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Territoire

Publié le 16/12/2024
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Au sens large, le territoire est une portion d'espace appropriée.

« Notion phare de la géographie » (Gonin, 2024), c'est l'un des mots les plus polysémiques de la discipline, d'autant qu'il est couramment utilisé dans le langage commun comme synonyme d'espace. Maryvonne Le Berre distingue trois éléments de définition qui remonte aux premiers usages du mot territoire à l'époque moderne : ce sont la domination (un pouvoir qui s'exerce sur elle), l'aire (dominée par ce contrôle territorial) et les limites qui la ceignent, qui font d'une portion d'espace un territoire (Le Berre, 1995).

Dans la mesure où ces trois éléments peuvent se retrouver sous forme symbolique, la définition du territoire peut recouvrir des réalités innombrables, d'autant que le terme peut être utilisé par analogie.

Le Berre écrit : « Tout est prétexte à parler de territoire, tout est territoire : l'hiver, l'historien, les cafés, les plages, Belfort, Hong Kong, (les Nouveaux territoires), les Indiens (ceux du temps de la conquête de l'Ouest américain), les jeux, les sports. Il y aurait même "des territoires sans lieux" (Roux, 1980). »

Dans leur dictionnaire, Pascal Baud, Serge Bourgeat et Catherine Bras (2024) donnent trois sens au mot territoire : 1°) un découpage administratif (les Territoires du Nord-Ouest au Canada) ; 2°) un espace étatique (le territoire français) ; 3°) tout espace socialisé, approprié par ses habitants, quelle que soit sa taille.

Au-delà des deux premiers sens, qui relèvent du langage courant, tous les auteurs insistent sur la dimension appropriée d'un territoire, que cette appropriation soit le fait d'un pouvoir politique ou de ses habitants, qu'elle soit matérielle ou symbolique. Roger Brunet et Hervé Théry écrivent : « Le territoire est à l'espace ce que la conscience de classe est à la classe : quelque chose que l'on intègre comme partie de soi [...] » et « La notion de territoire est donc à la fois juridique, sociale et culturelle, et même affective. Le territoire implique toujours une appropriation de l'espace : il est autre chose que l'espace. »

La biologie comportementale parle de territoires animaux et d'animaux territoriaux ; comme science étudiant le rapport des sociétés humaines à leurs espaces, la géographie ne précise pas que les territoires qu'elle étudie sont des territoires humains. Elle ne s'abstient pas non plus d'étudier les territoires animaux pour autant qu'ils sont en interaction permanente avec les territoires humains.

L’usage de plus en plus fréquent du terme au pluriel, « les territoires », pour désigner les collectivités françaises hors Île-de-France est à proscrire, puisqu’il revient à affirmer que Paris et sa région ne seraient pas des territoires, ce qui est une absurdité.

 
Les quatre dimensions du territoire d’après Hervé Brédif (2021)

Dans Réaliser la Terre. Prise en charge du vivant et contrat territorial (2021), Hervé Brédif tente de mettre de l’ordre dans la polysémie du mot territoire, émettant l’hypothèse que la carence autant que l’excès de définitions encadrant l’usage du mot sont à l’origine des réticences croissantes des géographes à l’utiliser. Il distingue quatre définitions du territoire :

  • Le territoire animal ou végétal, celui des phénomènes physiques ou biologiques. C’est à la fois le territoire d’une population animale ou végétale (territoire du lynx, du loup…), mais aussi les territoires du risque, et le plus petit échelon écologique dont l’assemblage forme les grands biomes. Cette approche a l’intérêt de rappeler la composante physique et biophysique de l’espace mais, prise isolément, elle peut s’avérer naturalisante, c’est-à-dire occulter le rôle des sociétés ou glisser vers des formes de déterminisme naturel.
  • Le « territoire comme aire de souveraineté et d’exercice d’une autorité politique » (p. 146). C’est le territoire westphalien, celui de l’État moderne, délimité par des frontières nationales et formant le pavage régulier, sans chevauchement ni espace vide, des planisphères politiques. À l’heure du Monde comme lieu, de l’accélération des flux et de la mondialisation, cette définition rappelle « que le cloisonnement du monde demeure une donnée politique et stratégique de premier ordre » (p. 148) et que l’espace politique est un emboîtement d’échelles et de pouvoirs. Elle peut cependant donner une importance excessive aux ordres et aux pouvoirs établis, négligeant toutes les autres formes de contrôle social, interstitielles, informelles, symboliques, économiques…
  • Le territoire « comme matrice culturelle et lieu de la fabrique identitaire » (p. 149). C’est le territoire approprié au sens figuré, fait de mémoire collective, d’attachement et de sentiment d’appartenance, représenté par des symboles et des hauts lieux. Hervé Brédif cite Joël Bonnemaison (1995) : « Le territoire peut être défini comme l’envers de l’espace. Il est idéel et même souvent idéal, alors que l’espace est matériel. Il est une vision du monde avant d’être une organisation ; il relève plus de la représentation que de la fonction, mais cela ne signifie pas qu’il soit pour autant démuni de structures et de réalité ». Cette approche présente l’avantage d’insister sur la dimension construite du territoire et sur l’importance des liens culturels entre les individus. Elle remet au centre de la définition les habitants, dont l’espace d’appartenance n’est pas toujours superposable aux limites administratives. Mal comprise, elle peut toutefois risquer de déboucher sur une « survalorisation de l’homogénéité socioculturelle des groupes » (p. 161).
  • Les nouveaux territoires nés de la connexion croissante des lieux entre eux, les territoires de la mondialisation. C’est le territoire en réseau, polytopique, des « sociétés à individus mobiles » (Stock, 2004). Ces territoires naissent de l’insertion des espaces dans le système-monde, de la mise en compétition et en concurrence des lieux misant sur l’attractivité, mais aussi de l’échec à s’insérer : ainsi les espaces-déchets, les friches et les espaces de la marginalité, de même que les poches de résistance à la mondialisation, relèvent-ils tout autant de cette catégorie. En dépassant l’image figée du territoire identitaire replié sur des délimitations définitives, cette approche renouvelle les deux précédentes, mais en mettant l’accent sur la richesse économique, elle peut occulter les autres formes de richesse qui concourent à la qualité de vie et à l’épanouissement des individus et des groupes humains.

Dans son ouvrage, Hervé Brédif analyse ensuite les raisons qui ont conduisent les géographes à critiquer de plus en plus fortement la notion de territoire ; elles transparaissent à travers ce qui précède. On remarque, d’une part, la difficulté à relier les quatre approches entre elles, faisant du territoire une notion dépourvue d’unité, ou trop polysémique pour être opérationnelle. D’autre part, ces définitions accordent peu de place au thème devenu central dans les préoccupations actuelles de l’humanité, le rapport des sociétés au vivant. Après un détour par le processus TDR, il réaffirme pourtant l’intérêt du mot en s’appuyant sur Bernard Pecqueur qui propose l’alternative suivante : « ou bien s’en détourner une fois pour toutes, tant il paraît "éreinté dans l’usage courant", ou bien le sublimer, c’est-à-dire lui donner un sens et une portée supérieures, moyennant une "mutation radicale d’état" » (Pecqueur, 2009, cité par Brédif, 2021, p. 178). En faisant sien le deuxième choix de l’alternative et dans la lignée des territorialistes italiens, Hervé Brédif suggère de redonner consistance au territoire comme échelon méso (intermédiaire entre le local et le global) pertinent pour penser les relations des sociétés au vivant. C’est ce qu’il nomme le territoire 2 (p. 179) ou « le territorial » (p. 373) comme on distingue le politique de la politique :

« À condition d’abandonner une lecture archaïque du territoire, dans laquelle ce dernier s’apparente à une entité relativement autonome et autarcique (…) ; à condition aussi de fuir toute fétichisation du territoire qui pourrait laisser entendre que tout se joue par lui, avec lui et en lui, comme si flux, mobilités, réseaux et autres effets systémiques et d’échelles ne façonnaient pas fortement la réalité de notre monde ; il est possible de reconnaître que le territorial, entendu comme espace ou niveau méso de la coordination des acteurs en vue d’objectifs partagés ou d’un projet commun [c’est l’auteur qui souligne], forme un levier stratégique essentiel pour une prise en charge de la qualité de la nature et du vivant planétaire. » (p. 373).

Source
  • Brédif, Hervé, 2021, Réaliser la Terre. Prise en charge du vivant et contrat territorial. Éditions de la Sorbonne.
Références citées
  • Bonnemaison Joël, 1995, Allocution introductive au colloque intitulé « Le territoire, lien ou frontière ? », organisé avec Luc Cambrézy, conjointement par l’université Paris IV et l’ORSTOM.
  • Pecqueur Bernard, 2009, « De l'exténuation à la sublimation, itinéraire d'une notion et de ses déclinaisons ». in Martin Vanier. Territoires, territorialité, territorialisation, controverses et perspectives, Presses Universitaires de Rennes.
  • Stock, Mathis, 2004, « L’habiter comme pratique des lieux géographiques ». EspacesTemps.net

 

(JBB), octobre 2018. Dernières modifications : mars 2021, décembre 2024.


Références citées
  • Baud Pascal, Bourgeat Serge et Bras Catherine (2024), Dictionnaire de géographie. Hatier, coll. « Initial », 2003 [plusieurs rééd.].
  • Roger Brunet et Hervé Théry (1992), « Territoire », in Brunet, Ferras et Théry (dir.), Les mots de la géographie. Dictionnaire critique. Reclus, La Documentation française, 1993 (1e éd. 1992).
  • Gonin Alexis (2024), « Notion en débat. Territoire », Géoconfluences, décembre 2024.
  • Le Berre Maryvonne, « Territoires » in Antoine Bailly, Robert Ferras, Denise Pumain (dir.), Encyclopédie de géographie, Economica, 1995 (2e éd.). Voir notamment encadré p. 603 : des définitions du territoire dans les dictionnaires de géographie.
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