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Le transport aérien dans la pandémie, l’exemple de l’EuroAirport de Bâle

Publié le 07/06/2023
Auteur(s) : Raymond Woessner, professeur de géographie retraité - Paris 4 Sorbonne (Sorbonne Universités)

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L'aéroport de Bâle est situé en Alsace, cogéré par la France et la Suisse avec participation allemande. Exemple d'une gestion transfrontalière poussée et réussie, il a capté une part croissante des flux aériens régionaux. Si la pandémie a fortement touché le trafic passager au début, il a repris rapidement. Le fret, lui, est resté très stable, notamment grâce à un tissu d'entreprises locales ultra-spécialisées.

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Depuis 150 ans, « Bâle vit [...] dans un travail de couture territoriale dont les problématiques lui sont [...] familières. Elle a fait de la frontière entre la France, l'Allemagne et la Suisse un nœud fondé sur une négociation permanente avec ses voisins » (Beyer, 2007). C’est dans ce contexte qu’est apparu, dès 1946, le seul aéroport binational du monde, ou même trinational, puisque l’EuroAirport est un établissement public dirigé par un conseil d’administration composé de 8 Suisses et de 8 Français, ainsi que, à titre consultatif, de 2 membres allemands et d’1 membre du canton du Jura. Par tradition, le président est français et le directeur est suisse. La plateforme elle-même se situe en France mais elle comporte une zone suisse.

En Europe, on recense plus de 30 tripoints frontaliers (document 1) et leurs régions sont fortes de nombreuses curiosités (Nikolić, 2022), mais l’EuroAirport se distingue par sa puissance économique en tant qu’aéroport et plateforme industrielle. Il a établi son record historique en 2019 avec 9 090 312 passagers transportés en Europe et en Méditerranée, ainsi que vers le Canada, ce qui l’a placé au 61e rang en Europe entre Bologne et Faro, et au 158e rang mondial entre Rio de Janeiro et Addis Abeba. Le site comptait 6 475 emplois en 2019, dont 402 pour l’aéroport lui-même, ce qui en fait le premier employeur du Haut-Rhin, peu ou prou à égalité avec l’usine géante Stellantis (ex-PSA) de Mulhouse.

Document 1. Les tripoints frontaliers en Europe

tripoints frontaliers

Réalisation : Raymond Woessner, Géoconfluences, 2023

 

Deux aspects se croisent ici. D’un côté, l’EuroAirport est un aéroport comme un autre. Avec le covid 19, son directeur, Matthias Suhr, résume la situation à venir d’un trait dans un communiqué de presse en juillet 2021 : « Notre infrastructure et nos services doivent s’adapter à la nouvelle situation, notamment à la probable baisse du trafic affaires, à la pérennisation des contrôles sanitaires, à la concurrence du TGV sur les vols courts et d’autres modes de transport encore plus modernes, à l’augmentation de la taxe carbone, à l’éventuelle arrivée des avions électriques ou propulsés à hydrogène ». D’un autre côté, le Coin des Trois Frontières apporte un avantage compétitif spécifique grâce à des différences réglementaires, économiques et culturelles qui, lorsqu’elles sont maniées avec pragmatisme et comprises par les États centraux, sont riches de possibilités que ne peut offrir à lui seul un territoire national.

Document 2. Une plateforme aéroportuaire rattrapée par l’urbanisation du Coin des Trois Frontières

carte aeroport bale

Document 3. L’EuroAirport, champion du transport aérien dans le Rhin supérieur

trafic passagers aéroport de Mulhouse Strasbourg Karlsruhe

 

1. Bref retour sur l’histoire d’un aéroport frontalier

Bâle est une ville suisse mais son expansion est rendue compliquée sur son territoire national du fait de l’obstacle du Jura, alors que s’ouvre face à elle la plaine alsacienne. Inauguré en 1920 dans le canton de Bâle-Campagne, son aérodrome de Sternenberg ne pouvait guère s’étendre. Dès la fin des années 1930 est apparue l’idée d’un aéroport binational financé par la Suisse et implanté en France (Tschudin et al., 2021). Arrivé à Blotzheim pour son inauguration en 1946, Jules Moch, ministre socialiste (SFIO) des Travaux publics, des Transports et de la Reconstruction, avait déclaré que « l’aéroport international de Bâle-Mulhouse rendra de grands services à la Suisse et répondra aux besoins de l’Alsace, sans porter atteinte à l’important aérodrome de Strasbourg. La France exercera toujours son droit de souveraineté [..], mais les Bâlois et les Suisses peuvent avoir la certitude qu’ils se sentiront toujours chez eux » (Fischer, Dentz, 1996) – un discours confirmé par la signature et la ratification de la convention binationale de Berne le 4 juillet 1949. Celle-ci précise la répartition des attributions régaliennes, accordées à la France pour la navigation et partagées entre la France et la Suisse (éventuellement, le canton de Bâle-Ville) pour les douanes et la police. La Suisse a la main sur sa zone « nettement délimitée » reliée à Bâle par une route « douanière » ouverte en 1952 (document 2). Les activités peuvent se développer dans la zone française ou suisse ; rétrospectivement, il apparaît que les deux zones agissent de concert tout en étant en concurrence. Les acteurs s’adaptent au fur et à mesure de l’évolution des technologies et des législations. La France a accordé un transfert de souveraineté à la Suisse, qui peut être remis en cause par l’article 19-1 de la convention « en cas de guerre, d’état de siège ou pour des motifs de sécurité nationale [..] moyennant avis donné par écrit au Conseil fédéral suisse » (EuroAirport, 2006).

Document 4. Le « hangar Lucky Strike » à l’EuroAirport de Bâle

Hangar Lucky Strike

D’abord implanté dans l’ancien aérodrome bâlois de Sternenberg, le hangar Lucky Strike, ainsi nommé parce qu’il était orné d’une publicité pour la marque de cigarettes américaines, a été remonté à l’EuroAirport. Cliché : Raymond Woessner, 2022.

 

1.1. Une réussite économique malgré les aléas

Quantitativement, Air France a d’abord dominé le trafic aérien de l’aéroport avant d’être devancé par Swissair. La ligne vers Londres a longtemps été la plus fréquentée. À la fin des années 1990, l’EuroAirport disposait du premier hub régional européen : au quotidien, Crossair, une filiale de Swissair, reliait 62 villes d’Europe et de la Méditerranée dans le but principal d’alimenter les avions plus grands de Swissair (fonctionnement hub and spoke). Depuis 2000, la superstructure de l’EuroAirport dessinée par DRLW Architectes Mulhouse jette ses colonnes en Y (document 8) vers le ciel ; cette année-là, l’aéroport avait connu un premier apogée avec 3,783 millions de passagers et 77 000 tonnes de fret avionné ; l’emploi y a culminé à 7 113 postes en 2002. Les prévisions étaient de 8,5 millions de passagers à l’horizon 2020, ce qui ne manquait pas de pertinence. Mais cette cible avait été balayée par la faillite de Swissair en 2002, et l’activité était alors redescendue au niveau de 1995 (document 3). Puis l’arrivée des compagnies low cost, EasyJet en tête, a sonné l’heure de la reprise à partir de la zone suisse. Dès le 8 décembre 2006, le record de l’an 2000 est tombé. Le fret, lui, est resté loin en dessous des années fastes. Comme elle l’avait fait en 2004 contre Ryanair à Strasbourg, la compagnie Air France a obtenu la condamnation d’EasyJet par le tribunal administratif de Strasbourg en 2006. En pure perte : en 2011, la barre des 5 millions de passagers a été franchie. Quant au TGV Rhin-Rhône, arrivé fin 2011, il n’a enlevé que 50 000 passagers à l’EuroAirport, soit vingt fois moins que le TGV-Est à Strasbourg ! Il restait alors plusieurs ombres au tableau : un projet suisse de zone d’activité haut de gamme, avec terrain de golf, aurait dû inscrire l’aéroport dans les canons de la mondialisation libérale, mais, du côté français, on aurait préféré construire un centre commercial. Dans les années à venir, la renaissance du fret est attendue grâce à un investissement de 40 millions d’euros dans le transport médical sous température dirigée. Avec les implantations industrielles, notamment dédiées à la transformation d’avions pour milliardaires, la partie suisse rassemble environ 80 % des emplois de la plateforme. Certaines PME s’adonnent à des activités de niche, comme Airnautic, 34 salariés, spécialisée dans le fret aérien d’exception – satellites pour Kourou, œuvres du Louvre Abou Dhabi, blindés, tigres et crocodiles vivants…

1.2. Les impasses de la convention de 1949

Dans un contexte transfrontalier, rien n’est jamais acquis ; les intérêts locaux ne sont pas ceux des gouvernements centraux. Une double menace a failli tout simplement briser l’élan de l’EuroAirport, et elle est venue de France.

Premièrement, le droit du travail appliqué dans la partie suisse reposait sur la coutume depuis 1949. Ce droit a été remis en cause par le licenciement de cinq salariés français de Customer Ground Service, une société suisse, lorsqu’en 2010 un arrêt de la Cour de cassation a ordonné l’application du droit français, plus protecteur. En conséquence de quoi certaines entreprises du secteur helvétique ont menacé de se délocaliser ; la porte-parole d’EasyJet avait expliqué que sa compagnie « a besoin de clarté pour l’avenir et a décidé de suspendre toutes nouvelles décisions d’investissement ». Dans le même temps, des revers subis par la maintenance avaient malencontreusement attisé ces craintes avec la délocalisation de Lufthansa Technik, la branche maintenance de la compagnie nationale allemande. Toutefois, en mars 2012, un « accord de méthode » unique en son genre a permis de réguler le temps de travail dans l’année et d’établir le calcul des heures supplémentaires conformément au droit de l’Union européenne (article 2) ; d’organiser l’art et la manière de licencier collectivement des salariés, c’est-à-dire moins brutalement qu’en Suisse et plus facilement qu’en France (article 3) ; de trouver une solution à l’amiable pour un licenciement individuel (article 4) ; de prendre en compte par les inspections du travail « la pratique des entreprises » dans leur évaluation de l’application du droit (article 5). De fait, le texte reste flou et il ne constitue en aucune manière une réglementation. On peut se demander si ce code de bonne conduite suffira à empêcher de nouveaux conflits.

Deuxièmement, Bercy avait unilatéralement remis en cause le volet fiscal de la convention de 1949 en exigeant plus d’impôts à partir du 1er juillet 2015 en vertu du principe de la territorialité. Suite à la levée de boucliers des élus alsaciens et bâlois, un compromis s’est esquissé lors des rencontres du président Hollande avec ses homologues suisses à l’Élysée en 2014, puis à Berne en 2015. Il a alors été admis, entre autres, que le bénéfice et l’impôt sur les bénéfices seraient répartis à parts égales et que le taux de 8 % de la TVA helvétique resterait appliqué dans la partie suisse de l’aéroport. Depuis 2016, une redevance de 2 euros du côté suisse et de 4,40 euros du côté français est prélevée pour les prestations des contrôleurs aériens. Quant à la fiscalité directe des soixante entreprises suisses présentes, elle restait en discussion. « Nous sommes déçus par les règles envisagées pour la fiscalité directe des entreprises suisses, il y a peu d’esprit binational dans la déclaration commune. […] Si lors des prochaines discussions entre Paris et Berne, on n’arrive pas à préserver la situation actuelle, il faudra sans doute s’attendre à des restructurations conséquentes », affirmait la Chambre de commerce des deux Bâle dans un communiqué daté du 17 avril 2015. Finalement, en décembre 2017, le Parlement français a ratifié l’accord fiscal entre la France et la Suisse.

Puis la situation s’est détendue. En 2017, EasyJet a ajouté deux avions. En 2018, Jet Aviation (1 400 salariés), qui customise des jets pour les milliardaires, a construit un deuxième hangar ; avec 25 mètres de hauteur, celui-ci peut accueillir un Airbus A380, si toutefois cet avion peut encore trouver un client. Envisagé depuis plusieurs décennies, le projet de desserte ferroviaire (document 2) pourrait entrer en travaux en 2024.

Document 5. Le hangar de Jet Aviation, qui aménage des avions privés pour les milliardaires

Jet Aviation

Sur la gauche, le Boeing 787 de l’oligarque russo-israélien Roman Abramovitch indésirable au Royaume-Uni depuis la guerre en Ukraine. Cliché : R. Woessner, 31 mars 2022.

 

2. Le choc du covid 19

Alors que la fin de la décennie 2010 était celle d’une croissance menant l’EuroAirport à la saturation et à la construction de nouvelles infrastructures, le covid 19 a brutalement rebattu les cartes, ici comme ailleurs.

2.1 Un choc sans égal

La chute du trafic de passagers de l’EuroAirport est vertigineuse à partir du mois de mars 2020 (document 6). En avril, il ne reste plus que 1 120 passagers et en mai, 1 649. Vaille que vaille, le trafic remonte à 390 207 passagers en août, à comparer au record absolu de 947 947 passagers en août 2019. Sur l’année 2020, le trafic passagers a baissé de 71 %. Le chiffre d’affaires est passé de 157,5 millions d’euros en 2019 à 84 en 2020. Puis c’est la rechute jusqu’au printemps 2021 pour atteindre 631 219 passagers en août avant un nouveau tassement jusqu’en 2022. Quand l’EuroAirport pourra-t-il effacer cette crise exceptionnelle ? À l’échelle de l’Union européenne, Eurocontrol table sur 2024 pour retrouver les chiffres de 2019. Puis le trafic européen augmenterait de 2 % chaque année.

Document 6. L’effondrement du nombre de passagers du fait du covid-19
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Données EuroAirport compilées par R. Woessner. Géoconfluences, 2023.

Dans le détail, la structure des vols depuis Mulhouse-Bâle a été profondément remaniée. En 2019, dans le top 5 des destinations les plus fréquentées, on trouvait dans l’ordre Londres, Amsterdam, Berlin, Istanbul et Barcelone, à la fois pour le tourisme et les vols d’affaires. Mais en 2020, c’est Priština, la capitale du Kosovo, qui est arrivée au premier rang de manière inattendue devant Istanbul, Londres, Amsterdam et enfin Berlin. En 2021, Londres est sorti du top 10 ; Istanbul a plutôt tiré son épingle du jeu car la métropole turque devient un hub de plus en plus important avec, depuis 2018, le plus grand aéroport du monde par sa capacité. En 2022, Priština est toujours la première destination, mais Londres a vu le nombre de passagers augmenter de 812 %. La résilience des vols vers Priština, l’un des endroits les plus pauvres d’Europe, a été la meilleure parce que les voyageurs ont continué vaille que vaille à circuler pour leur travail ou pour conserver le contact entre les familles. Belgrade et Niš (Serbie), Banja Luka et Sarajevo (Bosnie-Herzégovine), Alger et Constantine ont également résisté. Est donc resté ce qui est essentiel.

L’EuroAirport a permis d’assurer les vols sanitaires avec le transport de malades, principalement de l’hôpital de Mulhouse, dont les urgences étaient saturées, vers d’autres régions en France et en Allemagne. Le 19 mars 2020 ont eu lieu les premiers transferts de malades du covid 19 en direction d’hôpitaux de l’ouest de la France ; le principal avion utilisé était un Airbus A330 Morphée (pour module de réanimation pour patients à haute élongation d’évacuation) ((Livrables à l’Armée de l’Air française entre 2018 et 2028, basés à Istres, ces Airbus peuvent adopter plusieurs configurations : ravitaillement en vol, transport de troupes (272 passagers), renseignement, fret, avion présidentiel, avion sanitaire dans sa configuration Morphée (aéromédicalisation de 10/12 blessés très graves) et CM30 (40 blessés légers).)). Basée à Oyonnax (Ain), la société d’avions taxis Oyonnair a également été très active. Elle utilise des bimoteurs médicalisés Piaggio avec 1 personne couchée et 5 passagers, ou 2 personnes couchées et 3 passagers. En outre, les pompiers de l’aéroport ont apporté leur soutien bénévole à l’hôpital de Mulhouse pour sécuriser les vols de l’héliport.

2.2. La puissance des compagnies low cost

Une bonne vingtaine de compagnies aériennes opèrent au départ de l’EuroAirport. Easyjet est restée largement en tête avec 2 millions de passagers en 2021 avec 55 % du trafic total et encore 58 % en 2022 ((« EasyJet dispose de sept bases en France : Paris Orly, Paris Charles de Gaulle, Lyon, Nice, Toulouse, Bordeaux et Nantes », selon Reginald Otten, directeur général adjoint d’EasyJet pour la France (colloque Ville & Aéroport, Paris, 4 mars 2022). Effectivement : la base de l’EuroAirport est comptée dans les activités suisses de la compagnie EasyJet Switzerland (Genève) depuis 1988.)). Présente depuis 2012, Wizz Air, la 5e compagnie aérienne low cost européenne basée à Budapest, offre une douzaine de destinations vers les Balkans, ainsi que vers la Pologne et la Géorgie. Au plus fort de la crise de 2020, elle a été la seule compagnie à maintenir des vols avec 3 liaisons hebdomadaires vers Budapest. En 2021, elle a transporté 441 000 passagers, soit un peu plus de 12 % du total.

En outre, les vols taxis ou, si l’on préfère, les jets privés, ont moins chuté que le trafic général (4 758 vols en 2019, 2 774 en 2020), soit une baisse limitée à 42 %. Du fait de la suppression de nombreux vols commerciaux, une clientèle fortunée a pu se rabattre sur l’avion taxi, et ce phénomène a touché le monde entier.

C’est le fret avionné qui a été le plus résilient (document 7). Non seulement ce trafic ne s’est pas effondré, mais il a même été en croissance pendant un an, de mars 2021 à mars 2022. Deux facteurs expliquent cette embellie. D’une part, il a fallu importer en urgence des équipements de protections individuels, notamment des masques venant de Chine, ainsi que des équipements médicaux comme les respirateurs. En 2020, durant les trois premiers mois de confinement, de nombreux vols charters supplémentaires ont également été affrétés pour l’exportation de produits médicaux comme le plasma, avec notamment les long-courriers Qatar Airways Cargo vers les Amériques. Bâle est la capitale suisse de la big pharma et l’EuroAirport dispose d’un hall fort de 7 modules de 3000 m² chacun. Comprise entre 15 et 25°C, la température y répond aux normes de l’Organisation Mondiale de la Santé. D’autre part, le fret express, localisé à 80 % dans la partie suisse (DHL, FedEx, TNT et UPS sont tous présents sur la plateforme), a continué sa progression qui est portée par les besoins des entreprises et le boom du commerce électronique. Avant la pandémie, quatre compagnies généralistes étaient présentes : Korean Air à destination de Séoul (une fois par semaine), Qatar Airways à destination de Doha (quatre fois par semaine), Iberia à destination de Madrid (une fois par semaine) et Turkish Airlines à destination d’Istanbul (une fois par semaine). Le covid 19 a impliqué le développement de nouvelles solutions. En effet, usuellement, environ 70 % du fret avionné est embarqué dans les soutes des vols passagers ; comme ces vols ont été souvent supprimés, il a fallu se rabattre sur des avions cargo qui ont connu une pénurie conséquente, au point que certaines compagnies aériennes ont enlevé les sièges passagers en urgence pour passer au fret. Le tout a été compliqué par la pagaille qui régnait dans le fret maritime, où les retards se sont accumulés parallèlement à une explosion des prix, ce qui a généré des reports sur le transport aérien.

Document 7. Le rebond du fret avionné
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Données EuroAirport compilées par R. Woessner. Géoconfluences, 2023.

 

3. Un secteur productif très polluant face aux critiques environnementales

Le monde aérien ne peut pas passer pour un modèle de vertu écologique du fait de l’importance de ses émissions gazeuses et sonores. Longtemps, il a joui d’une certaine bienveillance parce qu’il n’est qu’un contributeur secondaire en matière de pollution (entre 2 et 5 % des rejets globaux selon les modes de calculs et la prise en compte ou non des effets indirects) et parce que le bruit des avions reste localisé à proximité des aéroports (Woessner, 2020).

De ce point de vue, l’EuroAirport a pour inconvénient de se trouver à proximité immédiate de l’agglomération trinationale de Bâle, peuplée de près d’un million d’habitants et dont la périurbanisation se poursuit d’année en année (document 2). C’est pourquoi les relations entre l’aéroport et ses riverains sont contradictoires : d’un côté, il est un pourvoyeur d’emplois et de services ; de l’autre, il pollue l’air et l’espace sonore. Dès 1960, un référendum bâlois avait bloqué la construction d’une nouvelle aérogare afin de contrer l’expansion du trafic et ses nuisances sonores. Aujourd’hui, les cantons suisses font pression sur l’EuroAirport pour limiter le bruit, bien que seulement 10 % des vols survolent la Suisse, notamment au-dessus d’Allschwil et du canton du Jura. De même, le Conseil de développement de Mulhouse Alsace Agglomération (m2A) a voté une motion en mai 2022 en faveur d’une baisse du trafic aérien et de l’abandon de l’extension de l’EuroAirport à cause des nuisances sonores qu’il engendre. Un orateur allemand avait demandé le retrait de Fribourg-en-Brisgau du conseil d’administration de l’aéroport.

Document 8. Manifestation des défenseurs de l’environnement contre l’extension de l’aéroport (3 octobre 2020)

manifestation

L’écologie politique plus importante que la coopération transfrontalière, pourtant très enracinée dans cette région ? Cliché : Raymond Woessner, 3 octobre 2020

 

3.1. La lutte contre le bruit

Le bruit est scruté par l’aéroport lui-même (depuis son premier PPBE, Plan de Prévention au Bruit dans l’Environnement en 2011) ainsi que par l’ADRA (Association de Défense des Riverains de l'Aéroport de Bâle Mulhouse) créée en 1988. On pourrait évoquer de nombreuses mesures effectuées par les uns et les autres, mais les chiffres, outre leur technicité compliquée, n’apporteront pas grand-chose par rapport au ressenti des riverains. Selon l’ADRA, il faudrait prendre des mesures drastiques telles que :

● Le respect strict du repos nocturne de 23 à 6 heures.
● La limitation des envols et atterrissages à 100 000/an.
● La suppression des trajectoires bruyantes et polluantes au décollage et à l’atterrissage.

Document 9. Les corridors de décollage (en rouge) et d’atterrissage (en bleu) de la piste 15, de l’EuroAirport

bruit

Remarquer l’évitement de Bâle au décollage et le passage dans le nord de l’agglomération mulhousienne avant l’atterrissage. Source : document extrait de DGAC, Euroairport, Plan de Prévention du Bruit dans l’Environnement de l’aéroport de Bâle-Mulhouse pour la période 2018-2022, 68 p., voir la p. 14.

 

Ces mesures seraient une atteinte directe au modèle économique de l’aéroport. En effet, en 2019 ont été enregistrés 99 220 mouvements, ce qui veut dire que si la reprise se confirmait conformément aux prévisions, les 100 000 mouvements seraient dépassés vers 2024–2025 avant d’atteindre plus de 150 000 en 2030. Quant au repos nocturne, il entre en contradiction avec les pratiques des compagnies low cost qui ont besoin de plages horaires très étendues pour faire voler le même avion plusieurs fois par jour. De même, les transporteurs de fret express opèrent beaucoup en début de soirée ainsi qu’entre 5 et 6 heures du matin.

En réponse à ces demandes, le conseil d’administration de l’EuroAirport a « approuvé les conclusions de l’étude d’approche équilibrée et sollicité auprès de la Direction Générale de l’Aviation Civile (DGAC) l’interdiction de tout décollage programmé entre 23 h et minuit ainsi que le renforcement des performances acoustiques des avions utilisés entre 22 h et 6 h du matin », selon son rapport annuel 2020. La mise en œuvre de ce programme est effective depuis le 1er février 2022. Hélas, il est tenu en échec parce de nombreuses compagnies ont reprogrammé leurs vols sur le créneau 22 h 45–23 h, ce qui fait que les décollages ont souvent lieu après 23 heures. Pratiquement, l’avion doit entrer en mouvement avant 23 h et il peut ensuite se placer dans une file d’attente avant son décollage. Tout ceci est contrôlé par la DGAC qui peut saisir l’ACNUSA (Autorité de Contrôle des Nuisances Aéroportuaires) en vue d’éventuelles sanctions. C’est pourquoi l’EuroAirport poursuit sa réflexion en collaboration avec les autorités françaises et suisses, donc sur une base réglementaire binationale, avec une possible application de nouvelles règles à partir de 2024–2025.

3.2. La lutte contre les émissions de gaz à effets de serre

Un aéroport n’a guère de levier d’action par rapport aux émissions produites par les avions. Toutefois, il peut restreindre l’accès des modèles les plus anciens qui consomment et rejettent beaucoup en usant d’un biais, celui du PPBE. Il peut encourager les bonnes pratiques comme la descente continue, le roulage au sol sur un seul moteur ou, pour les passagers, la possibilité de compenser financièrement les émissions de leurs vols. En outre, l’EuroAirport agit sur ses propres infrastructures qui représentent 3 % de ses émissions totales. En 2020, il a signé l’engagement d’atteindre le net zéro carbone d’ici 2050. Il a également conclu une convention de partenariat avec la ville de Saint-Louis pour le raccordement au réseau de chaleur urbain avec une nouvelle chaufferie biomasse, ce qui devrait permettre de réduire les émissions de gaz à effet de serre de ses installations de chauffage de 90 % d’ici à 2025.

En 2020, l’ADRA a mesuré de manière non-exhaustive la présence des particules ultrafines (PUF) autour de l’aéroport. À sa suite, l’EuroAirport a engagé une étude plus complète menée par Atmo Grand Est durant l’été 2022. On entre ici dans un domaine mal connu et difficile à mesurer. Les PUF sont des particules dont le diamètre est inférieur à 0,1 micromètre. De par leur taille, elles se comportent comme un gaz, elles peuvent s’associer à des molécules biotiques ou abiotiques, et se loger dans un poumon pour ne plus en ressortir… Au printemps 2022, l’EuroAirport a obtenu la certification Airport Carbon Accreditation de niveau 4, ce qui le place parmi les 26 aéroports du monde les plus engagés dans la lutte contre les émissions de gaz à effet de serre.

3.3. Le projet de raccordement ferroviaire

Dès 1979, l’idée d’un raccordement ferroviaire de l’EuroAirport avait été portée par un Comité tripartite. Elle chemine depuis et sa réalisation effective a déjà été annoncée à plusieurs reprises. Les études techniques prévoient un raccordement de 6 km. En 2010, EAP Express, une association trinationale, avait été créée ; elle annonçait alors la fin des travaux pour l'année 2017. En 2014, il avait été question d'un investissement de 260 millions d'euros et d'une inauguration en 2020. Finalement, l'alternative d'un prolongement du tramway entre Saint-Louis et l'aéroport a été écartée puisque, selon les Bâlois, c'est un service de proximité que le bus 50 rend déjà et plus rapidement. Mais plus récemment, le projet ferroviaire a été relancé ; le devis est passé à 338 millions d’euros en 2022. À l’automne 2021, l’enquête publique a été actée sans réserve ainsi que le projet d’électrification de la ligne de bus 50. En conséquence de quoi le préfet du Haut-Rhin a signé la Déclaration d’Utilité Publique (DUP) le 14 mars 2022.

A priori, ce projet irait dans le sens de la décarbonation et d’une alternative au mode routier. Mais la réalité est plus compliquée quand on envisage le long terme. « Sans être résolument opposées au projet de la nouvelle desserte ferroviaire de l’aéroport de Bâle-Mulhouse, la FNAUT Grand Est et l’association des usagers du Sud Alsace (AUT Sud-Alsace) restent bien dubitatives quant à la nécessité d’une pareille réalisation », écrivent-elles dans leur contribution à l’enquête publique. « En effet, l’aérogare est desservie de façon régulière à partir de la gare SNCF de Saint-Louis, et ce, à l’arrivée de presque chaque train, par une navette routière couvrant les 4 km de trajet en une dizaine de minutes. Le parcours à partir de la gare de Bâle est, lui, effectué en 20 minutes [..]. En ces temps de vaches maigres où de nombreuses lignes de notre région manquent terriblement d’entretien et où la menace de fermeture de certaines autres nous préoccupent vivement [..], cet investissement nous apparaît quelque peu comme surréaliste ».

Toutefois, la pression reste forte pour un raccordement. La Suisse est le pays d’Europe champion du transport par rail et le raccordement s’inscrit dans cette culture, quitte à devoir financer 40 % du projet. À Bâle, le projet Trireno vise à construire un train express régional qui, avec une boucle, relierait les deux grandes gares de la ville et qui déboucherait sur l’aéroport. L’Office Fédéral des Transports y prévoit une desserte cadencée toutes les 30 minutes, ce qui exigera le passage à quatre voies entre Basel-Sankt-Johann et l’aéroport en 2040. La capacité concurrentielle de l’EuroAirport augmenterait par rapport à Zurich-Kloten, déjà embranché fer, puisque les temps de parcours des cantons de Bâle-Campagne et de l’Argovie pencheraient favorablement vers Bâle. En manque de connexions aériennes européennes, Strasbourg est, elle aussi, intéressée par une liaison ferroviaire aussi directe que possible. L’EuroAirport lui-même vise les 20 millions de passagers vers 2050. Il lui faut par conséquent améliorer son accessibilité par l’autoroute comme par le fer, faute d’être soumis à la congestion.

Finalement, le débat se cristallise autour de positions difficiles à concilier. Les transports seront propres dans plusieurs décennies seulement et encore, à condition de pouvoir produire une énergie propre en amont. Dans les années à venir, faut-il renouer avec une croissance quasi sans frein ou entrer dans une forme de restriction de la croissance, voire de décroissance ? L'aéroport d'Amsterdam-Schiphol était-il un précurseur en voulant plafonner le nombre de vols annuels – avant de perdre devant la justice face aux compagnies aériennes, en avril 2023 ?

 

Conclusion : un territoire sous forme de prototype

« Un aéroport, c’est comme une ville », a déclaré M. Werner Parini, le directeur opérationnel de l’EuroAirport, lors d’une visite d’étudiants de la Sorbonne le 31 mars 2022. Il a rappelé que son personnel est représenté par 68 nationalités, qu’il constitue une plateforme industrielle avec Jet Aviation et AMAC, que l’aéroport ne ferme jamais et qu’il est aussi « très critiqué et très exposé ».

De fait, si l’on considère la carrière de la plateforme sur la durée, la tendance est à l’expansion, mais elle est jalonnée par des crises d’importance en particulier depuis le début du XXIe siècle. Le 11 septembre 2001, la crise des subprimes en 2008 et, surtout, le covid 19 ont été des moments difficiles. L’EuroAirport avait constitué des réserves financières en vue de l’extension de son terminal, réserves qui ont été brûlées pour faire face au covid.

Contrairement à ses contenus sociaux et environnementaux, le modèle économique des compagnies low cost semble particulièrement efficace, tout comme la liberté d’entreprendre du côté suisse. Les compagnies historiques deviennent rares sur le tarmac : il reste Air France pour Paris, British Airways pour Londres, Lufthansa pour Berlin et Munich, KLM pour Amsterdam, dans le but principal d’assurer des correspondances long-courrier. EasyJet assure la moitié des 124 destinations, Espagne, France (dont la Corse) et Italie en tête. Puis viennent les 14 destinations de Corendon Airlines, une petite compagnie low cost turque basée à Antalya et centrée sur la Turquie et la Grèce. Elle fait jeu égal avec Wizz Air, la low cost hongroise très active en Europe centrale et orientale et qui pénètre désormais en Italie. L’aéroport qui est desservi par le plus de compagnies est celui de Priština avec EasyJet et Wizz Air, mais aussi avec Enter Air, une compagnie charter polonaise, Trade Air, une charter croate, GP Aviation, bulgaro-suisse et ETF Airlines, une charter croate créé en 2021. Ces jeunes compagnies, qui parfois ne possèdent qu’un avion, témoignent du renouvellent permanent de l’aviation commerciale. Tout ceci ne garantit pas un avenir serein, tant les crises internationales peuvent survenir de manière inattendue à tout moment. Et la question environnementale reste tributaire des évolutions technologiques qui mettront des dizaines d’années à s’imposer pour une aviation propre.

Du point de vue de la gouvernance transfrontalière, on remarque que l’aéroport est apparu avant la création des régions transfrontalières. Il avance sur la base de relations pragmatiques bien ancrées dans la culture suisse et facilitées par l’organisation politique confédérale. En ce sens, l’épaississement du mille-feuille administratif transfrontalier (Mulhouse et Fribourg font partie du même eurodistrict, Bâle, Saint-Louis et Lörrach ont le leur, etc.) tout comme le regard inquisiteur des administrations centrales françaises ne sont pas une source de progrès. Quant aux salariés de la zone suisse, eux aussi sont traversés par la frontière : ils travaillent plus et plus longtemps qu’en France avec une moindre garantie d’emploi, mais le niveau de leurs salaires rend la situation attractive.

Document 8. La success story EasyJet à l’EuroAirport : 12 avions basés avant le covid 19, 10 pendant

Easyjet

Le parking directement face à l’aérogare et la non-utilisation de passerelle télescopique permettent de réduire l’escale à 23 minutes, avitaillement, débarquement et embarquement de 180 passagers avec leurs bagages compris. Cliché : Raymond Woessner, 2022.

 

Bibliographie

Mots-clés

Retrouvez les mots-clés de cet article dans le glossaire : aéroport | couture territoriale | covid 19 | gaz à effet de serre | frontière | hub | tripoints frontaliers.

 

Raymond WOESSNER

Professeur honoraire de géographie, Sorbonne Universités.

 

Édition et mise en web : Jean-Benoît Bouron

Pour citer cet article :  

Raymond Woessner, « Le transport aérien dans la pandémie, l’exemple de l’EuroAirport de Bâle », Géoconfluences, juin 2023.
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-thematiques/mobilites-flux-et-transports/articles-scientifiques/transport-aerien-covid-euroairport-bale