Frontière désertique, front pionnier et territorialisation. Approche à partir du cas égyptien
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« Pour une nation, posséder un front de colonisation, c'est une fortune exceptionnelle qui implique le goût et la recherche du nouveau, la volonté de ne pas s'en tenir à l'héritage du passé, la manifestation d'une puissante vitalité » (Demangeon, 1932, p. 636). Cette citation du géographe Albert Demangeon montre combien les fronts pionniers sont indissociables du processus de construction nationale et du paradigme de modernisation. C'est ce double-lien que met en exergue l'image ci-dessous. Présentée à l'occasion d'une grande conférence économique réunie en 2015 à l'initiative du président Sissi, elle illustre le projet de mise en valeur de plus d'un million de feddans (1 feddan = 0,42 ha) dans le désert égyptien, relançant la politique de bonification agricole des marges désertiques initiée sous Nasser et renforcée depuis les années 1980-90.
Symbole pharaonique de la vie, la croix de Ankh (document 1) est ici constituée de blé ondulant au vent. Entourée de vastes superficies rompant avec le paysage rural égyptien traditionnel (document 2 montrant la juxtaposition de fines lanières dans le gouvernorat de Kafr el-Sheikh, Nord du Delta du Nil), elle devient ainsi à la fois le symbole de la mise en valeur agricole des terres arides du pays, de la sécurité alimentaire nationale incarnée par la production de blé, et plus largement de la survie du peuple égyptien (le même mot est utilisé dans le dialecte égyptien pour signifier vie et pain : 'aish). Cette image opère alors une inversion spatiale dans le contexte égyptien puisqu'elle traduit un renversement complet des représentations et des mythes associés au désert dans l'histoire, la géographie et la culture populaires égyptiennes. Dans la mythologie de l'Égypte pharaonique, les terres stériles du désert sont en effet le domaine de Seth, Dieu belliqueux de la violence et du mal, alors que son frère Osiris gouverne les zones fertiles du delta. Le monde des Égyptiens de l'Antiquité était alors divisé en deux : d'une part, kemet, les terres noires de la vallée et du delta, riches en alluvions et porteuses de vie et de civilisation et, d'autre part, desheret, les terres rouges du désert, réputées dangereuses et inhospitalières, territoires de la mort et des calamités naturelles (Sherbiny et al., 1992). Ce sont ces terres, situées en marge du territoire jugé « utile », qui sont au cœur des grands projets de développement agricole depuis la seconde moitié du XXe siècle.
Territoires de vie et de parcours des populations bédouines (document 3), les terres arides sont appropriées et nationalisées par une loi de 1980. Si les superficies ambitionnées par les régimes successifs et sans cesse martelées dans les discours officiels n'ont jamais été atteintes, un front agro-désertique, aux réussites certes inégales, reconfigure l'organisation du territoire national : d'abord, de part et d'autre du Delta du Nil (document 4), et plus récemment dans plusieurs secteurs éloignés de la vallée du Nil.
Document 4. La mise en culture des marges occidentales du delta, 1984-2020Version GIF animée |
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>>> Voir l’évolution du front pionnier égyptien grâce à « timelapse » de Google Earth Engine
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Après avoir décrit les grands jalons épistémologiques de la notion de frontière, la première partie interroge la spécificité des fronts pionniers en milieu aride et semi-aride et les processus de mise en ressource. L'analyse se concentre ensuite sur les espaces désertiques égyptiens et montre comment ils sont devenus, depuis le milieu des années 1950, des réservoirs de développement et de modernisation agricole, s'imposant comme des solutions face aux contraintes territoriales du pays. Cette projection vers le désert – orchestrée par l'État, soutenue financièrement et techniquement par des acteurs internationaux et relayée par des acteurs privés – s'accompagne de processus singuliers de « territorialisation à la frontière », qui font l'objet de la dernière partie.
1. Frontière et front pionnier agro-désertique
La séparation entre la vallée cultivée et les hauteurs arides est une frontière, dans un sens plus général que celui du front pionnier. Cette partie propose un bref retour épistémologique sur la notion de frontière et son application au cas des marges agro-désertiques égyptiennes.
1.1. Du mythe turnérien de la frontier au renouveau contemporain du cadre épistémologique
Qu'elle soit fixée, en mouvement ou simplement imaginée, la frontière permet de distinguer un extérieur et un intérieur, intérieur au sein duquel les règles de la vie en société peuvent être établies. La frontière peut ainsi être assimilée à un objet géographique « total » par analogie au « fait social total » (Mauss, 1950). La dimension totale de la frontière repose dans sa capacité à mettre « en branle dans certains cas la totalité de la société et de ses institutions » (ibid.) : elle se caractérise en effet par des dimensions à la fois juridiques, économiques, religieuses ou esthétiques.
Mobilisant une approche à la fois historique, politique, socio-économique et culturelle, l'étude d'une frontière implique par conséquent d'identifier les trajectoires sociospatiales du « front » – qu'il soit agricole, minier, périurbain, de peuplement ou encore environnemental –, les représentations et les imaginaires qui le guident, ainsi que les acteurs, leurs intérêts et les tensions qui l'animent. La diversité des trajectoires frontalières et des contextes historiques a notamment forgé deux acceptions distinctes du mot frontière, que la langue anglaise permet de mieux caractériser : border et frontier. La frontière-border est caractéristique du processus de construction politique et de délimitation des États-nations européens, westphaliens, s'incarnant par exemple dans la « ligne bleue des Vosges » à la fin du XIXe siècle. Exactement à la même période, l'historien et sociologue américain Frédérick Jackson Turner (1893) conceptualise la notion de frontier. Dans le contexte de la construction des États-Unis et de la conquête de l'Ouest, la frontier désigne une limite civilisationnelle sans cesse repoussée. Cette frontière en mouvement donne naissance à un front pionnier, que l'on peut définir comme la résultante spatiale et territoriale de ce déplacement.
Le tableau ci-dessous retient six acceptions principales du concept de frontier, depuis la définition turnérienne fondatrice jusqu'aux développements les plus contemporains, au croisement de l'économie politique, de l'histoire environnementale, de la géographie sociale et culturelle ou encore des approches institutionnalistes. Les études anglophones et la géographie critique ont notamment joué un rôle majeur dans le renouveau théorique de la frontier au cours des deux dernières décennies. En témoignent les travaux de l'historien britannique Jason Moore (2000) : rompant avec la dimension régionale des études consacrées aux dynamiques de front pionnier ((En témoignent les nombreux travaux de la géographie française consacrés à l'Amérique Latine (Monbeig, 1952 ; Théry, 1976 ; Arnauld de Sartre, 2006, 2008 ; Marshall, 2009), à l'Afrique subsaharienne (Aubry, 2003 ; Guyot et Dellier, 2008) ou encore à l'Asie du Sud-Est (Blanadet, 1984 ; Sevin, 2001, 2008))), il a proposé un cadre théorique plus global analysant celles-ci à la lumière du développement capitaliste.
Document 5. La frontier : principales acceptions et renouveau du concept
Frontier comme processus civilisationnel |
Frontière = espace des terres libres et sauvages, « habitées par les populations autochtones, mais conceptuellement inhabitées » (Rasmussen et Lund, 2021) Espace façonné par les pionniers et la « procession de la civilisation » (Turner, 1893) – commerçants, trappeurs, colons, soldats, fermiers – qui ont façonné l'identité et l'histoire de la démocratie américaine |
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Frontière - interface | Frontière = zone de contact et d'échanges entre des milieux distincts et des peuples aux pratiques et aux cultures différenciées | |
Frontière - contrôle | Frontière = espace de projection du centre et des pouvoirs centraux sur les périphéries, à l'origine d'une diversité de mécanismes de contrôle de l'espace (nationalisation des terres, délimitation de frontières administratives, sédentarisation des populations nomades) | |
Commodity frontier* |
Frontière = espace résultant de la dynamique même du système capitaliste (Moore, 2000) = exploitation sans cesse renouvelée de ressources permettant l'accumulation Production de biens (en particulier produits agricoles) sur des terres situées « aux marges du système » = condition du développement et de la reproduction capitalistes |
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Frontière comme espace de dépossession |
Frontière = espace d'appropriation des ressources et de dépossession des populations autochtones (Harvey, 2001) Définition de nouveaux droits et remise en cause des pratiques et des droits d'usage Processus de privatisation des communs |
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Frontière comme espace de « friction » (Tsing, 2005) |
Frontière = espace de tensions et de concurrences entre des forces et des processus contradictoires et complexes, où il faut se départir des catégories trop simples et dichotomiques opposant « gros » et « petit » ou encore « bon » et « mauvais » : « plus on regarde de près, plus la situation devient confuse » avec des « alliances croisées » (Eilenberg, 2014) Frontière = espace de négociation et d'arrangements entre populations autochtones, gouvernants, entreprises privées, armée, mouvements sociaux locaux et internationaux |
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Réalisation : Delphine Acloque, 2021 (à partir de la confrontation de sources bibliographiques diverses, dont les principales sont mentionnées dans le tableau). Les schémas modélisateurs sont proposées par Géoconfluences. *L'expression commodity frontier se traduit très imparfaitement en français par l'expression « front de production d'un bien ». J.W. Moore a notamment étudié le front du sucre au XVIe siècle et ses implications spatiales, socio-économiques et écologiques au sein des territoires de production. |
1.2. Frontières et trajectoires de mise en ressource des marges désertiques
Comme l'expliquent Rasmussen et Lund (2021), les espaces de frontière sont des lieux de reconfiguration des relations entre ressource et ordre socio-spatial : une frontière émerge lorsqu'une nouvelle ressource est identifiée, représentée et convoitée. Il s'agit alors de comprendre le processus de mise en ressources d'espaces arides et situés à la limite de l'œkoumène, qu'il s'agisse du désert péruvien, des marges sahariennes, des espaces moyen-orientaux ou encore de vastes régions d'Asie Centrale. Sans chercher à mener une revue exhaustive des dynamiques pionnières en milieu aride ni à établir un bilan comptable des superficies concernées, cette section propose une mise en regard de fronts agro-désertiques du monde arabe désignant ici l'ensemble constitué par les pays d'Afrique du Nord, de la péninsule Arabique et du Proche-Orient (Liban, Syrie, Jordanie, Israël et territoires palestiniens). Ces fronts sont analysés au prisme de la mise en ressource, parfois intensive, d'espaces conjuguant éloignement des centres, contraintes environnementales liées à l'aridité et activités pastorales itinérantes peu adaptées au contrôle politique.
Dès les années 1930 et dans le contexte colonial français, Albert Demangeon (1932) écrivait que les régions arides constituaient désormais « le principal domaine du pionnier » tout en dénonçant une « grave lacune » des études leur étant consacrées, notamment au Maghreb. Quasiment un siècle plus tard, différents travaux mettent en exergue les difficultés et les contraintes socio-environnementales des fronts agro-désertiques, concluant aux « rêves » inachevés égyptiens (Sims, 2018) ou encore au « mirage » saoudien et émirati (Cariou, 2019). Quelles sont les caractéristiques de la mise en ressource de ces « terres en réserve » (Côte, 2002) et de l'eau indispensable au processus de bonification ?
Parmi les fronts agricoles du Proche et du Moyen-Orient, le cas israélo-palestinien fait figure de pionnier. La conquête du désert du Néguev et la mise en valeur agricole ont été indissociables de la fondation d’Israël, de ses enjeux géopolitiques (Blanc, 2012) et de la construction de frontières agro-hydriques singulières, fondées sur l'exploitation croissante des eaux souterraines et des eaux usées retraitées (Trottier et Perrier, 2018). Façonnée par le modèle californien et par la diffusion de savoirs et d'expertises en provenance des États-Unis, l'agriculture israélienne influence notamment le front pionnier égyptien au lendemain des accords de Camp David (1978). Les dynamiques pionnières se sont diffusées à l'ensemble de la région au cours de la seconde moitié du XXe siècle : dans la steppe syrienne (Ababsa, 2005), en Égypte (Ayeb, 2009 ; Acloque, 2014 ; 2020), en Jordanie (Al Naber et Molle, 2016) et dans les pays de la péninsule Arabique (Elhadj, 2004 ; Brun, 2019 ; Cariou, 2019). Au Maghreb, la mise en valeur agricole et hydrique des marges sahariennes est devenue, au cours des deux dernières décennies, « l'espoir de l'agriculture algérienne » (Daoudi et Lejars, 2016, p. 45). On note le développement de très grandes exploitations dans le sud algérien, destinées notamment à la production de fruits et légumes à haute valeur ajoutée. Des dynamiques agricoles similaires caractérisent également le pourtour des oasis du Souss marocain (Ameur et al., 2017).
La plupart des régions sahariennes et moyen-orientales ont aussi été influencées par le modèle agricole de la péninsule Arabique, qui émerge dans le contexte du boom pétrolier des années 1970. L'Arabie Saoudite, dominée par la grande agriculture capitaliste et des paysages de vastes parcelles irriguées par pivot, s'impose alors comme un modèle de verdissement du désert. Toutefois, à partir des années 2000, la stratégie agricole saoudienne, tout comme celle des Émirats Arabes Unis, est remise en cause. La chute des cours du pétrole – et donc le coût devenu trop élevé d'une agriculture très subventionnée – conjuguée à la pénurie des ressources en eau portent un coup d'arrêt au boom agro-désertique. Les deux États interdisent progressivement les cultures céréalières et fourragères sur leur territoire, au profit de cultures moins consommatrices en eau et à plus haute-valeur ajoutée, et surtout d'investissements croissants à l'étranger, contribuant aux dynamiques mondialisées de délocalisation des activités agricoles. Le désert égyptien est ainsi devenu le réceptacle d'investissements croissants de grandes firmes saoudiennes et émiraties, renforçant encore la diffusion de ce modèle (Henderson, 2017). Ces capitaux qui se déversent dans les marges arides de l'Égypte s'inscrivent dans les réflexions et controverses nombreuses sur les processus d'accaparement des terres et de l'eau (Arafat et El-Nour, 2019) et leurs conséquences sur les sociétés et économies agricoles nationales.
2. Front pionnier égyptien : mise en valeur des ressources foncières et hydriques et paradigme de la modernisation
La mise en valeur des terres désertiques sert un projet national relevant d'un paradigme moderniste : la technique, notamment la maîtrise de l'eau, est mobilisée pour remédier aux contraintes fortes qui s'exercent sur l'Égypte. La volonté de maîtriser ces contraintes est une constante dans les discours et dans les décisions politiques de l'État égyptien depuis la présidence de Gamal Abdel Nasser (1956-1970).
Document 6. Localisation des principaux espaces mentionnés dans l’article>>> Afficher l’image originale en noir et blanc |
2.1. Frontière désertique : espace de projection étatique et de développement national
La majorité des fronts pionniers s'analyse à l'aune de l'affirmation de la puissance étatique et d'une volonté de contrôle politique et géopolitique de territoires marginaux. La conquête d'une frontière contribue en effet à la construction étatique par la mise en valeur d'espaces éloignés du pouvoir central, où se joue souvent un objectif de sécurité nationale. En cimentant la société autour d'un projet commun et présenté comme une œuvre d'avenir, elle participe également au renforcement de la légitimité du pouvoir (Deputy, 2011). L'État intervient notamment dans la conception et la planification du front pionnier, en mobilisant des schémas de développement répondant à différentes orientations politico-idéologiques. Dans le cas égyptien, les terres désertiques ont été le réceptacle de stratégies successives de développement évoluant avec la trajectoire politico-économique du pays (document 7).
Document 7. Régimes politiques, stratégies économiques et extension du front pionnierDocument 8. Village créé ex-nihilo au tournant des années 2000, secteur bonifié de Tiba, Ouest du Delta du Nil |
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Les parcelles sont irriguées avec l'eau du Nil, apportée dans cette marge désertique par un système de canaux et de stations de pompage sur plusieurs dizaines de kilomètres. Noter le caractère géométrique du peuplement et la régularité du parcellaire agricole, à comparer avec les formes du document 2, ainsi que la part importante des vergers de fruitiers. |
Vue du village de Tiba en 2015 : la construction d'une appartenance villageoise est un processus long et ici inachevé. |
Une diversité de formes d'intervention étatique caractérise les projets de bonification désertique depuis les années 1950 en Égypte : construction de grandes infrastructures de transport et d'irrigation (axes routiers, équipements électriques, canaux, stations de pompage), construction de villages ex-nihilo (document 8) et installation d'équipements d'irrigation au sein des parcelles.
En raison du coût très élevé de la bonification des terres, de difficultés financières de l'État égyptien et de la situation d'endettement du pays depuis la fin des années 1980, un appel croissant a été fait aux investisseurs privés dans le contexte de libéralisation et des plans d'ajustement structurel. Toutefois, le rôle de l'État, relayé par l'armée et son vaste empire économique (Acloque, 2019), demeure déterminant dans l'impulsion des projets récents : projet des 1,5 millions de feddans évoqué en introduction (2015) ; projet « New Delta », lancé à l'automne 2021 (document 9) ; ou encore relance du projet de bonification de terres de la péninsule du Sinaï, et ce dans un contexte d'instabilité et de tensions majeures au sein de cet espace périphérique et mal intégré aux dynamiques nationales.
Document 9. Document officiel du Projet New Delta, 2021Le projet « New Delta », officiellement lancé au printemps 2021 par le président Sissi, s'inscrit dans l'ensemble des mégaprojets qui ont jalonné l'histoire récente de l'Égypte. Il est censé accélérer la création d'une nouvelle région agricole à l'Ouest du Delta entre le Caire et Dabaa sur la Méditerranée. À l'instar du projet du « million et demi de feddans » inauguré en 2014, ce projet repose avant tout sur la mobilisation des eaux souterraines et témoigne d'un processus d'autonomisation et d'affranchissement vis-à-vis du fleuve. Au-delà des stratégies de communication gouvernementale et des objectifs chiffrés largement surévalués (à nouveau 1,5 million de feddans), ce projet met en avant un rapport renouvelé aux ressources en eau du pays et la recherche d'alternatives vis-à-vis de la dépendance au Nil. Ce choix apparaît toutefois paradoxal et semble constituer le contraire d’une réponse durable à un enjeu majeur pour l'avenir du pays, puisque ces ressources souterraines sont majoritairement fossiles et donc non-renouvelables. |
2.2. Frontière de la terre et de l'eau, projet de modernisation agricole et innovations
Les notions d'innovation – au sens de modes renouvelés d'organisation technique, sociale et économique – et de trajectoires d'innovation sont indissociables du front pionnier et de son extension au cours des soixante dernières années.
Tout d'abord, la mise en ressource des espaces désertiques n'a été rendue possible que par une série d'innovations techniques. C'est notamment la diffusion de nouvelles techniques de pompage et d'irrigation qui a permis l'exploitation croissante des eaux souterraines alimentant des rampes d'aspersion ou des tuyaux de goutte-à-goutte (document 10).
Document 10. Techniques d'irrigation moderne contre pratiques traditionnelles |
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Blé irrigué par pivot d'irrigation sur des terres désertiques mises en culture au tournant des années 1990, exploitation Dina Farms, ouest du Delta du Nil. Cliché Delphine Acloque, 2013. |
Petit paysan du Delta du Nil travaillant sa parcelle. Cliché : Delphine Acloque, 2013. |
On note également, à partir des années 1990, l'essor de l'irrigation de précision et la fertigation ((Mot constitué de la combinaison des termes fertilisation et irrigation, il désigne une technique agricole permettant l'apport simultané d'engrais et d'eau, via des tuyaux de goutte-à-goutte.)), ainsi que le recours à des semences améliorées résistantes au stress hydrique et aux conditions de salinité élevées de certains secteurs désertiques. Par ailleurs, des usines de retraitement des eaux usées, des programmes de construction de serres, ou encore des fermes solaires sont également en construction dans différentes parties du désert égyptien.
Ces innovations techniques s'accompagnent plus largement de transformations socio-économiques et de nouveaux rapports à l'environnement désertique. En témoigne la montée en puissance des grandes et très grandes exploitations, qui rompent avec l'organisation agraire de la vallée et du Delta du Nil dominée par la micro-exploitation intensive en travail (document 10). Ces vastes exploitations dessinent des trajectoires spatiales et socio-productives singulières au sein des terres désertiques et des différentes secteurs de bonification. Ces trajectoires sont guidées par la recherche constante de nouvelles ressources foncières et hydriques et par la volonté des entrepreneurs de diversifier leurs sites de production ainsi que les cultures produites. C'est ainsi le cas de l'entreprise D., initialement localisée dans la partie nord du pays et spécialisée dans le commerce de pommes de terre, dont la trajectoire productive au sein du désert occidental est représentée sur le document 11.
Document 11. Trajectoire d'une grande entreprise agro-exportatrice : du Delta du Nil à la multi-territorialisation au sein du désert occidental égyptien |
Le front pionnier égyptien s'inscrit largement dans le paradigme du high-modernism (Scott, 1998), défini comme l' « affirmation [...] de la confiance dans le progrès scientifique et technologique, la croissance de la production, la satisfaction accrue des besoins humains, la maîtrise de la nature (y compris la nature humaine) et surtout, la conception rationnelle d'un ordre social à la mesure de la compréhension scientifique des lois de la nature » (ibid., p. 4). Trouvant son origine dans les pays occidentaux en tant que « sous-produit des progrès de la science et de l'industrie », cette idéologie se diffuse au cours de la seconde moitié du XXe siècle au sein des pays des « Suds », où elle s'accompagne d'une revendication de « rupture radicale avec l'histoire et la tradition » (ibid., p. 93). Le paradigme modernisateur a toutefois été reconfiguré au fur et à mesure qu'il a intégré les impératifs de durabilité et les contraintes environnementales des dernières décennies. C'est ainsi une nouveau récit officiel, conforme au langage de l'« environnementalisme contemporain » (Sowers, 2003), qui s'est diffusé parmi les acteurs et donneurs d'ordre de l'agriculture désertique. De plus en plus contraints par les enjeux liés à l'eau, les récits et les discours promeuvent la notion de performance hydrique et les technologies d'irrigation les plus modernes. C'est ici le principe de valorisation économique de l'eau qui s'impose, puisqu'il s'agit plus prosaïquement de maximiser le revenu agricole au mètre cube et même à la goutte d'eau. De façon paradoxale, l'agriculture des terres désertiques est ainsi devenue, dans de nombreux discours nationaux et internationaux, la solution la plus efficiente pour assurer la sécurité hydrique de l'Égypte, particulièrement menacée dans le contexte climatique et géopolitique du bassin du Nil. La mise en eau actuelle du barrage de la Renaissance en Éthiopie, remettant en cause l'hydro-hégémonie de l'Égypte, est au cœur de tensions géopolitiques majeures avec l'Éthiopie, et plus largement entre les pays de l'amont et de l'aval du Nil. La sécurité hydrique vient donc s'ajouter à l'enjeu de la sécurité alimentaire, qui a été sans cesse invoqué par les responsables politiques mais aussi les bailleurs de fonds pour justifier les projets agro-désertiques.
Au-delà de la vision techniciste de la mise en valeur agricole du désert et des discours de justification qui l'accompagnent, le réservoir de ressources désertiques est ainsi au cœur d'un faisceau d'intérêts économiques et politiques complexes et au service d'un ensemble d'acteurs nationaux et internationaux.
3. Nouvelles représentations des espaces désertiques et processus de territorialisation à la frontière
À partir de la seconde moitié du XXe siècle, le désert égyptien s'impose comme un espace de projet et de projection, où se construisent et s'étendent de nouveaux territoires agricoles en rupture avec les espaces ruraux égyptiens.
3.1. Dichotomie vallée / marges désertiques : vers un retournement spatial contemporain ?
Comme cela a été brièvement évoqué en introduction, les représentations du territoire égyptien sont fondées sur la dichotomie entre deux espaces fortement différenciés. D'une part, l'étroit ruban de la vallée du Nil et son delta, associés à l'activité agricole, la sédentarité, l'expansion de la civilisation pharaonique et la croissance des villes depuis la conquête arabe ; et d'autre part, l'immensité des terres désertiques, caractérisées par l'aridité (à l'exception des oasis), la stérilité et parcourues traditionnellement par des populations bédouines. La discontinuité entre ces deux ensembles territoriaux, que l'histoire et la géographie de l'Égypte ont construite de façon dichotomique, a façonné et structure encore fortement les représentations du territoire national, opposant la vallée (el-wadi) à la montagne (el-gabal), par référence à l'altitude plus élevée des terres désertiques. Cette singularité géographique, décrite comme « unique » et « malheureuse », a engendré l'un des exemples les plus frappants de déterminisme géographique, instrumentalisé pour légitimer les grands projets d'aménagement (Mitchell, 1991).
Pour échapper à cette limitation considérée comme « naturelle », les gouvernements depuis Nasser ont, chacun à leur manière, plébiscité une stratégie considérée comme toute aussi « naturelle », à savoir la conquête de nouvelles terres. C'est donc en recourant à un argument considéré comme irréfutable, puisqu'inhérent à la nature même, qu'est lancé et sans cesse relancé le processus de conquête agricole. Tim Mitchell (1991) y voit un modèle de naturalisation des difficultés inhérentes à l'Égypte et des solutions envisageables pour les surmonter. Toute publication des bailleurs de fonds ou des institutions publiques égyptiennes commence d'ailleurs quasiment par la même phrase confrontant deux chiffres : celui de la quantité limitée de terres agricoles et celui de la croissance de la population. Il faut donc, comme l'affirmait le président Sadate, s'« extirper de cette étroite vallée pour atteindre de nouveaux horizons » et « servir [ainsi] deux objectifs : fonder de nouvelles communautés afin d'éviter l'explosion démographique dans la vallée et, puisque ces nouveaux villages seront fondés sur la production, parvenir à la prospérité nationale » ((« The World », 1978 (publication appartenant à la société pétrolière saoudienne Saudi Aramco).)). Le processus de mise en valeur du désert revêt alors une dimension mythique fondatrice : mythe de la conquête d'une nature vierge et non polluée ; mythe de l’intégration de l'agriculture égyptienne à la modernité ; mythe de la construction d'une nouvelle société fondée sur des agriculteurs modernes.
La projection vers les périphéries désertiques remet ainsi en cause les représentations et les structures spatiales héritées, donnant naissance à des processus singuliers de territorialisation à la frontière.
3.2. (Re-)territorialisation et modalités d'ancrage spatial
Pour Rasmussen et Lund (2018), les dynamiques de frontière et de territorialisation sont co-constitutives : les premières tendent à déconstruire les ordres socio-spatiaux préexistants, souvent en « faisant le vide » et en assimilant ces territoires au sauvage et à l'inutilité, alors que les secondes créent de nouveaux systèmes de contrôle et réorganisent ainsi l'espace considéré. Cette sous-partie cherche à analyser plus précisément les formes territoriales qui ont émergé à la frontière agro-désertique égyptienne, ainsi que les trajectoires socio-spatiales et environnementales de ces territoires en construction. Pour reprendre la définition du processus « territorialisation », proposée par Bernard Debarbieux (2009), il s'agit d'éclairer l'« ensemble des actions, des techniques et des dispositifs d'action et d'information qui façonnent la nature ou le sens d'un environnement matériel pour le conformer à un projet territorial ».
Les espaces du front pionnier égyptien s'organisent autour de deux modèles spatiaux distincts : le modèle de l'entre-deux (Le Gall et Rougé, 2014 ; Acloque, 2014) et celui de l'archipel. Dans le premier cas, il s'agit d'un espace d'interface et donc de contacts entre vallée et désert, où des processus de construction et de maturation territoriales sont à l'œuvre. Cet entre-deux, qui regroupe la majorité des espaces bonifiés depuis les années 1950 (voir le document 4), a permis l'extension des terres du delta de 20 % environ. Il s'est déplacé et continue à se déplacer, à des rythmes inégaux, en fonction des projets gouvernementaux et individuels et de leurs résultats respectifs. Les terres nouvelles les plus anciennement mises en valeur sont progressivement intégrées aux espaces voisins tout en conservant certaines singularités (document 12), alors que des espaces désertiques situés plus à l'ouest sont progressivement rejoints par cet entre-deux en translation. Les différents territoires de l'entre-deux se caractérisent donc par une forme de gradient, dont la « valeur » attribuée à chaque intervalle combine les éléments suivants : distance aux anciennes terres ; présence de canaux d'irrigation en provenance du Nil ; densité de population des villages ; superficies et organisation des parcelles agricoles ; équipements et services à la population.
Document 12. Terres anciennes du delta et terres bonifiées : structures agraires et motifs paysagersCoordonnées : 30°37'37"N, 30°42'32"E. L'image est prise à la limite ouest du Delta du Nil, dans le secteur bonifié de Markaz Badr. Le Nil, plus précisément le bras de Rosette, coule vers le nord. Le canal Beheira, creusé à la fin du XIXe siècle, fait la limite entre : |
Depuis les années 2000, ce modèle de l'entre-deux est de plus en plus concurrencé par un nouveau modèle spatial en construction : l'archipel (document 11). Le déplacement de la frontière agricole vers les secteurs du désert occidental et vers le sud du pays façonne désormais un territoire constitué d'une pluralité d'îlots de bonification ((La métaphore de la mer est fréquente pour décrire le désert et ses mutations spatiales, comme le met en exergue l'ouvrage de G. Tallet et T. Sauzeau : Mer et désert de l'Antiquité à nos jours. Approches croisées, 2018, Presses Universitaires de Rennes.)). Si ceux-ci recouvrent en partie les espaces oasiens traditionnels du désert occidental et se situent dans les périphéries de ceux-ci, certains de ces îlots agro-désertiques, de plus en plus conçus sur le modèle d'agro-parks ou plateformes productives (Acloque, 2020), relèvent de la création ex nihilo. Alors que les entre-deux des marges du Delta se caractérisent par une tension permanente entre continuité et discontinuité, cet archipel agro-désertique, dominé par les grandes exploitations orientées vers l'exportation ou la transformation agro-alimentaire, se distingue par une discontinuité forte avec les anciennes terres. D'abord physique et environnementale, celle-ci est aussi socio-économique.
Conclusion
Assimilables à un « laboratoire territorial » (Acloque Desmulier, 2014), les terres agro-désertiques égyptiennes ont été façonnées par une diversité d'objectifs : approvisionnement alimentaire d'une population en forte croissance ; extension de l'espace utile ; développement de l'agrobusiness et satisfaction d'une étroite élite économique ; développement de nouvelles productions ; contrôle et peuplement des périphéries. Malgré les échecs qui ont jalonné ce processus depuis les années 1950 et en dépit de contraintes socio-environnementales majeures, cette constellation d'objectifs a fait émerger des innovations socio-productives et des dynamiques de territorialisation singulières dans le désert égyptien. Celles-ci sont révélatrices d'un modèle agro-désertique en extension : fortement capitalisé et intensif, il se diffuse à l'échelle mondiale et traduit un même processus d'homogénéisation des marges arides de nombreux pays.
Bibliographie
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Mots-clés
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Delphine ACLOQUE
Agrégée et docteure en géographie, chercheuse associée au CEDEJ (Le Caire) et consultante pour le Club Déméter (Paris)
Édition et mise en web : Jean-Benoît Bouron
Pour citer cet article :Delphine Acloque, « Frontière désertique, front pionnier et territorialisation. Approche à partir du cas égyptien », Géoconfluences, juin 2022. |
Pour citer cet article :
Delphine Acloque, « Frontière désertique, front pionnier et territorialisation. Approche à partir du cas égyptien », Géoconfluences, juin 2022.
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-thematiques/geographie-critique-des-ressources/articles/front-pionnier-delta-nil-egypte