi Scoccimarro, 2015 |
Ainsi, la hauteur moyenne du bâti dans le centre de Tokyo était de 2,5 étages en 2011, un chiffre inchangé depuis l’enquête de 2006 (TMG, 2013). Pour les immeubles de bureaux, la moyenne n’est passée que de 4,8 à 4,9 étages et pour le résidentiel collectif, de 3,2 à 3,3 entre 2006 et 2011. L’arrondissement le plus verticalisé de Tokyo reste Chiyoda qui héberge de CBD de Marunouchi (5,5 étages en moyenne pour la totalité des bâtiments), mais la plus forte hausse entre ces deux dates a eu lieu dans l’arrondissement de Chûô, passé d’une moyenne de 4,7 à 5 étages.
Concernant les immeubles de grande hauteur, ils sont situés exclusivement au cœur de la mégapole de Tokyo, dans les 23 arrondissements (ku) centraux. Deux espaces de verticalité peuvent se distinguer entre le seuil des 150 m et celui des 200 m. Ce dernier fait apparaitre les tours de très grande hauteur, correspondant à des immeubles-étendards, qui marquent le paysage urbain de la capitale japonaise. Ils sont souvent l’œuvre de cabinets d’architecture internationaux et sont situés entre le CBD de Marunouchi et celui de Shinjuku.
Figure 1. Les dix plus hauts gratte-ciel du Japon en 2016*
*Nous avons choisi de ne pas répertorier la tour de télévision Tôkyô Skytree.((Même si elle est, en 2016, la seconde plus haute construction terrestre du Japon, à 634 m, la tour de télévision n'est pas un immeuble à proprement parler : sa fonction originelle est d’être une antenne-relais. D’ailleurs, lors de sa conception, bien que cela ait été anticipé, il n’était pas prévu d’en faire un pôle d’attraction touristique. D’autre part sa construction procède de la verticalisation du centre et non l’inverse : la Tour de Tôkyô, 333 m, autre antenne relais construite en 1958, devenant obsolète du fait de l’élévation du bâti dans le CBD, il fallait un nouveau point haut dans la plaine du Kantô. On peut noter que le site skyscraperpage.com ne la classe pas dans sa liste des « World's Tallest Buildings », et elle rarement présentée comme l’étendard de la capitale dans les stratégies de valorisation de la ville de Tôkyô.)) |
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Hormis pour le centre secondaire de Shinjuku, ces tours, qui ne sont pas les plus hautes du Japon (figure 1), sont situées plutôt à l’écart des quartiers d’affaires. Elles affirment leur indépendance vis-à-vis de leur environnement urbain immédiat et prennent la forme d’immeubles multifonctionnels. C’est le cas des tours « Hills » (Ark, Roppongi et Toranomon) du groupe Mori, dans l’arrondissement de Minato (carte 1). Elles mêlent espaces de bureaux et condominiums de luxe à des espaces culturels ouverts au public, des galeries marchandes et des services de restauration au sommet((La tour Toranomon Hills (255 m, 52 étages, achevée en 2014) dernière tour du groupe Mori Biru dans l’arrondissement de Minato compte ainsi 5 étages d’hôtels de luxe, 9 étages d’appartements (172 unités), 29 étages d’espaces de bureaux, deux étages de salles de conférence et trois étages d’espaces commerciaux. La Roppongi Hills (238 m) comptait en plus un observatoire et un musée d’art moderne.)). Relativement peu nombreuses, ces constructions sont les héritières de l’un des premiers gratte-ciel de Tokyo, le Sunshine 60((Le Kasumigaseki building, cube s’élevant à 147 m, construit sous l’égide du groupe Mitsui, l’avait précédé en 1968. Il avait été le premier bâtiment à bénéficier du système de dérogation des hauteurs dans les zones urbaines spéciales (tokuteigaiku) issu de la révision de 1961 de la loi sur l’urbanisme.)), achevé en 1978 (figure 1). Situé à proximité de la gare d’Ikebukuro, excentré du quartier d’affaires (carte 1), il est l’immeuble étendard du groupe ferroviaire Seibu. Multifonctionnel, il devient un point de vue célèbre du Tokyo des années 1970 et reste jusqu’en 1985, le plus haut gratte-ciel d’Asie, culminant à 239 m.
Carte 1 : Distribution et caractéristiques de la verticalité dans le centre de Tokyo en 2016
Sources principales : skyscraperpage.com, site du ministère des Transports, de l’Aménagement du territoire et du Tourisme dédié à l’aménagement urbain et relevés personnels. Rémi Scoccimarro 2017. |
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Voir sur le même sujet la carte dans le corpus de Raphaël Languillon-Aussel |
Lorsqu’on s’en tient au seuil des 150 m, la distribution de la verticalité s’avère très différente et fait apparaître trois concentrations : le CBD historique de Marunouchi-Ginza, le vice-centre de Shinjuku et, plus surprenant, la zone des vieux terre-pleins du port de Tokyo, dans les arrondissements de Chûô et Kôtô. Dans le cas des CBD, la verticalité correspond essentiellement au remplacement du bâti datant de l’après-guerre, sous l’impulsion des projets issus de la bulle, puis de ceux permis par les mesures de relance de l’après-bulle. C’est une concentration d’immeubles d’affaires de classe A, à l’architecture de cubes uniformes. À visée essentiellement fonctionnelle, ce parc est conçu quasi exclusivement par des cabinets japonais, dont le puissant Nikken Sekkei.
Sur le front de mer, la verticalisation du bâti apporte en revanche un élément nouveau dans l’espace central de la capitale Japonaise. Cette partie du port de Tokyo, gagnée sur la mer entre les années 1920 et 1940, fut historiquement une zone très basse. Jusqu’au milieu des années 1990, elle est dévolue aux activités industrialo-portuaires, logistiques ou spécialisées comme l’industrie du bois. L’implantation d’immeubles de grande hauteur dans cette partie de la ville est une transformation importante, d’autant qu’elle se fait sous la forme de tours résidentielles. Cela au point que la zone du front de mer (rinkaichiku selon la dénomination du TMG) est celle qui est la plus verticalisée avec une moyenne de 7,1 étages en 2011, la plus forte augmentation depuis 2006 : +16%, quand le Toshin ne gagnait que 5 % de plus pour atteindre 6,3 étages en moyenne (TMG, 2013 ; TMG, 2014). Ce nouvel espace au sein de la mégapole Tokyo est en grande partie le produit des mesures de revitalisation urbaine de l’après-bulle pour tenter de relancer le marché foncier.
1.2. Les moteurs de la verticalisation
Dans la période d’après-guerre, le moteur principal de la verticalité dans le centre de Tokyo a été celui de la pression foncière. Le premier gratte-ciel de Tokyo, Sunshine 60, fut ainsi construit à la suite de la poussée des prix fonciers entre 1972 et 1974, lors du gouvernement Tanaka, et des pressions des promoteurs auprès des autorités pour obtenir des dérogations concernant les COS (Ishida, 1992 ; Sorensen, 2004). Les premières datent de la révision du code de construction en 1970 qui abolit la limite des 30 m de hauteur pour les zones classées en terrain commercial. Dès lors, seules les règles de COS (coefficient d'occupation des sols) et de CES (coefficient d'emprise au sol) permettent de contrôler des hauteurs. Par la suite, avec le développement de la bulle foncière spéculative (1985-1991), les investisseurs fonciers obtiennent en 1988 une révision de la loi d’urbanisme, qui autorise des COS plus élevés, si le projet inclut la construction d’une infrastructure publique. Cet assouplissement est accompagné par le gouvernement Nakasone et le TMG qui souhaitent doter de la capitale japonaise d’un véritable CBD. La ville de Tokyo participe ainsi directement à cette poussée vers le ciel, avec la construction de la nouvelle mairie centrale de Tokyo à Shinjuku. L’immeuble est brièvement, entre 1991 et 1993, le bâtiment le plus haut du Japon (deux tours de 243 m), avant d’être rattrapé en 1993 par la Landmark Tower (296 m), une autre opération issue de la bulle, conduite à Yokohama par le groupe Mitsubishi.
Un autre phénomène de verticalisation, moins spectaculaire mais procédant également de la spéculation foncière, fut la prolifération des « immeubles crayons » : des constructions de moins de 10 étages, érigées sur des parcelles de très petite taille, acquises au prix fort et destinées à la revente spéculative.
1.3. La loi de renaissance urbaine de 2002
On aurait pu supposer que le dégonflement de la bulle mettrait un coup d’arrêt à la construction d’immeubles de grande hauteur. Pourtant on constate, à partir de la fin des années 1990, le phénomène inverse : la déflation foncière persistante engendre à son tour une nouvelle vague de verticalisation. Il ne s’agit plus de contrebalancer les prix d’acquisition du sol par la hauteur, mais d’accroitre la profitabilité des parcelles en permettant des COS plus importants. Cette logique a commandé une étape sans précédent de dérégulation urbaine, en premier lieu des COS, parachevée avec la loi de renaissance urbaine de 2002 (Ishida, 2004 ; Languillon, 2013 ; 2017).
La question des prix du terrain au Japon ne se limite pas aux seuls enjeux urbains car les actifs fonciers sont les principales garanties du crédit (Aveline, 1994). La baisse continue des prix des terrains depuis 1991 limite ainsi d’autant les capacités de financement et d’investissement des groupes japonais. L’économie japonaise dans son ensemble se voit entraînée dans une spirale déflationniste, que les gouvernements successifs n’ont jamais réussi à endiguer durablement et qui plombe la croissance. Cela explique que les stratégies de relance foncière restent au cœur des politiques de relance économique de l’archipel. Le fer de lance de cette politique est la loi de renaissance urbaine (Toshisaseihô) de 2002, sous l’égide du premier ministre Koizumi Junichirô (2001-2006), mais déjà en gestation sous les gouvernements précédents de Hashimoto Ryûtarô (1996-1998) et Obuchi Keizô (1998-2000). Il s’agit d’un ensemble de mesures visant à faciliter et à accélérer le renouvellement urbain pour stimuler les marches foncières. Elle opère dans des périmètres urbains définis par le gouvernement central comme « zone de revitalisation urbaines d’urgence » (ZRU, Toshisaisei kinkyûseibi chiiki). Ces ZRU sont soumises à une dérégulation visant à augmenter la profitabilité des sols et attirer les investisseurs. Ceux-ci bénéficient d’exonérations fiscales pour cinq ans, de subventions publiques, d’aménagements d’infrastructures d’accès ou d’équipements et d’assouplissement des régulations urbaines((Source : Cabinet du Premier Ministre, Bureau de la promotion de l’aménagement régional (Chihô zôsei suishin jimukyoku).)). On décompte, en 2015, 8 372 ha de ZRU pour l’ensemble du Japon, dont la plupart correspondent aux centres urbains de l’archipel((Source : MLIT.)). À Tokyo 2 903 ha sont classés en ZRU en 2015 (carte 1), incluant, sans surprise, la totalité de l’hypercentre historique et le sous-centre de Shinjuku((Source : Cabinet du Premier Ministre, Bureau de la promotion de l’aménagement régional (Chihô zôsei suishin jimukyoku), et MLIT.)). Mais aussi toute la zone centrale du port de Tokyo, constituée de terrains gagnés sur la mer entre 1920 et 1960, et dont l’une des caractéristiques est d’être aussi majoritairement aux mains des grands acteurs fonciers de la capitale, en premier lieu Mitsubishi et Mitsui-Sumitomo.
Une des principales dispositions est la généralisation du système de capitalisation des COS qui permet aux propriétaires de plusieurs parcelles d’un même quartier de transférer des points de COS non utilisés d’une parcelle vers une autre et de dépasser ainsi les COS théoriques définis par le PLU((Il n’existe pas d’équivalent strict du Plan Local d’Urbanisme au Japon, mais départements et villes produisent des cartes d’aménagement urbain, les Toshikeikakuzu, qui définissent les grandes orientations pour l’usage du sol, les COS et les CES souhaités pour chaque quartier.)). Il y a également une possibilité de gagner des points de COS en réduisant le CES. Pour certains urbanistes, ce système a abouti à la suppression de fait des règles de COS dans le centre de Tokyo. À noter également des dispositions de simplification et d’accélération des procédures de remembrement urbain (kukakuseiri), comme par exemple le passage d’une majorité qualifiée à la majorité simple, lorsqu’un accord sur le remembrement n’est pas conclu au bout de six mois de délibération des acteurs concernés.
Ces mesures ont permis la construction d’immeubles de très grande hauteur, mais elles ont aussi opéré un tri au sein des acteurs urbains, en privilégiant les grands détenteurs d’actifs fonciers au détriment des petits propriétaires. Cette concentration constitue une nette rupture avec la période de bulle qui avait doté les détenteurs de petites parcelles dans le centre d’un vrai pouvoir d’intervention, du fait de la survalorisation de leur avoir foncier. Ces derniers, devenus par opportunisme des acteurs urbains ont été l’un des moteurs de l’emballement des prix et de l’exportation de la bulle hors de l’hypercentre. Aujourd’hui, ces petits propriétaires qui ont vu la valeur de leurs biens s’effondrer après la fin de la bulle peuvent difficilement profiter de la loi de revitalisation. Cela explique en grande partie le fait que la verticalisation actuelle de Tokyo s’opère essentiellement dans les zones aux mains des très grands propriétaires : aux abords des gares, dans l’hypercentre de Marunouchi et sur ses marges, mais finalement assez peu dans le quartier de Ginza-Nihonbashi (carte 1) où les petits propriétaires sont majoritaires, même s’il se situe dans le périmètre de revitalisation d’urgence((La loi de revitalisation urbaine s’est par ailleurs accompagnée d’un assainissement du secteur bancaire, plombé par les mauvaises créances issues de l’éclatement de la bulle. Il a abouti à la concentration de trois grands pôles bancaires autour des groupes Mitsui-Sumitomo, Mitsubishi-UFJ et Mizhuho.)).
2. Le produit urbain de la verticalisation des années 2000
2.1. Hybridation du CBD
Dans l’hypercentre, la rénovation de Marunouchi s’est faite par la construction d’immeubles de classe A, plus hauts et « plus intelligents », c’est-à-dire dotés des dernières innovations en TIC ou en efficacité énergique. Mais de nouvelles fonctions sont aussi apparues, comme l’aménagement de cafés-terrasses, de boutiques de prêt-à-porter et une offre commerciale qui est globalement plus variée qu’auparavant, dans un quartier historiquement très monofonctionnel.
Le Toshin rénové tend ainsi à devenir un quartier de vie qui s’ouvre, timidement, à de nouvelles fonctions urbaines. Celles-ci restent cependant surtout destinées à accroitre sa notoriété et son attractivité pour l’installation de firmes internationales. L’essentiel des clients des cafés-terrasses est d’ailleurs composé d’étrangers, pour la plupart des expatriés qui travaillent dans le CBD et qu’il convient de choyer. Cette humanisation du CBD tient surtout de la politique d’image de la place de Tokyo, en concurrence avec les autres métropoles asiatiques, comme Séoul, Shanghai ou Taipei. Elle passe aussi par une rénovation esthétique de Marunouchi en jouant sur la patrimonialisation du quartier tel qu’il était à sa naissance dans les années 1880.
2.2. Un nouveau quartier résidentiel à proximité de l’hypercentre
Un autre aspect de la situation foncière du Japon d’après bulle réside dans le décrochage entre l’évolution des prix des terrains commerciaux et celle des terrains résidentiels. A l’inverse de la situation de la bulle, où ces derniers s’alignaient sur les premiers, dans le contexte de déflation, les terrains à usage résidentiel suivent leur logique propre et surtout résistent mieux à l’effritement des prix. Cela tient d’un aspect structurel constitué par la demande continue de logements dans le centre de Tokyo qui recommence à gagner des habitants à partir de 1997. Chassés par la bulle, les ménages peuvent de nouveau acquérir des logements dans les 23 arrondissements centraux de Tokyo et initient le phénomène de retour au centre-ville (toshinkaiki) (Scoccimarro, 2007).
Conjugué à la politique de dérégulation et de stimulation de la rénovation urbaine, permise par la loi de 2002, ce mouvement favorise la construction d’immeubles de logements qui prennent la forme de tours d’habitation de grande hauteur. Celles-ci s’implantent naturellement au sein des périmètres de revitalisation, avec cependant une préférence pour la zone portuaire de l’arrondissement de Chûô. En effet, au début des années 2000, le front de mer de Tokyo comporte encore de vastes parcelles industrielles aux mains des grands groupes japonais. Cette structure foncière est particulièrement bien adaptée aux dispositions prévues par la loi de revitalisation foncière, dans une zone très proche de l’hypercentre de Tokyo.
Le port de Tokyo comptait déjà des opérations de logements, conçues pendant la bulle comme River City 21 ou Harumi Triton Square. Cette dernière est conduite par la Toshisaiseikikô (anciennement Jûtaku kôdan, abrégé ci-après en Toshisaisei), l’organisme parapublic chargé de fournir à l’après-guerre du logement en masse. Triton Square est l’une des premières opérations non strictement résidentielles, initiée pour transformer un de ses vieux parcs de logements construits en 1948. Pour la rénovation des 10 ha de la parcelle, la régie choisit de maintenir les populations déjà résidentes sur place, mais va jouer sur les possibilités de relever les COS pour construire de nouvelles tours de logements et trois immeubles de bureaux dont la rente financera l’opération. Ce système est par la suite généralisé pour les grandes opérations de la Toshisaisei, d’autant plus que la régie est quasiment privatisée en 2004. Elle devient alors une « entité administrative indépendante », devant dégager par elle-même les financements nécessaires à l’accomplissement de sa mission de construire du logement.
La Toshisaisei se lance ainsi dans des opérations plus spéculatives sur son propre parc, mais surtout en s’associant avec un propriétaire privé, qu’elle aide dans la reconversion de sa parcelle en zone résidentielle. C’est par exemple le cas de l’opération Shinonome Canal Court, sur une parcelle de 16 ha dans le port de Tokyo (carte 1) où Mitsubishi possède une aciérie à reconvertir. Le terrain est transféré de la branche industrie lourde à celle immobilière, puis le groupe s’associe avec la Toshisaisei pour concevoir la création d’un parc de 6 000 nouveaux logements. La Toshisaisei produit une offre diversifiée de logements de moyen standing, Mitsubishi construit deux tours de haut-standing de 54 étages (photographie 2).
Photographie 2 : Shinonome Canal Court
Cliché : Rémi Scoccimarro, 2014 |
L’ensemble constitue une offre de qualité mais qui reste plutôt abordable pour ce type de réalisation. Ainsi dans les tours Mitsubishi, les prix à la vente ne dépassent pas 4 000 € le m²((Source : http://www.axel-home.com. À titre de comparaison les prix moyens de l’ancien à Paris en novembre 2015 étaient évalués en moyenne à 8 020 € le m² (source : Chambre des notaires de Paris))). Dans le parc locatif de la Toshisaisei, les loyers sont de l’ordre de 1 700 € dans les tours et pour les barres de logements du centre de la parcelle ; les loyers varient de 800 € à 2 100 € pour les appartements les plus spacieux. Les charges sont également relativement modérées, de l’ordre de 50 à 100 € mensuels.
Ces chiffres sont relativement faibles, compte-tenu de la nature du bâti et surtout de son emplacement, à moins de 5 km du 4e district de Ginza, l’adresse la plus chère du Japon. Il y a ainsi seulement cinq stations de métro pour rejoindre le CBD de Marunouchi, ou 18 minutes à vélo. L’opération compte 22 600 habitants en 2015((Source : Annuaire statistique 2015 de l’arrondissement de Kôtô (Tokyo).)) et une densité de 40 000 hab./km², dans huit tours d’une cinquantaine d’étages, des barres résidentielles au centre, et un supermarché.
Ce type d’opération s’est multiplié sur le front de mer. En plus de la Toshisaisei, des opérateurs strictement privés investissent pour leur propre compte dans la construction de très hautes tours de logements, avec des offres qui s’adressent aux ménages aisés, comme l’opération « Deux tours » (sic), chacune de 52 étages culminant à 180 m. Mise en œuvre par le groupe Mitsui-Sumitomo, les prix pour ces logements de haut standing sont élevés, mais là aussi sans être pour autant extravagants : 8 000 €/m² pour les appartements qui ont vue sur l’hypercentre((Source : Mitsui-Sumitomo, 2015)). La campagne de promotion de cette opération témoigne du nouveau statut du front de mer de Tokyo, permettant, au nord, des points de vue sur la skyline rénovée de Ginza et Marunouchi, et au sud, sur la nouvelle skyline du front de mer. Celui-ci a profondément évolué avec la multiplication des tours, mais aussi par la rénovation urbaine profonde qu’elles ont portée : disparition progressive de l’industrie et de ses nuisances, amélioration du cadre de vie (verdure, accessibilité, promenade) et développement de shopping mall tel Daiba ou Toyosu Lalaport (par le groupe Mitsui…), qui ont fait du front de mer un espace attractif.
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Carte 2 : Le repeuplement des quartiers centraux de Tokyo
Cartographie : Rémi Scoccimarro, 2017 |
Cette nouvelle offre de logements a permis à l’arrondissement de Chûô, le plus concerné par ces opérations, de connaître une croissance démographique de 90 % entre 1997 et 2015 (carte 2). Localisée essentiellement dans les quartiers du front de mer (Tsukishima et Harumi), c’est le taux le plus fort pour une commune urbaine au Japon depuis 1947. En plus de favoriser le retour au centre-ville des populations, cette verticalisation de l’habitat a également induit une modification profonde des modes de vie, avec l’émergence de nouveaux quartiers à l’urbanité inédite dans cette partie de la mégapole.
3. Repeuplement ou gentrification ?
3.1. Les territoires de la natalité
Les effets de la verticalisation, permise par la dérèglementation des COS, se sont avérés relativement limités sur la déflation, persistante malgré la mise en place de la loi Toshisaisei. Seul l’hypercentre de la capitale connait ponctuellement des hausses de prix des terrains, qui procèdent surtout de la mise à niveau qualitative que constituent les nouveaux immeubles mis sur le marché, essentiellement à Marunouchi (MLIT, 2015). À l’abord des tours de logements, les prix se sont stabilisés mais la reprise est fragile, d’autant que la crise 2008 a cassé la dynamique de reprise qui avait été constatée à partir de 2007. On peut prendre en exemple ce lot de 165 m² (figure 2), située en face de la Ciel Tower de 40 étages, achevé en 2006 au centre du terre-plein de Toyosu (carte 1). Le quartier a bénéficié d’une rénovation de grande ampleur sous la conduite du groupe Mitsui, et on peut en effet constater une reprise foncière après la construction de la tour avec un terrain revalorisé en 2007 au prix de 1998. Une des hypothèses qui peut, selon nous, expliquer cette évolution tient justement dans la transformation de l’habitat par la généralisation des tours résidentielles. Plus proches du centre, adaptés à la famille nucléaire, ces appartements correspondent à la demande des jeunes ménages de la classe moyenne dont les femmes sont actives. Dans ces tours, les obligations communautaires, qui pèsent exclusivement sur les femmes dans le pavillonnaire de centre-ville ou de banlieue, n’existent pas. La pression sociale est moindre et les temps de trajets domicile-travail, plus courts, sont de nature à permettre aux jeunes femmes éduquées de mieux concilier maternité et carrière professionnelle, et aux pères d’avoir plus de temps pour s’investir dans la vie de famille. Les accès aux commerces sont facilités, les déplacements se font en train ou en vélo((Les brochures des opérations les plus cossues comportent un garage à vélo et précisent la distance à vélo du centre, ce qui indique bien leur cible de marché : les classes moyennes, dont celles aisées ; mais pas les hautes classes urbaines qui elles restent dans les hauts quartiers de Tokyo, dans les arrondissements de l’ouest de Minato-ku ou de Setagaya-ku.)), dans des quartiers qui promeuvent « l’urbanisme sans barrières », adapté aux personnes âgées comme à la petite enfance. Les promoteurs des tours résidentielles ne s’y trompent pas et ce sont plus des crèches et des garderies que des salles de sport ou des room-service de luxe qui figurent parmi les services mis à disposition des résidents. L’arrondissement de Chûô base même sa communication sur la qualité de vie offerte aux jeunes femmes actives qui ont investi les centres urbains dans les années 2000 (Kamiya et al., 2004). |
Figure 2 : Évolution des prix au m² entre 1994 et 2016 sur une parcelle située sur un terre-plein tokyoïte
Prix au m² et évolution en pourcentage pour la parcelle Kôtô n°16 (165 m²), située à Toyosu district 4-1 (Kôtô-ku). Source : Association des experts immobiliers du département de Tokyo (Tokyo fudôsankanteishi kyôkai). Réalisation : Rémi Scoccimarro, 2017.
Carte 3 : L’évolution de l’indice de fécondité dans le centre de Tokyo
Cartographie : Rémi Scoccimarro, 2017 |
3.2. La revitalisation des vieux quartiers du port de Tokyo
La verticalisation du front de mer par la construction de tours de logements a participé à la rénovation urbaine de cette partie du port de Tokyo. Les canaux nauséabonds du port, héritage de la haute croissance, ont été assainis, les berges ouvertes et aménagées en promenade, les jardins publics réhabilités. Les activités polluantes ont pratiquement disparu du port, pour laisser la place à des quartiers d’habitations et des shopping mall qui mêlent offres commerciales et ludiques.
Par ailleurs ces grands ensembles, même pour les plus cossus, n’ont pas donné naissance à des communautés fermées, un phénomène quasi inexistant à Tokyo. Certes les tours ne sont pas ouvertes au public et les accès sont strictement contrôlés, mais les jardins environnants sont franchissables et hormis les halls d’entrée, il y a finalement peu d’espaces privatifs. Il ne faut donc pas projeter sur ces espaces ce qui peut être vrai pour les tours du quartier de Minato, dont les Mori, qui en effet peuvent constituer des sortes de « communautés fermées verticales » (Abe et Funahashi, 2008). De plus, comme nous l’avons montré avec Triton Square ou Shinonome, sur une même parcelle, des tours de haut standing cohabitent avec celles destinées aux classes moyennes, permettant une mixité sociale effective. Ainsi, l’arrivée de ces nouvelles populations et de ces opérations de tours de logements ne constitue pas véritablement une gentrification dans son acceptation commune. Il y a certes un relèvement du niveau social et urbain indéniable dans ces quartiers. L’habitat se limitait auparavant aux classes populaires de Tokyo, dans les logements sociaux gérés par la mairie, les toei jûtaku, comme il en subsiste sur le terre-plein de Tatsumi. Mais les nouvelles tours ont essentiellement empiété sur le bâti industriel et l’arrivée des ménages de la classe moyenne n’induit pas de phénomènes d’exclusion, ni de relégation des populations préexistantes. C’est plutôt l’inverse qui se produit. En effet, le repeuplement massif de ces quartiers a permis de revitaliser le tissu commercial préexistant, alors qu’il était en déclin, et de l’élargir avec des offres nouvelles. Ainsi ces vieux quartiers populaires connaissent un regain qui profite à tous, alors qu’ailleurs, dans l’inner-city des arrondissements du nord de Tokyo ou dans certaines zones de la grande banlieue, ils seraient voués à devenir des déserts commerciaux caractérisés par le vieillissement accéléré. L’opération Shinonome a ainsi permis la construction d’un centre commercial standard du groupe AEON, une enseigne implantée en général dans la grande banlieue et les zones rurales, à une distance de seulement 600 m des logements sociaux de Tatsumi. Quant à la vieille rue commerçante et populaire de Tsukishima, Nishi-nakadori plus au nord, elle prospère de nouveau avec la reprise de commerces qui avaient fermé dans les années 1990, et connait aujourd’hui une seconde vie, alors que ses homologues périclitent dans le reste de la ville. |
Photographie 3 : Rue commerçante de Nishi-nakadori et tours résidentielles
Cliché : Rémi Scoccimarro, 2014 |
Conclusion
L’inflation, comme la déflation foncière, ont produit les mêmes effets de verticalisation du bâti urbain. Cependant la dérégulation urbaine accrue dans les années 2000 a conduit à une concentration des acteurs : en cela, sous son aspect libéral, la loi de revitalisation urbaine participe au contraire d’une reprise en main, voire d’un verrouillage, de l’urbanisme par les acteurs historiques de la capitale : Mitsui et Mitsubishi. Seuls subsistent les détenteurs de parcelles déjà valorisées dans les hauts-quartiers de Minato, comme le groupe Mori qui utilise la verticalité comme élément promotionnel pour des immeubles de prestige.
Alors que la bulle avait plutôt produit une verticalisation disparate, marquée par des opérations de petite taille, du fait de la difficulté du remembrement urbain, et dont l’un des emblèmes était les immeubles crayons, le retour au centre des populations et la dérégulation des COS a plutôt tendance à produire une verticalité uniforme, composée de tours carrées de 50 à 60 étages, érigées dans un même laps de temps.
Cette nouvelle silhouette urbaine correspond à un rehaussement généralisé, avec une uniformité qui ne parvient pas pour autant à le distinguer : Tokyo compte désormais beaucoup d’immeubles de grande hauteur, mais peu sont suffisamment originaux pour se détacher du lot et forger une identité propre au CBD de la capitale japonaise. Hormis lorsque le Mont Fuji figure en arrière-plan, qui reconnaît à coup sûr la skyline de Tokyo ? Celle-ci est pourtant plus visible qu’auparavant, à présent que le front de mer est aménagé et qu’il offre des points de vue sur les quartiers centraux.
La montée en hauteur des bâtiments limite par ailleurs leur rythme de remplacement, au moins le temps d’amortir les investissements. Cela pourrait rendre Tokyo moins changeante et contribuer à fixer la skyline, et donc la rendre plus identifiable. Le renouvellement urbain a certainement encore des réserves, mais entre 2003 et 2013 on peut déjà peut-être observer une durabilité plus grande du bâti avec le passage de 4,5% à 9,2% des immeubles âgées de plus de 43 ans, justement ceux construits en hauteur depuis les années 1970.
La verticalisation résidentielle à l’œuvre dans le centre-ville est en revanche ce qui distingue peut-être le plus Tokyo des autres villes globales de même rang. Les tours de logements participent autant, si ce n’est plus, à marquer la skyline que les tours de bureaux. Elles côtoient les quartiers d’affaires, et l’afflux de populations à proximité du CBD tend à rendre ceux-ci moins monofonctionnels. Comment qualifier ce nouvel espace qui a émergé sur le front de mer et qui est caractérisé par une verticalisation généralisée du bâti résidentiel ? Si on considère sa composition sociodémographique, les modes de vie, les pratiques urbaines ou encore sa féminisation et sa forte natalité, il se rapproche des caractéristiques de la banlieue résidentielle, constituant une sorte de « banlieue en centre-ville ».
Bibliographie
Bibliographie de référence
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Sources principales pour les données chiffrées
- Annuaire statistique du Japon
- Annuaire statistique de Tokyo
- Annuaire statistique des arrondissements (Tokyo) de Chûô, Minato et Kôto
Sources principales pour la cartographie
- Fonds de carte Proatlas V7 (2011) et Zenrin 17 (2014).
- skyscraperpage.com pour la localisation des gratte-ciels de Tokyo, données croisées ensuite sur les sites internet propres de chaque bâtiment.
- Relevés personnels de juillet-aout 2013, 2014 et 2015.
géographe, maître de conférences en langue et civilisation japonaises, Université de Toulouse Jean Jaurès
Mise en web : Jean-Benoît Bouron
Pour citer cet article :
Rémi Scoccimarro, « Naissance d’une skyline : la verticalisation du front de mer de Tokyo et ses implications sociodémographiques », Géoconfluences, octobre 2017. |
Pour citer cet article :
Rémi Scoccimarro, « Naissance d’une skyline : la verticalisation du front de mer de Tokyo et ses implications sociodémographiques », Géoconfluences, octobre 2017.
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-regionaux/japon/articles-scientifiques/skyline-verticalisation-tokyo