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Étudier les relations environnement-sociétés à partir du cas de l'huile de palme à Bornéo

Publié le 17/12/2018
Auteur(s) : Jean-Benoît Bouron, agrégé de géographie, responsable éditorial de Géoconfluences - DGESCO, ENS de Lyon.

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L'étude des liens entre production d'huile de palme et déforestation à Bornéo invite à démêler l'imbrication des acteurs à différentes échelles autour de questions environnementales, sociales, économiques, ou encore de santé publique. Voici quelques propositions de pistes pour aborder ce thème.

Bibliographie | citer cet article

Introduction : une étude de cas « totale »

Le débat autour de la consommation d’huile de palme permet d’intégrer tant de thématiques à plusieurs échelles qu’il pourrait fournir une bonne introduction à une géographie globale, comme il existe une histoire globale, sous forme d’étude de cas ou d’exemple conclusif. Les enjeux sont multiples et croisés : agriculture et alimentation, changement climatique, déforestation et biodiversité, développement et émergence économique, énergie (agrocarburants), habitudes alimentaires et santé publique, mondialisation libérale, filières économiques, durabilité…

Qu’il soit abordé comme une étude de cas, (en partant de l’île de Bornéo pour déboucher sur une contextualisation) ou comme un exemple d’application (pour réutiliser des notions abordées dans un chapitre), un travail sur l’huile de palme peut s’insérer aussi bien dans les programmes de collège de 2015 que dans les futurs programmes de lycée en préparation sur « un monde en transition ». Au collège, la notion de changement global abordée en classe de cinquième permet de relier le changement climatique à tous les autres changements environnementaux rapides (pour ne pas dire brutaux) en cours : « ce thème doit permettre aux élèves d'aborder la question du changement global (changement climatique, urbanisation généralisée, déforestation...) »((Arrêté du 9-11-2015 - J.O. du 24-11-2015 (NOR MENE1526483A) BO spécial du 26 novembre 2015.)). Au lycée, plusieurs chapitres se prêtent à cette réflexion, notamment le chapitre portant sur les espaces et les acteurs de la production((« Une diversification des espaces et des acteurs de la production », en première, dans la version du programme soumise à consultation à la date de parution de cet article)).

Figure 1. Déforestation à Bornéo et localisation de l'île dans son contexte régional
 

Bornéo localisation et déforestation

Bornéo est la quatrième plus grande île du monde avec 743 330 km², mais elle peu densément peuplée (20 millions d'habitants et 27 habitants par km²). L'île est partagée entre l'Indonésie, la Malaisie et le sultanat de Brunei.

 

1. Huile de palme et acteurs de la mondialisation

 
Encadré 1. Première approche du sujet : résumé d’un article tiré de la presse quotidienne régionale
 

Un article du quotidien Ouest France fait le point sur la question de manière synthétique mais en abordant beaucoup d’aspects. Il rappelle que l’huile de palme est bon marché, que le volume de sa production ne cesse d’augmenter, que sa culture est responsable d’une part importante de la déforestation en Indonésie et dans le bassin du Congo, qu’elle menace la biodiversité et émet une quantité importante de gaz à effet de serre. Pour autant, l’article n’oublie pas que l’huile de palme est une culture à haut rendement et une source de revenu pour des milliers de paysans. Elle n’est pas non plus pire que d’autres huiles ou produits agricoles comme le soja conduisant à la déforestation du Cerrado au Brésil. D’autant que d’importants efforts de labellisation ont été faits pour identifier une « huile de palme durable ». L’article rappelle également que c’est surtout dans les carburants, plus que dans l’alimentation, que nous consommons de l’huile de palme.

Source : résumé de Géoconfluences, d'après Hélaine Lefrançois, « L’huile de palme est-elle si mauvaise pour la planète ? », Ouest France, 14 novembre 2018.

 

C’est bien la notion d’acteur qui articule la question de l’huile de palme. En effet, tous les acteurs de la mondialisation sont en présence : Les acteurs en présence sont les instances internationales, les entreprises transnationales, leurs fournisseurs et les intermédiaires, la filière du transport maritime, les petits producteurs, les grandes ONG environnementalistes, , les États (ceux qui défendent leur droit au développement, Indonésie et Malaisie en tête, face à ceux qui veulent légiférer contre les importations d’huile de palme), la communauté scientifique, l’opinion publique mondiale, et sans doute plus particulièrement celle des pays riches (voir tableau 1).

 
Tableau 1. Acteurs de la controverse sur l’huile de palme, échelles d’action, et enjeux de leurs actions
Thème Échelles Acteurs en présence Enjeux
Déforestation et biodiversité États producteurs + opinion mondiale Instances internationales (ONU, PNUE), entreprises transnationales, producteurs et intermédiaires de la filière, acteurs de la filière bois, grandes ONG environnementalistes (Greenpeace, WWF…), États producteurs, communauté scientifique (sciences du vivant), opinion publique mondiale — Les surfaces déboisées, quelle que soit la méthode de calcul, sont extrêmement importantes, et les conséquences graves sur la biodiversité sont inévitables.
— Le rythme de la déforestation crée une situation d’urgence.
 — Présence d’espèces sauvages menacées et emblématiques, notamment des primates (ourang outan à Bornéo, bonobo dans le bassin du Congo)
Changement climatique États producteurs + opinion mondiale Instances internationales (ONU, PNUE), entreprises transnationales, producteurs et intermédiaires de la filière, filière du transport maritime,  grandes ONG environnementalistes, États producteurs, communauté scientifique (GIEC), opinion publique mondiale — Importantes émissions de gaz à effet de serre liées : à la déforestation ; à la destruction de puits de carbone (tourbières tropicales) ; au fonctionnement des usines, au transport des produits.
Exploitation du travail États producteurs + opinion mondiale Instances internationales (ONU), entreprises transnationales, producteurs et intermédiaires de la filière, ONG altermondialistes (Oxfam, Attac…), États producteurs, opinion publique mondiale — Inquiétudes sur les conditions de travail dans les exploitations agricoles et les usines d’extraction. Soupçons de travail forcé ou sous-rémunéré.
Agriculture et alimentation États producteurs + marché mondial Instances internationales (FAO), producteurs et intermédiaires de la filière, petits producteurs, grandes ONG altermondialistes, États. — Inquiétudes quant au choix d’une monoculture d’exportation dans un pays du « sud » avec forte dépendance aux marchés étrangers.
— Question de sécurité alimentaire pour les pays producteurs.
Développement et émergence économique États producteurs Instances internationales (FAO, Banque Mondiale), entreprises transnationales, producteurs et intermédiaires de la filière, petits producteurs, États producteurs. — L’huile de palme est une source de revenu importante dans des pays à forte croissance démographique avec une population jeune en sous-emploi.
— Émergence économique de certains pays (Indonésie et Malaisie) justifiant l’exploitation des ressources sur le modèle « après vous, pourquoi pas nous ? »
Habitudes alimentaires et santé publique Pays développés et émergents Instances internationales (OMS), entreprises transnationales (grands groupes agroalimentaires), États producteurs, États importateurs, instances de santé des États, communauté scientifique (médecine), opinion publique des pays riches — Entrant dans la composition de nombreux produits transformés, les huiles hydrogénées augmentent les risques de maladies cardiovasculaires.
— Uniformisation des pratiques alimentaires et contrôle des filières par quelques grands groupes industriels.
— Le contexte mondial est celui d’une prévalence croissante de l’obésité dans les pays développés et émergents.
Énergie (agrocarburants) Monde Instances internationales (ONU, PNUE, FAO), géants pétroliers (Total),  États importateurs, communauté scientifique (économie), opinion publique mondiale — Contexte d’incitation à réduire la consommation d’énergie fossile.
— Arbitrage entre des huiles d’origine végétale qui ont d’autres conséquences environnementales (soja dans le Cerrado, colza en agriculture intensive en Europe).
Mondialisation libérale Monde Instances internationales (ONU, Banque Mondiale, FMI, FAO), entreprises transnationales, producteurs et intermédiaires de la filière, filière du transport maritime, petits producteurs, grandes ONG altermondialistes, États, communauté scientifique (économie), opinion publique mondiale — Concurrence mondiale des marchés agricoles tirant les prix vers le bas.
— Insuffisante régulation des effets environnementaux et sociaux de la mondialisation des marchés agricoles.
Durabilité Monde Entreprises transnationales, producteurs et intermédiaires de la filière, petits producteurs, organismes de labellisation, grandes ONG environnementalistes ou altermondialistes, États producteurs et importateurs, opinion publique mondiale — Interrogations sur la faisabilité d’une filière durable, scandales frappant des fournisseurs prétendument durables de grands groupes agroalimentaires

 

2. Huile de palme et questions environnementales mondiales

On trouvera facilement un grand nombre d’informations sur le bilan environnemental de la production d’huile de palme. Il faut garder à l’esprit que ce n’est pas, loin de là, la seule production agricole pour laquelle une hausse de la demande, et de la production, a entraîné un désastre environnemental. Ce n’est pas non plus la seule activité responsable des défrichements. Alain Rival (2016) rappelle ainsi que l’industrie minière joue un rôle considérable dans la déforestation en Indonésie. Il chiffre à 3 millions d’hectares sur 21 millions de forêts primaires défrichées pour les palmeraies, mais sur une période allant de 1990 à 2005, c’est-à-dire avant le boom de la production d’huile de palme.

2.1. Une déforestation rapide, pointée du doigt par l’opinion publique mondiale

La très forte augmentation de la demande a en effet entraîné une forte augmentation des surfaces défrichées pour la culture de l’huile de palme, rappelant les cycles de production agricole qu’ont connu des pays comme le Brésil (bois, sucre, or, café…). Les pays les plus concernés par les défrichements consécutifs à cette « ruée vers l’huile » sont les principaux producteurs : Indonésie, Malaisie, Thaïlande, Colombie, ou encore au Pérou.

La déforestation est difficile à mesurer. Il faut d’abord définir ce qu’est une forêt, puisqu’il y a un continuum entre les prairies ouvertes et les forêts les plus denses, passant par les savanes arborées, les forêts claires, etc. L’approche par la biomasse peut apporter une réponse (voir encadré 2).

 
Encadré 2. Mesurer la forêt
 

Il s’agit d’une question triviale en apparence mais cruciale pour la lutte contre la déforestation : qu’est-ce qu’une forêt ? Dans la nature, la forêt n'a pas de limite claire observable avec les autres milieux. Au contraire, la transition entre deux biomes, par exemple entre la forêt et la savane, est progressive et il existe des milieux de transition, les écotones.

Dans un article paru en 2016, trois chercheurs, Pierre-Marie Aubert, Dominique Herman et Yann Laurans, montrent que la question de la définition de la forêt a obligé différents acteurs, en particulierceux impliqués dans la lutte contre la déforestation, à trouver un accord à Jakarta en novembre 2010. Aujourd’hui connue sous le nom de HCS Approach (pour High Carbon Stocks forest approach) cette définition de la forêt repose sur la quantité de biomasse capable de piéger du carbone. Du point de vue de cette approche, les forêts les plus denses et les forêts jeunes en phase de reconquête végétale sont les plus intéressantes à protéger.

Source : Aubert, Pierre-Marie, Dominique Herman, et Yann Laurans (2016). « Mesurer la forêt pour lutter contre la déforestation ? Une lecture pragmatique de l’émergence du "High Carbon Stocks Approach" », Terrains & travaux, vol. 28, no. 1, 2016, p. 85–107.

 

Au-delà des difficultés de définition, on dispose cependant de données sur l’ampleur de la déforestation, non seulement la superficie défrichée chaque année ne recule pas, mais elle augmente, ce qui signifie que la déforestation s’accélère. De moins de 10 000 km² par an dans les années 2000-2003, elle est passée à 15 000 à 20 000 km² par an dans les années 2008-2012 (Hansen et al., 2013). La superficie plantée en palmiers à huile a évolué de 3,5 millions d’hectares en 1975 à 13,1 millions d’hectares en 2005, dont 3,9 en Indonésie et en 3,5 Malaisie (FaoStat cité par Wicke et al., 2011). Sur le même pas de temps, les palmeraies ne sont pas, et loin s’en faut, les premières causes de déforestation. Or, des chiffres fantaisistes circulent sur la responsabilité des plantations de palmiers à huile dans la déforestation. Un article paru dans The Conversation (Baron, Rival et Marichal, 2017) montre ainsi que le chiffre de 40 % à l’échelle mondiale, qui a circulé dans plusieurs articles, est issu d’une lourde erreur d’interprétation. Le chiffre réel est bien inférieur : 2,3 % de la déforestation mondiale est imputable à la production d’huile de palme. Cela n'en représente pas moins de très vastes superficies. Or, si on peut lire beaucoup de chiffres fantaisistes sur internet, il existe de peu de données scientifiquement établies pour la période 2010-2018, qui correspond pourtant à une période de forte croissance de la production mondiale d'huile de palme (Les Échos, 2018). 

Figure 2. Cartes des surfaces déforestées à Bornéo entre 1973 et 2010
 

Déforestation à Bornéo

Source de l'image d'origine : Gaveau DLA, Sloan S, Molidena E, Yaen H, Sheil D, Abram NK, et al. (2014), “Four Decades of Forest Persistence, Clearance and Logging on Borneo”. PLoS ONE 9(7): e101654. Licence CC BY-SA.

 

La déforestation indonésienne est choquante pour l’opinion publique mondiale pour au moins deux raisons. D’abord, comme toute déforestation, elle est particulièrement visible et permet des photographies frappantes. Comme pour le Mato Grosso et le Rondônia au Brésil, les images satellites offrent une vision saisissante des superficies défrichées. Les images de la NASA (figure 3) montrent ainsi la représentation classique du front pionner, avec le réseau principal de routes forestières, le plan orthogonal des concessions et des routes secondaires, et la différence de couleur avec la forêt encore sur pied. La deuxième raison de l’émotion est que les forêts équatoriales de Bornéo abritent une espèce emblématique à fort capital de sympathie, l’orang outan (encadré 3).

Figure 3. Image satellite de déforestation à Bornéo, Nasa 2003
Déforestation à Bornéo image satellite nasa Déforestation à Bornéo image satellite nasa
Source : NASA Earth Observatory, images Google Earth, 27 mai 2003 et 18 juin 2002. Voir en haute résolution sur le site d'origine : image de gauche | image de droite.
 
Encadré 3. L’orang outan, une « espèce parapluie » au service des campagnes contre la déforestation 
 

Serge A. Wich et al. (2012) ont montré que la répartition de l’espèce orang outan se superpose avec les zones les plus directement visées par les défrichements en vue d’une conversion de la forêt primaire en palmeraie. Les chercheurs expliquent qu’il existe d’inévitables biais dans les relevés d’observation des orangs outans ; il n’en demeure pas moins que l’ampleur des défrichements a d’inévitables conséquences sur l’espèce. Outre l’orang outan, la forêt équatoriale est l’habitat d’une multitude d’espèces menacées par la déforestation. Les défenseurs de l’environnement déploient un arsenal de chiffres pour estimer les pertes de biodiversité. Il s’agit souvent d’estimations très approximatives reflétant une réalité difficile à chiffrer. Les chiffres en pourcentage, en particulier, posent problème : difficile d’établir une part de la biodiversité lorsqu’on ignore le nombre total d’espèces vivant à Bornéo, et a fortiori vivant sur Terre. Dans le cas de l’Indonésie, l’orang outan joue le rôle d’espèce porte-drapeau et d’espèce parapluie : son fort capital sympathie dans l’opinion publique joue un rôle majeur dans les campagnes de lutte contre la déforestation. Le gouvernement indonésien a bien compris l’importance de l’enjeu. Il a ainsi publié un rapport affirmant une augmentation de 10 % de la population d’orangs outans entre 2015 et 2017, supérieure aux objectifs initialement affichés. Un communiqué publié dans Current Biology (Meijaard et al., 2018) affirme le contraire et pointe les problèmes scientifiques posés par le rapport, par exemple une population d’orang outans qui double en un an sur un point d’observation, ce qui est biologiquement impossible. Le gouvernement indonésien a ainsi réalisé certaines de ses mesures sur des aires de réintroduction d’orangs outans déplacés… Les chercheurs estiment que les chiffres positifs concernant d’autres espèces sont également biaisés. La même équipe estime que l’espèce a perdu 100 000 entre 1999 et 2015 (Voigt et al., 2018).

Figure 4. Couvert forestier, aires protégées et Orang Outan à Bornéo

Source de l'image d'origine : Wich SA, Gaveau D, Abram N, Ancrenaz M, Baccini A, Brend S, et al. (2012), “Understanding the Impacts of Land-Use Policies on a Threatened Species: Is There a Future for the Bornean Orang-utan?” PLoS ONE 7(11): e49142. Licence CC BY-SA.

 

Les mesures de protection de la forêt existent mais sont insuffisantes. L’opportunité de futures terres agricoles à conquérir l’emporte sur la volonté de mettre sous cloche les forêts encore sur pied. D’après les données de la Banque Mondiale (2017), l’Indonésie n’a accordé le statut d’aire protégée qu’à 12 % de son vaste territoire, derrière d’autres pays comparables comme la RDC (13,8 %) ou la Colombie (14,8 %) et loin derrière le Brésil (29,4 %). La Malaisie fait mieux avec 19,1 %. Il est intéressant de remarquer que le minuscule sultanat de Brunei, qui partage l’île de Bornéo avec la Malaisie et l’Indonésie, compte 46,9 % de sa superficie en aire protégée, le plaçant en cinquième position mondiale derrière la Nouvelle Calédonie, le Venezuela (autre producteur d’huile de palme), la Slovénie et le Bhoutan. Mais les chiffres de surfaces protégées peuvent eux aussi être questionnés, d’une part parce que le déclaratif peut masquer une grande diversité de situations sur le terrain, d’autre part parce que dans certains pays, la faiblesse des moyens de contrôle aboutit à des défrichements illégaux, y compris à l’intérieur des aires protégées.

2.2. L’huile de palme durable, solution ou fuite en avant ?

Face à une mobilisation de grande ampleur des ONG, abondamment relayée dans l’opinion publique, et accentuée par la présence de l’orang outan comme espèce porte-drapeau, les entreprises du secteur ont rapidement compris l’importance de communiquer sur la durabilité de leur approvisionnement en huile. Une filière durable a vu le jour, avec son cortège de bonnes intentions et de résultats en demi-teinte. Comme souvent dans le processus de labellisation d’une filière, la question de la transparence, de l’indépendance des organismes labellisateurs, et de l’écart entre les objectifs affichés et les pratiques réelles, aboutissent à un « mieux que rien » qui ne satisfait pas les ONG environnementales. Lorsque les entreprises en profitent pour axer leur communication sur la filière durable, on ne peut écarter l’éventualité d’une stratégie de verdissement (greenwashing). Greenpeace, dans un communiqué de mars 2018, salue les efforts de transparence de onze géants mondiaux, qui ont publié la liste de leurs fournisseurs : General Mills, Colgate-Palmolive, Mars, Mondelez, Nestlé, Procter et Gamble, Reckitt Benckiser et Unilever, Ferrero, PZ Cussons et Pepsico. Cependant, l’ONG estime que certains de ses fournisseurs présentés comme durables participent en fait à la déforestation sauvage. Elle reproche aussi à plusieurs marques leur refus complet de transparence, qui autorise à douter des bonnes pratiques de leurs fournisseurs : elle cite Hershey’s, Johnson & Johnson, Kellog’s, Smucker’s et Kraft Heinz.

 

3. Du développement économique aux questions de justice sociale

La question de l’huile de palme ne saurait être réduite à ses aspects environnementaux. Cette partie vise à expliquer la place prise par l’huile de palme dans les circuits commerciaux mondiaux, et à aborder son rôle dans le développement économique des pays producteurs.

3.1. Une rentabilité exceptionnelle

La difficulté à se passer de l’huile de palme tient aux rendements exceptionnels de cette production par rapport aux autres plantes oléagineuses. Un palmier à huile (éléis de Guinée ou Elaeis guineensis Jacq.) produit des fruits toute l’année et ces derniers contiennent 50 % d’huile. Ainsi, pour produire la même quantité d’huile, le palmier monopolise huit fois moins de terre que ses concurrents. Il produit 4 tonnes d’huile par hectare, contre 0,6 tonne pour le colza et 0,5 pour le soja. Les parcelles les plus productives atteindraient un rendement de 12 tonnes à l’hectare en Indonésie (Barral, 2014). Pour répondre aux besoins croissants de l’industrie agroalimentaire et à la demande en agrocarburants, le palmier à huile permet de produire beaucoup sur peu de surface. Les rendements moyens à l’hectare sont de 4,08 tonnes contre 0,60 pour le colza et 0,36 pour le soja (Cirad 2005, cité par Oxfam, 2010).

C’est ce qui explique son succès. La production mondiale a doublé en seulement 12 ans (entre 2006 et 2018). La production est contrôlée par l’Indonésie et la Malaisie (87 % à eux deux) devant la Thaïlande, la Colombie et le Nigeria. Les principaux importateurs correspondent aux grands foyers de consommation développés ou émergents : dans l’ordre l’Inde, l’Union Européenne, la Chine, le Pakistan et les États-Unis (source Les Échos 2018 d’après USDA). La très forte hausse de la demande ne s’explique pas uniquement par la consommation de l’industrie agro-alimentaire mais également par l’utilisation massive de l’huile de palme dans la production d’agrocarburants. En France, les trois quarts des importations d’huile de palme sont destinées à la production d’agrocarburants, et en Europe la moitié (Libération, 2018). Un projet d’agroraffinerie implantée par Total à La Mède, dans les Bouches-du-Rhône, a déclenché la colère des écologistes dans les médias français (France Inter, 2018).

3.2. L’huile de palme, moteur de développement ou vecteur d’inégalités ?

Les nombreuses critiques faites à l’ensemble de la filière ne doivent pas faire oublier l’importance de ce secteur dans les pays producteurs. L’huile de palme fait vivre 4,5 millions de personnes en Indonésie et en Malaisie, si on en croit les acteurs de la filière. Le chiffre recoupe assez bien celui donné par Oxfam pour qui 3 millions de personnes travaillent dans la filière en Indonésie. L’ONG n’estime pas pour autant que ces pays, dont l’économie est diversifiée, soient dépendants de l’huile de palme. Avec 265 millions d’habitants, l’Indonésie est en effet le quatrième État du monde par sa population.

Stéphanie Barral (2014) voit dans la plantation d’huile de palme « l’archétype de la grande plantation capitaliste ». En effet, « plus de 70 % des surfaces cultivées appartiennent à des firmes asiatiques ou européennes ». Pour autant, cela n’empêche pas un accès à la terre pour une partie du salariat agricole. Des salariés finissent par acquérir une parcelle et accéder à une promotion sociale. Les entreprises fournissent aussi, dans certain cas, le raccordement au réseau, des dispensaires et des écoles (ne serait-ce que pour leurs salariés). De plus, « La proportion d’huile de palme produite par des petits planteurs n’a cessé d’augmenter en Indonésie au cours des dix dernières années, passant de 19 % à 38 %. Elle est cependant bien plus faible en Malaisie, l’autre grand bassin de production de l’Asie du Sud-Est, où elle n’est que de 11 %. » (Aubert, Herman et Laurans, 2016).

Parmi les conséquences sociales négatives de cette « ruée vers l’huile » on peut citer l’accaparement des terres et la « spoliation des droits fonciers des populations autochtones » (Barral, 2014) par les grandes entreprises. La plus grande compagnie indonésienne, qui exploite 500 000 hectares de plantation, est ainsi accusée de pratiques illégales de déforestation (ibid.).

 

Conclusion : un révélateur de la mondialisation libérale en fonctionnement

Tout se passe comme si l’huile de palme révélait au grand jour tous les défauts d’une production agricole de masse aux mains de grandes multinationales. Cette production agricole ne fait finalement qu’illustrer, de manière très photogénique, certains des excès de la mondialisation libérale dérégulée : inégalité des termes de l’échange et minimisation des externalités négatives de la production économique.

Or l’imbrication inextricable des enjeux et des acteurs montre que l’équation ne se résout pas à la suppression de l’huile de palme dans les aliments. Un tel scénario serait catastrophique pour l’économie des pays producteurs (avec, outre les conséquences sociales, des prédations environnementales ou un report sur d’autres productions non moins polluantes). Le report sur d’autres huiles entraînerait une réaction en chaîne et d’autres déforestations (par exemple dans le Cerrado au Brésil). On aggraverait alors ce qu’on cherche à éviter. L’exemple de l’huile de palme, en jetant une lumière crue sur une crise environnementale mondiale en train de se produire, ne peut pas se résoudre dans des résolutions simplistes ou caricaturales.

 


Bibliographie et liens pour compléter

Un article récent et très richement illustré

Agnès Stienne, « Petite géographie du palmier à huile », Visionscarto.net, 23 octobre 2018.

Dans la presse
Le piège des chiffres :
Sur la question des agro-carburants
La défense des acteurs de la filière huile de palme
  • European Palm Oil Alliance, «  Qu’est-ce que l’huile de palme ? », non daté. Arguments économiques et agronomiques principalement, mais également sanitaires : « nous avons besoin de graisses tous les jours ».
Les sites des ONG
Articles scientifiques
Une synthèse asse complète et équilibrée :
Sur la déforestation et la mesure de la forêt :
Trois articles en anglais sur la déforestation
Trois articles en anglais sur les ourang outans :
Les résultats de ces chercheurs sont en partie repris en français dans cet article :
Données sur les superficies des aires protégées
Pour aller plus loin :
  • Silva-Castañeda Laura (2014) « Les conflits fonciers au crible de l’audit. Une expérience indonésienne » in Silva-Castañeda, Laura ; Verhaegen, Etienne ; Charlier, Sophie ; Ansoms, An ; Au-delà de l'accaparement. Ruptures et continuités dans l'accès aux ressources naturelles. P.I.E. Peter Lang (Bruxelles).
  • Labriere Nicolas. 2015. Services écosystémiques et biodiversité dans les paysages forestiers du nord de Bornéo. Paris : AgroParisTech, 233 p. Thèse de doctorat : Sciences de l'environnement : AgroParisTech
  • Alain Rival et Patrice Levang (2013), La palme des controverses. Palmier à huile et enjeux de développement. Quæ, 100 p. ISBN : 9782759220496. Voir sur Cairn | accéder au PDF sur le site de l’IRD | Compte-rendu sur le site du CIRAD | Note de lecture de Thierry Doré dans Agronomie, environnement et sociétés, déc. 2014, p. 175 [pdf]

 

 

 

Jean-Benoît Bouron
Professeur agrégé de géographie, responsable éditorial de Géoconfluences

 

Pour citer cet article :

Jean-Benoît Bouron, « Étudier les relations environnement-sociétés à partir du cas de l'huile de palme à Bornéo », Géoconfluences, décembre 2018.
URL : https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-thematiques/changement-global/savoir-faire/huile-de-palme-et-deforestation

 

Pour citer cet article :  

Jean-Benoît Bouron, « Étudier les relations environnement-sociétés à partir du cas de l'huile de palme à Bornéo », Géoconfluences, décembre 2018.
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-thematiques/changement-global/savoir-faire/huile-de-palme-et-deforestation