Notion en débat : Anthropocène
Olivier Hamant, chercheur en biologie végétale - Laboratoire Reproduction et développement des plantes, Université de Lyon, ENS de Lyon, UCB Lyon 1, CNRS, INRA, F-69342, Lyon, France
Jean-Benoît Bouron, agrégé de géographie, responsable éditorial de Géoconfluences - DGESCO, ENS de Lyon.
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L’Anthropocène est une notion utilisée par de nombreux auteurs du champ des sciences de l'environnement et au-delà, pour faire référence à une période dont la date de début est encore débattue, marquée par les conséquences globales des activités humaines sur la biosphère. Les implications scientifiques, économiques, géographiques, juridiques et sociales de cette époque sont à la fois immenses et complexes, témoins d’une accélération et d’une transformation des relations entre l’humanité et la nature, mises en débat. La diffusion rapide du terme, la multiplication des publications et son appropriation par le grand public invitent les scientifiques et les enseignants à prendre du recul sur la notion autant qu’à relire leurs pratiques d'enseignement.
L’Anthropocène ou quand « l’homme devient une force géologique »
En tant que concept scientifique émergent, l'Anthropocène est loin d’être parfaitement circonscrit dans ses limites thématiques et temporelles car selon les champs disciplinaires, sa définition et sa datation peuvent varier. Les géologues l’ont d’abord défini comme une époque qui survient avec l’impact géologique des activités humaines sur l’environnement terrestre. Ce néologisme, construit à partir du grec ancien anthropos, « être humain » et kainos, « nouveau », apparaît au début des années 1990, pour signifier que l'influence des activités anthropiques sur le système terrestre est désormais prépondérante. Le biologiste Eugene F. Stoermer l'utilisait dans la décennie précédente sans l'avoir formalisé. En 1992, dans un livre consacré au « réchauffement global », Andrew C. Revkin écrit : « Peut-être que les scientifiques du futur nommeront cette nouvelle époque post-Holocène par son élément déclencheur : nous. Nous entrons dans un âge qu'on appellera peut-être un jour l'Anthrocène (sic). Après tout, c'est un âge géologique que nous avons forgé nous-mêmes. » (cité par Steffen et al. 2011). Le terme est formalisé en 1995 par le Néerlandais Paul Crutzen, Prix Nobel de chimie grâce à ses travaux sur la couche d'ozone, à qui la paternité du terme est le plus souvent attribuée. La notion d’Anthropocène repose aussi sur l'irréversibilité et l'ampleur des changements environnementaux en relation avec les activités humaines, dont la trace est désormais inscrite dans l'histoire géologique et climatique de la planète. |
Figure 1. Après l'Holocène, l'Anthropocène ?Représenter l'Anthropocène et ses racines géologiques, l'occasion d'évoquer les cycles et la relation humaine à la Terre. Travail d'un groupe d’étudiants en L3 et M1 de l’ENS de Lyon, toutes disciplines confondues (sciences, lettres, arts), lors de l’école thématique Anthropocène 2016. |
En août 2016, le congrès de l'Union internationale des sciences géologiques a consacré à la question de l'Anthropocène un groupe de travail au sein de la Commission stratigraphique internationale. Pour une partie des géologues, nous sommes entrés dans une nouvelle époque géologique (Pech, 2016). D'autres auteurs insistent sur le fait que l'emballement médiatique a exagérément anticipé la décision de l'UISG. (De Wever et Finney, 2016, 2017). Le choix d'une date de fin de l'Holocène et de début de l'Anthropocène reste discuté (voir encadré 1). La date la plus fréquemment retenue est celle de 1945, au début de la massification de l'usage des engrais, phosphates, et nitrates mais aussi avec les essais nucléaires aériens des décennies suivantes qui laissent une empreinte traçable dans la stratigraphie des sols.
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Un concept qui fait débat et qui nourrit le dialogue interdisciplinaire
L’Anthropocène aurait pu rester un terme de géostratigraphie, mais ses implications dépassant largement le cadre de la géologie, il ne peut pas se limiter à un simple changement d’échelle temporel et spatial. Chaque discipline peut en fait contribuer à la définition de l’Anthropocène.
Ainsi, en biologie, il pourrait s’agir du moment où l’espèce humaine réalise qu’elle se comporte en parasite vis-à-vis de son habitat, là où elle devrait apprendre à être un symbiote[1]. En ajoutant une dose de géographie, cette définition fait appel à la notion de construction de niche : notre ontologie ne s’arrête pas à notre corps mais inclut également notre habitat local et global. Plus généralement, il y a au cœur de l’Anthropocène la notion de rétroaction et la prise en compte de la finitude du monde : comme le dit Bruno Latour (2007), « la Terre est enfin ronde ». Le concept d’Anthropocène est également fécond en mathématiques et sciences physiques puisqu’il décrit un monde où les évolutions sont hautement non linéaires, avec des à-coups brutaux que la mécanique des fluides et des turbulences peut illustrer de manière métaphorique ou prédictive. C’est ainsi que le cinquième rapport du Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC) prédit l’apparition d’événements climatiques plus chaotiques et imprévisibles, tels que des ouragans plus fréquents, à cause du réchauffement climatique.
En sciences sociales, la notion d’Anthropocène est reliée à celle de changements environnementaux globaux, et se superpose aux débats sur la mondialisation (Lussault, 2017, p. 30.) et le développement durable. La question environnementale n’est pas neuve : dès le XVIIIe siècle, des travaux insistent sur les effets négatifs des activités humaines, notamment lors des expéditions coloniales sous les latitudes tropicales (Goudie, 2013). Mais sa place dans les débats et son inclusion dans les politiques publiques devient première. Ainsi, les partis et institutions internationales, pendant longtemps peu enclins à évoquer le club de Rome (Meadows, 1972) ou les textes fondateurs des partis écologistes des années 1970[2], ont finalement été convertis à l’urgence planétaire de la question climatique lors de la 21e conférence des parties (COP21) à Paris. Au-delà des cercles politiques, la question environnementale tient une place importante dans les cercles économiques. Ainsi, en 2012, le Forum économique mondial a classé au quatrième rang des sujets globaux les plus préoccupants la question de la rareté des ressources naturelles. De même, le PIB est en voie de redéfinition, sur une base plus inclusive, qui tient compte du nouveau rapport des humains à la planète (Costanza et al., 2013 ; Ragnarsdottir et al., 2014). Le nom de Rockefeller, historiquement associé à l’industrie du pétrole, est églament attaché à une fondation qui renie l’utilisation des énergies fossiles et soutient des projets à vocation « anthropocénique », tels que Planetary health. Ces éléments renvoient au questionnement philosophique, un espace disciplinaire où le concept d’Anthropocène a de très riches implications, puisqu’il questionne la place même de l'humain sur Terre en redéfinissant la notion de contrôle et de décision : qui contrôle qui ?
Le terme Anthropocène est toutefois soumis à des critiques de plusieurs types. Une partie des géologues souhaiterait sortir de la volonté d'inscrire l'Anthropocène dans la datation stratigraphique en estimant qu'établir une datation serait inexact, et inutile dans la mesure où cette période est de nature historique plus que géologique (De Wever et Finney, 2016). L'anthropocène est également rejeté par les partisans du « négationnisme écologique » regroupant climato- et écolo-sceptiques (Pech, 2016). Surtout, son succès récent et rapide tend à en faire un terme trop englobant. Christophe Bonneuil (2014) identifie quatre récits associés à la notion d'Anthropocène et contradictoires entre eux : un discours naturalisant dépolitisé qui considère les humains comme une catégorie indifférenciée, un discours post-environnementaliste qui pose uniquement des solutions d'ordre technoscientifique, un discours de l'effondrement et de nécessité des changements de grande ampleur, et un discours « éco-marxiste » pour lequel l'Anthropocène est la révélation des contradictions du capitalisme et de l'inégalité des échanges. Ces différentes postures montrent l'implication philosophique de la notion qui renvoie à différentes grilles d'analyse, et qui ne peut être dépolitisée. Ces débats sont essentiels, et posent tous avec une acuité nouvelle cette question : « que faire maintenant ? ».
Relire et relier les pédagogies de la relation humains – non humains et nature – sociétés
La prise en compte d'un basculement vers l’Anthropocène exige de nouvelles manières de produire et de diffuser le savoir. Les débats autour du changement global et du changement climatique rendent urgente la formation des élèves et étudiants, futurs citoyens et décideurs, aux enjeux sociaux, environnementaux, politiques, économiques de la relation entre l’humanité et la Terre, autant qu’à la culture de projet autour de ces enjeux. Il s’agit de comprendre et faire comprendre notre époque, de construire des outils d’action concrets à un moment où la relation humains – non humains ou nature – sociétés se transforme radicalement.
Figure 2. Interdisciplinarité et inter-générationnalité. L’élaboration d’un mur végétal planté au collège Paul Éluard de Vénissieux (métropole de Lyon) entre les élèves de sixième et les étudiants de l’École Nationale des Travaux Publics de l'État (ENTPE)
Source : Projet Marguerite (ENS de Lyon, UMR 5600 Environnement Ville Société, Programme national pour l’alimentation, ministère de l’Agriculture). Données collectées et analysées par Annaïck Garin, Mathilde Lacroix, Mathilde Morizot, Rémi Pioli (ENTPE). Enseignants : Marilyn Etroy, Valentin Martin, Gwennaelle Penicaud, Jean-Louis Rolly. En collaboration avec le Projet Marguerite de sensibilisation des adolescents à l’agriculture et à l’alimentation, quatre professeurs d’histoire-géographie, de SVT, d’anglais et de mathématiques du collège Paul Éluard à Vénissieux font travailler en interdisciplinarité deux classes de sixième sur « la ville de demain » en s’appuyant sur la parcelle de 4 hectares correspondant anciennement au Lycée Jacques Brel de Vénissieux. Les élèves doivent proposer des aménagements à réaliser dans cet espace et les présenter sous différentes formes (dessins, maquette, dossier, plan…). Pour que ce travail se concrétise, un groupe d’étudiants de l’ENTPE (École nationale des Travaux publics de l’État) est venu accompagner les classes dans le cadre de leur projet de première année d’école d’ingénieurs (module « innovation et développement durable »). Ils ont apporté des connaissances aux élèves sur différents aspects de la ville du futur et mis en pratique une action innovante, concrète, reproductible au sein de leur établissement en créant un mur végétal et alimentaire avec des bouteilles de récupération où ont été plantés des fraisiers. A la fin de l’année, les élèves emportent chez eux les bouteilles et les plants, créant ainsi des passerelles entre leur action au collège et leur territoire du quotidien. |
Les modifications des programmes scolaires semblent répondre aux évolutions scientifiques : au début des années 2010, le développement durable était central et était le fil conducteur de l’ensemble du programme de géographie en cinquième et en seconde. À cela s’ajoutait une injonction institutionnelle forte à pratiquer l’éducation au développement durable dans toutes les matières et à tous les niveaux. Si cette injonction n’a pas disparu, l’expression « développement durable » n’apparaît plus que trois fois dans l’ensemble du programme d’histoire-géographie du cycle 4 de 2015, et jamais dans les intitulés de thèmes. En tout, il n’apparaît « que » 16 fois dans la totalité du programme de cycle 4, dans un document qui compte au total 54 000 mots[3]. Le mot « Anthropocène » n’apparaît pas dans le programme, mais l’expression « changement global » revient sept fois, dont un intitulé de thème et un intitulé de sous-thème (« Le changement global et ses principaux effets géographiques régionaux »). La prise en compte de l’Anthropocène serait-elle en train d'aboutir au remplacement, dans le vocabulaire des géographes, du développement durable par le changement global, ce qui impliquerait un basculement dans l’approche des dégradations environnementales liées à l’action des sociétés ? Ces deux approches ne sont pas contradictoires. D'un côté, le développement durable insiste, dans sa prise en compte de l’écologie, sur l’impérative nécessité de continuer à assurer un développement économique et social à l’ensemble de l’humanité. De l'autre, le changement global et l’Anthropocène mettent l’accent sur l’irréversibilité et la gravité de la crise écologique mondiale, même si cette expression recouvre un ensemble de phénomènes complexes dont certains sont sujets à des débats scientifiques encore vifs. L’Anthropocène, peut aussi fournir une réponse partielle à certaines critiques sémantiques du « développement durable » qui est pour certains un oxymore. Le fait de parler de changements globaux n'exonère pas pour autant d’analyser les contradictions des mesures mises en œuvre, les inégalités écologiques et sociales persistantes ou bien encore la lenteur à prendre la mesure des changements. Les objectifs internationaux continuent de s'inscrire dans les cadres conceptuels du développement durable (du fait notamment des ODD, objectifs de développement durable) tout en posant l'éducation comme un élément de réponse essentiel au changement climatique (Unesco, 2010, 2017). Par ailleurs, des projets émergent pour penser l’éducation à l’environnement autrement, et notamment de façon plus juste. (Martusewicz et al., 2011).
Figure 3. La construction de maquette pour une séance « Habiter la métropole de demain » en 6ème, Collège Paul Vallon à Givors (métropole de Lyon), associée au Projet Marguerite |
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Source : Projet Marguerite (ENS de Lyon, UMR 5600 Environnement Ville Société, Programme national pour l’Alimentation, Ministère de l’Agriculture). Données collectées et analysées par Fleur Guy, ingénieure de recherche ENS de Lyon. Enseignante : Perrine Desbos. Plus d'informations sur le site du projet. Dans la progression du cours de géographie sur le thème « Habiter une métropole » et le chapitre « La ville de demain ». Au cours de cette séance, les élèves réfléchissent aux défis des métropoles de demain et aux solutions possibles pour relever ces défis à partir de la description de leur commune, Givors, et de cinq thématiques : les ressources alimentaires, l’habitat, les énergies, les moyens de transport, la cohabitation (le vivre ensemble). Ils mettent leurs idées en pratique à travers la réalisation d’une maquette ou d’un dessin. |
Pour citer cet article :
Julie Le Gall, Olivier Hamant et Jean-Benoît Bouron, « Notion en débat : Anthropocène », Géoconfluences, septembre 2017.
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/a-la-une/notion-a-la-une/anthropocene