Monde(s) indien(s), géohistoire d’une expression géographique
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Au fil des siècles, la notion de monde a connu une histoire paradoxale. Issu du latin mundus, le mot a désigné à l’époque romaine l’espace s’étendant sous la vaste coupole du ciel, mais a pris une connotation plutôt négative dans les premiers écrits chrétiens, renvoyant au bas monde. Dans l’Occident chrétien médiéval, le terme est ambigu. Il peut signifier aussi bien la totalité de l’univers que l’ensemble des terres habitées, comme traduction de la notion grecque d’oikouménē. Au XVIe siècle, avec les « Grandes découvertes », il connaît déjà un premier questionnement. D’un côté, il s’étend à l’ensemble du globe terrestre, qui devient l’horizon de projection des puissances maritimes européennes, et devient le Monde – même si la majuscule distinctive n’a été proposée que dans les années 1980 par Olivier Dollfus. De l’autre, il se divise, avec l’Ancien Monde, l’Eufrasie, et le Nouveau Monde, l’Amérique. Depuis, cette double logique de globalisation du Monde et de parcellisation en mondes, n’a fait que s’accentuer. Au XVIIIe siècle, on a commencé à parler de « monde romain », ce qui a servi de matrice, au siècle suivant, à toute une série de mondes : le monde grec, le monde arabe, le monde chinois, etc. Le Monde était désormais fait de mondes (Capdepuy, 2023).
Histoire d’un monde : le « monde indien »
Le monde indien est donc un de ces mondes. Ainsi, en 1835, Carl Ritter consacra un des volumes de sa géographie de l’Asie au « monde indien » (Die indische Welt). L’expression permettait de nommer un espace qui trouvait sa place dans un triptyque, entre l’Asie orientale d’un côté et l’Asie occidentale de l’autre. Le monde indien de Carl Ritter englobait le sous-continent indien (ce qu’en allemand, on appelait alors Vorderindien, « l'Inde antérieure ») ainsi que la péninsule malaise. L’idée d’un monde indien s’explique par le développement de l’orientalisme avec une attention toute particulière aux langues indiennes. En France, la fondation de l’École spéciale des langues orientales vivantes remonte à 1795, l’ouverture d’une chaire de langue et de littérature sanskrite au Collège de France en 1814 et la fondation de la Société asiatique de Paris avec une revue spécialisée, le Journal asiatique, à 1822. Le propos du linguiste suisse Adolphe Pictet (1856) dans un article sur l’épopée indienne résume cet élan romantique : « Dans le monde indien, au contraire, tout est nouveau, tout nous étonne, nous confond, nous éblouit ou nous écrase par l’immensité. »
La notion de monde indien peut donc se comprendre comme l’expression spatialisée de l’idée de civilisation indienne. Néanmoins, il n’est pas inutile de souligner que la notion de monde, dans son acception parcellaire, n’a jamais été définie, ni par les géographes ni par les historiens, alors même qu’elle est d’un usage relativement ancien et assez commun. Or, si dans le cas du monde romain, il est pertinent de s’interroger sur les logiques de mondialisation, au sens strict de mise en monde, dans celui du monde indien, le cadre unitaire est beaucoup moins évident, ou du moins ne concorde-t-il pas avec une structure impériale. On peut relire, certes, non sans recul critique, ce qu’écrivait Pierre Gourou en 1953 dans sa géographie de l’Asie :
« Incapable de se donner une forte organisation politique, l’Inde s’est ouverte aux invasions. Les Musulmans n’ont pas eu de peine à la razzier et à la conquérir. Ils ont introduit l’Islam, qui a ajouté à la diversité indienne un élément particulièrement perturbateur et a préparé la division de l’Inde. Les effets de l’administration britannique, qui ont été immenses, n’ont pu abolir la diversité sous-jacente aux aspects homogènes de la civilisation indienne. Peut-être le recul de l’histoire fera-t-il découvrir que la domination britannique, qui était inévitablement centralisatrice et uniformisatrice, a disparu trop tôt pour promouvoir l’unité de l’espace indien. »
Pierre Gourou, 1953, L’Asie, Paris, Hachette, p. 379.
Au début des années 1990, « monde indien » a été choisi comme titre d’un des livres de la Géographie universelle. Pourtant, dans sa présentation préliminaire, François Durand-Dastès ne justifie pas vraiment ce choix. Il évoque la question de la taille de cet espace, qu’il qualifie de « quasi-continent » – moins péjoratif que « sous-continent » –, il rappelle que l’adjectif « indien » provient du fleuve Indus, soulignant ainsi que le tout a été nommé à partir d’une périphérie, mais il ne dit rien du « monde » (Durand-Dastès, 1995). La question métagéographique ne semble pas se poser. Pascal Clerc, dans son étude des représentations du « monde indien » dans les manuels scolaires, ne définit son objet que par une note de bas de page indiquant une série d’États : Inde, Pakistan, Bangladesh, Népal, Bhoutan et Sri Lanka (Clerc, 2002).
Quelle unité des mondes indiens ?
Le monde indien reste donc éminemment flou, ne renvoyant ni à une langue, comme le monde arabe, ni à une religion, comme le monde chrétien – et surtout pas, pourrait-on ajouter, à une religion, car l’erreur serait précisément de confondre le monde indien et le monde hindou – notion qui date également de la première moitié du XIXe siècle. Le monde indien, c’est l’Inde, non pas l’Union indienne devenue indépendante en 1947, mais le sous-continent ou la péninsule, ce vaste triangle avançant dans l’océan Indien et délimité au nord par le plissement himalayen, un coin du monde où une civilisation originale se serait développée, fruit d’interactions multiples entre des langues et des religions diverses.
Or depuis une vingtaine d’années, le pluriel s’est immiscé dans ce flou : non plus le monde indien, au singulier, mais les mondes indiens. Ainsi l’unité de recherche du CNRS « Savoirs et Mondes indiens » a été créée en 2009. Le Groupe de recherches en études indiennes organise également un séminaire sur les « mondes indiens » depuis 2022. Sans doute est-ce là une forme de concession à la pluralité de la géohistoire indienne. La notion de monde, qui est intrinsèquement porteuse d’une dynamique d’intégration d’une multiplicité de territoires et de sociétés, est peut-être trop unitaire en ce qui concerne l’Inde. Dans sa contribution à un manuel de terminale republiée ultérieurement sous le titre Grammaire des civilisations, Fernand Braudel avait consacré un chapitre à « L’Inde d’hier et d’aujourd’hui ». « L’Inde, écrivait-il, se présente comme une juxtaposition d’espaces et, non moins, de passés hétéroclites qui tous tendent à s’accorder, sans jamais y parvenir. » (Braudel, 1963).
L’Inde, au sens large du nom, apparaît ainsi comme un monde composite, voire une juxtaposition de mondes. Cependant, on pourrait proposer une autre interprétation à cette pluralité des mondes indiens, multiscalaire, à la fois transnationale et internationale.
D’une part, au-delà du continent indien, il existe aujourd’hui des espaces habités par des communautés plus ou moins nombreuses d’origine indienne, c’est-à-dire issues de l’Union indienne, du Pakistan, ou du Népal par exemple. Paradoxalement, dans la distance à la terre d’origine, ces diasporas auraient tendance à se fondre, ou du moins à estomper leurs différences. Le mot n’est pas vraiment passé en français, mais on parle en anglais de « Desi », qui dérive du sanskrit deśa signifiant « pays ». Il sert à désigner de façon indistincte les personnes originaires de l’Inde, du Pakistan, du Bangladesh, voire du Bhoutan ou des Maldives, autrement dit de l’Asie du Sud [1]. Son intérêt est d’être un endonyme, un nom que les gens se donnent eux-mêmes. En revanche, à La Réunion, on parlera de Malbars pour les personnes pratiquant l’hindouisme et originaires plutôt du sud de l’Inde, et de Zarabs pour les musulmans, originaires du Gujarat. On rappellera néanmoins que ces diasporas n’entrent pas dans la question au programme du concours de l’ENS de Lyon en 2026 [2] et que ces mondes indiens d’outre-mer ne pourront, au plus, qu’être pris comme des miroirs tendus vers le quasi-continent indien.
D’autre part, dans la perspective de la mondialisation contemporaine et de la montée en puissance de l’Union indienne en particulier, on ne peut ignorer la question du Monde et des ambitions indiennes. Malgré la rupture politique entre le parti du Congrès et le Bharatiya Janata Party, il y a une forme de continuité dans l’intérêt porté au Tiers-Monde autrefois, au Sud global aujourd’hui. Alors que l’Union indienne assurait la présidence du G20 du 1er décembre 2022 au 30 novembre 2023, le Premier ministre Narendra Modi a profité de l’occasion pour faire entendre « la voix du Sud global » sur le thème choisi par l’Inde : « One Earth, One Family, One Future », inspiré par une formule des Upanishad, « Vasudhaiva Kutumbakam », « le monde est une famille ». Mais lors des deux sommets des pays en développement intitulé « The Voice of Global South », en 2023 et en 2024, le Pakistan n’a jamais été invité. Les mondes indiens sont bien pluriels, divisés, voire antagonistes.
Bibliographie
- Braudel Fernand, 1963, « Jadis, hier et aujourd’hui : les grandes civilisations du monde actuel », in Suzanne Baille, Fernand Braudel & Robert Philippe, Le monde actuel. Histoire et civilisations, Paris, Belin, p. 279.
- Capdepuy Vincent, 2023, Le Monde ou rien : histoire d’une notion géographique, Lyon, Presses universitaires de Lyon.
- Clerc Pascal, 2002, « Le Monde Indien dans les manuels : la mise aux normes scolaires », Travaux de l’Institut Géographique de Reims, vol. 28, n°109-110, pp. 7-21.
- Gourou Pierre, 1953, L’Asie, Paris, Hachette, p. 379.
- Durand-Dastès François, 1995, « Monde indien », in : Roger Brunet (dir.), Géographie universelle, vol. Afrique du Nord, Moyen-Orient, Monde indien, Paris, Belin/Reclus, pp. .
- Pictet Adolphe, 1856, « Études sur l’épopée indienne », Revue de Paris, tome 33, p. 8.
[2] Lettre de cadrage – Concours BEL – Géographie – session 2026.
Mots-clés
Retrouvez les mots-clés de cet article dans le glossaire : géohistoire | métagéographie | Monde | multiscalaire (démarche, approche...) | partition de l’Inde et du Pakistan | Sud global.
Vincent CAPDEPUY
Docteur en géographie, professeur d'histoire et géographie, académie de La Réunion
Édition et mise en web : Jean-Benoît Bouron
Pour citer cet article :
Vincent Capdepuy, « Monde(s) indien(s), géohistoire d’une expression géographique », Géoconfluences, juin 2025.
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-regionaux/le-monde-indien-populations-et-espaces/formats-courts/mondes-indiens-geohistoire-d-une-expression-geographique