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Les transformations du bâti historique de la période Gründerzeit à Vienne (Autriche)

Publié le 07/04/2025
Auteur(s) : Sandra Guinand, chercheuse, géographe et urbaniste - Institut für Stadt und Regionalforschung, Österreichische Akademie der Wissenschaften (Vienne, Autriche) ; chercheuse associée Eirest, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Viktória Éva Lélek, doctorante en architecture et urbanisme - Institut für Stadt und Regionalforschung, Österreichische Akademie der Wissenschaften (Vienne, Autriche)

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La période Gründerzeit, sous l'empire austro-hongrois, a légué à Vienne un abondant patrimoine architectural, composé d'immeubles bourgeois ou aristocratiques mais également ouvriers. Longtemps préservé de la spéculation immobilière par une législation encadrant les loyers, il fait l'objet depuis les années 2000 d'une dérégulation qui se manifeste par une transformation architecturale du bâti et une requalification de certains bâtiments en résidences de luxe.
Sommaire
  1. 1. Formes et structures du Gründerzeit
  2. 2. Transformation du Gründerzeit et promotion immobilière
  3. 3. Intervention des pouvoirs publiques via la rénovation douce

Bibliographie | mots-clésciter cet article

L'architecture de la période Gründerzeit – caractéristique de la production urbaine et notamment de la production de logements durant la période industrielle (1848 à 1918) – a largement contribué à façonner l´identité urbaine et le tissu social de la ville de Vienne. Ce mouvement architectural et urbain prenant corps sous l´empire austro-hongrois a eu une influence non négligeable sur les formes des centres urbains de l´empire (Budapest, Prague, Brno, Bratislava, notamment). Les dimensions culturelles, esthétiques, sociales et économiques (bâtis comprenant classiquement des commerces en rez-de-chaussée) dépassent l'échelle des seuls bâtiments, pris individuellement, et ont un effet sur la dynamique du milieu urbain. Depuis sa construction, le bâti du Gründerzeit à Vienne a subi maints développements et évolutions qui suivent une trajectoire somme toute typique des villes européennes. Ce parc immobilier historique, comprenant actuellement environ 67 000 bâtiments résidentiels et quelque 220 000 appartements (Musil et al., 2022b, p. 1936) est intéressant à plusieurs égards. Tout d'abord, le marché du logement de la capitale est connu pour être très segmenté (document 1) et principalement composé de locataires : 77 % de la population (Statistik Austria, 2023). Il comprend une part importante de logements sociaux (environ 42 % des appartements). À ce parc s´ajoute le logement historique (22 %) évoqué, qui offre des loyers abordables en raison d'une réglementation stricte. Cette dernière, combinée à une faible demande, a fait que ce segment est resté peu attractif sur le marché de l'immobilier plusieurs décennies après la Seconde Guerre mondiale (Musil et al., 2022b). Il a peu attiré l´intérêt des promoteurs (Lichtenberger, 1993 ; Matznetter, 2019) et a été peu rénové jusqu´au début des années 2000 (Guinand et al., à paraître). Depuis lors, et plus encore après la crise financière de 2008 (OeNB, 2021), ce bâti locatif a subi une envolée des prix et attiré l'attention des promoteurs. Les conséquences sont la marchandisation et l'érosion de ce segment du marché du logement (Musil et al., 2022b).

Document 1. Part des ménages dans les segments du marché du logement à Vienne

Part des ménages par type de logement

Données : Statistik Austria 2022, d'après Musil et al., 2021. Traduction de l'autrice pour Géoconfluences, 2025.

Il s´agira, ici, par le biais de prises de vues collectées lors de nos différentes visites de terrain ainsi que de documents d´archive, de témoigner des récentes transformations de ce bâti mais aussi de mieux comprendre comment ce paysage historique est façonné et, au-delà, de saisir certaines caractéristiques des mutations urbaines et socio-économiques de la capitale autrichienne. Pour ce faire, nous présentons dans un premier temps les formes et expressions caractéristiques du Gründerzeit, pour ensuite discuter de ses transformations.

 

1. Formes et structures du Gründerzeit

Le Gründerzeit se réfère à la période d'industrialisation de l'empire austro-hongrois (1848–1918) qui a donné lieu à une forte production de logements suite à l´abolition du système manorial [1]. Les formes urbaines du Gründerzeit, facilement identifiables, dessinées à partir de la structure en damier, ont permis une rationalisation optimale de l´espace. Dans le premier arrondissement (hypercentre) et ceux qui s´étendent jusqu´au Gürtel, la deuxième ceinture routière entourant la ville (III, IV, V, VI, VII, VIII, IX), les îlots sont imposants, de forme carrée, avec des bâtiments comprenant souvent cinq étages (document 2 à gauche). La population y est cependant peu dense et la fonction résidentielle y est dominante. Les arrondissements situés au-delà du Gürtel, suivent la même logique de découpage mais avec des îlots rectangulaires et plus resserrés, des constructions de trois ou quatre étages comportant une importante densité de population (document 2 à droite). Les bâtiments présentent souvent une structure multifonctionnelle comportant, au rez-de-chaussée, de la restauration ou des services ainsi que des ateliers prenant parfois sur la cour intérieure. Cette multifonctionnalité du bâti est caractéristique de zones d´extension de la ville où se côtoient fonctions industrielles, artisanales, commerciales et résidentielles. Ils sont très visibles dans le XVIe et XVe (Ottakring et Rudolfheim) ainsi que le Xe (Favoriten) arrondissement. La carte (document 3) montre la forte densité des formes urbaines dans l´hypercentre et la première couronne pour une densité de population proportionnellement faible (intérieur du Gürtel). En revanche, au-delà du Gürtel, la tendance s'inverse : la densité des formes urbaines demeure forte et celle de la population augmente.

Ce boom immobilier de la fin du XIXe et du début du XXe siècle a produit des bâtiments architecturaux et des formes urbaines caractéristiques de la division sociale entre aristocratie, bourgeoisie et classe ouvrière. Trois typologies idéal-typiques sont identifiables : des appartements de standing le long du Ring et à l´intérieur du Ring pour l´aristocratie, des appartements bourgeois présentant une esthétique travaillée et principalement situés dans le centre-ville, et des immeubles ouvriers plus petits, densément peuplés, construits essentiellement dans les quartiers périphériques au-delà du Gürtel (Bobek et Lichtenberger, 1966) (document 4).

Document 2. Exemples d'îlots, l'un situé à l'intérieur du Ring (à gauche) et l'autre à l'extérieur du Gürtel (à droite)
upper class lower class

Transherit, réalisation Viktória Éva Lélek, 2024.

Document 3. Plan de la ville de Vienne avec les densités bâties et de population

types de logements

D'après MA 18, Ville de Vienne, Transherit, réalisation Viktória Éva Lélek, 2024.

Document 4. Immeuble locatif bourgeois, avec ailes latérales assemblées (gauche), immeuble locatif ouvrier (droite)

Immeubles locatifs bourgeois et ouvrier

Source : d'après Boebek & Lichtenberger, 1996, p. 91.

 

2. Transformation du Gründerzeit et promotion immobilière

Malgré un marché immobilier en berne (document 5) suite à la crise économique qui secoue l'Europe depuis la Covid et la guerre en Ukraine [2] qui ont renchéri le coût de la construction et rendu l'emprunt plus difficile, le bâti du Gründerzeit a éveillé l'intérêt des promoteurs immobiliers ces dix dernières années. Cela est dû notamment à une importante croissance de la population viennoise, passée de 1 502 772 en 1991 à plus de 2 millions d'habitants en 2024 (2 005 760) (Ville de Vienne, 2024a ; 2024b), couplée à une baisse du volume de logements (et de la construction de logements) accessibles sur le marché de la location. Ces faits ont pour corollaire d'accélérer la pression sur les prix de l'immobilier. L'indice moyen des prix est ainsi passé de 83,83 en 1999 à 171 en 2022, pour un indice 100 en 2015 (OENB, 2023). Longtemps resté hors marché du fait des coûts importants de rénovation ainsi que d'une réglementation sur la protection des loyers datant de 1922, le bâti du Gründerzeit est devenu, depuis le début des années 2000, un objet lucratif pour les promoteurs.

Document 5. Indice des prix du logement à Vienne

Données : Statistik Austria, 2025.

L'investissement de ces acteurs privés se matérialise par la transformation du logement Gründerzeit. Elle se caractérise par trois processus dans le paysage viennois : (1) la démolition du bâti historique pour laisser place à la construction d'un nouvel immeuble résidentiel. Celui-ci peut s'avérer particulièrement rentable car offrant plus de mètres carrés constructibles, la hauteur des pièces étant plus basse (le code de la construction de 1883 exigeait un minimum de 3 mètres sous plafond contre 2,5 aujourd'hui) et la hauteur du bâtiment parfois plus élevée (si les capacités constructibles ne sont pas atteintes) ; (2) la conversion légale du bâtiment historique en tant que propriété indivise en un immeuble en copropriété avec la transformation du grenier en luxueux penthouses ; ou (3) le changement de fonction du bâtiment. Dans les deux premiers cas, les deux formes de transformation impliquent le départ des anciens locataires (Musil et al., 2021, p. 980). Dans le troisième cas, la population locataire est moins touchée, car il s'agit souvent de fermetures d'entreprise, de ventes de leur bâtiment ou encore de déménagement de ces dernières.

Document 6. L'ancien palais Lützow vers 1880 et en 2014

Palais Lützow Wien

Ludwig Niernberger (Editions), 1., Bösendorferstraße 13 - Palais Lützow (ehem. Giselastraße), Vers 1880, Collection Wien Museum Online 93080/14.

Ancien palais Lützow Wien

Eigenes Werk, ancien palais Lützow (1870-72) de Carl von Hasenauer, 13 Bösendorferstraße, 2014, CityABC.at, licence CC BY-SA 4.0.

L'ancien palais Lützow illustre en partie ces transformations opérées par les investisseurs (document 6). Recouvrant anciennement la fonction de logements, il a été transformé en bureaux après la Seconde Guerre mondiale pour redevenir propriété d'un investisseur en 2006. Il a été rénové au début des années 2000 avec l'aménagement d'une terrasse et d'une extension sur le toit. La façade, elle, est restée fidèlement la même au cours de toutes ces années. Ceci n'est pas toujours le cas des bâtiments de logements du Gründerzeit dont certains ont subi, durant la période du national-socialisme (1938-1945), une rénovation moderniste des façades conduisant à la suppression des éléments décoratifs (Entstuckung) (Knauer, 2022).

2.1. Transformation d'un bâtiment public en résidence de luxe

Document 7. La reconversion de l'ancienne station des télécommunications

Station de télégraphe

Michael Franckenstein & Comp., Börseplatz 1, ancien K. K. Télégraphe, vers 1873, Collection Wien Museum Online 78079/658/2

Station de télégraphe reconvertie

Börseplatz 1, Sandra Guinand, 2024.

L'image ci-dessus (document 7) représente l'ancienne station de télégraphe et de télécommunication construite de 1870 à 1874 suite à l'extension de la ville. Ce bâtiment imposant aux formes de la Renaissance italienne comprenait au départ trois étages formant un bloc isolé de 54 mètres de long et 42 mètres de profondeur. Ces dimensions donnent une idée de l'imposant volume de certaines constructions de l'époque et de la manière dont celles-ci marquent l'espace. Ce bâti donne sur la place de la Bourse. Un escalier extérieur se dresse devant l'avant-corps central. Le bâtiment est couronné par un imposant groupe de figures symbolisant le trafic télégraphique reposant sur l'attique. De 1902 à 1907, il a fait l'objet de l'ajout d'un quatrième étage (Ville de Vienne, 2024d). La compagnie des télécommunications autrichienne a utilisé cet espace jusqu'en 1996. Classé monument historique, il a fait l'objet de spéculation immobilière : il a appartenu à un ex-général croate et a changé plusieurs fois de propriétaire avant d'être rénové en 2017 par l'investisseur Michael Albert et ses partenaires (Kischko, 2018) (document 7 à droite). Il a été transformé en 39 appartements de haut standing dont les prix au mètre carré, dans le segment du logement de luxe, oscillent entre 15 000 à 19 000 euros. À titre de comparaison, la moyenne à l'époque (2017–2018) du mètre carré pour un logement « standard » dans la capitale autrichienne était d'environ 5 500 euros. Le directeur de la société de développement en charge de la rénovation du bâtiment présentait, dans un entretien, ces coûts et cette transformation comme un investissement pour la collectivité (les résidents, usagers et visiteurs) somme toute peu onéreuse :

« Les prix sont en fin de compte aussi le reflet de la qualité de vie. Ils reflètent les coûts élevés de la revitalisation. Et celle-ci représente la mosaïque d'un paysage urbain harmonieux et d'une grande valeur historique, qui profite aux habitants. Les Imperial Lofts et les Skyview Penthouses représentent sans aucun doute un club d'élite [ligua] pour des clients très particuliers. » (…)

« Même si certains des appartements les plus chers de Vienne sont construits ici - en comparaison avec d'autres villes européennes, comme Paris, Londres ou New York, les prix de l'immobilier à Vienne, dont l'immobilier de luxe de la Börseplatz 1, sont relativement bon marché. »

Communiqué de presse Börseplatz 1, 2017, traduction de l'autrice.

Le témoignage du directeur de la société de développement du projet de Börseplatz indique le peu de scrupules de certains promoteurs agissant dans la rénovation et la transformation du bâti du Gründerzeit et dénote une certaine duperie rhétorique s'agissant, dans ce cas-ci, de la comparaison du marché immobilier viennois à celui de New York. Ces transformations d'objets plus modestes dans le centre de la ville de Vienne sont assez répandues, comme le montre une étude de 2007 à 2019 (Musil et al., 2021, p. 985), sur le déplacement progressif des interventions et transformations sur le bâti Gründerzeit du centre vers l'extérieur. Elles mettent en exergue la question de l'accessibilité du logement pour une population majoritairement locataire, le coût toujours plus important des loyers, ainsi que des typologies de logements retenues lors des transformations qui ne profitent qu'à un segment de la population et en exclut une grande majorité.

2.2. Changement de structure sociale et du marché de l'immobilier dans les anciens faubourgs

Les résultats de cette même étude (Musil et al., 2021, p. 990) ont révélé que la transformation du parc immobilier du Gründerzeit à Vienne avait touché 2 117 bâtiments et environ 30 300 appartements, soit environ 14 % du parc. Comme le mentionnent les auteurs, ce chiffre peut sembler faible par rapport à l'ensemble du marché (900 000), mais en raison de son importante concentration, les implications pour les quartiers touchés ne sont pas sans conséquences socio-économiques. En effet, en 2019, les bâtiments du Gründerzeit comprenaient environ 220 000 des 900 000 logements locatifs existants. Ce segment du marché, en particulier dans les quartiers périphériques de la deuxième couronne urbaine (au-delà du Gürtel), fournit des logements abordables et officient en tant que « lieux d'arrivée » temporaires (El-Kayed et al., 2020) pour les migrants et les ménages à faibles revenus (Kohlbacher et Reeger, 2006). Par conséquent, la transformation et la réduction de ce parc, principalement par son retrait du marché locatif (30 300 appartements entre 2007 et 2019) a des répercussions sociales importantes, en particulier pour les ménages à faible revenu. C'est le cas notamment du XVe arrondissement (document 8), qui a, ces cinq dernières années, connu d'importantes transformations.

Document 8. Angle de la Johnstraße 21-23 et de la Goldschlagstraße 106-108, vers 1900 et en 2024

Angle de rue 1900

Johnstraße 21-23, Vers 1900-1905 : Coin Goldschlagstraße 106-108, Wien Museum Online Collection 234706.

Angle de rue 1900

Johnstraße 21-23 : Angle de la rue Goldschlagstraße 106-108, Viktória Éva Lélek, 2024.

Le document 8, permet d'observer comment, à 125 ans d'intervalle, ce bâtiment anciennement à destination de la classe ouvrière a été rénové et additionné d'un étage supplémentaire pour l'aménagement d'appartements duplex avec terrasse. L'intervention des promoteurs, souvent des entreprises locales (Musil et al., 2022), modifie la structure du marché immobilier dans ces quartiers. C'est le cas de ce bâtiment : ancienne propriété indivise, il offrait des locations à un coût relativement modéré, pour être ensuite transformé en immeuble de copropriété. L'ajouts de nouveaux appartements en attique, considérés comme du logement neuf, permet de se soustraire à la réglementation des loyers. Certains d'entre eux sont également transformés en location de courte durée (Paulus, 2019) comme les chiffres d'Airbnb en attestent (Inside Airbnb, 2024).

2.3. Une valeur marchande du foncier qui supplante les valeurs historique et mémorielle

Les changements opérés dans la capitale autrichienne ne sont pas nouveaux. Comme beaucoup d'autres villes d'Europe, cette dernière s'est tournée, au début des années 2000, vers des politiques urbaines plus favorables aux entreprises et à l'entrepreneuriat. De nouveaux acteurs sont apparus dans la conduite des affaires urbaines, comme ceux du marché immobilier (Novy et al., 2001). Cette mutation fondamentale de politique a également entraîné des modifications dans la perception de l'environnement bâti, en particulier des éléments historiques qui soudain deviennent de nouvelles valeurs à mobiliser, ces bâtiments présentant dès lors des avantages pour le développement social et économique (Cerisola, 2019). Dans ce contexte, l'investissement dans le patrimoine est considéré comme potentiellement générateur de rendement (Dümcke et Gnedovsky, 2013). Malheureusement, cette attention portée au bâti historique ne pèse pas toujours en faveur de sa préservation et de sa réhabilitation. Cette « commodification » passant d'une valeur d'usage sociale et culturelle (habitation, identité et appartenance) à celle d'une valeur d'échange, met en avant les potentialités foncières et constructibles que le bâtiment revêt. Parfois, certains bâtiments subissent des démolitions quand les qualités esthétiques sont jugées peu intéressantes par le promoteur. Dans la capitale viennoise, ces démolitions ou ces transformations peuvent générer des changements importants et déstructurants quant à la nature historique du bâtiment, à la dynamique socio-spatiale et à l'identité des quartiers. Avec son marché du logement jusqu'alors très protégé, les actions des promoteurs et les transformations du parc de logements du Gründerzeit, peuvent être perçues comme « agressives » pour une population peu habituée à une commodification du logement. Jusqu'à récemment, l'opinion publique viennoise faisait savoir son inquiétude dans la presse quant aux démolitions de bâtisses historiques dans la capitale viennoise pour laisser place à de nouvelles constructions (Wojciech, 2023 ; Zoidl et Redl, 2021).

Document 9. Rénovation urbaine, disparition du bâti ouvrier et banalisation architecturale, Xe arrondissement de Vienne

Angle de rue avant destruction 2012

Google street View, Gudrunstrasse 120, Xe arrondissement, 2022.

Angle de rue après démolition recontruction 2024

Vue du nouveau bâtiment sur Gudrunstrasse 120, Xe arrondissement, Sandra Guinand, 2024.

C'est le cas par exemple du bâtiment visible sur le document 9 (à gauche), qui a été démoli pour laisser place à une nouvelle construction de logements (à droite). Les qualités esthétiques sont ici contrebalancées par les potentiels constructibles. Les formes et l'architecture caractéristique du bâti viennois laissent ici place à une construction « en conteneurs évidés » commune voire banale, représentative des formes urbaines produites par la standardisation immobilière dans le monde.

Ces destructions sont souvent situées dans les quartiers périphériques, anciens faubourgs de la classe ouvrière qui, contrairement aux quartiers situés à l'intérieur du Gürtel, ne contiennent que peu de zones protégées (Schutzzone) dont la base juridique date de 1972. Ce type de bâti plus ordinaire revêt pour autant une qualité historique et culturelle importante puisqu'il témoigne de l'histoire sociale de la ville. Une protection plus stricte contre les démolitions, inscrite dans la réglementation sur les constructions, existe désormais depuis 2018 : les bâtiments construits et non classés ou non situés dans une zone de protection datant d'avant 1945 nécessitent une procédure plus approfondie (mobilisation d'experts) pour recevoir l'autorisation de démolition de la ville. Si un bâti est considéré comme digne d'être conservé en raison de son aspect extérieur, sa démolition peut alors être interdite. Cependant, cette dernière peut tout de même être effectuée sous l'appellation de « démolition économique » : elle est alors autorisée – sous condition de la présentation d'un registre présentant le suivi de la maintenance effectuée sur le bâtiment – lorsqu'une rénovation ne peut plus être financée par les revenus locatifs selon l'avis d'un expert. Cet argument est dénoncé comme un prétexte souvent avancé par les promoteurs (Zoidl, 2023 ; Scherer, 2023). De plus, la date de 1945 pose la question des critères de sélection et de définition d'un bâtiment jugé « historique » et de la place des objets plus récents mais tout aussi intéressant en termes d'histoire urbaine et sociale. Cette réglementation est certainement à mettre en lien avec la loi de protection des loyers pour les logements datant d'avant 1945. Car la démolition d'un bâtiment et la reconstruction de logements considérés comme « neufs », permet de sortir de cette régulation et d'appliquer les prix du marché.

 

3. Intervention des pouvoirs publiques via la rénovation douce

Le plus grand défi pour le développement urbain et social de la ville de Vienne est l'arrivée de groupes très diversifiés de migrants, dont une partie importante est peu qualifiée. En 2002, 27,2 % de la population viennoise était identifiée d'origine étrangère contre 44,4 % début 2023 (Ville de Vienne, 2023). Cette augmentation montre bien les changements socio-culturels et économiques auxquels la capitale autrichienne fait face. Jusqu'à présent les médias ont souvent présenté la ville de Vienne comme exemplaire en termes de mixité socio-spatiale et de cohésion sociale. Cependant, certains chercheurs mettent en avant la nécessité d'édicter des mesures pour freiner la fragmentation ainsi que la polarisation sociale et économique de la population (Suiter, 2015 ; Hatz et al., 2015 ; Lakševics et al., 2024). Les transformations du Gründerzeit participent à cette polarisation avec le déplacement de migrants à faibles revenus, qui ne peuvent prétendre à un logement social avant deux ans de résidence, et peinent à se loger. Elles modifient également les dynamiques socio-culturelles des quartiers soit via la structure sociale (Musil et al., 2022) soit par le remplacement de contrats de location à durée indéterminée par des contrats courts ou du court séjour.

Bien que favorisant les investisseurs, les autorités publiques interviennent également sur le bâti historique, dont le Gründerzeit. La ville poursuit les politiques de rénovation douce (sanfte Stadterneuerung) mises en place dès le début des années 1970. Il s'agit en fait de réhabilitation urbaine : l'objectif est de favoriser la préservation des bâtiments historiques par rapport à la démolition et de maintenir les populations dans leur logement (Paal, 2008). Aujourd'hui, cette stratégie se poursuit par l'attribution de subsides et d'aides aux propriétaires et locataires via le Fonds viennois pour le logement et la rénovation urbaine (Wohnfonds Wien). Dans le domaine de la rénovation, le Wohnfonds Wien gère le service de conseil en rénovation et fait office de service de traitement pour les rénovations de logements subventionnées à Vienne, sur mandat du Land de Vienne. Cela signifie qu'il aide les personnes intéressées par la rénovation à déposer une demande de subvention pour la réhabilitation, accompagne les projets subventionnés jusqu'à la réception finale et contrôle l'utilisation des subventions. En outre, il met également en œuvre des projets WienNeu+ (rénovations en bloc) dans des zones sélectionnées. C'est le cas, par exemple, du bâtiment ci-dessous datant de 1908 (document 10), comprenant dix-huit appartements, qui a entièrement été réhabilité entre 2014 et 2016. Les façades ont été complètement ravalées et isolées, des balcons ajoutés ainsi qu'un ascenseur. L'étage supérieur de l'aile gauche et le toit qui le surplombe ont été démolis afin de permettre aux immeubles voisins d'être mieux éclairés et aérés. Dans les étages existants, des espaces libres ont été créés sous la forme de trois balcons et de trois loggias. Ces initiatives, bien que diluées sur le territoire viennois, sont une mesure intéressante pour contrer temporairement l'avancée de la gentrification des quartiers. Malheureusement, ce système ne garantit pas une pérennité dans le temps puisque la garantie des loyers modérés après réhabilitation est déterminée sur une durée fixe (15 ou 20 ans).

Document 10. Pillergasse 11, XVe arrondissement, vue de la façade et de la cour intérieure
Pillergasse Pillergasse
Viktória Éva Lélek, 2024.

Conclusion

Nous avons illustré par le texte et l'image l'évolution et les expressions contemporaines du bâti historique de la période Gründerzeit. Ces photographies témoignent des mutations et des enjeux socio-économiques qui traversent la capitale viennoise. Les images d'archives montrent l'intérêt de poser un regard sur le temps long (Guinand et al., à paraître), notamment quant à la persistance des structures sociales dans l'organisation des formes urbaines. Les transformations actuelles du logement du Gründerzeit posent la question déterminante de son accessibilité pour les primo arrivants (arrival city). Ce sujet est d'autant plus important au sein d'une capitale qui attire une part importante de migrants. Elle souligne la nécessité d'un meilleur encadrement des réhabilitations du parc de logement issu de la période du Gründerzeit. C'est vrai notamment en ce qui concerne les travaux de rénovations pour un meilleur confort thermique et une adaptation aux enjeux énergétiques. De ce point de vue, un meilleur dialogue pour des formes de collaboration innovantes entre les promoteurs privés et le secteur public est à instaurer. Car si le secteur public est actif dans la réhabilitation du Gründerzeit, il ne peut agir seul face à l'ampleur de cette tâche. Enfin, ces images montrent comment la transformation de ces formes urbaines, selon la localisation géographique et le type de transformation opérées, non seulement redessine les contours de l'identité viennoise mais également celle de son histoire sociale et culturelle.


Bibliographie


[1] Le système manorial est un mode d´organisation et de propriété foncière au sein duquel les travailleurs exploitaient la terre du propriétaire ou du locataire en échange d'une protection et du droit de travailler une parcelle de terre séparée pour leurs propres besoins.
[2] Au 1er janvier 2024, Vienne comptait 34 124 résidents ukrainiens déclarés (Ville de Vienne, 2024) soit 1,7 % de la population.,

Mots-clés

Retrouvez les mots-clés de cet article dans le glossaire : fragmentation urbaine | morphologie urbaine | réhabilitation | rénovation.

 

Remerciements

Ce travail a été élaboré dans le cadre du projet de recherche « TransHerit - Towards a New Heritage Regime? Financialisation of the historic housing stock (Gründerzeit) in Vienna and Budapest » financé par le Fonds autrichien pour la recherche FWF, FWF-P37102-G, DOI 10.557761/P37102.

 

Sandra GUINAND

Chercheuse, géographe et urbaniste. Institut für Stadt und Regionalforschung, Österreichische Akademie der Wissenschaft, Vienne, Autriche.

Viktória Éva LÉLEK

Doctorante en architecture et urbanisme, Institut für Stadt und Regionalforschung, Österreichische Akademie der Wissenschaft, Vienne, Autriche.

Édition et mise en web : Jean-Benoît Bouron

Pour citer cet article :  

Sandra Guinand et Viktória Éva Lélek, « Les transformations du bâti historique de la période Gründerzeit à Vienne (Autriche) », Géoconfluences, avril 2025.
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-thematiques/de-villes-en-metropoles/articles-scientifiques/grunderzeit-vienne-autriche

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