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Frontière, frontières

Publié le 18/01/2024
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1) Au sens strict, la frontière est une limite fixée par traité entre deux États. En anglais, c'est le sens des mots border, borderline ou boundary line. La frontière comme ligne continue est historiquement récente et datée, elle a caractérisé l'apparition des États modernes, westphaliens. L'effort d'assignation de leurs limites a été rendu possible par le progrès des techniques de localisations géographiques et de cartographie. Auparavant, en l'absence de murailles ou autres fortifications, la frontière était une périphérie incertaine de « marches » à défendre ou de confins peu peuplés ou moins contrôlés.

Limites séparant deux entités territoriales différentes, les frontières, coupures ou coutures, peuvent être plus ou moins fermées, plus ou moins perméables. Tout organisme – individuel ou collectif – sécrète de la frontière, toute culture a ses limites : frontières et limites sont alors des instruments de régulation et de délimitation des systèmes socio-territoriaux. Les frontières s'accompagnent de discontinuités, d'effets de seuil (statistiques par exemple), de gradients plus ou moins accentués qui en sont tout à la fois la cause et la conséquence.

Une frontière ne saurait être « naturelle » en soi. Elle est toujours conventionnelle, produite par les sociétés humaines qui font d'éléments morphologiques de simples supports physiques destinés à en conserver le tracé. Une ligne de crête sur un relief, par exemple, n'est une frontière que si les deux États riverains s'accordent pour le décréter : les communautés locales, pastorales par exemple, s'en affranchissent au quotidien.

Les frontières, si elles peuvent être des lieux de tension, d'incertitude, de confrontation, peuvent être aussi des interfaces actives de stimulation et de compétition fécondées par la présence de l'autre, par ses différences.

2) Dans un sens plus large, la frontière peut être définie comme toute discontinuité entre deux formes différente d'appropriation territoriale, y compris à l'intérieur d'un État. C'est le sens du mot frontier en anglais, qu'on peut traduire aussi en français par front pionnier.

C'est Frederick Jackson Turner qui, en 1893, a théorisé le premier la notion de frontier, front pionnier de la conquête de l’Ouest américain et modèle de la construction du territoire des États-Unis. La frontière intérieure, mobile dans le temps et dans l’espace, répond à deux objectifs souvent concomitants. Le premier consiste à faire coïncider les limites administratives d’un État avec celles de sa maîtrise et de sa mise en valeur spatiale effectives. Dans le second cas, il s’agit de décharger d’autres espaces infranationaux de pressions, essentiellement démographiques. Sous l’effet d’une impulsion politique ou d’initiatives spontanées, l’avancée du peuplement et la valorisation économique traduisent l’intégration progressive dans le territoire national d’espaces considérés comme neufs, au détriment parfois des populations autochtones préexistantes au mouvement.

Dans un article publié sur Géoconfluences, Delphine Acloque (2022) propose une modélisation de six types de frontières, au sens large (frontier) d'après la littérature scientifique. La frontière turnerienne est ici le premier des six types.

Frontier comme processus civilisationnel

Frontière = espace des terres libres et sauvages, « habitées par les populations autochtones, mais conceptuellement inhabitées » (Rasmussen et Lund, 2021)

Espace façonné par les pionniers et la « procession de la civilisation » (Turner, 1893) – commerçants, trappeurs, colons, soldats, fermiers – qui ont façonné l'identité et l'histoire de la démocratie américaine
Frontière - interface Frontière = zone de contact et d'échanges entre des milieux distincts et des peuples aux pratiques et aux cultures différenciées 
Frontière - contrôle  Frontière = espace de projection du centre et des pouvoirs centraux sur les périphéries, à l'origine d'une diversité de mécanismes de contrôle de l'espace (nationalisation des terres, délimitation de frontières administratives, sédentarisation des populations nomades)
Commodity frontier*

Frontière = espace résultant de la dynamique même du système capitaliste (Moore, 2000) = exploitation sans cesse renouvelée de ressources permettant l'accumulation

Production de biens (en particulier produits agricoles) sur des terres situées « aux marges du système » = condition du développement et de la reproduction capitalistes 
Frontière comme espace de dépossession 

Frontière = espace d'appropriation des ressources et de dépossession des populations autochtones (Harvey, 2001)

Définition de nouveaux droits et remise en cause des pratiques et des droits d'usage

Processus de privatisation des communs
Frontière comme espace de « friction » (Tsing, 2005)

Frontière = espace de tensions et de concurrences entre des forces et des processus contradictoires et complexes, où il faut se départir des catégories trop simples et dichotomiques opposant « gros » et « petit » ou encore « bon » et « mauvais » : « plus on regarde de près, plus la situation devient confuse » avec des « alliances croisées » (Eilenberg, 2014)

Frontière = espace de négociation et d'arrangements entre populations autochtones, gouvernants, entreprises privées, armée, mouvements sociaux locaux et internationaux 

Réalisation : Delphine Acloque, 2021 (à partir de la confrontation de sources bibliographiques diverses, dont les principales sont mentionnées dans le tableau). Les schémas modélisateurs sont proposées par Géoconfluences. Cliquez ici pour afficher les six schémas et leur légende. 

*L'expression commodity frontier se traduit très imparfaitement en français par l'expression « front de production d'un bien ». J.W. Moore a notamment étudié le front du sucre au XVIe siècle et ses implications spatiales, socio-économiques et écologiques au sein des territoires de production.

(ST, JBB). Dernières modifications : septembre 2020, juin 2022.


Références citées
  • Delphine Acloque, « Frontière désertique, front pionnier et territorialisation. Approche à partir du cas égyptien », Géoconfluences, juin 2022.
  • Eilenberg Michael, 2014, “Frontier constellations: agrarian expansion and sovereignty on the Indonesian-Malaysian border”, The Journal of Peasant Studies, 41:2, pp. 157-182
  • Harvey David, 2001, “Globalization and the 'spatial fix'”, Geographische Revue, 2001, vol. 3, n° 2, pp. 23-31
  • Moore Jason W., 2000, “Environmental Crises and the Metabolic Rift in World-Historical Perspective”, Organization & Environment, vol. 13, n° 2, pp. 123–157
  • Rasmussen M.B., Lund C., 2021, “Chapter 10: Frontiers: Commodification and territorialization”, in Akram-Lodhi et al. (ed.), Handbook of Critical Agrarian Studies, Edward Elgar Publishing
  • Tsing Anna Lowenhaupt, 2005, Friction, Délires et faux-semblants de la globalité, [2020, La Découverte, pour la traduction française]. 420 p.
  • Turner Frederick J., 1893, The frontier in American history, Hold Rinehart and Winston
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